Tag: Guerre en Ukraine

  • En finir avec la guerre et la militarisation. Que signifie la mobilisation en Russie pour la guerre en Ukraine ?

    Une fois de plus, le président Poutine a choqué le monde avec son émission télévisée destinée à la population russe, dans laquelle il a annoncé la “mobilisation partielle” de troupes à envoyer en Ukraine, dans ce qui n’est toujours pas officiellement appelé une “guerre”.

    Par Walter Chambers, (Alternative Socialiste, Russie)

    L’essentiel de son discours reposait sur l’idée que cette “opération militaire spéciale” visait à libérer le Donbas du “régime néonazi” et à “défendre la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Russie”. Il a poursuivi en affirmant que Kiev était favorable aux négociations, mais que les puissances occidentales étaient déterminées à affaiblir, briser et détruire la Russie. Il a ensuite parlé de la ligne de front de mille kilomètres sur laquelle les forces russes doivent combattre “l’ensemble de la machine militaire collective de l’Occident” et des représentants de haut niveau de l’OTAN qui envisagent “d’autoriser l’utilisation d’armes de destruction massive – des armes nucléaires – contre la Russie”. Il a prévenu qu’ils devaient comprendre que la Russie dispose elle aussi de telles armes et qu’elle les utilisera si l’intégrité territoriale de la Russie est remise en cause.

    De nouvelles protestations

    De nombreux Russes ont passé la journée en état de choc et de panique à la suite de ces propos. En quelques minutes, toutes les places dans les avions et les bus quittant la Russie ont été vendues, souvent à des prix dix fois supérieurs à la normale. En raison des sanctions, il n’y a de vols internationaux que pour une poignée de pays. Des files de voitures de plusieurs dizaines de kilomètres de long se sont formées aux frontières finlandaise, géorgienne et même mongole. Les recherches sur Google sur la façon de casser les bras et les jambes ont atteint des sommets.

    Après avoir été repoussées dans le silence en raison de la répression massive mais aussi d’une mauvaise direction après le début de la guerre, de nouvelles manifestations anti-guerre ont eu lieu dans toute la Russie. Pas de l’ampleur de celles de début mars, mais néanmoins significatives. Elles sont également d’un caractère différent : la moitié des participants aux premières manifestations étaient des femmes, et cette proportion a augmenté, car les mères, les sœurs et les grands-mères s’inquiètent pour leurs hommes.

    De nombreuses troupes originaires de Tchétchénie, pays notoirement autoritaire, ont déjà combattu en Ukraine, mais n’ont pas été particulièrement efficaces – les Ukrainiens les appellent les “troupes tik-tok”, car elles sont plus intéressées par se filmer. Elles auraient subi de lourdes pertes.

    La semaine dernière, un groupe de femmes de Grozny, la capitale tchétchène, a appelé à une action de protestation contre la nouvelle mobilisation. Elles ont rapidement été arrêtées. Les autorités ont menacé d’envoyer tous leurs parents masculins au front. Quelques heures plus tard, une campagne intitulée “Les hommes contre la mobilisation” a appelé à une manifestation après les prières du vendredi. Le dictateur Ramzan Kadyrev, qui s’est fait une réputation de seigneur de guerre, a été contraint d’annuler toute nouvelle mobilisation, en affirmant que la Tchétchénie avait déjà “dépassé son plan”.

    Ailleurs dans le Caucase russe, les hommes du Daghestan, confrontés à la menace d’une mobilisation, ont bloqué l’autoroute fédérale. Dans la république voisine de Karbadino-Balkarie, des femmes se sont rassemblées sur la place centrale de la capitale pour chasser le maire de la ville lorsqu’il a tenté de les convaincre de la nécessité d’une mobilisation.

    Une vague d’attaques au cocktail Molotov s’est intensifiée contre des centres de recrutement et des bâtiments municipaux dans toute la Russie, y compris en Crimée.

    Les manifestations qui se sont étendues à plus de 30 villes mercredi soir étaient naturellement plus importantes dans les grandes villes de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Près de 1400 personnes ont été arrêtées et sont actuellement devant les tribunaux, où beaucoup d’entre elles risquent jusqu’à 15 jours de prison. À Moscou, des recruteurs militaires attendaient dans les commissariats de police pour remettre des documents de recrutement aux hommes arrêtés. De nouvelles manifestations ont eu lieu aujourd’hui, samedi, avec déjà près d’un millier d’arrestations.

    Manifestation antiguerre à Moscou

    Dans les régions peuplées principalement de Russes, comme la Bouriatie, qui a déjà envoyé un nombre disproportionné de troupes en Ukraine et subi beaucoup plus de pertes humaines, le régime tente toujours de recruter davantage. On vient chercher les hommes de nuit chez eux ou alors au travail, en ne leur laissant que quelques heures pour se préparer. Les groupes de défense des droits humains disent recevoir des milliers d’appels à l’aide.

    De nouvelles tactiques imposées par la retraite

    Ce changement dans la conduite de la guerre par le Kremlin, pour ne plus s’appuyer sur des soldats professionnels, et l’annonce de la tenue de référendums dans les régions occupées d’Ukraine est une réponse aux revers dramatiques que le régime russe a subis en Ukraine à partir de la mi-septembre.

    Il semble qu’une fois la première percée réalisée par les troupes ukrainiennes, qui se battent contre l’occupation russe et ont un moral élevé, les Russes démotivés et démoralisés ont tout simplement abandonné et se sont retirés en masse. En quelques jours, les forces ukrainiennes étaient déjà à la limite de la région de Louhansk. Selon les estimations ukrainiennes, les Russes ont laissé derrière eux des chars, des véhicules blindés, ainsi que d’autres équipements importants équivalents à une somme de 600 millions de dollars.

    Les commentateurs occidentaux abordent parfois le moral élevé des forces ukrainiennes par opposition à l’état de l’armée russe, qui souffre d’une “corruption endémique, d’un moral bas et d’un leadership médiocre, l’initiative individuelle étant rare et les commandants profondément réticents à accepter une responsabilité personnelle.” [selon le Conseil atlantique]. Mais dans leur grande majorité, ils attribuent la victoire de l’Ukraine à la fourniture d’armes de haute technologie telles que les HIMAR (High Mobility Artillery Rocket System, lance-roquettes multiples de l’United States Army).

    Il ne fait aucun doute que ces armes jouent un rôle. Mais une image plus équilibrée est donnée par la publication “KharkivToday”, un mois avant l’avancée ukrainienne. Elle indique qu’à l’époque, la région de Kharkiv ne comptait qu’un seul HIMAR, qui s’était avéré très efficace dans la destruction initiale des stocks d’armes russes. Mais le commandant du HIMAR a souligné que “les Russes se sont très vite adaptés à la nouvelle arme que les partenaires avaient donnée à l’Ukraine, en déplaçant leurs stocks d’armes plus loin dans le territoire occupé”.

    L’état d’esprit de la population locale est tout aussi important. Il y a, naturellement, une petite couche prête à coopérer, et parfois même à soutenir l’occupation. Mais à l’opposé, il existe un mouvement “partisan” en plein essor qui aurait tenté d’assassiner au moins 19 administrateurs pro-russes dans la seule région de Kherson. Les tracts et les appels aux soldats russes sont courants. En l’absence d’une position de classe consciente, certains de ces appels sont des menaces de mort grossières, mais il y a aussi des appels à la reddition avec des codes QR pour expliquer comment faire. “KharkivToday” publie la photo d’une affichette qui avertit les soldats russes que les partisans ukrainiens poursuivent la tradition de leurs grands-pères en détruisant les forces ennemies sur les territoires occupés.

    La Russie a effectivement perdu le contrôle des parties de la région de Kharkiv qu’elle avait occupées en mars et subit de nouvelles pressions dans le Donbas, en particulier dans le sud de la région de Kherson.

    La réaction de la ligne dure

    Après le retrait forcé de la Russie des environs de Kiev et de la ville de Kharkiv à la fin du printemps, la Russie semblait progresser, bien que très lentement, dans le Donbas. Au cours de l’été, on a assisté à une consolidation de l’opinion publique russe autour de l’opération militaire, avec un soutien croissant dans les sondages d’opinion. Il semble toutefois que le soutien des partisans de la ligne dure n’ait pas augmenté.

    Après que les premières manifestations héroïques contre la guerre aient été contraintes de se retirer, les voix de l’opposition au sein de l’élite dirigeante se sont tues. Ceux qui, comme le Premier ministre Mikhail Mishustin et le maire de Moscou Sergey Sobyanin, étaient censés ne soutenir la guerre qu’à contrecœur, ont choisi de ne faire aucun commentaire. Les élections des gouverneurs régionaux début septembre, au cours desquelles les trois partis d’opposition systémiques, y compris les soi-disant communistes, ont tous soutenu la guerre, ont vu le parti au pouvoir, Russie Unie, remporter toutes les régions. Mais le dernier jour du scrutin a coïncidé avec la nouvelle de la retraite en Ukraine.

    Le Parti de la guerre était furieux, d’autant plus que le Kremlin et les chaînes d’information officielles présentent toujours les choses comme si tout se passait comme prévu. Les commentateurs pro-guerre se déchaînent sur les médias sociaux et critiquent souvent la campagne militaire sur les médias d’État.

    Igor Girkin (Strelkov), un ancien militaire particulièrement désagréable, membre du KGB et mercenaire d’extrême droite, qui a dirigé la prise de contrôle de la Crimée en 2014 et les premières interventions militaires dans le Donbas, a commenté : “Nous avons déjà perdu, le reste n’est qu’une question de temps.” Un autre, Zakhar Prilepin, a commenté : “Les événements dans la direction de Kharkiv peuvent à juste titre être appelés une catastrophe”. Ils accusent le Kremlin et les autorités militaires d’incompétence, et ont passé la semaine à réclamer une mobilisation totale.

    Des politiciens “de poids”, tels que l’ancien président (et prétendument libéral) Dmitri Medvedev, justifient agressivement l’utilisation d’armes nucléaires et suggèrent que la Russie envahira ensuite la Moldavie et le Kazakhstan. Le soi-disant leader communiste Guennadi Ziouganov a proposé que les mobilisés ne reçoivent qu’une formation de deux semaines avant d’être envoyés au front.

    Il est clair qu’au sein de l’élite, les débats sont vifs sur la question de savoir jusqu’où il faut risquer la mobilisation. Le discours télévisé de Poutine a été retardé de 14 heures – certains suggèrent que cela était dû à la mauvaise santé du président. Il était probablement plus probable qu’elle ait été retardée pour parvenir à un accord et avertir les autorités régionales de préparer les mesures de sécurité nécessaires.

    Les référendums

    La décision d’organiser des référendums dans les zones occupées de l’Ukraine est également une réaction de panique. En août dernier, Denis Pushilin, chef de la république de Donetsk (DNR), a déclaré qu’un référendum n’avait de sens que si l’ensemble du Donbas était sous contrôle russe. Le 5 septembre, Kirill Stremousov, porte-parole de l’administration russe du Kherson occupé, a déclaré qu’il ne devait pas y avoir de référendum pour des “raisons de sécurité”. Pourtant, trois jours seulement avant le début du référendum, il a été annoncé que des votes seraient organisés dans quatre régions – Donetsk et Louhansk, et la partie des régions de Kherson et de Zaporizhzhia sous contrôle russe. Deux petits districts de la région de Mykolaiv seront rattachés à Zaporizhzhia.

    Selon les autorités russes, ces quatre régions comptent désormais 5 millions d’habitants. En 2021, elles comptaient près de 9 millions d’habitants. Pour organiser le vote, des systèmes en ligne sont combinés à des visites en porte-à-porte, et le dernier jour du scrutin, les bureaux de vote seront soi-disant ouverts. La police et les forces d’urgence, ainsi que de nombreuses sociétés de sécurité privées, sont mobilisées pour accompagner les “agents électoraux” lors de leurs visites à domicile. L’emplacement des bureaux de vote est tenu secret (on ne sait pas encore comment les gens pourront le découvrir), de peur qu’ils ne soient attaqués par le mouvement partisan ukrainien en pleine expansion.

    Lorsque près de la moitié de la population a été contrainte de fuir les régions où les combats se poursuivent, il ne fait aucun doute que les résultats ne seront pas fiables. Une étude plus réaliste de ce que pense la population d’au moins les régions de Donetsk et de Louhansk est démontrée par les sondages d’opinion réalisés au cours de la dernière décennie. En 2014, lorsque les humeurs anti-Kyiv étaient à leur apogée, 80 % à Louhansk et 87 % à Donetsk étaient favorables à ce que l’Ukraine reste indépendante, et dans les deux régions, moins d’un tiers étaient favorables à une rupture pour rejoindre la Russie. Dans d’autres régions, comme Kherson, le soutien à l’adhésion à la Russie était inférieur à 10 %. Dans les trois sondages d’opinion réalisés en 2021-22 (avant la guerre), le soutien à une Ukraine indépendante avait augmenté, et dans le Donbas, moins de 20 % souhaitaient rejoindre la Russie. Depuis février, il est presque certain que le soutien à la Russie a encore diminué.

    Le régime russe décrit les référendums non pas comme une “campagne électorale”, mais comme une “mobilisation” menée par les administrations pro-russes locales et les services de sécurité. Au cours des premières heures du scrutin, les quelques pro-russes restants sont conduits en bus dans un petit nombre de bureaux de vote pour donner l’illusion d’un vote enthousiaste. Ensuite, le porte-à-porte et les votes électroniques vont envahir le système. Le Kremlin prétendra que d’énormes majorités sont en faveur de l’adhésion à la Russie. Selon des documents internes du Kremlin, ils veulent annoncer un vote “pour” à 90 % avec une participation de 90 % dans les régions de Donetsk et de Louhansk, et un vote “pour” à 90 % avec une participation de 80 % dans les autres régions.

    Probablement le jour suivant l’annonce par le Kremlin de ces votes écrasants (28 septembre), la Douma russe votera l’annexion des régions. Il ne sera pas surprenant, compte tenu de ses antécédents en matière de résolutions favorables à la guerre, que le leader “communiste” Zyuganov présente cette proposition ! Cela changera la nature de la guerre, du moins selon la logique du Kremlin. Dès lors, le Kremlin prétendra que toute “incursion” des forces ukrainiennes dans les quatre régions, ou en Crimée, constituera une attaque contre “l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie”. Cela signifie que les restrictions actuelles concernant les lieux où les soldats conscrits peuvent servir, ou les armes plus dangereuses utilisées, changeront. Si de nombreux dirigeants occidentaux ont considéré le discours de M. Poutine comme un signe de désespoir et de bluff, il est clair que des moments plus dangereux peuvent encore survenir lorsque le Kremlin voit ses objectifs compromis.

