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Tag: Moyen-Orient et Afrique du Nord
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Tunisie : l’activiste et blogueur Azyz Amami, et le photographe Sabri Ben Mlouka arrêtés
Plus de 300 personnes se rassemblent pour exiger leur libération
Par le groupe sympathisant du CIO en Tunisie
Hier mardi 13 mai, le théâtre de El Hambra à Tunis était le lieu d’un rassemblement de quelques 300 militants, jeunes et activistes des droits de l’homme.
Ils étaient là afin de protester contre l’arrestation dans la nuit de lundi à mardi du blogueur et activiste Azyz Amami et de son ami le photographe Sabri Ben Mlouka. Ces derniers ont été interpellés au port de La Goulette, au Nord de Tunis, lors d’un contrôle routier; les policiers les ont fait descendre de leur voiture et mis à genoux les mains sur la tête, avant de leur faire subir une fouille au corps -chose interdite par la loi, comme l’ont expliqué leurs avocats lors du rassemblement d’hier.
Les policiers ont prétendu qu’Azyz et Sabri détenaient 700 grammes de résine de cannabis. L’accusation de détention ou consommation de cannabis est une méthode policière bien huilée sous le régime de Ben Ali, servant couramment de couverture à des arrestations à caractère politique.
En outre, le père d’Azyz, qui a pu rendre visite à son fils au centre de détention de Gorjani à Tunis, a pu confirmer que ce dernier portait des traces de coups sur le nez et le corps, indiquant que les victimes se sont faites tabassées par la police.
Quelque jours auparavant, Azyz Amami était l’invité d’un talk-show pour parler d’une campagne de sensibilisation qui a pour nom « Moi aussi j’ai brûlé un poste de police », une campagne visant à défendre les jeunes révolutionnaires arrêtés sous des motifs fallacieux et souvent fabriqués de toute pièce, tels que la consommation de stupéfiants, ou le vandalisme de postes de police lors du mouvement révolutionnaire qui a fait tomber Ben Ali.
Lors de cette émission, il a fait référence à la liste des 50 personnes accusées d’avoir incendié un poste de police en 2010-2011, et questionnait le fait que des acteurs de la révolution qui ont contribué à faire tomber la dictature sont aujourd’hui appelés à comparaitre devant la loi.
Azyz avait par cette occasion rappelé que des vidéos étaient diffusées sur les réseaux sociaux où on pouvait voir 3 policiers incendier le poste de police de La Goulette le 14 janvier 2011. L’arrestation d’Azyz est-elle une vengeance des policiers de la Goulette, qui en voulaient à Azyz d’avoir « rafraichi la mémoire » aux Tunisiens? Plus simplement, Azyz, figure symbolique et populaire de la révolution, est une voix dissidente et dérangeante pour le régime, que beaucoup dans les couloirs de l’appareil d’Etat rêvent de réduire au silence.Après le rassemblement tenue au théâtre de la Hambra et après que quelques intervenants aient pris la parole (le père d’Azyz, les avocats, des militants, certains membres de l’ANC,..), les personnes présentes au rassemblement, dont un groupe de sympathisants du CIO, ont entamé une marche protestataire jusqu’au ministère de l’intérieur, en criant le slogan « ministère de l’intérieur, ministère de la terreur » dans les rues du centre de Tunis.
Le groupe sympathisant du CIO en Tunisie se joint aux voix exigeant la libération immédiate et inconditionnelle d’Azyz et Sabri, et soutient la mobilisation la plus large possible à cette fin, ainsi que pour en finir une fois pour toutes avec la loi 52*. Nous encourageons aussi tous ceux et toutes celles qui le peuvent à bombarder le Ministère de la Justice de lettres de protestation, à l’adresse e-mail suivante: mju@ministeres.tn, avec copie à cwi@worldsoc.co.uk. (voir le modèle de lettre de protestation en bas de l’article).
Aujourd’hui c’est Azyz et Sabri, demain à qui le tour? L’absence d’une réponse de taille face à ces arrestations donnera confiance au régime pour aller plus loin dans ses tentatives de répression des opposants. Face à la vague d’austérité qui s’annonce, le gouvernement pro-capitaliste de Jomaa, la classe dominante et son appareil d’Etat savent qu’ils ne sont pas à l’abri d’une vaste riposte populaire, et ont toutes les raisons de vouloir neutraliser ceux et celles qui symbolisent la résistance à l’oppression et à l’exploitation.
C’est pourquoi le nécessaire combat pour la défense des libertés démocratiques doit être rattaché à un combat plus large, mobilisant et organisant sans relâche la masse des travailleurs, des chômeurs et de la jeunesse du pays, pour la poursuite et la victoire de tous les objectifs de la révolution.
*Stop aux arrestations arbitraires, halte au harcèlement judiciaire et policier des activistes politiques et syndicaux !
*Défense de tous les droits démocratiques ! Non à la brutalité policière! A bas la loi 52*! Non au retour aux pratiques de l’ancien régime !
* Libération immédiate et inconditionnelle d’Azyz Amami et de Sabri Ben Mlouka, et de tous les prisonniers politiques
*Non à l’austérité – non au paiement de la dette, non aux plans de misère concoctés par Jomaa et les institutions capitalistes internationales
*Pour la reconstitution urgente d’un front révolutionnaire large, sur une base militante et authentiquement socialiste
*En 1989, lors de l’affaire de la « couscous connections » qui a impliqué le frère ainé de Ben Ali dans un trafic international de stupéfiants, une loi anti–stupéfiant a été instaurée à la demande de Ben Ali, au départ pour faire les yeux doux aux pays impérialistes. Cette loi, la loi 52, est depuis trop longtemps maintenant instrumentalisée par les pouvoirs en place afin de faire taire des opposants, militants de gauche, artistes, blogueurs et bien d’autres, en général emprisonnées pendant une année et soumis à une amende de 1000 dinars tunisien (environ 500 euros).
Modèle de lettre de protestation :
À l’attention de M. le ministre de la Justice de Tunisie
Nous venons d’apprendre l’arrestation, dans la nuit de lundi à mardi, d’Azyz Amami et de Sabri Ben Mlouka. Cette arrestation s’est faite sous le couvert de consommation de cannabis, bien que tout le monde sache très bien que cette arrestation répond à des motifs tout autres, Azyz étant une figure connue du mouvement révolutionnaire tunisien. Nous avons également été informés du fait que les personnes interpellées se sont faites maltraitées par la police.
Ces deux personnes n’ont jamais fait qu’exercer leur liberté d’expression la plus élémentaire, une raison semble-t-il suffisante, et de plus en plus courante en Tunisie, pour subir les foudres de l’appareil policier et judiciaire.
Nous condamnons avec force ces arrestations et demandons la libération immédiate des deux concernés, ainsi que l’abandon complet et immédiat des charges qui pèsent contre eux.
Soyez assuré que notre solidarité et indignation internationale ne faiblira pas tant qu’ils ne seront pas libérés, et plus largement, tant que la répression continuera à sévir en Tunisie.
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Algérie: Abdelaziz Bouteflika entame un quatrième mandat
L’instabilité va continuer à croître
Par Serge Jordan, CIO
Du point de vue du pur « suspense », les élections algériennes ont constitué un non-évènement. Les Algériens sont habitués aux mascarades électorales qui appuient le candidat sélectionné dans des circonstances obscures par ceux-là même auxquels on se rapporte largement comme étant « le pouvoir » : les dirigeants du parti au pouvoir (le FLN), les grands magnats du business, mais également les généraux de l’armée et des services secrets, qui essaient tous de tirer les ficelles sur la scène politique selon leurs intérêts personnels.
Abdelaziz Bouteflika, 77 ans, fragile et souffrant, règne sur l’Algérie depuis 15 ans maintenant. C’est le candidat favori des différentes factions de l’élite dirigeante du pays, ainsi que des plus grandes puissances occidentales. Pour ces dernières, la convergence d’intérêts avec le régime algérien revêt une importance stratégique ; à la fois pour poursuivre leurs aventures impérialistes dans la région mais aussi pour sécuriser la vaste source d’hydrocarbures que représente le pays, d’autant plus dans l’actuel contexte de la crise ukrainienne.
Bouteflika a « gagné » un quatrième mandat le 17 avril dernier, obtenant le score officiel de 81,53% des voix. Sa victoire a été annoncée avant même la publication des résultats. Même en considérant que ce chiffre est exact, ceci signifierait toutefois que cinq millions de personnes de moins lui ont accordé leur voix par rapport à la dernière élection présidentielle de 2009. Le taux de participation officiel n’a quant à lui qu’à peine dépassé la moitié de l’électorat.
Ce résultat peine à masquer ni le mécontentement croissant et qui s’exprime toujours davantage parmi des couches de plus en plus grandes de la population algérienne, ni l’effondrement de la popularité de Bouteflika, ni les confrontations qui prennent place au sommet de la société. De manière significative, quelque 463.000 officiers de tous les secteurs des corps de l’armée ont été mobilisés par le régime afin de superviser cette élection ; une indication de la nervosité du régime.
Derrière une façade de pluralisme, un régime autoritaire
Si cinq autres candidats concouraient à la présidentielle au côté de Bouteflika, cette élection ne fut pas différente des autres, avec un candidat favori et un maquillage pluraliste ; les autres candidats ne représentant majoritairement que diverses factions dissidentes d’un régime sclérosé.
Quelques commentateurs ont fait grand cas du soi-disant « seul opposant sérieux » à Bouteflika : Ali Benflis. Ce dernier, qui a obtenu 12,18% des voix (les quatre autres se partageant les 6,3% restants), a critiqué les résultats électoraux en déclarant qu’ils étaient marqués par des « fraudes à une échelle massive ». Benflis s’est profilé durant la campagne comme un candidat indépendant, mais il a pourtant été Premier ministre pendant le premier mandat de Bouteflika et n’est, des pieds à la tête, qu’un pur produit du système : il a son propre réseau de soutiens au sein du FLN et dans l’appareil d’État, et ne représentait en aucun cas une authentique alternative face au régime actuel.
Même Louisa Hanoune, candidate prétendument « trotskiste » du petit Parti des Travailleurs (PT), est connue pour être proche de Bouteflika et son régime. Elle a obtenu 1,37% des voix et fut la première parmi les candidats à formellement reconnaitre les résultats, à appeler au respect de la supposée « volonté du peuple » et à désigner Bouteflika gagnant de l’élection.
En dehors des sphères électorales, on a pu voir une répression systématique des dissidences pendant la campagne : des actions de protestation qui se sont tenues contre le quatrième mandat de Bouteflika ou pour appeler au boycott des élections ont été brutalement réprimées par la police. Une station de télévision privée a été fermée pour avoir mis en question la réélection de Bouteflika et le gouvernement refuse leurs visas à des équipes médiatiques ou des journalistes étrangers qui se montrent trop critiques vis à vis du Président.
Une abstention massive
Cela fait bien longtemps que beaucoup en Algérie et particulièrement la jeunesse ne prêtent plus aucune crédibilité aux processus électoraux du pays tellement ceux-ci sont grotesques et biaisés. La plupart des Algériens n’ont même pas de carte électorale, sachant pertinemment que tout est joué d’avance.