    La Russie de plus en plus isolée

    Poutine et le ministre des affaires étrangères Lavrov sont déjà traités comme des parias par les dirigeants et les institutions de ce que le Kremlin appelle désormais les “pays inamicaux”. Après que M. Lavrov a abandonné la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies, le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a déclaré qu’il “s’enfuyait, tout comme ses soldats”.

    Aujourd’hui, ils sont de plus en plus malmenés par ceux du reste du monde, avant même la fameuse allocution télévisée de Poutine. La retraite de Kharkiv a démontré que la Russie, qui était jusqu’à présent considérée comme la deuxième puissance militaire du monde, est un partenaire peu fiable.

    Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, qui réunit la Chine, l’Inde, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Pakistan, la Russie, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et, depuis la semaine dernière, l’Iran, s’est tenu en Ouzbékistan la semaine dernière. La Turquie, le Belarus, le Sri Lanka et d’autres pays y ont participé en tant qu’observateurs. Avant février, la Chine et la Russie étaient considérées comme des partenaires de premier plan. Pourtant, le président ouzbek, Shavkat Mirziyoyev, a rencontré Xi Jinping lors de son arrivée en avion, tandis qu’un sous-fifre était envoyé pour Poutine. Modi a confronté Poutine en disant que “ce n’est pas le moment de faire la guerre”, tandis que Poutine a été forcé de reconnaître que la Chine avait “des questions et des préoccupations”.

    Aujourd’hui, le revirement est encore plus net. Le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Wenbin, a appelé à un cessez-le-feu “dès que possible” après le discours de Poutine. Le Kazakhstan et les États d’Asie centrale ont tous interdit à leurs citoyens de combattre contre l’Ukraine, après l’ouverture d’un bureau de recrutement à Sakharovo, où tous les étrangers vivant à Moscou doivent demander des documents. Le système de paiement bancaire russe “Mir” [qui signifie ironiquement “paix”], destiné à remplacer Mastercard et Visa, a cessé de fonctionner en Asie centrale et en Turquie. La Chine et la Turquie affirment que les référendums ne seront pas reconnus.

    La mobilisation sera-t-elle utile ?

    Le Kremlin évite toujours la déclaration de guerre, le mot est toujours illégal. Cela reviendrait à reconnaître l’échec de l’”opération militaire spéciale”. De la même manière, il évite la mobilisation totale car il craint le déclenchement d’une opposition de masse. Il a été officiellement déclaré que seuls les hommes ayant déjà une expérience militaire seraient appelés. C’est un mensonge qui est rapidement démasqué. Même dans les universités d’élite de Moscou, des agents de recrutement s’introduisent dans les cours pour distribuer des documents d’appel.

    Malgré cela, la plupart des experts ne croient pas que cette mobilisation puisse tourner les événements à l’avantage du Kremlin. Dans l’armée russe, en héritage de l’État stalinien, les officiers ne font pas confiance aux soldats, et il semblerait que même les décisions tactiques quotidiennes soient prises au Kremlin. Il n’y a pas assez d’équipement, d’officiers ou de sergents/caporaux pour former ceux qui sont mobilisés. Même dans les meilleures périodes, il faut normalement des semaines, voire des mois, pour former de nouvelles unités militaires capables d’être envoyées au front. On voit déjà apparaître des vidéos montrant les terribles conditions dans lesquelles ces nouveaux mobilisés sont censés se trouver. De nombreux experts estiment que ces nouvelles recrues ne seront que de la chair à canon.

    Un nouvel ébranlement du régime de Poutine ?

    Les commentateurs font souvent remarquer que Poutine a réussi à se maintenir au pouvoir parce qu’il a conclu un pacte informel avec un électorat loyal, dans lequel il leur assure la stabilité, bien que sans droits démocratiques, et ils restent en dehors de la politique. Il s’agit d’une compréhension quelque peu simpliste, notamment parce qu’elle ignore le fait qu’il n’y a pas eu d’alternative politique viable construite à son règne. Néanmoins, ces décisions mettent à mal ce pacte – il ne peut guère y avoir aujourd’hui de famille qui n’ait pas été bouleversée par le lancement de l’”opération spéciale”, la mobilisation, et le désastre économique qui se développe.

    Il est trop tôt pour prédire si la dernière embellie du mouvement anti-guerre peut se développer à court terme, avec une base plus large. Il faudra peut-être plus de temps pour que les conséquences de la mobilisation se fassent sentir, car les nouvelles forces sont envoyées en Ukraine, et beaucoup reviennent en tant que “Freight 200” – le terme de l’armée russe pour les sacs mortuaires. Peut-être qu’un nouveau tournant dans la guerre en Ukraine apportera de nouveaux chocs à l’élite dirigeante.

    Le capitalisme n’a pas d’issue

    Poutine, qui représente le capitalisme russe de plus en plus agressif et impérialiste, n’est pas en mesure d’accepter la défaite, ni de retirer ses troupes d’Ukraine et de reconnaître son droit à l’indépendance, car cela serait un signe de faiblesse et pourrait entraîner l’effondrement complet et rapide de son régime bonapartiste. Tant qu’il restera au Kremlin, il se tournera vers des mesures de plus en plus désespérées, notamment une nouvelle escalade possible du conflit en Ukraine. Il a déjà démontré qu’il était prêt à sacrifier les vies et les foyers des Tchétchènes, des Syriens et maintenant des Ukrainiens. En se mobilisant, il a démontré son mépris total pour les nouveaux soldats russes et leurs familles, dont beaucoup verront leur vie détruite pour qu’il puisse rester au pouvoir.

    La question clé est toutefois de savoir qui pourrait le remplacer. Le régime peut croire que la répression massive de l’opposition libérale pro-capitaliste et des autres forces d’opposition, dont certaines sont emprisonnées et beaucoup d’autres en exil, empêchera le développement d’une nouvelle opposition à son pouvoir. Mais ce ne sera pas le cas. Cela signifie cependant que tout mouvement de ce type aura un caractère largement spontané et politiquement confus jusqu’à ce qu’une véritable alternative de masse de la classe ouvrière et des dirigeants viables puissent émerger.

    Cela signifie que toute alternative à Poutine émergera vraisemblablement à ce stade de l’intérieur du régime actuel. Et le choix n’est pas attrayant. Au mieux, elle pourrait s’articuler autour d’une figure plus modérée comme Michoutine ou Sobianine, mais ils hériteraient d’une économie dévastée par la guerre et les sanctions, et seraient toujours les otages des forces mêmes de l’appareil d’État qui ont soutenu Poutine au pouvoir. L’alternative serait une figure plus dure comme Medvedev ou une figure des services de sécurité.

    Selon le général Sir Richard Barrons, ancien chef des forces militaires britanniques, les politiciens occidentaux sont “terrifiés” à l’idée d’un “soi-disant “succès catastrophique” des forces ukrainiennes qui, déjouant tous les pronostics, présagerait une défaite de la Russie menaçant le régime”. Ils pensent qu’alors un Poutine désespéré aura recours à des armes nucléaires tactiques.

    Il est clair que cela ne s’applique pas à tous les politiciens occidentaux. Alors que certains préféreraient voir une forme de compromis qui, selon les mots de Macron, permettrait à Poutine de “sauver la face”, d’autres veulent absolument repousser Poutine aussi loin que possible, tout en évitant un changement de régime. Si toutefois, Poutine décide de tout risquer, alors l’impérialisme occidental n’aura d’autre choix que de rendre la pareille, et le conflit s’intensifiera de manière incontrôlable.

    D’une manière ou d’une autre, ce sont les familles de la classe ouvrière qui subissent les effets directs de cette guerre brutale qui dure déjà depuis 7 mois, et qui pourrait durer bien plus longtemps. Au niveau mondial, elles sont confrontées à l’escalade des crises énergétique, alimentaire et inflationniste. En Ukraine, leurs maisons et leurs emplois sont détruits. C’est pour cette raison que tant d’Ukrainiens sont prêts à soutenir l’armée et la force de défense territoriale, et de plus en plus, à participer au mouvement partisan émergeant dans les zones occupées. Leur combat est celui du droit à l’autodétermination de l’Ukraine.

    Dans le même temps, plus le gouvernement Zelensky se tourne vers les puissances impérialistes occidentales pour obtenir leur soutien, plus il est prêt à hypothéquer l’avenir de l’Ukraine en acceptant les conditions des impérialistes en matière d’approvisionnement et de financement. Depuis l’été, le rythme des mesures proposées contre la classe ouvrière s’est accéléré, y compris les réformes des pensions, la privatisation des secteurs de l’armement, de l’alimentation et de l’énergie, et les réductions de salaires pour ceux qui travaillent dans le secteur public. Comme si cela ne suffisait pas, les élections de l’année prochaine sont susceptibles d’être reportées. Visiblement inquiet que la classe ouvrière apprenne à s’organiser et à résister pendant la guerre, un nouveau registre des propriétaires d’armes est en cours de préparation, sûrement pour s’assurer que les travailleurs seront désarmés à la fin de la guerre.

    Nécessité d’une alternative indépendante de la classe ouvrière

    Il est clair que la classe ouvrière, que ce soit en Russie, en Ukraine ou dans le monde, ne doit avoir aucune confiance dans le capitalisme ou l’impérialisme sous quelque forme que ce soit. Les révolutionnaires socialistes en Russie continueront à plaider pour la construction d’un mouvement anti-guerre organisé démocratiquement, enraciné dans la classe ouvrière, avec des liens avec les protestations des femmes qui se développent. Ils soutiennent le droit de l’Ukraine à l’autodétermination, qui ne peut être possible qu’avec le retrait complet des troupes russes d’Ukraine. Les révolutionnaires socialistes russes voient la nécessité de construire une alternative politique et socialiste claire, capable de s’organiser dans le cadre d’un mouvement de masse de la classe ouvrière pour renverser le régime de Poutine et mettre fin au capitalisme en Russie.

    De la même manière, les révolutionnaires socialistes des pays impérialistes occidentaux se battent pour construire des alternatives socialistes reposant sur la classe ouvrière à leurs propres gouvernements, qui non seulement attaquent les droits des travailleurs, des femmes et de la communauté LGBT+, font baisser les salaires et poussent à l’inflation, mais font également bloc pour augmenter les dépenses militaires et mener des guerres dans l’intérêt du capitalisme multinational.

    Des mouvements ouvriers et politiques forts dans d’autres pays pourraient alors apporter tout le soutien possible à la classe ouvrière en Ukraine, qui lutte pour chasser les troupes russes d’Ukraine, et en même temps l’aider à construire une alternative politique au gouvernement Zelensky, qui prépare clairement de nouvelles attaques contre les intérêts de la classe ouvrière pour aider ses partenaires commerciaux et ses alliés impérialistes. Un tel mouvement pourrait lutter contre les privatisations, les réformes des retraites et les réductions de salaires, garantir une véritable démocratie, y compris les droits à l’autonomie ou à l’autodétermination si une région particulière le souhaite.

    En fin de compte, la clé pour défendre l’autodétermination de l’Ukraine, pour mettre fin à la guerre et aux guerres futures est de construire une alternative internationale de la classe ouvrière pour mettre fin à l’existence des gouvernements impérialistes et capitalistes à travers le monde. Pour cela, nous avons besoin de la solidarité internationale de la classe ouvrière dans la lutte organisée contre tous les bellicistes, pour mettre fin au système capitaliste, source des guerres modernes, et le remplacer par une nouvelle société basée sur une économie planifiée démocratique et durable et une confédération volontaire et égale d’Etats socialistes, où tous les peuples auraient le droit à l’autodétermination, à des niveaux de vie décents et à vivre sans répression, discrimination et autoritarisme.

  • Six mois de guerre en Ukraine : Que peut faire le mouvement ouvrier ?

    Au moins 9.000 soldats ukrainiens et 15.000 soldats russes ont été tués. Des dizaines de milliers de civils ont été tués et blessés. Quatorze millions d’Ukrainiens sont en fuite et d’innombrables familles ont été brisées. Les villes et les villages ont été réduits à l’état de décombres. Au niveau international, l’approvisionnement en énergie et en nourriture est menacé. Malgré les inondations, les sécheresses et les feux de forêt, les combustibles fossiles et l’énergie nucléaire sont à nouveau utilisés à plein régime. La stagflation (cocktail d’inflation élevée et de croissance molle) semble désormais inévitable et l’armement et le militarisme pointent vers plus de conflits. Pour le PSL/LSP, seul le mouvement ouvrier peut offrir une issue à la catastrophe. Voici pourquoi et comment.

    Par Eric Byl

    La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. L’Ukraine est devenue un champ de bataille où les grandes puissances impérialistes laissent leur lutte pour l’hégémonie se développer. Aucune solution ne peut être attendue d’eux, ni de leurs alliés. Même s’ils parviennent à un compromis pourri, la guerre reprendra dès que les forces armées se seront rétablies, si la situation ne s’aggrave pas déjà maintenant.

    L’invasion avait pour but de modifier brutalement en faveur de l’oligarchie russe l’équilibre des forces tel qu’il s’était développé au cours des dernières décennies. Depuis la restauration du capitalisme, sa sphère d’influence a été constamment empiétée par des concurrents, principalement l’impérialisme occidental. Tout ce que la Russie a entrepris n’a fait que renforcer cette tendance, culminant dans une série de « révolutions de couleur » en Serbie (2000), en Géorgie (2003), en Ukraine (2004) et au Kirghizstan (2005).

    Une ère de tensions géopolitiques

    Après la grande récession de 2008/2009, la zone euro est entrée dans une crise existentielle. L’UE a été déchirée par des divisions internes dont le Brexit est le point culminant provisoire. Tous les États européens connaissent une polarisation, la résurgence des divisions nationales et l’affaiblissement de leurs institutions et partis traditionnels à la suite de décennies d’attaques néolibérales contre le niveau de vie.

    Les États-Unis sont également divisés et affaiblis. Le parti républicain est désormais contrôlé par le populiste imprévisible Trump. Le parti démocrate n’est plus en mesure de s’imposer de manière crédible comme le leader de la nation. Sur le plan international, l’affaiblissement de l’impérialisme américain s’est manifesté par la retraite déshonorante de l’Afghanistan, après laquelle les talibans ont pris le pouvoir à la vitesse de l’éclair.

    Parallèlement, la Chine est devenue le principal challenger de l’hégémonie de l’impérialisme américain. La division internationale du travail et la mondialisation ont stimulé le processus de développement combiné par l’échange et l’imitation. Sous le capitalisme, cependant, cela ne se passe pas de manière harmonieuse mais de manière chaotique et déséquilibrée, ce qui conduit inévitablement à des tensions et explique pourquoi le capitalisme est finalement synonyme de guerre.

    Les États-Unis et la Chine sont engagés dans une course à la technologie, aux armements, aux sphères d’influence, aux relations diplomatiques, etc. Une confrontation militaire directe est hors de question pour l’instant. La Chine ne peut pas encore gérer une telle chose et la dissuasion nucléaire existe toujours bien entendu. Mais en attendant, la guerre froide entre ces deux puissances capitalistes est si dominante qu’elle est un facteur déterminant dans tous les événements mondiaux. Les sanctions contre le régime de Poutine et les livraisons d’armes à l’Ukraine constituent également un avertissement à la Chine concernant Taïwan. Si la rhétorique de guerre froide ne commence par à développer sa propre dynamique, une confrontation militaire directe n’est pour le moment toutefois pas à l’ordre du jour.

    Pour le régime de Poutine, ces circonstances et l’accord « sans limites » avec Xi Jinping ont créé une opportunité exceptionnelle. S’il voulait un jour tracer une ligne rouge et encore jouer à l’avenir un rôle de superpuissance, le moment devait être saisi. Cela a probablement été renforcé par le fait que le régime de Poutine a réussi à réussi à maintenir en selle Assad, Lukashenko et Tokayev en Syrie, au Belarus et au Kazakhstan.

    La guerre éclair de Poutine, cependant, s’est depuis enlisée dans une guerre de tranchées. Au lieu de diviser l’Occident, l’invasion a revitalisé l’OTAN avec une forte augmentation des dépenses militaires, une multiplication des troupes en Europe et l’intégration de la Suède et de la Finlande. Dans la région du Donbas, les troupes russes se retranchent pour l’hiver et dans le sud, la contre-offensive annoncée de l’armée ukrainienne est bloquée depuis plus d’un mois. Une fin n’est nulle part en vue.

    Guerre froide et annexion impérialiste

    Malgré la puissance de leur force de frappe, les troupes russes ont rencontré une résistance acharnée. Les livraisons d’armes et d’informations occidentales ont joué un rôle, mais cette guerre ne fait pas seulement partie de la nouvelle guerre froide, c’est aussi une guerre d’annexion impérialiste et c’est ainsi qu’elle est principalement perçue par la classe ouvrière ukrainienne.

    Cette estimation explique pourquoi de nombreuses familles occidentales ont initialement accueilli des réfugiés ukrainiens en signe de solidarité. Pour les mêmes raisons, un véritable mouvement anti-guerre n’a pas encore vu le jour. Pour beaucoup de gens, la principale préoccupation est désormais de stopper Poutine, et bien qu’ils soient à juste titre sceptiques quant aux intentions de l’Occident, un sentiment plus fort dans les pays du monde néocolonial, cette inquiétude s’exprime notamment, malgré tout, par l’acceptation des sanctions, des livraisons d’armes, de l’augmentation des dépenses militaires et de l’expansion de l’OTAN.

    Avec la lueur d’une opposition significative à la guerre en Russie, l’appel à un mouvement anti-guerre international massif a suscité une certaine sympathie, sans toutefois se traduire par une mobilisation active. Depuis lors, le mouvement anti-guerre en Russie a été jeté dans la clandestinité. Les participants ont fini en prison, se sont enfuis à l’étranger ou ont gardé le silence. Ce point lumineux a donc disparu. En Russie, le mouvement anti-guerre devra se restructurer et se concentrer sur la classe ouvrière qui souffre le plus de l’inflation et des pertes d’emploi et où le soutien à la guerre est moins prononcé que dans les couches plus aisées de la population.

    Une stratégie et un programme pour le mouvement ouvrier en temps de guerre

    Zelensky a été élu président de l’Ukraine en 2019 après une campagne anti-establishment et anti-corruption. Sous son gouvernement, cependant, des grandes entreprises d’Etat ont été privatisées, une loi pro-patronale a été votée, le salaire minimum a été gelé et l’enseignement et les soins de santé ont été commercialisés. Avant la guerre, sa popularité avait chuté à 30 %, mais elle s’est redressée, principalement car il a rejeté l’offre américaine de quitter le pays après l’invasion russe. Pour l’instant, la nation ukrainienne est unie derrière Zelensky dans la lutte pour chasser l’occupant.

    Mais tandis que les soldats ukrainiens se battent pour protéger leurs terres, leurs maisons et leurs communautés de l’occupation russe, le gouvernement et l’armée protègent principalement le droit d’exploitation des oligarques qui estiment que leurs intérêts sont mieux servis par une politique pro-occidentale contre les tentatives du régime russe de remettre en cause ce droit dans ses propres intérêts. Ce choix se manifeste à tous les niveaux.

    Évidemment, en frappant à la porte de l’impérialisme occidental. Celui-ci veut épuiser la Russie dans l’espoir de dissuader d’autres aventures similaires et d’affaiblir en même temps un allié de la Chine, mais il ne veut pas pousser le régime de Poutine dans ses derniers retranchements et au recours aux armes nucléaires. La campagne de guerre de Zelensky ne vise pas non plus à influencer les troupes russes démoralisées. Au contraire, tout comme Poutine interdit les symboles et la musique ukrainiens en Russie, la culture russe est également réprimée en Ukraine et tous les partis d’opposition ont été interdits.

    Ce n’est pas Zelensky et le commandement de l’armée, mais la motivation du peuple et des soldats ukrainiens qui constituent le facteur décisif de la résistance à l’occupation. Si le mouvement des travailleuses et travailleurs peut organiser et contrôler cette motivation, beaucoup de choses sont possibles. Nous soutenons donc toute mesure, aussi petite soit-elle, qui remet en cause le contrôle de l’armée en Ukraine, qu’il s’agisse de la distribution d’un journal ouvrier-soldat, de l’élection libre de représentants des soldats pour superviser les conditions de vie dans les tranchées, de l’élection démocratique des officiers, ou de la formation de comités locaux de soldats et d’habitants locaux pour superviser les opérations militaires et la distribution de l’aide.

    L’arsenal du mouvement ouvrier comprend également les réunions, les grèves et la désobéissance civile. La protestation des pompiers d’Enerhodar et le débrayage des travailleurs du site nucléaire de Zaporijia en illustrent le potentiel. Si cela était organisé à grande échelle et de manière systématique, cela aurait un effet colossal sur les forces russes démoralisées.

    Les oligarques et leurs représentants politiques appellent à l’unité nationale, mais ils mènent une guerre de classe unilatérale pour réaliser leurs rêves les plus fous. UkrOboronProm, un consortium d’État regroupant 20 entreprises de défense ukrainiennes qui réalise de faramineux bénéfices, a été transformé en société d’actionnaires en vue de sa privatisation. La privatisation de 200 entreprises, principalement alimentaires, est annoncée pour septembre. En juillet, une nouvelle loi sur le travail a été adoptée à la hâte par le Parlement, la rada, restreignant les droits de 70 % des travailleurs, et la réforme des pensions, conçue avant la guerre, est maintenant appliquée de façon accélérée. Le chômage atteint 35 % et un prêt de 20 milliards de dollars est en cours de négociation avec le Fonds Monétaire International (FMI).

    La production d’armes, de nourriture et de médicaments ne doit pas servir les superprofits des oligarques et certainement pas en temps de guerre. La communauté devrait les revendiquer et les placer sous le contrôle des travailleuses et travailleurs pour un plan de production et de distribution dans l’intérêt du peuple. Avec l’aide de la classe ouvrière internationale, les sorties de capitaux d’Ukraine doivent être tracées et saisis. L’inflation, la spéculation et la corruption peuvent être combattues par des comités de travailleurs et de quartier chargés de réguler les prix, d’expulser les spéculateurs et de superviser tous les contrats gouvernementaux pour éviter les pots-de-vin.

    La nouvelle loi sur le travail devrait être abolie. Pour lutter contre le chômage, une réduction générale du temps de travail sans perte de salaire devrait être mise en œuvre. Les travailleurs enrôlés dans l’armée ou qui perdent leur emploi à cause de la guerre doivent recevoir leur salaire complet de la part de l’entreprise. Si les entreprises prouvent après avoir ouvert leur comptabilité qu’elles ne peuvent pas payer, un fonds d’État financé par un impôt de guerre spécial sur les riches devrait intervenir. Toute tentative d’utiliser la guerre pour affaiblir les pensions, les revenus, les conditions de travail et de vie doit être rejetée.

    Toutes les capacités de production et les ressources financières doivent être mobilisées pour défendre les communautés, les maisons et les lieux de travail aussi efficacement que possible et pour commencer la reconstruction dès que possible sur les mêmes principes. Les patrons qui refusent la reprise par la communauté pour un tel plan national doivent être expropriés. Ce programme n’est qu’une indication du type de programme de guerre dont le mouvement ouvrier a besoin pour relever les défis. Rien qui approche ceci ne peut être attendu d’un gouvernement autre qu’un gouvernement ouvrier.

    Un tel programme sera initialement accueilli avec suspicion, voire hostilité. Une victoire du régime de Poutine ou de Zelensky et de l’impérialisme occidental conduirait à davantage d’agressions sur le territoire national et à l’étranger. Nous ne pouvons soutenir ni l’un ni l’autre. Cependant, il est beaucoup plus probable qu’il s’agisse d’une guerre de longue haleine, sans vainqueur, dans laquelle les distinctions de classe deviennent de plus en plus claires. La guerre est une forme très concentrée de politique, ce n’est pas pour rien qu’elle a été qualifiée « d’accoucheuse de la révolution », et une règle d’or de la guerre est que l’on ne peut jamais attaquer une révolution avec une chance de succès. Si le mouvement ouvrier en Ukraine adopte le programme ci-dessus, il aura non seulement un effet énorme sur les soldats et les travailleurs russes, mais il déclenchera également le mouvement anti-guerre nécessaire dans le monde entier. Le mouvement ouvrier international se mobiliserait sans doute pour l’annulation des dettes contractées pendant la guerre.

  • [DOSSIER] Ukraine : La guerre et ses conséquences

    Photo : Wikicommons

    La guerre en Ukraine est entrée dans son sixième mois. Des villes entières telles que Marioupol et Severodonetsk ont été anéanties. Des milliers de civils et des dizaines de milliers de soldats des deux côtés ont été tués, tandis que probablement dix fois plus ont été blessés. Bien que certains soient maintenant rentrés, plus de huit millions de réfugiés, essentiellement des femmes et des enfants, ont fui à l’étranger. Autant de personnes ont été déplacées à l’intérieur de l’Ukraine.

    Editorial du numéro 8 du magazine Socialist World, d’Alternative Socialiste Internationale

    Les espoirs du Kremlin d’occuper tout le pays ont été rapidement anéantis car il a rencontré une résistance farouche. L’armée russe a été contrainte de se retirer des environs de Kiev, Tchernigov et Kharkiv, pour concentrer ses forces sur le Donbass. Il s’agit de la zone d’environ 400 km sur 200 km qui couvre les régions industrielles de Donetsk et Lougansk dans l’est de l’Ukraine. En 2014, une partie du Donbass a été reprise par les soi-disant « républiques populaires » de Donetsk et Lougansk (DNR/LNR) et depuis lors, les combats se poursuivent. Aujourd’hui, les forces russes et ukrainiennes se battent sur chaque kilomètre de terrain dans une guerre d’usure qui devrait durer plusieurs mois, voire davantage.

    La guerre est le produit d’une nouvelle période de tensions croissantes entre les puissances impérialistes résultant de la crise économique, du recul de la mondialisation et du néolibéralisme et des tentatives consécutives de repartage des sphères d’intérêt mondiales, en d’autres termes, des zones d’exploitation. Alors que la nouvelle guerre froide entre les deux grandes puissances impérialistes – les États-Unis et la Chine – s’approfondit, les blocs militaires et diplomatiques sont réalignés et les équilibres régionaux bouleversés. Le camp dirigé par les États-Unis voit clairement la guerre comme l’occasion d’affaiblir la Russie et aussi comme un avertissement et une répétition générale d’un conflit militaire avec la Chine à un stade ultérieur.

    L’impérialisme russe a son propre agenda agressif dans lequel l’Ukraine n’a pas le droit d’exister en tant qu’État indépendant. La réalité aussi est que les États-Unis et les gouvernements impérialistes occidentaux, malgré toutes leurs promesses au peuple ukrainien, considèrent l’Ukraine comme un pion dans leur conflit mondial.

    Biden change de ton

    Au début de la guerre, se sentant enhardi par les revers russes et la réponse unie de l’OTAN, le président américain Biden a appelé au renversement de Poutine. Lui et d’autres dirigeants américains ont soutenu l’idée que la Russie serait chassée de l’ensemble du territoire ukrainien et vaincue de manière décisive. Alors que Poutine a mal calculé en ordonnant l’invasion, il semble que Biden ait également très mal évalué la situation. Notamment, s’agissant des coûts engendrés par la guerre.

    Mais il faut aussi être réaliste sur le rapport de force militaire. Malgré la propagande occidentale au début de la guerre et les prévisions d’effondrement imminent de l’armée russe, la réalité a évolué différemment. Sans le soutien occidental, c’est l’armée ukrainienne qui se serait effondrée rapidement après l’invasion. Par exemple, les États-Unis ont envoyé 7 000 missiles antichars Javelin. Cependant, la Russie aurait trouvé impossible d’occuper de façon permanente l’ensemble de l’Ukraine ou même la majeure partie de celle-ci contre la résistance déterminée de sa population.

    La nouvelle phase de la guerre dans le Donbass a favorisé l’approche russe consistant à utiliser l’artillerie à longue portée pour soumettre les villes ukrainiennes. Alors que les forces russes subissent encore de lourdes pertes, les pertes ukrainiennes sont de plus en plus insoutenables. L’Occident a promis plus de systèmes militaires de haute technologie à l’Ukraine. La vérité est que la seule façon de vaincre militairement l’armée russe et de la chasser d’Ukraine à ce stade serait que l’OTAN envoie ses propres forces, conduisant le monde au bord d’une guerre totale entre la Russie et l’OTAN. Les impérialistes occidentaux ont clairement fait savoir qu’ils n’étaient pas prêts à le faire et qu’ils voulaient plutôt confiner la guerre au territoire ukrainien afin de maintenir un plus grand contrôle.

    Ainsi, l’Occident est maintenant occupé à réduire les attentes et à anéantir les illusions des Ukrainiens ordinaires. Cela pourrait empirer lorsque les impérialistes occidentaux finiront par forcer Zelensky à signer un accord acceptant la partition du pays et l’annexion effective d’une grande partie ou de la totalité du Donbass à la Russie.