Le taux de participation n’a fait que diminuer ces dernières années. Même le taux officiel d’abstention était cette fois-ci à son plus haut niveau pour une élection présidentielle depuis celle de 1995, avec 49% contre 26% pour celle de 2009. Le fait même que les chiffres officiels, malgré le fait qu’ils soient vraisemblablement gonflés, doivent refléter cette abstention historiquement haute pour paraitre crédibles en dit long sur l’état d’apathie de l’électorat quant à une élection dont la nature factice n’est un secret pour personne.
Tensions grandissantes en Kabylie
Dans la région rebelle de Kabylie, au nord-est du pays, seuls 25% des électeurs se sont déplacés aux urnes, ce qui représente la participation la plus basse de tout le pays. Le jour de l’élection, dans la ville kabyle de Bouira, des jeunes ont saccagé un bureau de vote et ont affronté la police. Au début du mois, des incidents similaires avaient déjà été constatés à Bejaia, la plus grande ville de la région, où des centaines de manifestants ont bloqué les rues. Ils ont brûlé le centre culturel où les partisans de Bouteflika étaient sensés tenir un discours ; les empêchant ainsi de tenir leur meeting. Quelques jours après les élections, les forces de sécurité ont violemment affronté des militants dans la ville de Tizi Ouzou, toujours dans la même région.
La Kabylie est majoritairement composée d’Amazighs , ou Berbères, dont les droits culturels et linguistiques ont été systématiquement violés par le régime algérien nationaliste. Historiquement, cette région est un foyer de résistance et le point de départ de mouvements de masse contre les autorités centrales. Avec une méthode classique de « diviser pour mieux régner », le régime a fait une montagne de la carte d’identité « arabo-islamique » pour s’opposer aux revendications des Berbères. De manière assez typique, Abdelmalek Sellal, qui a été Premier ministre de Bouteflika jusqu’à la mi-mars, a récemment affirmé qu’il n’y avait « pas de problème de minorités en Algérie ».
Dans le cadre de la crise actuelle et dans une atmosphère chargée, les tensions ont toutes les chances d’être ravivées quant à la question nationale, plus particulièrement en Kabylie. Il est vital pour la gauche d’adopter une attitude de principe pour livrer une solution durable face à cette question, ce qui signifie de prendre clairement position pour l’obtention de droits égaux et du droit à l’autodétermination pour la communauté berbère, en liant ceci à la nécessité d’une lutte commune de tous les travailleurs et les pauvres, Arabes et Berbères, pour une transformation socialiste de la société, autant en Kabylie que dans toue l’Algérie.
Barakat
Ce n’est pas qu’en Kabylie que la rage croît. Plus que les élections, les dizaines de mouvements populaires contre la tenue de meetings électoraux à travers le pays et contre le nouveau mandat de Bouteflika sont un bien meilleur baromètre du climat dans de nombreux endroits. Les Algériens font de plus en plus entendre leur mécontentement quant à la corruption parmi l’establishment pourri et la détérioration de leurs conditions de vie.
Un nouveau mouvement, Barakat (« Assez » en arabe) a émergé, gagnant rapidement un certain écho parmi la jeunesse de la classe moyenne sur les réseaux sociaux. En essayant de mobiliser autour d’une opposition au nouveau mandat de Bouteflika, Barakat s’adresse essentiellement à des couches de la classe moyenne. Ils n’abordent pas les problèmes sociaux pressants au cœur des inquiétudes de beaucoup de travailleurs algériens. Ils parlent d’instaurer une démocratie et de se battre pour des élections transparentes, ce qui est correct. Mais les dirigeants de ce mouvement ne remettent pas en cause les fondements économiques du système algérien.
Un mouvement contre le caractère autoritaire et répressif du régime actuel doit s’adresser aux travailleurs, aux pauvres, aux chômeurs, et les mobiliser autour de revendications sociales claires. Ces revendications devraient partir des immenses richesses qui existent dans le pays et expliquer que seule la construction d’une lutte de masse contre le pouvoir économique et politique des oligarques corrompus peut conduire à un changement structurel en faveur des « 99% » de la population.
Un régime en crise
En fait, ces élections ont révélé la crise sans précédent qui frappe le régime. Le « consensus » apparent – et relatif – autour de Bouteflika s’effondre ; des fractures profondes parmi les échelons supérieurs du régimes apparaissent ouvertement. Cela a particulièrement été le cas entre deux centres du pouvoir : l’armée, plus proche du cercle de Bouteflika, et le Département de Renseignement et de Sécurité (DRS) ; qui se sont engagés dans une guerre via les secteurs et organes médiatiques qu’ils contrôlent respectivement.
Ce conflit est un reflet des luttes de pouvoir en cours entre les différentes factions de la classe dirigeante, en lice finalement pour contrôler la richesse du pays ; un combat dans lequel des milliards de dollars sont en jeu.
Depuis l’indépendance en 1962, l’armée et les services secrets ont une mainmise ferme sur les politiciens algériens, surtout suite au coup d’état militaire de Houari Boumedienne en 1965. Le rôle politique de l’armée et des « services » s’est vu renforcé pendant les années 1990, lors de la guerre civile. Ces institutions, après avoir orchestré un coup d’Etat en 1992 contre la victoire électorale du FIS (Front Islamique du Salut, un parti islamiste radical), se sont établies comme forces craintes et toutes-puissantes au cours de leur confrontation avec les insurgés islamistes armés. Cette « guerre totale au terrorisme » fut utilisée pour imposer un règne de terreur où la barbarie de l’armée rivalisa avec la violence des fondamentalistes.
En 1999, les généraux et grands chefs du DRS acceptèrent de placer Bouteflika à la présidence. Après des accusations de fraudes par d’autres candidats, Bouteflika finit par être le seul à contester la présidence, en se présentant comme le candidat de la paix et du consensus ; et gagna une victoire écrasante – bien que frauduleuse.
Jouant sur son propre héritage de vétéran de la guerre de libération coloniale contre l’impérialisme français, s’appuyant sur l’épuisement de la population après une décennie de guerre civile abominable, donnant l’amnistie aux criminels des deux parties du conflit des années 1990, encourageant un culte de sa propre personnalité, réduisant le Parlement à une chambre d’enregistrement, préférant les décrets aux lois, ayant une attitude équilibrée entre les classes sociales et entre les clans dirigeants en concurrence les uns avec les autres, le régime de Bouteflika fut typiquement ce que les marxistes qualifient de régime « bonapartiste ».
Toutefois, la présidence autant que le régime sont devenus de plus en plus fragiles au fil des ans, et la base sociale de Bouteflika, si elle existe toujours parmi une certaine couche, s’est effritée.
Un président sénile
Pendant la campagne, deux chaînes de télévision ont constamment diffusé de précédents discours de Bouteflika pour le montrer en bonne forme. Mais la réalité est très différente. Bouteflika n’est plus qu’un candidat « fantôme » ; il n’a pas assisté à un seul meeting de sa campagne, il lutte pour se lever ou même pour parler. Largement sénile, Bouteflika n’est aujourd’hui rien qu’une frêle figure de proue, un point d’équilibre entre différentes factions de la classe dirigeante. La possibilité qu’il finisse son mandat présidentiel est très douteuse.
Le fait même que tous les clans dirigeants aient finalement accepté d’à nouveau présenter Bouteflika en dit long sur la force des tensions qui les agitent. Chaque faction tente de s’acheter du temps avant que la situation n’atteigne une nouvelle étape ; et Bouteflika n’est essentiellement qu’une feuille de vigne destinée à cacher la crise du régime.
Le vide que laissera au pouvoir la fin du règne de Bouteflika s’accompagnera vraisemblablement d’une période d’instabilité profonde et de batailles féroces concernant l’avenir du pays. Le caractère que celles-ci prendront déprendra du rôle que le peuple algérien et le mouvement ouvrier en particulier joueront dans ces évènements.
La montée des luttes ouvrières
Depuis la vague révolutionnaire qui s’est abattue sur la région, le gouvernement algérien, à la tête de quelque 200 milliards de réserves étrangères emmagasinées grâce au commerce de l’énergie, dépense de grandes sommes en subsides d’État, en crédit à taux réduit et en programmes de logement, tout cela afin de tenter de calmer la montée de la colère sociale.
Cet argent a jusqu’à un certain point pu servir de tampon, mais cette méthode a ses limites dans un pays où les villas en bord de mer, les voitures luxueuses des super riches et l’immense corruption des hauts fonctionnaires contrastent avec un océan d’urgentes nécessités sociales, un chômage de masse et des salaires qui permettent à peine de survivre pour le reste de la population. Alors que l’Algérie vient d’entrer dans le classement Forbes des « Arabes les plus riches du mondes », la moitié des 35 millions d’Algériens ne bénéficient pas de soins de santé appropriés.
« L’argent empêche une explosion sociale généralisée, mais il y a tout le temps des revendications et de petites explosions », relatait un édito de Maghreb Émergent, un site économique algérois.
De plus, le FMI et les pays impérialistes mettent la pression sur le gouvernement algérien pour qu’il mette en place de grandes réformes néolibérales pour encore plus ouvrir le pays aux investissements étrangers et sabrer dans les subventions étatiques ainsi que dans les salaires des travailleurs.
Dans ce contexte, il est très probable qu’une période de lutte des classes renforcée ait lieu. Déjà ces deux dernières années, les Algériens font de plus en plus de manifestations, de sit-in, de grèves ainsi que d’actes de désespoir tels que des émeutes, des grèves de la faim ou des immolations pour faire entendre leurs griefs. Ces derniers mois, il y a eu des grèves au port d’Alger, dans les chemins de fer, à Sonatrach (l’entreprise publique d’électricité), chez Lafarge (le cimentier français), parmi les pilotes de ligne et dans beaucoup d’autres endroits. Certaines zones du pays connaissent quotidiennement des actions de protestation dans les communautés au sujet de questions salariales, pour de meilleurs logements, pour l’accès à l’eau et à l’électricité, etc.
En parallèle de ce processus, la période récente a vu fleurir des syndicats indépendants, ce qui a livré de nouveaux canaux de lutte pour les luttes des travailleurs. Le syndicat officiel, l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA), est en même temps de plus en plus réduit à n’être qu’une courroie de transmission des politiques du régime. Il est largement discrédité aux yeux de la plupart des travailleurs et a, encore une fois, soutenu Bouteflika durant les élections.
Complications
Alors qu’une période d’intensification des luttes est à l’agenda, les choses n’avanceront pas de façon linéaire. La crise sociale est profonde, et le vide est énorme en termes de représentation politique des travailleurs et de la jeunesse.