    Pendant ce temps, les puissances occidentales affichent des tensions et des divisions sur leurs prochains mouvements compte tenu des conséquences potentielles. La guerre a déjà considérablement aggravé les crises alimentaires et énergétiques mondiales, aggravé l’inflation et la crise de la dette auxquelles sont confrontés de nombreux pays pauvres. Cela indique un bouleversement massif comme nous le voyons déjà au Sri Lanka.

    Mais les conséquences économiques et sociales ne se limiteront pas aux pays pauvres. Parmi les grandes puissances, l’Allemagne est particulièrement exposée car son modèle économique repose sur une énergie russe bon marché et des exportations vers la Chine. Il y a maintenant une grande inquiétude dans les médias occidentaux quant à savoir si la Russie est sur le point de fermer le gazoduc Nord Stream. L’Allemagne dépend de la Russie pour 35% de ses approvisionnements en gaz en provenance de Russie, ce qui couvre le chauffage de la moitié des ménages du pays, tandis que la France obtient 19% de son gaz en provenance de Russie. Au fur et à mesure que la guerre s’éternise, les divisions dans le camp occidental pourraient s’aiguiser, une aile cherchant à mettre fin au conflit plus rapidement, par une forme d’accommodement avec la Russie, l’autre étant disposée à le laisser s’éterniser.

    Comment le conflit en Ukraine a évolué

    Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, les intérêts économiques occidentaux ont exploité la main-d’œuvre bon marché de l’Europe de l’Est pour ses chaînes d’approvisionnement et se sont appuyés sur l’énergie, les minéraux et les produits alimentaires de la région. Militairement, l’OTAN s’est étendue à toute la région. Jusqu’à la crise mondiale de 2008, l’Occident et la Russie considéraient leur relation comme un « partenariat » en développement. Poutine a même suggéré que la Russie pourrait éventuellement rejoindre l’OTAN. Mais à mesure que la mondialisation commençait à ralentir et que la Russie bénéficiait de revenus pétroliers accrus, les conflits augmentaient de plus en plus.

    La « révolution orange » en Ukraine en 2004 et la crise de l’Euromaidan en 2013-2014 ont été le résultat du conflit entre les intérêts pro-russes et pro-UE au sein de l’élite dirigeante oligarchique ukrainienne. Dans les deux cas, les forces pro-UE reposant sur des protestations de masse ont été victorieuses. La réponse du Kremlin a été d’annexer la Crimée et d’apporter un soutien militaire et politique aux gouvernements séparatistes des « républiques populaires » de Donetsk et Lougansk (DNR/LNR) à l’est. La guerre qui en a résulté dans le Donbass de 2014 à 2021 a fait plus de 15 000 morts. Alors que les intérêts impérialistes américains et européens se sont renforcés dans toute la région, l’élite du Kremlin est devenue de plus en plus agressive pour s’y opposer.

    En lançant cette guerre brutale, Poutine a affirmé que son objectif était de « dénazifier » et de « démilitariser » l’Ukraine. Il le justifie, car il a mené la campagne référendaire en Crimée en 2014, avec un déluge d’allégations horribles sur la façon dont le gouvernement de Kiev avait été pris en charge par les fascistes. Il est certainement vrai que l’extrême droite ukrainienne a joué un rôle clé dans la crise de l’Euromaïdan et dans les combats contre les forces pro-russes en 2014-2016, même si, depuis l’Euromaïdan, le vote d’extrême droite est passé de 7 % à 2,2 %. Cependant, une partie des oligarques, pendant la période présidentielle de Viktor Porochenko (2014-2019), considérait l’extrême droite comme un complément utile à l’appareil d’État répressif habituel, et de nombreux militants d’extrême droite, y compris dans le tristement célèbre Régiment Azov, y ont été intégrés à différents niveaux.

    Nous ne sommes pas d’accord avec la façon dont le régime de Zelensky est caractérisé soit par des voix pro-russes, qui disent qu’il est d’extrême droite/fasciste, soit par ses partisans qui blanchissent la vraie nature du régime de Zelensky, le présentant comme un défenseur de la « démocratie » contre « l’autoritarisme ». Il a été élu en 2019 en tant qu’outsider, gagnant le soutien de tous ceux dégoûtés par les précédents régimes oligarques de Porochenko et Ianoukovitch. Il a promis la fin de la guerre dans l’est de l’Ukraine et une bataille contre la corruption. Il a rapidement rencontré l’opposition de l’extrême droite opposée à ses tentatives de négocier la paix. Dans le même temps, il a continué à mettre en œuvre des politiques économiques néolibérales favorables aux entreprises, parfois avec une légère couverture de populisme, par exemple en proposant des mesures contre les oligarques.

    Bien que sa popularité ait chuté avant la guerre, les sondages ont grimpé en flèche en sa faveur en raison de son refus de quitter l’Ukraine et de la façon dont il est perçu comme étant ferme contre la Russie. Pourtant, son gouvernement poursuit ses politiques anti-ouvrières avec l’interdiction des grèves et de nouvelles lois facilitant le licenciement des travailleurs tandis qu’il prévoit des réformes antisociales concernant les retraites. La guerre elle-même a renforcé les tendances à la militarisation et a permis à Zelensky de traiter plus sévèrement ses adversaires politiques, y compris en interdisant les partis pro-russes. Quelle que soit l’issue de la guerre, en l’absence d’alternative de gauche, il est clair que les actions russes conduiront à une augmentation spectaculaire des opinions nationalistes et nationalistes de droite. Pour se préparer à cela, il est essentiel que la classe ouvrière, pendant la guerre, développe sa propre alternative politique organisée aux politiques pro-capitalistes et pro-impérialistes de Zelensky.

    Si le Kremlin voulait vraiment “combattre le fascisme”, il devrait commencer par son propre camp. Parmi ceux qui ont établi les premiers gouvernements DNR/LNR, il y avait de nombreux membres de l’”Unité nationale russe” néofasciste, bien qu’ils aient été largement remplacés par des personnalités plus sûres pour le Kremlin. Aujourd’hui, parmi les troupes russes, il y a des groupes tels que “Rusich”, recrutés principalement parmi les groupes néonazis de Saint-Pétersbourg et le célèbre groupe Wagner (des mercenaires utilisés par le Kremlin), dont beaucoup portent des symboles nazis et fascistes.

    La nature de la guerre

    Certains à gauche soutiennent le régime de Poutine à un degré ou à un autre au motif qu’il s’agit de la puissance impérialiste la plus faible et font écho à l’idée que le régime ukrainien est profasciste.

    Cependant, en Occident, il existe une fausse position encore plus répandue à gauche, allant de Podemos en Espagne à Alexandria Ocasio-Cortez aux États-Unis, qui donne du crédit à l’affirmation de Joe Biden selon laquelle l’OTAN se bat pour la “démocratie contre la dictature”. Cela conduit à soutenir les dépenses militaires massives des puissances impérialistes occidentales au nom de l’opposition à l’agression russe. Cela est également repris par certains à l’extrême gauche, y compris des soi-disant « trotskystes » qui combinent le soutien à l’accumulation d’armements occidentaux avec une rhétorique anti-impérialiste générale. Mais en réalité, l’accumulation d’armements est inséparable de l’agenda impérialiste occidental plus large. En soutenant l’un, vous soutenez l’autre.

    Alternative Socialiste Internationale (ASI) est totalement opposée à toutes les puissances impérialistes. L’Ukraine est aujourd’hui confrontée à une longue guerre d’usure. L’approche de Zelensky est d’exiger de plus en plus d’armes de l’ouest, espérant militairement chasser la Russie du Donbass. Si cela devait réussir, ce ne serait qu’au prix d’un nombre massif de victimes et d’une vaste destruction de maisons, d’écoles, d’hôpitaux et de lieux de travail. Cela nécessiterait probablement une intervention beaucoup plus directe de l’OTAN, précipitant un conflit beaucoup plus large. Cela laisserait l’Ukraine complètement dépendante de l’impérialisme occidental, qui lui-même pourrait à tout moment changer d’approche pour exiger des concessions inacceptables de l’Ukraine. La réalité est que le peuple ukrainien dans cette situation est confronté à un choix, soit devenir vassal de la Russie, soit de l’impérialisme occidental. À moins, bien sûr, que la classe ouvrière, en se défendant contre l’occupation russe, ne puisse développer de nouvelles méthodes de lutte reposant sur la solidarité de la classe ouvrière.

    ASI soutient pleinement le droit de la classe ouvrière en Ukraine à se défendre contre l’agression russe, y compris, bien sûr, militairement. Dans les zones occupées par les Russes, comme Kherson, se développe déjà un mouvement partisan naissant. Mais au début de la guerre, il y eut des exemples de mobilisation plus large contre l’occupation. À la centrale nucléaire de Zaporozhskaya, les travailleurs et les résidents locaux sont sortis en masse pour bloquer l’avancée des troupes russes, tandis qu’à Energodar, à proximité, les pompiers ont organisé une manifestation dans leurs véhicules après le remplacement de leur chef des pompiers par les Russes.

    Les méthodes révolutionnaires que Trotsky a généralisées à partir de la Révolution de 1917 signifieraient, dans l’Ukraine d’aujourd’hui, de les étendre à travers la mobilisation massive de la population ukrainienne. Mais dans une telle mobilisation, la classe ouvrière doit maintenir son indépendance politique vis-à-vis de toutes les forces pro-capitalistes.

    Au moment de la rédaction de cet article, Zelensky a annoncé qu’une armée “d’un million d’hommes” est en cours de constitution pour reprendre les territoires occupés du sud autour de Kherson. Si cela se produisait, et ne restait pas seulement une fanfaronnade, il est difficile de voir comment l’armée russe pourrait garder le contrôle du Sud.

    Néanmoins, cette mobilisation du haut vers le bas, et selon toute vraisemblance ponctuelle, n’est pas la même chose qu’une mobilisation basée sur la classe ouvrière et organisée par elle. En la liant, comme le fait Zelensky, à la fourniture d’armes par les impérialistes occidentaux, cela signifie qu’en fait, les impérialistes contrôleraient l’efficacité d’une telle mobilisation. Une fois réoccupée, la région serait rendue aux mêmes propriétaires, responsables de l’exploitation des travailleurs et des ouvriers agricoles ukrainiens avant la guerre, laissant la voie libre au retour ultérieur d’une armée russe mieux préparée.

    Le résultat serait différent si la mobilisation était complétée par la classe ouvrière organisée dans les lieux de travail et les quartiers, par des grèves, des boycotts et des soulèvements dans les zones occupées, combinés à un appel de classe direct aux soldats russes, ce qui empêcherait l’occupation de se poursuivre. Cela permettrait à la classe ouvrière capable de défendre et de lutter pour ses propres intérêts – expulsant les oligarques des usines, en lui permettant de créer son propre parti politique pour lutter pour le pouvoir politique. Si cela devait se produire, il y aurait un élan massif dans la solidarité de la classe ouvrière à travers le monde, et en Russie aussi, ce qui rendrait beaucoup plus difficile pour le régime de continuer la guerre.

    Mais le régime de Zelensky, se basant sur le nationalisme bourgeois et l’idéologie néolibérale, est complètement opposé à cette voie, s’appuyant plutôt entièrement sur l’impérialisme occidental.

    La répression en Russie

    Maintenant, l’accent de la propagande du Kremlin est en train de changer. Les affirmations selon lesquelles il «dénazifie» et «démilitarise» l’Ukraine n’ont pas gagné du terrain dans l’opinion publique. Le ministère des Affaires étrangères affirme maintenant que l’Ukraine mène une “guerre par procuration dans l’intérêt des États-Unis” contre la Russie.

    Les sondages d’opinion contrôlés par l’État, comme les élections russes, sont truqués. C’est même maintenant une infraction pénale d’appeler «l’opération militaire» une «guerre». Même ainsi, il est clair que le soutien de la population russe pour la guerre est faible. La majorité des personnes interrogées ne veulent pas qu’elles-mêmes ou leurs familles soient impliquées. Alors que le soutien à la guerre est le plus élevé parmi les couches les plus riches et les plus âgées de la population, la majorité des jeunes et des travailleurs sont contre.

    Les manifestations anti-guerre en Russie se sont pour l’instant calmées après avoir fait face à une répression généralisée. Cependant, jusqu’à présent, il n’y a eu qu’un seul jour depuis le début de la guerre au cours duquel personne n’a été arrêté pour avoir parlé. De nombreux soldats ont refusé de se rendre en Ukraine, d’autres ont désobéi aux ordres, et certains qui ont déjà combattu en Ukraine ont refusé d’y retourner. Des centres de recrutement ont été incendiés. L’opposition à la guerre, cependant, est spontanée et sporadique, ne prenant pas encore une forme organisée.

    Cela est dû en partie à l’absence de partis ou d’organisations d’opposition capables de traduire le mécontentement latent en opposition active. Les soi-disant «partis systémiques», ceux qui opèrent en accord avec le Kremlin pour constituer une opposition de façade, font partie du «parti de la guerre» – le Parti soi-disant communiste étant le plus belliciste d’entre eux. Ils ont agi pour soulager la pression sur le Kremlin. Au début, de nombreuses rumeurs d’opposition au sein de l’élite dirigeante, de l’armée et des services de sécurité ont circulé. Des généraux de premier plan, y compris du FSB, auraient été licenciés et même, dans quelques cas, arrêtés. Mais comme le conflit est entré dans une nouvelle phase de longue haleine et que l’opposition reste pour l’instant sous la surface, la pression sur les personnalités proches de Poutine pour qu’elles prennent des mesures contre lui a été réduite.

    Alors qu’à court terme Poutine a renforcé sa domination dictatoriale sur la société russe, c’est au prix de saper la base du régime oligarchique à plus long terme. Même s’il parvient à obtenir ce que Macron appelle un accord « pour sauver la face » avec l’Ukraine, basé sur le fait que la Russie conserve au moins une partie, sinon la totalité, du Donbass, cela aura coûté très cher. L’économie russe a été largement isolée de l’économie mondiale. Il se retrouve désormais malmené par d’anciens alliés. Même le dictateur biélorusse Loukachenko n’a pas été en mesure de soutenir ouvertement les attaques contre l’Ukraine. Aucune des républiques d’Asie centrale n’a reconnu les républiques séparatistes d’Ukraine, et le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, a même osé le déclarer publiquement à Poutine lors du récent Forum économique de Saint-Pétersbourg.

    Malgré l’accord de coopération « sans limites » entre la Chine et la Russie annoncé en janvier, la Chine s’est elle aussi abstenue de soutenir trop ouvertement le Kremlin à ce stade. Malgré sa prétendue opposition à toute atteinte à l’intégrité territoriale d’une nation, ayant clairement un œil sur Taiwan, qu’elle considère comme faisant partie de la Chine, elle n’a pas proféré un mot de critique de l’invasion. Il blâme les États-Unis et leurs alliés pour la durée de la guerre et s’oppose au régime de sanctions qui a été imposé. Mais il évite tout ce qui peut être interprété comme une aide directe à la Russie, soit militairement, soit pour éviter les sanctions, car, à l’approche du Congrès du PCC de cette année, Xi Jinping a besoin de la stabilité mondiale.

    Les banques chinoises et les entreprises de haute technologie telles que Huawei se retirent même du marché russe. Un projet conjoint sino-russe de conception et de construction d’un gros porteur pour concurrencer Airbus et Boeing semble également s’effondrer. Il est vrai que la Chine et l’Inde profitent des approvisionnements excédentaires de pétrole de la Russie en les achetant avec des remises importantes, mais même un haut responsable de l’administration Biden (de manière anonyme) a récemment déclaré à Reuters : « Nous n’avons pas vu la RPC (République populaire de Chine) s’engager dans une évasion systématique ou fournir du matériel militaire à la Russie. »

    La guerre et l’économie mondiale

    La guerre en Ukraine a accéléré une série de processus à l’échelle mondiale. D’abord et avant tout, il y a les effets de la guerre sur l’économie mondiale, notamment parce qu’elle a déclenché une crise énergétique et alimentaire massive. Des centaines de millions de personnes dans les pays pauvres sont confrontées à l’insécurité alimentaire et à la famine, en partie parce que les céréales d’Ukraine et de Russie ainsi que les principaux approvisionnements en engrais de la région n’arrivent pas sur le marché mondial. La hausse des coûts de l’énergie exacerbe également la crise de l’agriculture.

    Les crises énergétique et alimentaire alimentent à leur tour l’inflation qui a atteint son plus haut niveau en 40 ans aux États-Unis et au Royaume-Uni. Dans de nombreux autres pays, l’inflation est encore plus élevée. Il est important de souligner que l’inflation n’a pas un impact égal sur toutes les populations. La hausse des prix des denrées alimentaires affecte le plus les familles pauvres car la nourriture représente une part beaucoup plus importante du budget de leur ménage. Cela est vrai même dans les pays capitalistes avancés comme les États-Unis où des millions de personnes se tournent vers les banques alimentaires, mais la situation est bien plus désespérée dans de grandes parties de l’Asie du Sud, du continent africain et de l’Amérique latine.

    Dans la tentative de maîtriser l’inflation, les banques centrales des pays capitalistes avancés se tournent maintenant, comme nous l’avions dit, vers une forte augmentation des taux d’intérêt. L’explication polie est qu’en augmentant les taux d’intérêt, le coût d’emprunt pour les entreprises et les gens ordinaires augmentera, ce qui réduira les dépenses. Mais cela dissimule la vérité brutale selon laquelle le véritable objectif est de maintenir les salaires bas et, si nécessaire, d’augmenter le chômage, même si cela signifie risquer une récession. La Banque des règlements internationaux a récemment déclaré que pour empêcher l’inflation de s’enraciner, les banques centrales “ne devraient pas hésiter à infliger des souffrances à court terme et même des récessions”. L’ancien secrétaire américain au Trésor, Larry Summers, a récemment déclaré encore plus crûment : « Nous avons besoin de cinq ans de chômage supérieur à 5 % pour contenir l’inflation. En d’autres termes, nous avons besoin de deux ans de chômage à 7,5 % ou de cinq ans de chômage à 6 % ou un an de 10% de chômage. »

    De cette manière, les capitalistes cherchent, comme toujours, à faire payer aux travailleurs la crise de leur système. Mais l’effet de la hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale et de la BCE ne sera pas ressenti uniquement par les travailleurs aux États-Unis et en Europe occidentale. Les dettes dues par les pays pauvres à des institutions comme le FMI ou à des prêteurs privés sont en grande partie libellées en dollars. La hausse des taux d’intérêt rendra immédiatement le service de ces dettes plus difficile. La conséquence de dépenser une plus grande partie du revenu national pour le service de la dette envers les banques et institutions financières étrangères signifie que les gouvernements capitalistes locaux imposeront des coupes dans l’éducation et les soins de santé pour les travailleurs, ce qui rendra la crise encore plus grave.

    La combinaison de l’inflation, des dettes impayées et de la corruption des élites capitalistes locales a déjà amené le Sri Lanka au bord de l’effondrement. D’autres pays suivront cette sombre voie. Avec de larges pans de la population dans un pays après l’autre poussés dans la misère et avec la menace d’une famine massive, les bouleversements sociaux sont inévitables.

    Le FMI prévoit désormais des ralentissements économiques pour 143 pays, représentant les quatre cinquièmes de l’économie mondiale. Nous sommes au bord d’un ralentissement mondial pour la deuxième fois en deux ans, un an seulement après que les médias capitalistes nous aient fait miroiter l’espoir d’une relance alimentée par les aides gouvernementales.

    Bien sûr, tout le monde sait que l’inflation n’a pas commencé avec la guerre. La hausse de l’inflation mondiale a commencé avec le chaos de la chaîne d’approvisionnement déclenché par la pandémie. Mais à un niveau plus profond, c’est aussi le résultat des politiques « d’argent facile » menées par les principales banques centrales depuis la profonde récession de 2008-2009. Cela impliquait que les banques centrales versent des milliers de milliards sur les marchés financiers pour éviter un effondrement complet. L’un des sous-produits inévitables a été de regonfler diverses bulles d’actifs, notamment dans l’immobilier et la crypto-monnaie, car les capitalistes ont investi l’argent dans le casino financier plutôt que dans l’expansion de la production, la reconstruction des infrastructures, etc.

    Bizarrement, cela signifiait également que l’effet inflationniste inhérent à cette expansion de la liquidité était resté à l’écart de «l’économie réelle» pendant toute une période, poursuivant l’environnement de faible inflation et de taux d’intérêt bas qui était un élément clé du néolibéralisme. Mais la pandémie a changé cela car la crise n’était pas principalement provoquée par les marchés financiers mais par un effondrement de la demande. Les plans de relance de 2020-21 comprenaient des sommes plus astronomiques versées sur les marchés financiers, mais aussi des sommes énormes accordées directement aux entreprises et, dans une bien moindre mesure, aux gens ordinaires. Cela a inévitablement contribué à jeter les bases d’une poussée inflationniste.

    Au fond, la classe capitaliste vacille désormais d’une crise à l’autre, les mesures prises pour remédier à une situation contribuant directement à la phase suivante.

    L’effet sur la guerre froide au sens large

    Certains ont peut-être pensé que la guerre en Ukraine et la réponse des États-Unis signifiaient que ces derniers se concentraient à nouveau sur l’Europe et se détournaient de l’Indo-Pacifique. C’est clairement faux. En réalité, nous assistons à une escalade significative du nouveau conflit mondial de la guerre froide. La guerre en Ukraine a accéléré ce processus et en fait également partie.

    Fin mai, Biden s’est rendu au Japon et en Corée du Sud. Au cours de ce voyage, il a déclaré que les États-Unis viendraient militairement à la défense de Taiwan s’il était envahi par la Chine. Bien que cela ait été en partie repoussé par les responsables américains et que les médias aient parlé d’une autre “gaffe” de Biden, cela fait partie d’un schéma où Biden “laisse le chat sortir du sac”.

    Au cours du voyage, Biden a rencontré les dirigeants de l’alliance de sécurité “Quad”, comprenant l’Inde, le Japon, l’Australie ainsi que les États-Unis. Il a également lancé le cadre économique indo-pacifique avec 12 pays riverains du Pacifique. Ceci est en partie destiné à remplacer le Partenariat transpacifique, lancé par Barack Obama, qui était censé isoler la Chine mais que Trump a abandonné. Cependant, il ne s’agit pas d’un accord de libre-échange traditionnel et se concentre sur la coopération volontaire dans des domaines tels que les normes technologiques.

    Puis, fin juin, le sommet de l’OTAN à Madrid a réuni pour la première fois les premiers ministres de plusieurs nations clés de l’Indo-Pacifique, dont le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Comme le titrait le Financial Times, cette réunion représentait un « retour à la ‘mission de la guerre froide’ ». Ils poursuivent en résumant ses conclusions : « un objectif de multiplication par sept des forces de l’OTAN en alerte maximale ; première base américaine permanente sur le flanc oriental de l’alliance [en Pologne], une invitation à la Finlande et à la Suède à se joindre, et une nouvelle stratégie directrice de 10 ans qui abandonne toute illusion de partenariat avec Moscou. Le nouvel énoncé de mission de l’OTAN a également déclaré que la Chine était un «défi» systémique.

    C’est la première fois que l’OTAN en tant qu’organe fait directement référence à la Chine. Parallèlement à la présence de représentants des principaux pays de l’Indo-Pacifique, cela montre comment l’impérialisme occidental tire de nouvelles conclusions sur un conflit à long terme avec un bloc dirigé par la Chine. Il y a maintenant des spéculations ouvertes sur une « OTAN asiatique ». Ce n’est peut-être pas encore prévu mais le développement du Quad et le sommet de Madrid vont clairement dans cette direction.

    Dans un mouvement complémentaire, la récente réunion du G7 s’est engagée à lever 600 milliards de dollars pour accroître les investissements mondiaux dans les infrastructures dans les «pays en développement». Il ne s’agit pas d’un acte de bienveillance, mais clairement d’une tentative tardive de repousser l’énorme initiative chinoise “la Ceinture et la Route” (BRI) qui a été utilisée par la Chine pour établir des liens étroits avec des régimes en Asie, en Afrique et même en Amérique latine. S’il ne s’agit pas d’une somme particulièrement importante, étant donné qu’elle doit être levée sur cinq ans, il s’agit plutôt d’une reconnaissance du fait que pour repousser la croissance de l’influence de l’impérialisme chinois dans le monde néocolonial, il faudra s’engager dans la construction de « soft power » pas seulement en augmentant les budgets militaires.

    Bien sûr, le régime chinois ne reste pas les bras croisés. Xi Jinping a promu sa propre “Initiative de sécurité mondiale” lors de la récente réunion des BRICS qui comprend le Brésil, la Russie, l’Inde et l’Afrique du Sud, ainsi que la Chine. Le régime du PCC continue également de pousser agressivement pour développer des accords de sécurité avec les nations insulaires du Pacifique. Un excellent exemple est le récent accord avec les Îles Salomon qui permet au régime local de faire appel aux « forces de sécurité » chinoises pour l’aider à apaiser les troubles locaux en échange de l’octroi à la Chine, selon les termes du New York Times, « d’une base d’opérations ». entre les États-Unis et l’Australie qui pourraient être utilisés pour bloquer le trafic maritime à travers le Pacifique Sud.

    La tendance à la démondialisation s’est accentuée. L’expression la plus claire en est le découplage radical entre l’Occident et la Russie, la 11e économie mondiale. Le découplage des États-Unis et de la Chine se poursuit également, bien qu’à un rythme beaucoup plus lent. Nous avons vu un certain déplacement de la production hors de Chine et des signes de « relocalisation » et de « proximité » de la production, qui rapprochent les secteurs critiques des principaux pays impérialistes où ils sont plus « sûrs ».

    On a beaucoup parlé du gouvernement américain investissant des sommes importantes dans les technologies de pointe, en particulier la production de microprocesseurs, mais très peu de choses se sont concrétisées. Mais alors que les résultats ont été maigres, le virage vers une « politique industrielle » nationaliste, une forme de capitalisme d’État, est inhérent à la situation.

    Au lieu de cela, nous avons vu de plus en plus de restrictions imposées par le gouvernement américain sur les investissements en Chine, alors même qu’il était question d’assouplir les tarifs. Tant en Europe qu’aux États-Unis, la crise énergétique a obligé les gouvernements à abandonner toute prétention restante à une transition loin des combustibles fossiles en faveur du développement des ressources en pétrole, en gaz naturel et même en charbon à un rythme effréné. Cela montre comment la guerre froide aggrave toutes les autres crises.

    Guerre et politique

    Au début de la guerre, il y eut un élan de sympathie pour le peuple ukrainien dans les pays occidentaux. Cela a été manipulé par les gouvernements occidentaux pour soutenir un programme militariste comprenant l’augmentation des dépenses militaires et, dans le cas de la Suède et de la Finlande, l’adhésion à l’OTAN.

    Cependant, dans de nombreuses autres régions du monde, y compris le Moyen-Orient, l’Afrique subsaharienne et une grande partie de l’Amérique latine, il y avait beaucoup moins de soutien pour l’agenda de l’OTAN, étant donné les soupçons tout à fait justifiés des affirmations de Biden selon lesquelles il s’agissait d’un combat entre «la démocratie et autocratie.”
    Beaucoup ont perçu l’hypocrisie totale de Biden dénonçant Poutine comme un dictateur tout en se rapprochant de la monarchie saoudienne afin de les amener à augmenter l’approvisionnement en pétrole. Biden se rend en Arabie saoudite en juillet et a abandonné toute critique du rôle brutal qu’ils ont joué au Yémen, une catastrophe humanitaire encore pire que l’Ukraine. Parler du “leadership” américain dans la lutte pour la démocratie sonne également assez creux à la suite de l’annulation par la majorité réactionnaire de la Cour suprême des États-Unis de la décision Roe contre Wade, vieille de 50 ans, qui garantissait le droit à l’avortement. Cela montre que la société américaine recule en termes de droits humains fondamentaux.

    Nous avons souligné qu’au fur et à mesure que les conséquences de la guerre, en particulier les effets sur l’économie, devenaient plus graves, le soutien populaire à l’escalade militaire, même au cœur de l’impérialisme, aurait tendance à décliner. À la mi-mai, même le New York Times, fidèle à Biden, semblait inquiet, avertissant dans un éditorial officiel du danger d’une «guerre totale avec la Russie». « Le soutien à la guerre n’est pas garanti » et « l’inflation est un problème beaucoup plus important pour les électeurs américains que pour l’Ukraine », titrait le New York Times. Les chiffres des sondages en baisse de Biden confirment pleinement ces points. Incroyablement, il est moins populaire que Trump à ce stade de sa présidence.