Le peuple algérien, qui a eu son propre « Printemps » sous la forme d’un mouvement insurrectionnel massif en 1988, a payé au prix fort pendant la décennie qui a suivi le fait de ne pas avoir disposé d’une véritable alternative qui lui soit propre. À l’époque, les islamistes réactionnaires du FIS pouvaient encore catalyser l’outrage ressenti par rapport au régime corrompu et dictatorial car le vide politique prévalait chez les masses. L’orgie de violence qui s’en est suivie pendant la « décennie noire » des années 1990 et pendant laquelle les masses algériennes ont été prises dans le feu d’une guerre civile qui a rapidement tourné au conflit sanglant entre deux ailes de réactionnaires meurtriers en concurrence, souligne à quel point il est vital pour la classe des travailleurs et les masses pauvres d’avoir leur propre voix politique indépendante.
Aujourd’hui, les groupes fondamentalistes et jihadistes en Algérie sont affaiblis et discrédités. D’autre part, il existe une certaine fragmentation et un manque de direction s’agissant de l’aile plus réformiste du mouvement islamique de droite (le MSP, Mouvement de la Société pour la Paix, branche algérienne des Frères Musulmans, qui a soutenu Bouteflika lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 1999 et ce jusqu’en 2012, mais a appelé au boycott cette année, probablement pour éviter un nouveau recul électoral).
Cependant, les leçons à tirer du passé algérien sont toujours valables. La situation peut changer très rapidement, et le danger d’un islam politique de droite n’a pas disparu. Les évènements dans le reste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord démontrent le besoin crucial de construire des organisations de gauche de masse capables de fournir au mouvement un programme combatif et consistant pour l’action révolutionnaire, afin d’éviter aux luttes de masse d’être récupérées par des forces pro-capitalistes, les amis du régime, les sectaires religieux ou des groupes fondamentalistes.
Sans cela, la colère et la frustration peuvent prendre des tournants catastrophiques. Ghardaia, une ville où Arabes et Berbères ont coexisté des siècles durant, fut récemment le théâtre de conflits mortels entre les deux communautés. Il s’agit d’une mise en garde contre le danger de la violence sectaire qui peut resurgir dans certaines parties du pays faute d’un mouvement unifié qui se batte réellement pour les intérêts des masses et s’attaque aux causes profondes des problèmes sociaux.
Après le dur traumatisme de la guerre civile, une couche de la population algérienne continue de craindre l’instabilité qu’impliquerait une remise en cause directe du régime, même si elle peut partager le mécontentement général contre les dirigeants actuels. La peur de l’inconnu et la soif d’un semblant de stabilité restent fortes, surtout parmi les générations plus âgées. Les événements violents qui ont lieu dans des pays comme l’Égypte, la Syrie ou la Libye peuvent renforcer cela, et sont utilisés en ce sens par le régime actuel.
Construire l’avenir
Néanmoins une nouvelle génération de travailleurs et de militants, moins affectés par les défaites du passé, émerge ; donnant un nouvel élan aux luttes des travailleurs, protestations sociales et à une remise en question plus active du régime.
La dictature en Algérie n’est plus ce qu’elle était, et sa stabilité ne repose que sur des fondations précaires. Même les revenus importants du pétrole ne sont pas immunisés aux turbulences économiques du marché mondial, et pourraient exposer le régime à de graves problèmes à l’avenir.
Des sections importantes de la classe des travailleurs prennent conscience de leur propre force, et c’est un important acquis pour le futur. Elles auront besoin de leurs propres organisations pour imposer leur marque sur les évènements à venir.
Les tentatives de différentes factions de la classe dirigeante et des réactionnaires de tous bords de court-circuiter le pays ne peuvent être empêchées que par un mouvement politique de la base, un mouvement qui puisse faire le lien entre la bataille pour les droits démocratiques, le nombre croissant de luttes de quartiers ou de luttes ouvrières, et les revendications justes de la minorité berbère, dans une lutte générale contre le capitalisme et l’impérialisme et pour le socialisme démocratique qui en appelle aux travailleurs et opprimés de tout le reste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
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Egypte. Les travailleurs reprennent le chemin de la lutte
David Johnson, Socialist Party (CIO-Angleterre et pays de Galles)
Après plusieurs mois ayant compris fort peu de grèves, l’Egypte vient de connaitre des semaines qui ont à nouveau illustré l’énorme force potentielle de la classe ouvrière. Ainsi, 20.000 travailleurs de Misr Spinning and Weaving Company (grande usine textile publique dont les travailleurs avaient activement participé aux événements qui avaient conduit à la chute de Moubarak, NDLR) sont partis en grève le 10 février dernier et ont occupé le siège de leur compagnie pour revendiquer l’obtention d’un salaire mensuel de 1.200 livres égyptiennes par mois (environ 123 euros), ce qui correspond au salaire minimum officiel des travailleurs du secteur public. Mahalla est une entreprise d’Etat et pourtant certains ouvriers gagnent à peine 500 livres égyptiennes par mois. Les travailleurs exigent également le versement de primes qui leur ont été promises mais qui n’ont jamais été données. D’autre part, ils réclament la démission du président de la compagnie, le remplacement du commissaire de Spinning and Weaving Compagny par un conseil d’administration, ainsi que l’élection de nouveaux dirigeants du syndicat officiel. Les élus du syndicat officiel actuellement en place sont là depuis 2005, soit bien avant la chute du dictateur Moubarak.
Après 6 jours, les 12.000 ouvriers du site de Kafr Al-Dawar sont entrés grève en solidarité avec leurs frères et sœurs de Mahalla. 6 jours plus tard à nouveau, le Premier Ministre Hazem El-Beblawi a promis de satisfaire les revendications des travailleurs. La grève a été suspendue pendant 60 jours, avec menace de reprise si les promesses n’étaient à nouveau pas tenues.
Une nouvelle vague de grèves
Mais le jour où cette grève s’est terminée, 40.000 travailleurs des transports publics sont partis en action, exigeant eux aussi de toucher le salaire minimum officiel du secteur public ! Le Syndicat indépendant des travailleurs du transport, fondé après la chute de Hosni Moubarak, avait pris en charge l’organisation de beaucoup de ces travailleurs.
Début mars, plus de 800 conducteurs de bus ont occupé leur dépôt à Alexandrie. Certains policiers de base sont eux aussi entrés en grève pour réclamer le salaire minimum (mais dans certains endroits, les revendications portaient également sur le port d’armes pour tous les policiers). Des médecins, des pharmaciens et des vétérinaires ont également pris part à une série de grèves depuis le début de l’année, concernant le salaire et les conditions de travail mais aussi pour un meilleur enseignement et pour améliorer la qualité des hôpitaux. Les syndicats des infirmiers n’ont pas officiellement appuyé les grèves des médecins mais 400 d’entre eux ont fait grève à Kafr al-Sheik, en réclamant le rétablissement d’une prime précédemment promise mais annulée.
Les travailleurs de l’usine chimique Tanta Linen ont eux aussi mené des actions de protestation diverses, en exigeant l’application d’un arrêté de la Cour de justice statuant que le travail devait reprendre sur le site après que celui-ci soit retourné dans le secteur public, ce qui n’a pas été appliqué par les deux derniers gouvernements. Des travailleurs des autorités postales ont aussi fait grève dans des dizaines de bureaux de poste en exigeant à leur tour de recevoir le salaire minimum du secteur public. Certains fonctionnaires, travailleurs agricoles et ouvriers de la construction sont aussi entrés en grève.
Les revendications des travailleurs illustrent que leur impatience ne fait que croître depuis le soulèvement du 25 janvier 2011 qui avait conduit à la chute de Moubarak. « Quand les gens demandent pourquoi nous faisons grève aujourd’hui, nous expliquons que c’est parce qu’on nous a fait des promesses », explique un travailleur des transports public à al-Ahram. « Ils nous disaient, attendez la venue d’un nouveau gouvernement. Un nouveau président est venu et rien n’a changé. Maintenant, nous sommes dans une nouvelle crise. »
Gouvernement remplacé
Le 24 février, le Premier Ministre Hazem El-Beblawi a annoncé que son cabinet ministériel avait démissionné. Il semble que cette annonce ait pris par surprise jusqu’aux membres du cabinet. Le pouvoir réel est dans les faits détenu par les hauts-officiers militaires qui ont pris le pouvoir après la chute du gouvernement des Frères Musulmans de Mohammed Morsi, suite aux manifestations de masse du 30 juin dernier.
On s’attend à ce que le Maréchal Abdel Fattah al-Sisi annonce sa candidature à des élections présidentielles en mai. Mais la croissance des grèves – parallèlement à la montée des attaques contre le gouvernement et des sites touristiques inspirées par Al-Qaïda dans le Sinaï et à la poursuite des problèmes économiques – semblent avoir incité les militaires à directement remplacer le gouvernement.
Al-Sisi n’est pas NasserAl-Sisi essaye de se présenter comme une forme moderne de Nasser, cet officier de l’armée devenu président dans les années ’50. Nasser a supervisé un important développement industriel ainsi que des réformes qui ont amélioré les conditions de vie des travailleurs, ce qui l’a rendu extrêmement populaire. A l’époque, il a pu osciller entre les deux superpuissances mondiales rivales (l’URSS et les Etats-Unis) dans une période de croissance économique mondiale. Al-Sisi – de même que n’importe quel gouvernement capitaliste actuel – ne dispose pas d’une telle marge de manœuvre.
La période de dure crise économique qui affecte les principales puissances capitalistes ; la concurrence croissante entre l’Egypte, la Chine et d’autres économies à bas salaires équipées de machines plus modernes ; la baisse du nombre de touristes après 3 années de chaos et la disparition du bloc stalinien en tant qu’alternative vers lequel se tourner ; tout cela assure que la guerre sera sans répit contre les conditions de vie des travailleurs et des pauvres d’Egypte.
Le nouveau cabinet ministériel est beaucoup plus fermement basé sur l’armée et sur le camp de l’ère Moubarak, en comparaison de son prédécesseur. Le précédent cabinet reflétait l’alliance des militaires avec certains libéraux et anciens révolutionnaires conclue contre les Frères Musulmans en juin dernier. Ces ministres ayant maintenant joué leur rôle en gagnant le soutien des travailleurs et des classes moyennes libérales pour les militaires dans le cadre de l’opposition aux Frères Musulmans, ils ont été écartés.
Parmi les ministres qui ont perdu leur poste figure Kamal Abu-Eita, dirigeant d’une grève sous Moubarak et président de la Fédération Egyptienne des Syndicats Indépendants (EFITU) jusqu’à sa nomination comme Ministre du Travail à la suite de la chute de Morsi et du gouvernement des Frères Musulmans. La nomination d’Abu-Eita l’an dernier avait connu une forte opposition au sein de l’EFITU et d’autres organisations ouvrières comme le Congrès Permanent des Travailleurs d’Alexandrie (PCAW). Avec raison, cela était considéré comme une manœuvre du régime militaire destinée à contrôler les organisations ouvrières. Mais les grèves les plus récentes ont démontré que les travailleurs n’ont pas été intimidés par le retour des dirigeants de l’armée à la direction de facto du gouvernement.