    Le premier tour de l’élection présidentielle française en juin a également été un signal d’alarme pour l’OTAN. Une majorité d’électeurs a soutenu soit des candidats d’extrême droite, soit des candidats à gauche de la social-démocratie. Tandis que Macron passait son temps à se présenter comme un « homme d’État européen » essayant de trouver une solution à la guerre dans le cadre de l’impérialisme occidental, les électeurs français se sont concentrés sur le coût de la vie et ont adressé une réprimande cinglante au « centre » bourgeois.

    La guerre approfondit tous les aspects de la crise du capitalisme. Alors que le peuple ukrainien souffre, les deux camps impérialistes sont confrontés à de sérieux problèmes. En surface, Poutine semble avoir écrasé toute opposition, mais seulement au prix d’une érosion supplémentaire des fondements du régime. La Chine, alliée de la Russie, est confrontée à une énorme crise économique et sociale. Et tandis que la réponse agressive et initialement unie des États-Unis et de l’OTAN a montré une force apparente, au fil des mois, les complications de leur position se sont accumulées.

    Il est inévitable que le conflit inter-impérialiste qui découle des contradictions profondes du capitalisme agisse pour exacerber les crises intérieures au sein des États impérialistes eux-mêmes. Mais les principales victimes seront les masses du monde néocolonial, confrontées à une augmentation drastique de l’insécurité alimentaire et à une austérité sauvage alors que les régimes cherchent à rembourser leur dette. Alors que les gens sont littéralement confrontés à la famine, les impérialistes chercheront à se rejeter mutuellement la responsabilité de la catastrophe. Mais la vérité est que c’est tout le système du capitalisme impérialiste qui est à blâmer et qui doit être renversé pour empêcher de nouvelles catastrophes encore pires.

  • Solidarité internationale avec les militants anti-guerre russes !


    Liberté pour Dzhavid Mamedov et tous les militants anti-guerre ! La solidarité internationale de la classe ouvrière peut arrêter la guerre !

    Le tribunal de Tverskoi, à Moscou, a condamné à 30 jours de prison supplémentaires Dzhavid Mamedov, militant socialiste et anti-guerre, défenseur des droits des femmes et des personnes LGBTQIA+, syndicaliste étudiant et participant à la résistance contre le régime de Lukashenko au Belarus et contre le régime de Poutine en Russie. Il venait à peine d’être libéré après avoir passé le mois précédent en détention.

    Le régime russe montre de plus en plus de signes de désespoir face au manque de succès de l’”opération militaire spéciale” visant à “dénazifier” l’Ukraine.

    Dès le début, des dizaines de milliers de Russes ont résisté et se sont courageusement exprimés contre la guerre et le régime, au risque de subir des persécutions politiques et des arrestations. Plus de 15.000 personnes ont été arrêtées au cours de cette période, et nombre d’entre elles ont été victimes de brutalités policières, de torture et d’emprisonnement de longue durée. Pour l’instant, la répression a réussi à empêcher l’organisation de l’opposition à la guerre, mais cela ne signifie pas que celle-ci n’existe pas.

    Le mécontentement au sein de l’élite dirigeante s’exprime par des actes individualistes, comme la fuite à l’étranger de personnalités du monde du spectacle, ou un certain nombre de suicides au plus haut niveau et de démissions de conseils d’administration d’entreprises. Ces personnes ne pensent qu’à elles-mêmes, à sauver leurs carrières et leurs richesses. Ces actes sont accompagnées de rapports faisant état de l’arrestation d’officiers militaires de premier plan et de membres des services de renseignement.

    Parallèlement, les travailleurs ordinaires, qui sont directement touchés par la guerre, font désespérément ce qu’ils peuvent en l’absence de résistance organisée. Les parents des jeunes marins qui ont apparemment péri lors du naufrage du croiseur “Moskva” sont rejoints par ceux dont les fils ont “disparu” en Ukraine et qui cherchent frénétiquement des nouvelles. De nombreux rapports font état de soldats qui ne suivent pas les ordres en Ukraine, ou qui refusent tout simplement d’y être envoyés.

    Parfois, des mesures encore plus désespérées sont prises. Un certain nombre de bureaux de recrutement de l’armée ont été attaqués avec des cocktails Molotov. Une vague d’incendies a détruit des dépôts de pétrole et d’armes en Russie, et pas seulement à la frontière avec l’Ukraine. La semaine dernière, une usine d’explosifs a brûlé dans l’Oural, tandis qu’un énorme entrepôt de manuels scolaires à Tver, une ville située à 100 km au nord de Moscou, a été détruit juste après que l’éditeur ait annoncé qu’il supprimerait toute mention de l’Ukraine dans les livres d’histoire.

    Mais ce sont des actes individuels qui, à eux seuls, ne peuvent pas arrêter la guerre. Ils sont ignorés dans les médias, et le simple fait de les mentionner expose les gens à la persécution. C’est pourquoi le régime est si déterminé à prendre des mesures pour empêcher la résurgence des manifestations héroïques contre la guerre qui ont embrasé la Russie au début de la guerre. Les sondages d’opinion et diverses anecdotes démontrent que le sentiment anti-guerre se renforce parmi les jeunes et la classe ouvrière.

    Pour le régime, le danger est que les protestations des jeunes rencontrent de manière organisée une mobilisation plus large de la classe ouvrière, qui subit des licenciements, des fermetures d’usines et une inflation galopante. Des grèves ont éclaté en nombre restreint, mais significatif.

    L’utilité d’une action collective et organisée est apparue clairement à Saint-Pétersbourg, où le recteur de l’université de Saint-Pétersbourg a annoncé que 40 étudiants, dont des partisans de Sotsialisticheskaya Alternativa, seraient expulsés de l’école. Lorsque les étudiants se sont organisés et qu’une journée d’action de solidarité a été organisée, le recteur a été contraint de retirer sa menace.

    C’est pour cette raison que le régime est prêt à aller jusqu’à l’extrême pour empêcher toute opposition organisée.

    Dzhavid Mamedov est victime d’une procédure arbitraire. Début avril, il a été envoyé en prison pour 30 jours parce qu’il avait publié un appel sur les médias sociaux pour s’opposer à la guerre. Une semaine avant la fin de sa peine, des choses étranges ont commencé à se produire. Il a eu un nouveau compagnon de cellule. Il s’est avéré que cette personne avait été arrêtée le 25 mars à grand renfort de médias l’accusant d’être un espion ukrainien. Ils l’ont qualifié de dangereux criminel qui, selon les médias, a avoué avoir espionné l’Ukraine et la Pologne. Le fait qu’il se soit soudainement retrouvé dans la cellule de Dzhavid dans une prison pour délinquants non criminels indiquait qu’il coopérait désormais avec les services de sécurité. Il a ouvertement menacé Dzhavid de le poursuivre pour “activités extrémistes” s’il ne quittait pas le pays avant le 2 mai. N’ayant pas réussi à le convaincre, il a ensuite suggéré à Dzhavid de faire entrer de l’alcool en prison, espérant sans doute l’amener à coopérer sous l’emprise de l’alcool.

    En consultation avec d’autres militants, Dzhavid avait décidé de quitter le pays. Lorsqu’il a quitté la prison samedi, des précautions ont été prises pour s’assurer qu’il serait en sécurité jusqu’à son départ. Toutefois, grâce à une caméra de reconnaissance faciale ou à un message de chat dit sécurisé, la police a réussi à le retrouver. Pour ne rien arranger, il est à nouveau accusé du même crime que celui pour lequel il a purgé sa première peine, à la seule différence que la police prétend désormais qu’il est un organisateur. Une accusation qui ne tient pas la route, puisqu’il ne faisait que poster un appel. Outre sa deuxième condamnation à un mois de prison, il a également été condamné à une amende de 50000 roubles (environ 700 euros)- pour avoir “discrédité l’armée russe”.

    Alternative Socialiste Internationale (ASI) demande donc ce qui suit :

    • La libération immédiate de Dzhavid Mamedov et de tous les manifestants anti-guerre ;
    • La fin immédiate de la guerre en Ukraine, avec le retrait des troupes russes, l’arrêt de l’expansion de l’OTAN et des sanctions ;
    • La réduction drastique des dépenses en armement et l’utilisation de ces fonds pour les soins de santé, l’éducation et la reconstruction du pays ;
    • Pour la solidarité des travailleurs en Russie, en Ukraine et dans toute l’Europe contre les fauteurs de guerre, les oligarques et les politiciens de droite ! Pour un monde socialiste où le droit des nations à l’autodétermination avec des droits pour les minorités est garanti, et où les ressources naturelles et industrielles sont aux mains de l’État et leur utilisation est planifiée démocratiquement pour le bénéfice de tous !

    ASI appelle à la solidarité internationale avec Dzhavid et tous les militants anti-guerre russes.

    Parlez-en à vos collègues de travail, à vos camarades de classe, à vos amis et à tous ceux qui sont contre la guerre :

    • Distribuez des tracts et des affiches dans votre quartier, sur votre lieu de travail et à l’école ;
    • Faite signer des résolutions ou des lettres de protestation à votre syndicat, votre organisation ou votre collectif ;
    • Piquets Organisez des piquets de protestation et de solidarité à l’ambassade de Russie de votre pays.

    Vous trouverez ici des affiches en différentes langues, un modèle de tract et une résolution seront également disponibles sous peu.

    Envoyez les protestations directement à votre ambassade, avec des copies et des rapports à intsocaltrussia@gmail.com.

    Les militants socialistes anti-guerre en Russie ont également besoin d’un soutien financier. Ces fonds peuvent être transférés via les sections nationales d’ASI ou les dons peuvent être envoyés directement via patreon ici.

  • La guerre en Ukraine, la nouvelle ère et la crise du capitalisme

    Manifestation anti-guerre du 27 mars à Bruxelles.

    La déclaration ci-dessous concernant la guerre en Ukraine et ses implications pour les multiples crises du capitalisme mondial a été discutée, débattue, amendée et approuvée à l’unanimité lors d’une réunion du Comité international d’Alternative Socialiste Internationale (ASI) – notre direction internationale élue lors de notre Congrès mondial – qui a eu lieu entre le 28 mars et le 1er avril à Vienne, en Autriche.

    La guerre en Ukraine démontre de manière concluante que nous sommes entrés dans une nouvelle ère concernant les relations mondiales, un changement à l’œuvre depuis 2007-09 qu’a approfondi la pandémie du COVID. Quelles sont les caractéristiques de cette ère post-néolibérale ? L’une de ses principales caractéristiques est de toute évidence l’essor du militarisme impérialiste, accompagné d’une montée en puissance du nationalisme et d’un éclatement rapide du monde en deux camps impérialistes dans une nouvelle guerre froide qui n’en est dorénavant plus une. Ces dernières années, nous avons assisté au découplage partiel des économies américaine et chinoise, les deux plus grandes économies du monde, qui sont passées du statut de moteurs de la mondialisation à celui de moteurs de la démondialisation. Nous assistons maintenant au découplage rapide et radical de la Russie vis-à-vis des économies occidentales, ainsi que du Japon et de l’Australie.

    C’est une ère de profond déclin capitaliste. La guerre et la possibilité qu’elle dégénère en un conflit de plus grande ampleur est en soi un aveu de contradictions irrésolues. Les pays impérialistes, de la Chine à l’Allemagne en passant par les États-Unis, augmentent la production de leurs arsenaux de la mort alors que l’humanité est confrontée à une crise climatique existentielle qui empire de jour en jour. La guerre est une catastrophe écologique supplémentaire.

    Cette guerre intervient également durant une pandémie dévastatrice qui a tué plus de 20 millions de personnes dans le monde et qui fait toujours rage. La politique chinoise du zéro covid s’effondre face au variant Omicron. En Occident, la classe dirigeante a pratiquement abandonné la lutte après avoir complètement échoué à contenir l’épidémie ou à développer une stratégie sérieuse de vaccination mondiale.

    En outre, la crise sous-jacente de l’économie capitaliste, antérieure à la pandémie mais exacerbée par celle-ci, est sur le point d’entrer dans une nouvelle phase, déclenchée par un choc énergétique et une inflation galopante. Outre l’effondrement de l’économie russe déclenché par les sanctions vicieuses de l’Occident, la guerre pourrait faire basculer l’Europe et les États-Unis dans la récession. Mais l’impact sur le monde néocolonial sera bien plus dévastateur à mesure que les prix des denrées alimentaires augmentent et que la crise de la dette s’aggrave. Globalement, les deux dernières années de pandémie et de crise économique ont massivement accru les inégalités à l’échelle mondiale ainsi que le niveau de pauvreté absolue.

    Les marxistes et l’impérialisme

    Les marxistes d’aujourd’hui s’opposent à tout impérialisme, tout comme l’ont fait Lénine, Trotsky et d’autres internationalistes il y a un siècle. Ceux-ci expliquaient alors que l’émergence de l’impérialisme et la domination du capital financier constitue une phase du développement capitaliste, indiquant en réalité que les forces de production s’étaient développées au-delà du mode de production capitaliste. Aujourd’hui, il ne pourrait être plus évident que l’État-nation capitaliste constitue une barrière absolue au développement de l’économie humaine.

    Nous nous opposons totalement à l’invasion de l’Ukraine par l’impérialisme russe, invasion précédée par un discours de Poutine où il a accusé les bolcheviks d’être responsables de l’existence de l’Ukraine et a essentiellement nié la réalité historique de la nation ukrainienne. L’invasion totalement réactionnaire de Poutine a déjà créé une catastrophe humanitaire avec plus de trois millions de réfugiés fuyant le pays et plus de six millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays.

    Poutine prétend que ses objectifs sont de “démilitariser” et de “dénazifier” l’Ukraine. Nous soutenons la lutte du peuple ukrainien contre l’occupation militaire, mais nous nous opposons totalement au régime de Zelensky qui, s’il n’est clairement pas fasciste, est également réactionnaire au plus haut point. Poutine et Zelensky travaillent tous deux avec l’extrême droite dans leur propre pays et au niveau international. Poutine a soutenu et même financé des partis d’extrême droite et fascistes en Europe, notamment Aube dorée en Grèce et le Front national en France (rebaptisé Rassemblement national), tandis que Zelensky s’appuie sur le bataillon néonazi Azov et que son régime a réhabilité des collaborateurs nazis de la Seconde Guerre mondiale.

    Le rôle de premier plan joué par Zelensky dans la résistance à l’invasion russe a fait de lui un héros aux yeux de millions d’Ukrainiens ainsi qu’au niveau international, aidé en grande partie par la propagande des médias occidentaux. Cependant, Zelensky est lié jusqu’au cou à certains des oligarques les plus puissants du pays et a pris l’initiative de mesures visant à appauvrir davantage la majorité des Ukrainiens. Il est lui-même propriétaire de sociétés offshore. Ayant déjà restreint les droits syndicaux des travailleurs pendant son mandat d’avant-guerre, l’une de ses premières mesures, une fois la guerre déclenchée, a été d’imposer la loi martiale, qui inclut l’interdiction du droit de grève. Sans ignorer les illusions existantes, nous devons expliquer patiemment que Zelensky et son régime ne sont pas les amis des Ukrainiens ordinaires issus de la classe ouvrière.