Reconstruction du régime de Moubarak
Le nouveau premier ministre est Ibrahim Mehleb, ancien président du Conseil d’Administration de l’Arab Contractors Company, une entreprise de construction très importante au Moyen-Orient et en Afrique. Il avait été nommé membre du Shura Council (la chambre haute du parlement) en 2010, sous le règne de Moubarak, et était membre du comité politique du parti au pouvoir, le Parti National Démocratique aujourd’hui dissout. Les autres nouveaux ministres provenant de l’ère Moubarak comptent Ibrahim El-Demeiri, ministre du transport pour la troisième fois. Son premier mandat était de 1999 à 2002. Il avait été remplacé après qu’un train sur-peuplé ait pris feu, tuant 373 personnes. Il s’agissait du pire désastre ferroviaire égyptien. Nabil Fahmy, le nouveau ministre des Affaires Etrangère, était l’ambassadeur de Moubarak aux USA de 1999 à 2008. Abdel Labib, aujourd’hui Ministre du Développement Local et Administratif, était gouverneur de province sous Moubarak. D’importantes manifestations avaient eu lieu contre son administration. Atef Helmy, Ministre des Technologies de Communications et d’Information, était directeur de l’Oracle Egypt, qui faisait partie d’une corporation multinationale Etats-Uniennes.
Ces ministres comptent bien restaurer le règne de l’ancien régime, appuyé sur le milieu des affaires et sur l’Etat-Major militaire, mais sous un contrôle militaire plus ferme en comparaison de la fin du régime de Hosni Moubarak, lorsque son fils, Gamal, nommait ses propres copains à des postes-clé. En faisant explicitement référence aux grèves récentes et insinuant qu’elles étaient liées aux Frères Musulmans, Mehleb a appelé à la fin des « manifestations factionnaires ».
Les nouvelles autorités tentent d’instrumentaliser les médias – qu’ils contrôlent dans leur quasi-totalité, qu’il s’agisse de ceux qui dépendent directement de l’Etat ou des privés – pour réécrire l’Histoire récente. Le soulèvement de masse qui a commencé le 25 janvier 2011 et qui a renversé Hosni Moubarak est maintenant présenté comme une prise du pouvoir par les Frères Musulmans alors que le 30 juin 2013 – le mouvement de masse contre le gouvernement Morsi – est décrit comme la véritable révolution.
Il faut une alternative socialiste indépendante
La mémoire des travailleurs et des jeunes ne s’effacera pas si facilement, de même que l’expérience acquise au de ces trois dernières années. Les masses ont le pouvoir qui est le leur pour faire changer les choses, mais ils n’ont pas encore trouvé un moyen de transformer la société dans leurs propres intérêts. A deux occasions – contre Moubarak tout d’abord, contre Morsi ensuite – les dirigeants ont été renversés, mais à chaque fois la classe ouvrière ne disposait pas de programme concret et d’organisation pour prendre le pouvoir en mains.
Un travailleur des transports publics en grève disait à al-Ahram, « depuis la révolution, nous avons eu 6 gouvernements différents, de toutes les couleurs du spectre politique. Ils virent un dirigeant, le remplacent, en enlèvent un, le remplacent par un autre… Mais les politiques sont les mêmes. Les puissants pillent et les pauvres se font enterrer. »
Les travailleurs et les jeunes révolutionnaires vont discuter de ce nouveau stade de la révolution égyptienne en cours. Tout comme la révolution espagnole des années 1930 balançait d’avant en arrière – de révolution en contre-révolution – l’Egypte a été en état de flux et de reflux sur les trois dernières années
Les travailleurs ont besoin de construire leur propre parti révolutionnaire indépendant pour lutter pour un gouvernement des travailleurs et des pauvres engagé vers l’obtention d’un réel changement socialiste démocratique. Les travailleurs du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et au-delà seraient inspirés et appelés à suivre cet exemple, ce qui ouvrirait la voie vers la chute du pouvoir capitaliste responsable de la pauvreté, de l’insécurité et de la répression.
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Débat : 3 ans après le Mouvement du 20 Février au Maroc
Ce 20 février, le cercle des Étudiants de Gauche Actifs de l’ULB avait organisé un débat avec l’Association Marocaine des Droits Humains section Belgique (AMDH) et le soutien d’Amnesty-ULB afin de commémorer les 3 ans du Mouvement du 20 février au Maroc, mouvement qui a pris place dans le cadre des mobilisations de masse du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord à la suite des débuts du processus de révolution et de contre-révolution en Tunisie et en Egypte. Plus de 70 personnes ont participé à ce débat qui visait à tirer les leçons de ces 3 années pour les luttes à venir.
Car s’il est un élément sur lequel se sont accordés tous les quatre orateurs, c’est bien sur le fait que ”l’esprit du 20 février” reste bien présent, et que les causes du soulèvements restent toujours d’actualité. A la tribune, Daniel Menschaert (qui était présent en tant que diplomate au Maroc en 2011 et est auteur du livre “Maroc, quatre champs de bataille pour la démocratie”), Abdel El Haji (membre de l’Association Marocaine des Droits Humains) et Badr Aiyaash (de la Coordination du Mouvement du 20 Février Belgique) ont abordé plus spécifiquement sur le Mouvement du 20 février au Maroc tandis que notre camarade Nicolas Croes (rédacteur en chef de “Lutte socialiste” et participant au Forum Social Mondial de Tunis en 2013) a pris base sur ces interventions pour aborder divers parallèles qui pouvaient être faits avec le processus plus global qui s’est développé dans la région en 2011 et du rôle primordial que la classe des travailleurs a à jouer.
La salle ne fut pas en reste et les interventions furent nombreuses, au sujet de la situation spécifique des Amazighs (berbères), des relations entre l’impérialisme et le régime marocain, de la lutte contre les forces islamistes réactionnaires,… Un grand point de débat fut la nécessité pour le mouvement de se doter d’une idéologie et d’un programme, un élément crucial selon nous et qui doit lier la lutte contre le régime à celle pour un modèle alternatif de société, une société socialiste démocratique.
Reste maintenant à poursuivre ces discussions et à en tirer les leçons concrètes pour les luttes tant au Maroc qu’ici en Belgique. Rendez-vous a dores et déjà été pris pour ce 1er mars à l’occasion d’un rassemblement de soutien à Siham Biyah Jihad, une militante marocaine résidente aux Etats-Unis qui est aujourd’hui menacée d’une expulsion.
Rejoignez-nous donc ce samedi 1er mars, à 15h, place Rouppe à Bruxelles (métro Anneessens) !
Une initiative du Mouvement du 20 février – Belgique, avec le soutien du CAFCDM, de l’AMDH-Belgique, et du Parti Socialiste de Lutte.Photos, par Rachid
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Pétition : Les travailleurs tunisiens ne sont pas des esclaves !
Pétition de soutien aux syndicalistes de la SEA LATelec Fouchana
Liberté syndicale?: nous sommes tous des travailleurs tunisiens
Constructeur d’avions jusque dans les années 1950, Latécoère connut ses heures de gloire en faisant voler sur ses propres lignes des pilotes prestigieux, Jean Mermoz et Antoine de Saint-Exupéry. Grand résistant, disparu en mission, l’auteur humaniste du Petit Prince ne se doutait certainement pas que son employeur construirait des usines en Tunisie à la fin des années 1990. Sous la dictature de Ben Ali, à Fouchana et Charguia, des centaines d’ouvrières de la filiale Latelec fabriquent désormais à moindre coût harnais et armoires électriques à destination d’Airbus, Dassault, les plus grands avionneurs mondiaux. «?S’il te plaît… Dessine-moi un mouton?!?» La «?tranquillité sociale?» vantée par le régime tunisien, qui réprimait violemment toute forme de contestation, attire les investisseurs étrangers en quête d’une main-d’œuvre supposée docile et corvéable. En France, des centaines d’emplois sont détruits dans le bassin toulousain.
Le 14?janvier 2011, emporté par un soulèvement populaire, Ben Ali s’enfuit. Quelques semaines plus tard, sur le site de Fouchana, les employées de Latelec dessinent une révolution. Prenant au mot la direction de Latécoère – qui définit le dialogue social comme «?un élément structurant historiquement de la culture de l’entreprise?» –, Sonia Jebali, Monia Dridi, Rim Sboui et sept de leurs camarades constituent un syndicat UGTT. À mille lieues d’un «?tout, tout de suite?» qui les auraient coupées d’une base peu habituée aux revendications, ces élues militent… pour leur dignité. Quotidiens et envahissants, harcèlements et brimades cessent bientôt. Fortes un an plus tard de 420 adhérentes sur 450 employés, les syndicalistes défendent le simple respect du droit du travail. Latelec le piétine?: heures supplémentaires non rémunérées, salaires dérisoires, congés payés en deçà des conventions légales, classification professionnelle volontairement sous-évaluée, etc. Le syndicat UGTT de Fouchana finit par tout obtenir, au prix d’un terrible rapport de forces?: grèves intenses, tentatives de corruption, tabassages, menaces de mort…
L’activisme des ouvrières tunisiennes est peu apprécié d’Airbus, principal donneur d’ordres de Latécoère. C’est pour satisfaire les exigences pressantes de livraison de la marque vedette d’EADS que Latécoère procède en septembre 2012 à une relocalisation temporaire de l’activité du site de Fouchana en France. L’effectif chute rapidement de moitié, et les meneuses du syndicat sont renvoyées en mars 2013 – un licenciement déclaré illégal par l’inspection du travail tunisienne, dont l’avis est consultatif. La concurrence entre travailleurs a joué à plein?: pendant quelques mois, les salariés de l’aéronautique toulousaine ont pu se réjouir du rapatriement de l’emploi sur leurs terres. Il fut provisoire?: l’activité vient de faire son retour sur le site de Fouchana, aujourd’hui dépourvu d’un syndicat encombrant.
En mai 2011, dans un élan unanime de solidarité internationale avec le peuple qui avait fait la révolution de jasmin, le G8 avait promis 70?milliards de dollars aux pays de la rive sud de la Méditerranée. Ils les attendent toujours. De leur côté, Sonia Jebali, Monia Dridi et Rim Sboui demandent leur réintégration dans leur usine. Elles luttent pour leur travail, leur dignité, leur liberté – donnant leurs noms et leurs visages au mot d’ordre de la révolution tunisienne, et aux centaines de milliers de leurs compatriotes dont les attentes ont été déçues. Car loin du soutien de façade affiché par les grandes puissances et les multinationales à la révolution de jasmin, les chiffres parlent?: en Tunisie, 50 sociétés à participation française ont fermé en 2011 et 2012, comme 54 groupes italiens, 14 allemands, etc. «?Quand on travaille en baissant la tête, ils sont contents, résume Mme Jebali. Quand on la relève, ils dégagent.?»
Loin des déclarations de principe dont le peuple tunisien ne veut plus, nous, élu(e)s, syndicalistes, intellectuel(le)s, membres de la société civile des deux rives de la Méditerranée, demandons solennellement à Latécoère de retirer les poursuites en justice qu’elle a engagées contre Mmes Jebali, Dridi, Sboui et leurs camarades. Nous exigeons leur réintégration immédiate sur le site de Fouchana, pour qu’elles puissent exercer librement leurs droits syndicaux. Nous appelons l’État français à prendre ses responsabilités?: actionnaire d’EADS, il doit signifier à la direction d’Airbus que la liberté syndicale qu’elle a écrasée est un droit constitutionnel. Loin des projecteurs médiatiques, des débats politiciens, les ouvrières licenciées de Latelec nous rappellent que la révolution tunisienne fut d’abord un soulèvement social, démocratique et pacifique. La répression qu’elles subissent est la répression de toutes les aspirations légitimes du peuple tunisien à travailler dignement, dans le respect de sa liberté. Leur combat est le nôtre.
- Site de la pétition
Premiers signataires tunisiens?: Kacem Affia (UGTT), Nizar Amami (dirigeant de la Ligue de la gauche ouvrière), Salem Ayari (Union des diplômés chômeurs), Abdelmajid Belaïd (Parti des patriotes démocrates unifiés), Sana Ben Achour (juriste, présidente de l’association Bayti), Riadh Ben Fadhel (Pôle démocratique moderniste), Lina Ben Mhenni (enseignante et blogueuse), Abdessattar Ben Moussa (Ligue tunisienne des droits de l’homme), Tahar Berberi (fédération métallurgie de l’UGTT), Fathi Chamkhi (Raid-Attac-CADTM Tunisie), Noureddine Hached (ancien ministre), Zouhaier Hamdi (Courant populaire), Hamma Hammami (Front populaire), Jilani Hammami (Parti des travailleurs), Radhia Jerbi (Union nationale de la femme tunisienne), Besma Khalfaoui (avocate, ?veuve de Chokri Belaïd), Abderrahmane Lahdhili (Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux), ?Mohamed Lakhdar Ellala (Association des Tunisiens en France), Zied Lakhdher (Parti des patriotes démocrates unifiés), Bouali Mbarki (administration, finances de l’UGTT), Mohamed Msalmi (formation syndicale de l’UGTT), Wael Naouar (Union générale des étudiants de Tunisie), Radhia Nasraoui (Organisation tunisienne de lutte contre la torture), Mongi Rahaoui (député), Karima Souid (députée), Sami Tahri (médias-communication de l’UGTT)
Premiers signataires français?: Olivier Azam (réalisateur), Olivier Besancenot (NPA), Martine Billard (PG), Marie-George Buffet (députée PCF, ancienne ministre), Compagnie Jolie Môme, Annick Coupé (Solidaires), ?Gérard Filoche (PS), Jean-Pierre Garnier (sociologue), Julien Gonthier (Solidaires industrie), Pierre Laurent (PCF), Frédéric Lebaron (sociologue), Jean-Luc Mélenchon (PG), Gérard Mordillat (écrivain), Cécile Péguin (EELV), ?Gilles Perret (réalisateur), Christian Pierrel (PCOF), Christian Pilichowski (fédération métallurgie CGT), Christine Poupin (NPA), Philippe Poutou (NPA), Gilles Raveaud (maître de conférences en économie), François Ruffin (journaliste), Jean-Christophe Sellin (PG), François Simon (EELV), Maya Surduts (Collectif national des droits des femmes), ?Aurélie Trouvé (conseil scientifique d’Attac), Marie-Christine Vergiat (députée européenne Front de gauche).
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Débat sur l’héritage du “Mouvement du 20 Février” au Maroc
Ce 20 février 2014, à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), 19h, au H13.09
3 ans après l’émergence du “Mouvement du 20 Février” au Maroc, à la suite du processus de révolution et de contre-révolution initié en Tunisie et en Égypte et de la vague de protestations de masse qui a touché toute la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ainsi que le reste du monde, quelles leçons tirer de ces événements pour la lutte en faveur des droits de l’homme au Maroc ?
Les Étudiants de Gauche Actifs (EGA), en collaboration avec l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH) et avec le soutien d’Amnesty-ULB, organisent un débat pour tenter de répondre à cette question, avec votre participation !
Les intervenants seront:
- Daniel Menschaert, auteur de “Maroc, quatre champs de bataille pour la démocratie”.
- Nicolas Croes, rédacteur en chef de “Lutte socialiste” et participant au Forum Social Mondial de Tunis en 2013.
- Un membre de l’Association Marocaine des Droits Humains.
www.gauche.be – www.amdh.org.ma
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[INTERVIEW] Abdelhak Laabidi, syndicaliste et militant politique tunisien
Il y a trois ans, le 14 Janvier 2011, un nouveau chapitre s’ouvrait sur la scène politique mondiale. Le renversement du dictateur Ben Ali en Tunisie, balayé par un mouvement révolutionnaire, a marqué le déclenchement et la source d’inspiration pour l’explosion de mouvements de masse à travers le monde, et pour une transformation complète du paysage politique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. En accompagnement de l’interview ci-dessous, nous vous invitons à lire l’article suivant : “Tunisie: trois ans apres la chute de Ben Ali, la revolution continue”.
Abdelhak Laabidi, peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Abdelhak Laabidi , marié et père de 3 enfants , militant politique et fervent défenseur des droit de l’homme ; syndicaliste et actuellement secrétaire général de l’UGTT à Béja (secteur de la santé), et militant dans le parti FOVP (Force Ouvrière pour la Victoire du Peuple).
Comment et quand as-tu commencé à militer?
Depuis le début, j’étais présent dans chaque manifestation, mais tout cela sans une appartenance claire à un parti politique. Cela a commencé au sein du mouvement lycéen ; d’ailleurs, ma première arrestation fut en 1976, à l’âge de 16 ans, suite à la manifestation contre la visite de Anouar Essadet en Israël.
La première action que j’ai organisée personnellement fut sous la casquette syndicaliste à Béja, en 2006: une action devant le siège local de l’UGTT. Il y a eu une marche depuis l’hôpital jusqu’au siège de l’UGTT, habillés en blouse blanche. L’itinéraire de cette marche passait devant le tribunal, la commune, la mairie, plusieurs lycées ; c’était une première dans cette ville. Mais suite à cette action, j’ai été trahi par le secrétaire général de l’époque : on m’a délesté de la couverture syndicale et pour punition de m’être insurgé, j’ai été chassé de chez moi.
Tout comme plusieurs habitants de Béja, ma maison appartenait anciennement aux colons français ; après que ces derniers aient quitté la Tunisie, les Tunisiens ont pu gagner leurs maisons. Cependant il n’y a que moi qui fut viré de chez moi de la sorte, et cela d’une manière des plus barbare: cela s’est passé en plein hiver (et l’hiver de Beja est très rude), mes enfants étaient en pleine semaine d’examen et comble de l’histoire, ma maison a été transformée en un local du RCD ! Vous voyez la symbolique des choses … Suite à cela, ma mère est morte après 4 mois, et j’étais totalement délaissé par sa famille et par tous les partis de gauche de Béja. C’était une période difficile pour moi.
On sait que dernièrement tu as été agressé. Peux-tu nous parler de cela?
Le 14 janvier, je me suis dis que la Tunisie allait vivre une ère nouvelle, pleine de liberté et toutes ces bonnes choses. C’était pour moi, si je peux m’exprimer ainsi, mon « orgasme politique ». Dans la réalité je vois clairement que strictement rien n’a changé, et je vis toujours dans un bain constant de harcèlement, qu’il soit judiciaire ou physique.
Pour mettre l’histoire dans son contexte, il faut savoir que dernièrement je me suis présenté aux élections régionales de l’UGTT, et cela a déplu à certains, qui veulent injecter les pions du parti islamiste Ennahda à ce poste. Pour m’en dissuader, chaque jour ils me provoquent et lancent des sous-entendus. En passant devant un café, des personnes crient « il faut égorger les mécréants et tuer les militants de gauche », et plein de provocations de ce genre. En voyant que je ne cédais pas aux provocations et que je les ignorais, ils se sont dits: s’il ne vient pas à nous, nous viendrons à lui. C’est aussi simple que ca.
Le samedi 21 décembre à 10h 30 du matin, en sortant de chez moi j’ai été agressé par surprise et passé à tabac par deux personnes. J’ai eu pour séquelle une hémorragie interne dans mon œil ; c’est par chance que je n’ai pas été aveuglé. J’ai aussi eu quelques cotes fêlées et des contusions un peu partout sur mon corps. Heureusement qu’au moment de l’attaque mon fils m’a entendu l’appeler, du coup ils se sont enfuis en le voyant. Je pense qu’ils voulaient me battre à mort ; mais je pardonne en quelque sorte à ceux qui m’ont attaqué car je sais que ce n’est pas leur faute, en premier lieu c’est la pauvreté qui est le réel fautif. Pour une poignée de dinars en effet, ces gens sont capables du pire, c’est pourquoi ils sont la cible des « fascistes »: à la place de leurs offrir un travail décent pour subvenir à leurs besoins, ils préfèrent faire d’eux leurs sbires et hommes de main.
Quoiqu’il en soit, cette attaque me rendra plus fort, car c’est ceux qui dérangent qui sont visés. Ce fut le cas pour les martyrs Chokri Belaid et Mohamed Brahmi ; bien sûr, je ne veux pas me comparer à eux, car qu’est ce que vaut mon agression comparé à leur assassinat ? Mais quelque part je sais que je suis sur la bonne voie car je suis entrain de déranger, comme ils l’ont fait en leur temps.
Mis à part cette agression, l’histoire se répète : je suis aussi souvent mis en examen que je l’ai été avant le 14 janvier (via tribunaux, poste de police, etc ).
Après la mort de Mohamed Toujeni, agent des forces de sécurité originaire de Beja, le peuple de Beja, suite à son enterrement le 23 octobre, s’est révolté contre Ennahda et sa politique ; le local d’Ennahdha a été incendié. Le 6 février, j’ai été convoqué par la police, et l’agent qui prenait mes dires était lui-même convaincu de mon innocence (car il y avait des photos, des vidéos de surveillance et je n’étais même pas présent dans cette manif-là !)
Ils ont aussi essayé de m’attaquer dans mon intimité en tentant de s’en prendre à mon « nid familial ». Après le 14 janvier, j’avais repris de force ma maison, et ils ont essayé de me la reprendre avec les mêmes moyens que ceux de Ben Ali et de sa police ; il y a eu un procès dont j’ai retardé le jugement le 17 novembre – motif : « reprise par la force » d’un lieu pour lequel il y a eu jugement, vol, et incendie d’archives. On m’a viré de force, alors j’ai repris ma maison de force en l’occupant ; et l’archive que je suis accusé d’avoir brulé, c’est une archive du RCD et de leur activité ; cela s’est pourtant passé ainsi dans tous les locaux du RCD dans toute la Tunisie.
Mais je ne céderais pas, coûte que coûte je serai toujours présent à défendre la cause des travailleurs par le billet du syndicalisme, et des pauvres et des délaissés par le billet du parti dans lequel je milite, le FOVP, pour ces causes que la Troïka au pouvoir a trahies dès le début en laissant la situation sociale et politique s’engouffrer de plus en plus.
Peux-tu nous présenter le FOVP ?