    Nous nous opposons aussi clairement au programme de l’impérialisme américain et occidental qui, par le biais de l’OTAN, a entrepris d’encercler la Russie et a contribué à créer les conditions de cette guerre. Aujourd’hui, ils déversent du matériel de guerre dans le pays et imposent des sanctions sans précédent contre la Russie, qui constituent une forme de punition collective pour le peuple russe et un acte de guerre, ainsi qu’un avertissement pour la Chine.

    Nous considérons la solidarité de la classe ouvrière comme la seule force capable d’empêcher le glissement vers un conflit beaucoup plus large qui menace la civilisation humaine. Si la propagande de guerre a eu un effet significatif en Occident et en Russie même, cet effet va s’estomper. La masse de la classe ouvrière n’est pas encore prête à défier la guerre, mais la jeunesse commencera à se défendre lorsque les prétentions “démocratiques” de l’Occident commenceront à être réellement exposées et surtout lorsque les conséquences économiques désastreuses de la guerre commenceront à être révélées. En Russie, nous voyons déjà des aperçus de résistance héroïque. Le capitalisme engendre la guerre mais, historiquement, la guerre est aussi la mère de la révolution.

    Perspectives pour la guerre

    Nous devons être très conditionnels quant à la façon dont la guerre va se dérouler à partir de maintenant en raison du nombre de variables impliquées. Par exemple, il est difficile d’obtenir une image claire de la situation sur le terrain au milieu de la propagande de guerre incessante de tous les côtés. Il est toutefois très clair que Poutine et ses généraux ont fait une erreur de calcul en prévoyant l’invasion. Ils s’attendaient à être accueillis comme des libérateurs par les populations russophones de l’Est de l’Ukraine, mais ils ont rencontré une résistance féroce tant dans les villes russophones comme Kharkiv que dans leur tentative d’encercler Kiev.

    La possibilité d’une guerre entre l’OTAN et la Russie est aujourd’hui plus grande qu’à n’importe quel moment de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. Il existe déjà un état de guerre partiel entre l’OTAN et la Russie, alors que les pays de l’OTAN délivrent une quantité stupéfiante d’armements. Cette situation pourrait dégénérer en une guerre totale en raison d’une erreur de calcul, si la Russie attaquait massivement les lignes d’approvisionnement de l’OTAN, notamment en Pologne, ou si l’OTAN était assez téméraire pour tenter d’imposer une “zone d’exclusion aérienne” sur une partie ou la totalité de l’Ukraine. Les forces russes ont déjà attaqué une base dans l’ouest de l’Ukraine, qui était clairement une étape de l’OTAN, et ont attaqué une autre cible dans l’ouest de l’Ukraine avec un missile hypersonique.

    Une guerre plus large entre les États-Unis/OTAN et la Russie pourrait rester “conventionnelle”, mais le danger d’un échange nucléaire augmenterait considérablement, même s’il reste improbable compte tenu des conséquences potentiellement dévastatrices pour toutes les parties. Au cours de l’existence de l’Union soviétique, il y a eu des moments très dangereux comme la crise des missiles de Cuba, mais un énorme facteur limitant était que, malgré son horrible régime stalinien, l’Union soviétique n’était pas un pays impérialiste. Ses dirigeants donnaient la priorité à leur propre règne et craignaient les révolutions. C’est pourquoi ils cherchaient sincèrement à s’accommoder et à instaurer une “coexistence pacifique” avec l’impérialisme occidental. En réalité, la situation dans laquelle nous sommes entrés est déjà plus dangereuse que celle de la première guerre froide. Avoir d’énormes arsenaux nucléaires aux mains de régimes réactionnaires rapaces comme ceux de Poutine et de Xi Jinping, ainsi que de l’impérialisme américain sénile, est une expression concentrée de la menace du capitalisme pour notre existence.

    Les plans de guerre de Poutine reposaient sur l’expérience de la prise de la Crimée et du Donetsk/Luhansk en 2014, sur le succès militaire de la Russie en Syrie et sur le calcul que l’impérialisme occidental n’interviendrait pas directement en Ukraine. Trois semaines et demie après le début de la guerre, la position de l’OTAN et de l’impérialisme américain n’a pas fondamentalement changé. Joe Biden s’est jusqu’à présent fermement opposé à des mesures telles qu’une zone d’exclusion aérienne. Pourtant, force est de constater que les parlements de l’Estonie, de la Lituanie et de la Slovénie, membres de l’OTAN, ont tous récemment approuvé des résolutions appelant publiquement à une zone d’exclusion aérienne. Bien que le poids de ces États au sein de l’OTAN reste marginal, cela illustre qu’il existe une forte minorité et que l’”unité” de l’OTAN pourrait être davantage mise à l’épreuve à mesure que la guerre se poursuit. Il est également vrai qu’alors que la majeure partie de l’OTAN tente de freiner une intervention militaire directe, elle fait tout militairement pour aller dans cette direction, ce qui rend ce pont plus facile à franchir.

    La Russie pourrait-elle perdre militairement et quelles en seraient les conséquences ? Il est évident que les graves erreurs de calcul commises par Poutine lors de l’invasion sont maintenant aggravées par une résistance ukrainienne féroce qui entraîne des milliers de pertes russes et des problèmes de moral dans l’armée russe. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’armée russe n’a réussi à prendre le contrôle que d’une seule des vingt plus grandes villes d’Ukraine. Néanmoins, la Russie conserve une supériorité écrasante en termes de puissance de frappe. La guerre est entrée dans une phase beaucoup plus brutale, suivant les lignes de l’intervention de la Russie en Syrie et en Tchétchénie et de la guerre de siège moderne. Les Russes se préparent également à s’appuyer davantage sur des mercenaires (16.000 en provenance de Syrie jusqu’à présent), des voyous brutaux comme le chef de guerre tchétchène Ramzan Kadyrov et d’autres forces “irrégulières”.

    Mais même si les militaires russes parviennent à s’emparer des villes clés après les avoir réduites en ruines, ils devront ensuite relever le défi d’occuper le pays. Si l’on en croit ce qui s’est passé jusqu’à présent, une insurrection ukrainienne pourrait infliger des pertes permanentes très importantes et conduire finalement à l’effondrement de l’armée russe en tant que force militaire, même si les Ukrainiens ne parvenaient pas à la vaincre totalement, comme cela est arrivé aux États-Unis au Vietnam. Ceci, combiné à l’effondrement économique, pourrait provoquer un bouleversement massif en Russie. Ce “scénario Vietnam” présente la différence essentielle que le régime réactionnaire ukrainien est un mandataire de l’impérialisme occidental alors que le Front National de Libération au Vietnam reposait sur une révolution sociale.

    Cependant, l’impact des sanctions – notamment l’exclusion de la Russie du système financier occidental, la suppression des privilèges commerciaux et le retrait des entreprises occidentales du pays – peut être contradictoire. Elles affectent clairement une partie de la classe moyenne urbaine qui est liée à l’économie mondiale et est plus pro-occidentale, mais la dévaluation de la monnaie, l’inflation et la menace d’un chômage de masse affecteront principalement la classe ouvrière au sens large. Toutefois, à court terme, les sanctions peuvent également renforcer le soutien d’une partie de la population au régime, car elles confirment l’idée que l’Occident cherche à détruire la Russie.

    À l’heure actuelle, Poutine semble davantage préoccupé par la position des oligarques et le risque d’une révolution de palais que par une révolte générale. Les États-Unis visent clairement à menacer au moins Poutine d’un “changement de régime” dans le cadre de la lutte contre l’impérialisme russe. C’est un jeu dangereux, car de nouveaux revers pourraient rendre Poutine plus désespéré et plus susceptible de recourir à une nouvelle escalade militaire.

    La pression en faveur d’une solution diplomatique va s’accroître en raison de l’énorme danger que représente un éventuel élargissement de la guerre. Le régime chinois, allié clé de Poutine, n’est pas intéressé par une guerre totale, par exemple. Mais il est très peu probable que Poutine accepte un accord à l’heure actuelle en raison de la faiblesse de la position militaire russe sur le terrain. Il est possible que les négociations soient utilisées par Poutine afin de poursuivre les bombardements en attendant des renforts. Un accord éventuel pourrait reposer sur l’acceptation par l’Ukraine d’un statut “neutre” et sur la partition de facto du pays, une grande partie de l’Ukraine orientale étant effectivement annexée à la Russie. Poutine devrait accepter que le régime de Zelensky soit à la tête d’un État croupion. En contrepartie, les sanctions occidentales seraient au moins partiellement levées.

    L’impact plus large

    La guerre en Ukraine ne peut être séparée, ni comprise correctement, sans la placer dans le contexte plus large du conflit mondial entre l’impérialisme américain et chinois. Il ne fait aucun doute qu’une partie du message que Biden cherche à envoyer au régime du PCC par le biais de l’”unité” des puissances occidentales, des sanctions dévastatrices contre la Russie et du flot d’armements qui se déverse sur l’Ukraine est un avertissement de ce qui l’attend s’il envahit Taïwan. Une différence essentielle est que Taïwan revêt une importance stratégique bien plus grande pour l’impérialisme américain que l’Ukraine. Si une tentative chinoise d’envahir Taïwan devait réussir, ou dans le cas improbable où les processus à l’intérieur de Taïwan évolueraient dans une direction résolument pro-chinoise, cela représenterait un défi décisif pour la domination stratégique de l’impérialisme américain dans la région indo-pacifique, avec des répercussions massives également pour l’impérialisme japonais, l’Inde et d’autres puissances régionales clés. Une telle défaite pour les États-Unis signifierait la fin de l’ère américaine et la victoire de l’impérialisme chinois dans cette sphère géopolitique décisive. La guerre en Ukraine a considérablement renforcé les illusions pro-américaines parmi les masses à Taiwan, avec une augmentation correspondante du soutien au gouvernement taïwanais pro-américain du DPP.

    Bien entendu, essayer d’imposer des sanctions similaires à l’économie chinoise serait une autre paire de manches, étant donné le rôle de la Chine dans l’économie mondiale, bien plus important que celui de la Russie par un ordre de plusieurs magnitudes. En réalité, cela signifierait un effondrement complet de l’économie mondiale.

    L’impérialisme américain et occidental a été temporairement renforcé au début de cette guerre. La propagande “démocratique” occidentale est pour l’instant largement acceptée par la population en Europe et aux États-Unis. Des personnalités comme Macron, Boris Johnson et Joe Biden ont été renforcées.

    Cette situation ne durera pas. Le front uni de l’Occident va commencer à montrer des fissures en raison des intérêts impérialistes divergents. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de la Chine que de la Russie, car l’économie allemande, par exemple, dépend dans une large mesure des exportations industrielles vers la Chine. Les Etats-Unis ont déjà eu du mal à rallier des “alliés” importants au Moyen-Orient ainsi qu’en Inde, qui ont des liens militaires et commerciaux forts avec les deux parties. Néanmoins, la guerre a énormément renforcé le processus vers un front impérialiste occidental plus solidifié contre la Chine, et un découplage économique plus rapide de l’économie chinoise. C’est cette tendance, plutôt que les divisions internes, qui est dominante. La phase d’”unité nationale” aura tendance à se briser à mesure que les coûts économiques réels de la guerre et la classe censée payer la facture deviendront plus clairs pour les gens ordinaires.

    Nous avons répété à plusieurs reprises que le conflit entre les impérialismes américain et chinois aura tendance à les affaiblir tous les deux, mais il est évident qu’à tout moment, l’un ou l’autre peut prendre un avantage temporaire. L’impérialisme américain a un certain avantage en ce moment, mais le régime chinois considère également que les États-Unis sont surdimensionnés et incapables de se sortir des défis dans d’autres parties du monde après avoir abandonné l’Afghanistan pour se concentrer pleinement sur le défi posé par la Chine. Et n’oublions pas qu’en 2020, la Chine semblait avoir un avantage significatif, car son économie continuait de croître tandis que la classe dirigeante américaine ne parvenait pas à contenir le COVID et devait ensuite faire face à des bouleversements sociaux massifs.

    Parallèlement, il ne faut pas sous-estimer les défis très sérieux auxquels le régime de Xi Jinping est confronté à court terme. L’alliance de la Chine avec la Russie pose déjà de gros problèmes au régime de Xi en raison de la guerre. Le régime est également secoué par une récession économique qui pourrait s’aggraver considérablement en raison de la crise du secteur immobilier critique, mais aussi de la catastrophe qui l’attend s’il est contraint d’abandonner les politiques de “zéro covid” en raison du variant Omicron hautement transmissible. Étant donné que le COVID est pratiquement exclu de la Chine continentale depuis deux ans et que les vaccins chinois ne sont pas aussi efficaces contre Omicron, cela signifie que la population de 1,4 milliard d’habitants est confrontée à cette menace sans immunité significative.

    Même s’il y avait une issue négociée à la guerre en Ukraine dans le cadre d’une “réinitialisation” plus large des relations entre les États-Unis et la Chine, ce qui n’est pas à exclure, ce ne serait qu’un répit temporaire. Il n’y a pas de retour possible à l’ordre néolibéral hyper-mondialisé.

    Impact sur l’économie mondiale

    L’économie mondiale a connu en 2020 sa plus forte contraction depuis les années 1930, puis un fort rebond, en partie grâce aux mesures de relance néo-keynésiennes, notamment les milliers de milliards injectés sur les marchés financiers et des sommes moindres dans les poches des gens ordinaires, surtout dans les pays capitalistes avancés. Les banquiers centraux et de nombreux économistes bourgeois nous ont dit que tout cela était viable en raison d’une inflation et de taux d’intérêt proches de zéro, mais ASI a souligné que de telles conditions ne seraient pas maintenues. Au début de cette année, ce tableau rose a été remplacé par l’inflation la plus élevée depuis 40 ans aux États-Unis et la plus élevée depuis 30 ans en Europe, ainsi que par une explosion des prix de l’énergie et des denrées alimentaires à l’échelle mondiale, due en grande partie aux problèmes de la chaîne d’approvisionnement mondiale, mais de plus en plus ancrée dans l’économie. L’idée que l’inflation est un phénomène “temporaire” a été balayée d’un revers de main.