Le FOVP est un parti de la gauche radicale, issu d’un schisme de la LGO joint par d’autres militants; ce sont des militants qui ont refusé la ligne directive de la direction du Front Populaire, laquelle s’est associée avec Nidaa Tounes et Ennahda pour s’assoir autour d’une table en vue d’une soi-disant « entente nationale ». Je ne comprends pas comment le Front Populaire peut tendre la main à la droite, qu’elle soit barbue ou en costume cravate. Comment pourrais-je m’assoir à la même table que les ex-RCDistes, qui levaient leur bâton bien haut pour me frapper ? Comment, d’autre part, m’assoir à la même table qu’un parti historiquement sanguinaire ? Est-ce cela une « ligne révolutionnaire » ?
C’est ce qui nous a poussé à quitter la LGO et le Front Populaire, pour un nouveau parti qui est le FOVP, lequel a une ligne révolutionnaire claire, avec en priorité le militantisme pour les causes des plus démunis, des travailleurs, de l’égalité des sexes, des droits de l’homme, de la liberté, liberté d’expression, un pouvoir judiciaire réellement indépendant etc. ; et bien sûr, essayer d’améliorer la conscience de classe, car à cause notamment de la baisse du pouvoir d’achat et de la hausse vertigineuse des prix, on entend des personnes dire que si Ben Ali était resté au pouvoir ça serait mieux. Il faut essayer de sauver cette révolution pour qu’on la revoie s’émuler à l’échelle internationale. Ceci est dans les mains du peuple tunisien, il faut que la révolution aboutisse coûte que coûte ; cette marche sera fatigante et pleine d’embuches, mais espérons qu’elle aboutira ! D’ailleurs, la force populaire a le potentiel de défaire n’importe quelle force réactionnaire.
Et que pense du rôle de l’UGTT dans tout cela?
L’UGTT est l’organisation qui détient le plus grand pouvoir dans le pays, celui des travailleurs.
Tout gouvernement devrait être amené à craindre cette organisation, malheureusement la bureaucratie n’arrête pas de lancer des bouées de sauvetage à ces gouvernements dont tout le monde a vu les échecs répétés dans tous les domaines, qu’ils soient social, politique (étrangère et intérieure), sécurité etc.
Comment peux-t-on poser la question de l’entente nationale avec des partis qui sont concrètement entrain de paupériser les travailleurs et les couches le plus démunies? La bureaucratie syndicale a encore une fois trahi la cause, et devra assumer cela historiquement.
Comme elle devra assumer, elle et la direction du Front Populaire, de ne pas avoir oser prendre le pouvoir quand il s’offrait à eux (cela avait pourtant été le souhait du peuple le jour de l’enterrement de Chokri Belaid), et de le donner réellement aux travailleurs et à la population, en créant des comités régionaux et en instaurant l’autogestion, et en multipliant cela à une large échelle.
Y a-t-il des actions du FOVP qui auront lieu à court terme ?
Le 6 juin, j’ai organisé à Beja la 17éme commémoration de la mort de Cheikh Imam Issa (=chanteur égyptien révolutionnaire) et on a rendu un hommage au poète Ahmed Najm, parolier du Cheikh Imam au centre culturel de Béja; le FOVP donne beaucoup d’importance à la culture. Pour nous, la musique révolutionnaire et les textes peuvent être un outil important pour élever la conscience de classe du peuple tunisien.
Le 28 de ce mois aura lieu mon procès au tribunal de Beja, et le FOVP lance un appel à manifester massivement devant le tribunal.
On a vu que trois syndicalistes ont été malmenés, chacun d’une manière différente en l’espace de deux semaines ; tu as été agressé et passé à tabac, ensuite il y a eu l’arrestation de Abdeslam El Hidouri à Sidi Bouzid, puis des personnes sont entrées de force chez Adnen Hajji en faisant croire à un cambriolage, et on a agressé sa femme en voyant qu’il n’était pas chez lui ; que penses-tu de tout cela ?
Je pense que la guerre contre les syndicalistes a commencé le jour de la commémoration de l’assassinat du martyr Farhat Hached. Ce jour-là, le 4 décembre 2012, plusieurs syndicalistes ont été attaqués par la milice d’Ennahda ; ils ont essayé de nous faire peur par cette action, mais voyant que les syndicalistes de base n’arrêtent pas de militer, de lancer des actions, des grèves, etc., ils essaient de nous faire taire un par un! Il faut s’organiser, frapper ensemble au cœur de leurs faiblesses, avec des grèves régionales et sectorielles, et puis générale. Car contre ce parti fasciste, il faut être solidaire pour se protéger les un les autres, et pour frapper ensemble.
Un mot pour conclure ?
Je veux que les slogans criés spontanément par le peuple tunisien soient exaucés par n’importe quels moyens ; les deux principaux slogans sont: « al chaab yourid isakat al nidham » (=le peuple veut la chute du système) et « al chaab yourid al thawra men jaddid » (le peuple veut une autre révolution).
Je veux cela pour que mes enfants et la génération à venir n’aient pas à vivre ce qu’on a vécu, et puissent vivre des jours meilleurs et que les Hommes redeviennent des Hommes et la terre un jardin.
Merci.
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Tunisie: trois ans après la chute de Ben Ali, la révolution continue
Il y a trois ans, le 14 Janvier 2011, un nouveau chapitre s’ouvrait sur la scène politique mondiale. Le renversement du dictateur Ben Ali en Tunisie, balayé par un mouvement révolutionnaire, a marqué le déclenchement et la source d’inspiration pour l’explosion de mouvements de masse à travers le monde, et pour une transformation complète du paysage politique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
Serge Jordan, Comité pour une Internationale Ouvrière
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. Les classes dirigeantes des pays impérialistes -prises par surprise lorsque la vague révolutionnaire en Tunisie fit tomber un de leurs allié-clé- s’accrochent maintenant désespérément à ce pays, leur dernier espoir d’un modèle soi-disant « présentable » d’une prétendue « transition démocratique », et cela dans une région marquée par un chaos sans précédent, touchée par des vagues de violence, par l’instabilité politique chronique, et par une augmentation des divisions sectaires.
Pour les masses tunisiennes cependant, les perspectives enthousiastes d’une victoire révolutionnaire rapide et facile qui conduirait à un changement structurel dans leur vie, ont depuis longtemps été remplacées par un regain des difficultés, et de la colère qui les accompagnent.
Si la plupart des médias internationaux font l’éloge de ce qu’ils appellent souvent le « modèle tunisien » du Printemps arabe, l’idée d’une telle « success story » résiste difficilement à une analyse sérieuse.
Il est vrai que par rapport à des pays comme l’Egypte, la Syrie, le Yémen ou la Libye, la Tunisie apparaît beaucoup plus «stable». Ceci est largement dû à l’existence d’un mouvement syndical fort et structuré, grâce à la puissante et emblématique UGTT, l’Union Générale Tunisienne du Travail.
Dans une certaine mesure , la vigilance et les actions des travailleurs ont agi comme une sorte de «glue» pour unir les classes opprimées, et comme un contrepoids afin d’empêcher la société de valser dans le type de chaos et de violence –qu’elle provienne des forces de l’État ou de groupes religieux sectaires- que nous avons pu voir s’épanouir ailleurs.
Un pays en crise
Toutefois, il ne s’agit ici que d’un côté de la médaille. En dépit d’être relativement plus «stable», la Tunisie traverse en effet une crise sociale et politique sans précédent, et ne correspond pas vraiment à l’image idyllique que certains essaient de dépeindre.
Tant que la classe ouvrière ne prend pas le contrôle effectif du fonctionnement de la société, et que l’économie continue d’être pillée pour les bénéfices de quelques multinationales et de riches familles tunisiennes, tous les ingrédients sont là pour que l’instabilité se perpétue et, selon toute probabilité, qu’elle augmente dans la période à venir.
Le chômage continue d’augmenter, les prix des produits de base ont explosé, les infrastructures dans les régions intérieures manquent toujours désespérément, les pratiques de la police faites de corruption, de torture et de violence arbitraire sont loin d’être éteintes, l’extrémisme religieux et les groupes djihadistes réactionnaires ont pris une dangereuse importance, 24,7% de la population vit officiellement avec moins de 2 dollars par jour (chiffre très probablement sous-estimé ), et une couche croissante de Tunisiens n’arrive même plus répondre à ses besoins alimentaires de base.
Alors que le pays continue de fonctionner pour les intérêts d’une petite élite dirigeante, la grande majorité de la population est confrontée à des conditions socio- économiques qui sont pires, à bien des égards, que sous la dictature précédente. Pas étonnant dans une telle situation que dans un sondage récent, mené par la firme de recherche tunisienne ‘3C Etudes’, 35,2% des Tunisiens regrettent la chute du régime de Ben Ali.
La répression judiciaire et les menaces contre les militants syndicaux et politiques ont aussi subi un coup d’accélérateur dans les derniers mois. L’interview que nous publions également, celle d’Abdelhak Laabidi, militant syndical actif dans le secteur de la santé à Béja, en est un nouvel exemple frappant. En ce jour du 28 janvier a lieu son procès au tribunal de Béja, et un appel a été émis pour manifester massivement devant le tribunal. Le CIO soutient pleinement cet appel, car nous estimons que la mobilisation et la solidarité, y compris au-delà des frontières, reste les meilleures armes dans les mains du mouvement ouvrier et syndical pour faire face à ce type de harcèlement et de répression.
Ennahda : testée, et rejetée
Deux ans d’expérience du règne du parti islamiste de droite Ennahda ont fourni aux masses un baromètre clair afin d’évaluer dans quelle mesure ce parti était disposer à satisfaire leurs exigences. Et le résultat est consternant: sous bien des aspects, la société a fait un bond en arrière, la vie est plus difficile, et la colère populaire transpire par tous les pores.
Le projet de « renaissance islamique » promis par Ennahda a été exposé comme un échec lamentable pour faire face aux revendications les plus élémentaires de la majorité de la population tunisienne.
Il y a trois ans, des millions de jeunes, de chômeurs, de travailleurs étaient descendus dans la rue au péril de leur vie pour en finir avec la dictature de Ben Ali, au coût de plus de 300 morts. Ils exigeaient « emplois, liberté, dignité nationale», « du pain et de l’eau, mais pas Ben Ali », etc. La vérité peu reluisante pour Ennahda est que pendant ces journées, le parti islamiste était absolument invisible dans la rue.
À l’époque, les masses réclamaient du pain, des emplois décents, la fin de la pauvreté et de l’exploitation du travail, la fin de la marginalisation sociale des régions de l’intérieur du pays; elles exigeaient des services publics et des infrastructures dignes de ce nom; elles réclamaient la liberté d’expression et la fin de la violence d’État – toutes des notions qui se sont révélées complètement étrangères à la politique menée par Ennahda, une politique pro-capitaliste dans son contenu, violente et répressive dans sa forme politique.
Agitation sociale
La nouvelle année à peine commencée a déjà fourni une nouvelle série d’exemples pour illustrer ce dernier point. Au début du mois de janvier, le gouvernement dirigé par Ennahda a annoncé de nouveaux prélèvements fiscaux, y compris une nouvelle taxe sur le transport, dans le cadre du budget 2014.
Derrière le gouvernement se cache le FMI et d’autres bailleurs de fonds internationaux, lesquels réclament des mesures d’austérité drastiques, y compris la réduction des subventions d’Etat sur des produits de première nécessité- mesures que le gouvernement, assis sur un chaudron social bouillant, ne s’était pas encore senti suffisamment en force et en confiance que pour mettre en œuvre concrètement.
La propagande officielle a notamment consisté à expliquer les raisons du déficit budgétaire actuel comme étant le résultat de la hausse des salaires des travailleurs du secteur public au cours des dernières années. Le caractère ridicule et scandaleux de ce type d’argument peut être aisément mis en lumière quand on sait qu’une clique de 70 milliardaires tunisiens possède un patrimoine équivalant à 37 fois le budget actuel de l’Etat tunisien.
Néanmoins, pensant qu’il pouvait tromper les masses en surfant sur l’effet l’annonce de l’accord récent formellement conclu à la mi-décembre avec l’opposition sur l’idée d’un cabinet de « technocrates », le gouvernement sortant a décidé de faire passer ces « mesures impopulaires » si chères à la grande bourgeoisie.
La réponse du peuple tunisien ne s’est pas fait attendre: immédiatement après les hausses de taxes annoncées, des manifestations quotidiennes ont balayé le pays du Nord au Sud. Les manifestants, révoltés par la nouvelle augmentation d’impôts, ont attaqué des bâtiments gouvernementaux, pris d’assaut les postes de police, bloqué les routes, et saccagé les bâtiments locaux du parti au pouvoir.
Les protestations et les grèves ont commencé les 7 et 8 janvier dans les villes du centre et du sud, en particulier Kasserine, Thala et Gafsa, parmi les plus pauvres du pays. A Kasserine, une grève générale prit place le 8, jour qui coïncidait avec le troisième anniversaire de la mort du premier martyr de la ville par la police de Ben Ali. La grève avait réussi à fermer tous les commerces et les institutions publiques de la région. De violents affrontements ont également eu lieu entre la police et des habitants dans les quartiers populaires de la ville.
En outre, le mardi 7, les magistrats tunisiens ont entamé une grève de trois jours, orientée contre les tentatives du gouvernement de domestiquer le système judiciaire. La grève a été suivie dans tous les tribunaux du pays.
Plusieurs bâtiments et postes de police furent pris d’assaut et même incendiés, comme à Feriana et Maknassy, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, tandis que de nombreux barrages routiers ont été érigés à travers le pays. Le jeudi 9, de violentes manifestations ont éclaté dans la ville de Tataouine, dans le Sud du pays. Les manifestants ont brûlé des véhicules de police, attaqué le poste de police, brûlé le siège régional du parti au pouvoir, et même attaqué le bureau régional de l’emploi.
Finalement, les manifestations ont gagné la capitale, Tunis. Le 10 janvier, des manifestations de masse eurent lieu à l’extérieur des bâtiments des finances publiques, et de violents affrontements entre des jeunes et les forces de l’État éclatèrent dans la banlieue pauvre d’Ettadamen.
Le rôle de l’UGTT
Au-delà de la taxe en question, qui a agi comme un déclencheur, un grand nombre de manifestants étaient de jeunes chômeurs, exprimant leur colère contre la situation générale du pays.
Souvent, durant les trois dernières années, la jeunesse a été une étincelle importante dans l’éruption des mouvements sociaux, l’emploi des jeunes ayant été à l’épicentre des motivations initiales ayant alimenté le feu de la révolution tunisienne.
Cependant, comme le CIO l’a souligné à plus d’une reprises, le mouvement ouvrier organisé, surtout considérant le poids lourd représenté par la fédération syndicale l’UGTT, occupe en Tunisie une position stratégique dans l’économie et la société, que de nombreux travailleurs à l’échelle internationale envieraient sans doute. Cette position particulière du mouvement syndical tunisien a le potentiel de donner une portée qualitativement différente, ainsi qu’un caractère plus organisé, et plus massif aussi, aux mouvements sociaux. Forte de son million de membres, et de ses 150 bureaux à travers tout le pays, l’UGTT offre une base organisationnelle puissante pour mettre la classe ouvrière au cœur d’une stratégie visant à s’emparer du pouvoir politique.
Pourtant, à d’innombrables reprises, les travailleurs ont été bloqués dans leur route par les manœuvres de sa direction nationale, dont la réticence à mener une lutte soutenue contre les gouvernements pro-capitalistes qui se sont succédé depuis la chute de Ben Ali a été une caractéristique constante de la situation des trois dernières années.
Depuis l’été dernier, le secrétaire général de l’UGTT Houcine Abassi et son équipe ont offert la médiation du syndicat pour résoudre la crise politique que traverse le pays ; cela non pas en poussant les revendications révolutionnaires dans la rue et en encourageant les travailleurs et les pauvres à construire leur lutte pour s’emparer du pouvoir, mais bien plutôt en essayant d’asseoir à la même table les différentes ailes politiques de la classe capitaliste, et de négocier un accord qui leur convienne à tous.
Comme Abdelhak Laabidi le déclare dans son interview : « L’UGTT est l’organisation qui détient le plus grand pouvoir dans le pays, celui des travailleurs. Tout gouvernement devrait être amené à craindre cette organisation ; malheureusement, la bureaucratie n’arrête pas de lancer des bouées de sauvetage à ces gouvernements dont tout le monde a vu les échecs répétés dans tous les domaines, qu’ils soient social, politique (étrangère et intérieure), sécurité etc. Comment peux-t-on poser la question de l’entente nationale avec des partis qui sont concrètement entrain de paupériser les travailleurs et les couches le plus démunies? »
Malgré la présence, dans certaines régions et localités, de dirigeants syndicaux combatifs, et malgré un nombre infini de mouvements de grève, souvent solides, prenant place régulièrement au niveau local, régional et sectoriel, la bureaucratie nationale de l’UGTT a fait littéralement tout en son pouvoir pour empêcher la lutte de s’engager sur la voie d’un affrontement généralisé avec le régime au pouvoir, ainsi qu’avec les intérêts de l’élite capitaliste. Le contraire est le cas: la bureaucratie syndicale a en réalité systématiquement fourni ses services afin de sauver le système à chaque fois que celui-ci était sur le point d’être menacé par les masses.
Les couches urbaines paupérisées, et la question des émeutes
Ceci a conduit à l’approfondissement de la frustration chez les travailleurs et les militants syndicalistes de base, mais aussi parmi toute une couche de jeunes et des couches urbaines paupérisées -dont beaucoup tentent désespérément de survivre au quotidien via toutes sortes d’activités informelles.
Désespérées et de plus en plus souvent aliénées par un syndicat qui ne semble pas donner la moindre perspective pour faire avancer la lutte révolutionnaire, certains de ces couches ont pu être plus aisément tentées d’emprunter la voie des émeutes afin d’exprimer leur rage, une rage bien légitime, mais bien souvent sans direction. Parfois, de petits criminels locaux ont également profité de l’état de confusion pour commencer à piller des magasins ou des propriétés, qu’elles soient publiques ou privées.
Ce phénomène a été encore observé dans le cycle des récentes mobilisations de janvier. Les raisons en sont d’abord le rôle traître jouée par la direction de l’UGTT, qui a échoué à plusieurs reprises à offrir une perspective de construire un mouvement de masse soutenu et ambitieux: un mouvement qui prenne sérieusement en considération les griefs des jeunes chômeurs et des plus démunis, et qui mobilise pleinement et efficacement la « cavalerie lourde », à savoir la classe ouvrière en tant que telle, lorsque la situation l’exige de la manière la plus pressante.
D’autre part, bien que nous comprenons parfaitement les raisons de ces émeutes, ces dernières contribuent malheureusement souvent à pousser les larges masses hors de la rue, à fournir des munitions à la propagande de l’État pour « rentrer dans le tas » et diviser le mouvement, et en plus, à dégrader encore plus les quartiers pauvres qui souffrent déjà cruellement du manque d’investissements publics.
Le gouvernement recule
Néanmoins, en dépit de ces complications, l’explosion de masse de la fureur populaire en janvier fut suffisante pour que le gouvernement tremble sur ses bases. Pressé par le risque de perdre le contrôle de la situation, le jeudi 9, à la suite d’une réunion d’urgence du cabinet ministériel, le Premier ministre sortant Ali Laarayedh annonça lors d’une conférence de presse que tous les nouvelles taxes imposées par le nouveau budget 2014 seraient suspendues jusqu’à nouvel ordre.
Ce recul du gouvernement montre que la pression du FMI et Cie pour mener l’austérité d’une part, et la colère de masse dans la société d’autre part, n’offriront que très peu de marge de manœuvre à n’importe quel gouvernement capitaliste pour « naviguer calmement » dans les mois qui viennent. De nouvelles confrontations sociales et de nouveaux troubles politiques sont aussi inévitables que la nuit succède au jour.
Dans le même temps, le mouvement de protestation de janvier a forcé la démission du gouvernement. Bien que cette démission faisait officiellement partie d’un accord déjà conclu à la fin de l’année dernière, il n’y avait pas de calendrier précis ni de garantie claire que cela se fasse pour de bon ; dans ce sens, il n’y a pas de doute que la démission concrète et immédiate d’Ennahda a été précipitée par la pression du mouvement populaire.
« A la surprise des sceptiques laïcs, Ennahda a tenu parole », commentait récemment le magazine ‘The Economist’ sur le fait que le parti a finalement décidé de démissionner. Pourtant, ce « départ volontaire » » n’a rien à voir avec le fait que les islamistes d’Ennahda aient « tenu leur parole », mais tout à voir avec le rejet massif de ce parti dans la rue, et avec la peur des classes dirigeantes quant à de nouvelles flambées révolutionnaires si Ennahda reste au pouvoir trop longtemps.
Ce dernier point, les dirigeants et les stratèges les plus intelligents d’Ennahda avaient sérieusement commencé à le comprendre. C’est la principale raison pour laquelle le CIO avait déjà affirmé depuis des mois que, depuis l’assassinat de Mohamed Brahim en août dernier (voir notre article), la fin du règne d’Ennahda n’était plus une question de «si» mais plutôt de «quand».
Un gouvernement « indépendant » ?
La démission du gouvernement de Laarayedh a consisté dans le passage du pouvoir à un nouveau gouvernement de soi-disant « technocrates indépendants». Ce changement est pompeusement présenté comme clôturant le chapitre de la crise politique ouverte par l’assassinat de Mohamed Brahmi.
Pourtant, si la fin du règne d’Ennahda pourrait apporter temporairement une certaine accalmie dans la lutte de classes, et un effet de soulagement parmi certaines couches de la population, cette accalmie, selon toute vraisemblance, sera de très courte durée.
Le nouveau Premier ministre en charge n’est rien d’autre que l’ancien ministre de l’Industrie, Mehdi Jomaa. L’idée qu’un gouvernement dirigé par un membre de la coalition sortante -et dont l’essentiel de la carrière fut passée dans une position dirigeante et lucrative au service de la multinationale française Total- peut être étiqueté comme «indépendant» est tout à fait risible.
L’essence de ce gouvernement est de répondre aux exigences de la classe dirigeante, qui cherche à reconstruire un gouvernement soi-disant plus «consensuel», nettoyé des figures les plus controversées et les plus embarrassantes, afin de faire avaler plus facilement aux masses la pilule de l’austérité à venir.
Le rôle des masses dans la révolution, et la nouvelle Constitution
Peu de gens, parmi les commentateurs et les politiciens pro-capitalistes, sont prêts à admettre le rôle crucial joué par les masses tunisiennes dans le cours des évènements des trois dernières années.
En effet, les grèves et protestations de masse de la part des travailleurs, de la jeunesse et des masses populaires ont non seulement évincé Ben Ali du pouvoir en Janvier 2011, mais ont également été le facteur déterminant dans le cours de tous les événements politiques d’importance depuis lors. Toute analyse qui omettrait de tenir compte, en particulier, de la force et de l’influence unique du mouvement syndical tunisien peut difficilement expliquer quoi que ce soit de ce qui se passe dans le pays.
Par exemple, dimanche dernier, la nouvelle Constitution a été adoptée par une écrasante majorité des membres de l’Assemblée Constituante. Cette constitution est présentée comme très «avancée», du moins comparativement au reste du monde arabe (adoptant en théorie l’égalité des sexes, ne mentionnant pas la charia comme principale source du droit, etc.)
Un grand nombre de commentateurs et de journalistes expliquent cela par le fait qu’Ennahda a soi-disant une politique plus « conciliante », mois « jusqu’au-boutiste » que ses homologues des Frères Musulmans dans d’autres pays tels que l’Egypte. Mais peu se réfèrent aux traditions séculaires et féministes encore importantes qui existent en Tunisie, en raison du rôle historique joué par l’UGTT sur ces questions, et à la résistance prévisible qu’Ennahda rencontrerait sur son chemin si elle visait à s’attaquer pour de bon à ces acquis (comme l’interdiction de la polygamie, l’égalité d’accès au divorce, etc). Ces éléments sont pourtant essentiels afin d’expliquer la raison pour laquelle les islamistes ont été contraints à plus de «pragmatisme» dans leur projet d’islamisation de la société.
Ceci dit, il n’y a pas de quoi se réjouir de cette nouvelle constitution pour autant. Sur la question des droits des femmes, dire qu’il y a encore un long chemin à parcourir vers l’égalité des sexes est un euphémisme. Par exemple, alors que 70 % des hommes en Tunisie sont classés comme faisant partie de la population active, le chiffre n’est que de 27 % pour les femmes. Un article publié l’an dernier sur notre site (voir ici) évoquait toutes les menaces et les défis que rencontrent les femmes en Tunisie, que tout article formel dans une Constitution ne sera pas en mesure d’adresser sans qu’une lutte sérieuse ne soit menée sur le terrain pour transformer fondamentalement la manière dont la société fonctionne.
De nombreux commentateurs insistent sur le fait qu’avoir une nouvelle constitution est, en soi, la satisfaction d’une revendication importante de la révolution. Mais la constitution elle-même n’a jamais représenté qu’une parmi de nombreuses revendications révolutionnaires, dont les revendications économiques et sociales constituaient clairement le cœur.
De surcroit, la revendication d’une Assemblée constituante pour rédiger une nouvelle Constitution telle qu’elle avait été soulevée initialement, avait, dans l’esprit de beaucoup de travailleurs et de jeunes révolutionnaires, un caractère complètement différent de celle qui a été érigée. En effet, l’élite politique, dans l’Assemblée et au gouvernement, et le texte constitutionnel qu’elle a produit, n’ont pas même commencé à effleurer la question de la transformation sociale et économique à laquelle la majorité de la population aspirait. Au contraire, les politiques continuellement menées jusqu’à présent n’ont fait qu’empirer les choses pour les ‘99 %’ de la population tunisienne. Ce n’est certainement pas la nouvelle Constitution qui va, par magie, y changer quelque chose.
Pour finir, d’un point de vue politique , comment peut-on parler de «démocratie» quand des accords gouvernementaux sont ficelés derrière les rideaux, sans que les masses aient leur mot à dire et un contrôle sur quoi que ce soit ; quand les ministres et les membres de l’Assemblée Constituante vivent de salaires et de privilèges scandaleusement élevés alors que de larges pans de la population rencontrent au quotidien des difficultés financières croissantes ; et quand les instruments de répression, y compris de vieilles lois dictatoriales utilisées sous Ben Ali, sont resservies aux quatre coins du pays pour museler ceux et celles qui résistent ?
Pour une politique socialiste, au service des pauvres et des travailleurs
Pour résumer, malgré la propagande en cours, les exigences et revendications de la révolution tunisienne n’ont absolument pas abouties, que du contraire. Cela ne peut d’ailleurs pas se faire dans le carcan d’une économie capitaliste, où la richesse produite est siphonnée pour les profits de quelques-uns.
Un autre modèle de société, une société démocratique et socialiste, portée et construite par les travailleurs, mettrait fin à la spoliation et au gaspillage capitaliste, et utiliserait les ressources disponibles afin d’élever considérablement les capacités de la société à pouvoir répondre aux besoins de la population.
Un gouvernement véritablement révolutionnaire, contrairement à ceux qui ont été au pouvoir depuis la chute de Ben Ali, mettrait en œuvre des moyens radicaux pour s’attaquer aux problèmes de la pauvreté, de la corruption et de la faim dans le pays. Il mobiliserait en masse les travailleurs, les jeunes, les pauvres des villes et des zones rurales, afin de construire le soutien le plus large possible pour une politique se confrontant directement au système capitaliste, aux intérêts des grands patrons et des propriétaires terriens, et à leur État.
Pour commencer, il ferait peu de cas de la dette à payer aux créanciers internationaux, en refusant tout simplement de l’honorer. Il imposerait un contrôle de l’Etat sur le commerce extérieur, et nationaliserait les grands conglomérats privés sous le contrôle démocratique des travailleurs.<p<
Construire la riposte, dès à présent
Une lutte de masse, indépendante des partis de la bourgeoisie, sera nécessaire pour imposer un tel gouvernement. Une lutte qui devra être bien organisée et structurée à tous les niveaux pour être pleinement efficace.
Dans l’immédiat, des comités d’action anti-austérité pourraient par exemple être mis en place dans les quartiers populaires, sur les lieux de travail, sur les campus universitaires et dans les lycées, pour se préparer à la nouvelle vague d’austérité qui s’annonce.
Des discussions larges devraient être organisées sans plus tarder dans les cellules locales de l’UGTT et de l’UGET (le syndicat étudiant) à travers le pays, pour essayer de coordonner la riposte des masses. Une grève générale préventive de 24H à travers le pays serait un bon début pour ramener la balle dans le camp du mouvement ouvrier, et afin de donner un avertissement fort au nouveau gouvernement que la moindre mesure d’austérité sera répondue par une résistance farouche et sans concession.
Bien sûr, comme l’expérience de l’an dernier l’a amplement démontrée, une telle grève, laissée sans lendemain, serait un coup dans l’eau. Elle ne prendrait du sens que si elle s’inscrit dans un agenda ambitieux visant à l’escalade des mobilisations : à savoir renforcer chaque action de grève et de désobéissance civile par de nouvelles actions plus ambitieuses, plus organisées et plus massives encore, avec des revendications non seulement défensives mais aussi offensives, s’attaquant directement au diktat de la classes capitaliste.
Afin d’éviter de voir la lutte être une fois de plus détournée par la bureaucratie syndicale et politique, construire des structures de lutte révolutionnaire contrôlées par les masses elles-mêmes, et englobant le nombre le plus large possible de gens qui veulent s’impliquer dans le mouvement, est une tâche absolument vitale. Des comités populaires et d’action, comités révolutionnaires, comités de quartier ou quelqu’en soit le nom, ce type de structures collectives doivent aider à organiser le mouvement par la base et pour la base.
De telles structures, connectées via un système de délégation à l’échelle locale, régionale, et nationale, poserait la base pour préparer les travailleurs, les masses populaires et les jeunes à se substituer pour de bon au pouvoir des capitalistes et de leur Etat, et à construire une société qui réponde à leurs aspirations.
La gauche tunisienne et le mouvement présent
Malheureusement , les dirigeants des principaux partis qui se disent «socialiste», «marxiste» ou «communiste» en Tunisie ont, pour leur plus grande part, abandonné la défense d’un tel programme socialiste, ayant décidé plutôt de courir après des accords sans scrupules et sans principes avec des partis politiques qui défendent un agenda néo-libéral.
Les dirigeants de la coalition du « Front populaire », en particulier, en concluant honteusement l’an dernier un accord politique avec les forces liées à l’ancien régime, au travers du « Front de Salut National », portent une lourde responsabilité quant à la crise que traverse à présent la gauche organisée.
En décembre dernier, de nouveau, la direction du Front populaire, après avoir rencontré l’ambassadeur américain, a réaffirmé son soutien à la mise en place d’un gouvernement « technocratique ». Au cours des derniers jours, les dirigeants du Front se sont contentés de contester le choix du ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement Jomaa, sans pour autant rejeter en principe ce qui n’est pourtant rien d’autre que la nouvelle formule gouvernementale imposée par la classe dirigeante afin d’appliquer ses politiques viscéralement anti-ouvrières.
Les partisans du CIO en Tunisie essaient d’encourager les discussions avec d’autres militants de gauche sur la nécessité de la construction d’une nouvelle alternative politique de masse, qui puisse véritablement représenter la classe ouvrière et les pauvres, et rester fidèles à leurs aspirations au changement révolutionnaire.
Beaucoup, dans les rangs de la gauche, parmi les membres de base du Front populaire, dans les mouvements sociaux et ailleurs, s’interrogent sérieusement sur l’orientation et le programme appliqués par les dirigeants de la gauche politique ces dernières années: en essence, servir de couverture de gauche aux plans de la classe dirigeante visant à mettre fin au processus révolutionnaire. De la même manière, beaucoup au niveau de la base de l’UGTT, et à certains niveaux intermédiaires du syndicat dans une certaine mesure, sont très critiques vis-à-vis des politiques menées par la direction centrale du syndicat.
En conséquence, de nombreux réalignements politiques ont lieu dans les partis de gauche tunisiens, à la suite de l’expérience révolutionnaire récente. Le FOVP (« Force Ouvrière pour la Victoire du Peuple », mentionné dans l’interview), résultat d’une scission au sein de la LGO (« Ligue de la Gauche Ouvrière », aujourd’hui section tunisienne du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale) est l’une parmi plusieurs expressions politiques de ce processus.
La mise en place d’une plate-forme large, ouverte à tous les militants et les groupes qui refusent des accords politiques avec les partis pro-capitalistes, et qui veulent construire la lutte selon des lignes de classe claires, serait un pas en avant bienvenu, afin de reconstruire l’instrument politique révolutionnaire dont les travailleurs et les masses pauvres en Tunisie ont désespérément besoin pour la réussite de leur révolution inachevée.