    Avant même le début de la guerre, nous avons souligné la fragilité de l’économie mondiale et la probabilité d’une crise financière majeure déclenchée par plusieurs scénarios possibles, notamment l’effondrement des bulles d’actifs, en particulier celle, massive, du secteur immobilier chinois. Nous avons également souligné le danger d’une récession déclenchée par la nécessité pour les banques centrales de relever rapidement les taux d’intérêt.

    La seule lueur d’espoir était que la pression sur les chaînes d’approvisionnement commençait à se relâcher. Avec la guerre, cette lueur d’espoir a disparu. Les lignes d’approvisionnement de la Russie et de l’Ukraine vers une grande partie du monde ont bien sûr été coupées. Le coût du transport par conteneur pourrait doubler ou tripler. Les problèmes de la chaîne d’approvisionnement seront aggravés par les nouveaux confinements en Chine dans ses centres de fabrication cruciaux comme Shenzhen et Dongguan en raison des épidémies de COVID.

    Mais le plus grand effet de la guerre sur l’économie mondiale sera probablement son impact sur le prix de l’énergie et de la nourriture. Étant donné que de nombreux pays occidentaux ont décidé d’interrompre leurs achats de pétrole et de gaz naturel russes et qu’il est difficile de remplacer la production russe, le prix de l’énergie s’envole. Il s’agit potentiellement du plus grand choc des prix de l’énergie depuis le milieu des années 1970, qui a contribué à déclencher une forte récession économique mondiale et a ouvert une période de “stagflation” dans les économies occidentales, où la croissance économique était lente alors que l’inflation était élevée. La stagflation est un problème très difficile à résoudre par des mesures de politique monétaire/fiscale bourgeoises standard.

    Même si l’OCDE prévoit toujours une croissance de l’économie mondiale pour 2022, elle a abaissé sa projection de 4,5 % à 3,5 %, tandis que pour la zone euro, elle a abaissé sa projection à un peu moins de 3 %. La plus grande économie de l’UE, l’Allemagne, est très probablement déjà en récession. De nombreux économistes bourgeois soulignent maintenant la possibilité très réelle d’une récession dans un certain nombre d’économies clés, déclenchée par des événements géopolitiques et la nécessité de relever rapidement les taux d’intérêt pour freiner l’inflation, comme la Fed a commencé à le faire.

    La hausse de l’inflation mondiale contribuera aussi directement à la crise de la dette souveraine à laquelle sont confrontés de nombreux pays pauvres et que nous avons décrite dans le principal projet de perspectives mondiales. Mais c’est la forte hausse des prix alimentaires qui pourrait avoir l’impact le plus dévastateur sur les masses dans de grandes parties du monde néocolonial. Au moins 12 % de toutes les calories consommées dans le monde proviennent de Russie et d’Ukraine ; nous pouvons nous attendre à une “inflation galopante” pour le blé, le maïs et d’autres produits agricoles de base. Les prix étaient déjà en hausse avant le début de la guerre en raison des sécheresses et de la forte demande à mesure que les économies émergeaient de la pandémie. Cette situation pourrait provoquer la plus grande crise alimentaire depuis au moins 2008, qui a été un facteur clé dans les soulèvements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient en 2011, et a provoqué des protestations et des émeutes dans d’autres régions.

    L’Ukraine est un important fournisseur de blé au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En l’état actuel des choses, il reste au Liban, tout au plus, un mois de réserves de blé. Le gouvernement syrien a commencé à rationner le blé, le prix du pain a doublé en Égypte, le gouvernement tunisien a interdit aux fonctionnaires de commenter les importations de blé et le Programme alimentaire mondial a qualifié la guerre en Ukraine de “compte à rebours vers la catastrophe” pour le Yémen, qui dépend fortement des importations de céréales. D’importantes manifestations ont déjà été déclenchées par la flambée des prix du pain et de la farine au Soudan et en Irak. Ce ne sont là que les premiers signes de la crise sociale et des bouleversements majeurs qui se préparent dans cette région, et qui se reproduiront ailleurs.

    Un autre choc pour l’économie mondiale pourrait survenir si la Russie faisait défaut sur sa dette souveraine, bien que la dette des entreprises russes soit en réalité beaucoup plus importante. En dépit du fait que le régime de Poutine ait tenté d’amortir les effets de son exclusion du système financier mondial et d’autres sanctions en imposant un contrôle strict des banques nationales et des avoirs en devises des entreprises russes, ainsi qu’en se préparant à nationaliser les actifs des sociétés étrangères qui ont cessé leurs activités dans le pays, on prévoit une baisse du PIB comprise entre 6 et 20 % cette année. Bien sûr, l’autre facteur est la volonté de la Chine d’agir comme un filet de sécurité économique partiel pour la Russie. Cela laisse présager l’émergence de deux systèmes financiers au niveau international, ainsi que l’éclatement des chaînes d’approvisionnement mondiales et la “délocalisation” et la “quasi-délocalisation” de la production dont nous avons déjà parlé, tendances qui s’accéléreront à la suite de la guerre. Ces caractéristiques rappellent beaucoup les années 1930, caractérisées par l’ultranationalisme, les embargos commerciaux et la croissance des économies fermées (autarcie).

    L’évolution des consciences

    Le déclenchement de cette guerre, et la nouvelle ère qu’elle annonce pour le capitalisme mondial, ne peut manquer de produire des changements profonds et dramatiques dans la conscience de la classe ouvrière et des jeunes du monde entier. Toutes les couches de la société, y compris la bourgeoisie elle-même, sont actuellement en train d’essayer de comprendre la signification de ce qui s’est passé et de reconfigurer les perspectives d’avenir.

    Nous ne pouvons appliquer aucun schéma rigide à la manière dont la conscience ouvrière va se développer. Comme pour nos perspectives concernant la guerre ou l’économie, nous ne faisons pas de prédictions absolues. Au début de ce siècle, notre organisation est intervenue et, en différents endroits, a joué un rôle important dans les mouvements de masse qui ont balayé le monde contre les guerres en Irak et, dans une moindre mesure, en Afghanistan. Ces guerres étaient d’une autre époque. Il ne s’agissait pas d’un affrontement entre deux blocs de pouvoir impérialistes relativement bien assortis. Au lieu de cela, elles représentaient la confiance (finalement mal placée) de l’impérialisme américain dans le fait qu’il était le maître incontesté du monde – qu’il pouvait insérer de nouveaux régimes dociles dans des pays clés à volonté, si nécessaire sous la menace d’une arme à feu. Aux yeux des masses, tant en Occident que dans le monde néocolonial, le rôle agressif joué par l’impérialisme occidental était relativement clair. L’opposition à la guerre et l’opposition à Bush, Blair et Cie étaient très clairement liées.

    Cette guerre s’inscrit dans un contexte totalement différent – celui d’une division accélérée du monde en deux sphères. Elle s’apparente donc davantage, à certains égards, aux guerres du début du 20e siècle – un conflit inter-impérialiste opposant deux blocs capitalistes concurrents. En fin de compte, la Russie est soutenue par la Chine, même si, à première vue, elle est quelque peu hésitante. À l’inverse, le gouvernement Zelensky est soutenu par l’impérialisme occidental.

    Surtout dans la première phase, le caractère inter-impérialiste de la guerre crée un niveau de confusion et de complexité dans les consciences plus important que lors de nombreux conflits récents. C’est aussi parce que cette confrontation entre deux blocs impérialistes sur le sol ukrainien est enchevêtrée et quelque peu brouillée par des sentiments légitimes de sympathie pour les masses ukrainiennes qui font face à une invasion et une occupation impérialistes brutales par la Russie. Dans le monde entier, on craint les conséquences de la guerre et la menace d’une escalade. Il existe un large sentiment de solidarité avec la population ukrainienne, et en particulier avec les millions de réfugiés que l’invasion a créés jusqu’à présent. Pourtant, si de nombreuses manifestations d’ampleur variable ont eu lieu dans différents pays, il serait inexact de décrire un mouvement international anti-guerre comme existant déjà.

    Les manifestations qui ont sans doute eu le caractère le plus clairement anti-guerre ont eu lieu en Russie même. Elles ont été significatives sans être massives, et ont jusqu’à présent culminé dans les premiers jours suivant l’invasion. Le régime de Poutine y a répondu avec une brutalité absolue. Le nombre de personnes arrêtées pour s’être publiquement opposées à la guerre est estimé à plus de 15.000 à l’heure où nous écrivons ces lignes – ce chiffre en lui-même témoigne de l’état d’esprit de colère qui existe clairement parmi une partie des travailleurs et des jeunes russes.

    La guerre de propagande du Kremlin a bien sûr influencé les opinions de la masse de la population. De même, l’intensification de la répression par le régime, avec des peines de 15 ans de prison pour ceux qui sont considérés comme diffusant des “fake news”, a fait en sorte que l’accès à des perspectives alternatives est désormais sévèrement limité. Les organes d’information indépendants basés en Russie ont été contraints de fermer et les médias étrangers ont quitté le pays. Dans le même temps, la combinaison de la répression de Poutine et des sanctions occidentales a rendu l’accès aux sites de réseaux sociaux, notamment Twitter et TikTok, extrêmement difficile. Entre-temps, Poutine cherche à adopter le mode d’emploi du régime iranien – en utilisant l’effet écrasant des sanctions occidentales sur l’économie, dont le prix est toujours payé par la classe ouvrière, afin de renforcer le nationalisme et le soutien à son régime.

    Tout ceci indique qu’il s’agit, au moins à court terme, d’une période extrêmement difficile pour toutes les forces d’opposition qui cherchent à se construire en Russie – en particulier celles qui visent à se baser sur la lutte des travailleurs et les idées socialistes. Mais rien de tout cela ne diminue le fait que la guerre, surtout si elle continue à être prolongée et difficile pour le régime russe, va fomenter une colère et une opposition de masse qui peuvent exploser depuis la base. Les estimations sur les chiffres exacts sont bien sûr très contestées, mais des milliers de soldats russes, dont beaucoup de conscrits, ont déjà été tués dans cette guerre.

    En Occident, la guerre a été utilisée comme une doctrine de choc afin de mettre en œuvre une augmentation drastique des dépenses militaires et d’accroître l’autorité de l’État et des gouvernements. Comme au début de nombreuses guerres, l’État et les médias exercent une forte pression en faveur de l’”unité nationale” – tandis que des éléments de “russophobie” ont été attisés par les établissements occidentaux, contribuant à un pic relatif d’attaques et de sentiments anti-russes dirigés contre les Russes ordinaires vivant à l’étranger, en particulier en Europe centrale et orientale. Les partis de gauche et les Verts, auparavant opposés aux exportations d’armes et aux actions militaires de l’OTAN – comme la plupart des élus de gauche de “The Squad” aux États-Unis, les partis de gauche dans les pays nordiques, certaines parties de la gauche travailliste en Grande-Bretagne, Podemos en Espagne – ont maintenant capitulé sur des questions comme le soutien aux sanctions et l’aide militaire de l’OTAN à l’Ukraine. C’est une mesure de leur faiblesse politique et de leur manque de confiance dans les capacités de la classe ouvrière.

    Les terribles souffrances causées par les bombes et les balles russes contribuent à ce que la classe ouvrière éprouve un fort sentiment d’horreur face à ce qui se passe, ainsi qu’un haut niveau de solidarité envers les victimes de la guerre. En Europe de l’Est, en particulier, ce sentiment de solidarité se conjugue à la crainte très réelle que, si Poutine n’est pas contraint de reculer, de telles scènes pourraient engloutir leurs propres pays. Il est compréhensible que, dans ce contexte, l’OTAN et, dans une moindre mesure, l’UE, soient considérées comme offrant une protection importante contre une telle attaque.

    Comme c’est souvent le cas en temps de guerre, les premières phases de ce conflit ont apporté avec elles un certain climat d’”unité nationale” et un renforcement temporaire des gouvernements et des politiciens en place – y compris certains qui étaient jusqu’à récemment sur la corde raide. Il s’agit notamment de Biden, qui doit affronter des élections de mi-mandat difficiles, et surtout de Boris Johnson, qui semble avoir obtenu un sursis face à ce qui semblait être des plans élaborés par son propre parti pour l’évincer. À ce stade, les sondages suggèrent un niveau élevé de soutien aux sanctions. Même lorsqu’on a souligné la possibilité qu’elles entraînent une hausse des prix de l’énergie, 79 % des Américains se sont déclarés favorables à une interdiction des importations de pétrole russe dans un récent sondage. Parallèlement, on tente d’utiliser la guerre pour recadrer l’inflation et la crise du coût de la vie en les attribuant aux “hausses de prix de Poutine”, comme l’a récemment déclaré Biden.

    En outre, de nombreux pays occidentaux sont relativement favorables à un soutien militaire plus développé au régime ukrainien, pouvant aller jusqu’à une “zone d’exclusion aérienne”. En Allemagne, le bouleversement spectaculaire de la politique de défense d’après-guerre du pays, avec Olaf Schulz qui prévoit des dépenses qui pourraient permettre au pays de développer le troisième budget militaire le plus élevé au monde d’ici cinq ans, a été soutenu par jusqu’à 75 % de la population dans les sondages. Cet état d’esprit s’est également reflété dans certaines des très grandes manifestations qui ont eu lieu dans le pays contre le déclenchement de la guerre. Ailleurs, les manifestations relativement modestes qui ont eu lieu aux États-Unis ont souvent vu la population reprendre le slogan “Fermez le ciel” – une référence à la demande de plus en plus militante d’une faction “pro-guerre mondiale 3” du parti républicain (également présente dans de nombreux partis de droite en Europe) pour l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne.

    Cet état d’esprit reflète le sentiment que “quelque chose doit être fait” pour arrêter le bombardement de l’Ukraine, mais il est associé à un manque de compréhension des véritables implications d’une telle intervention. Ses ramifications incluraient la transformation de cette guerre en une confrontation directe entre l’OTAN et la Russie, avec tous les dangers d’une nouvelle escalade (y compris la menace nucléaire).

    En effet, on assiste, pour la première fois, à une pénétration marquée du récit de la nouvelle guerre froide des capitalistes dans la conscience d’une couche importante de la classe ouvrière et moyenne. L’idée (grossièrement hypocrite) d’une division mondiale entre “liberté et état de droit” d’une part et “autoritarisme et tyrannie” d’autre part, exerce une attraction. Ce sera une arme que la classe dirigeante cherchera à déployer pour tenter d’imposer la paix sociale au niveau national. Mais d’importantes luttes ouvrières ont continué à être menées depuis le début de cette guerre. Même à ce stade précoce, il y a de sérieuses limites à l’ambiance d’”unité nationale” que la classe dirigeante tente de créer.

    Parmi les jeunes, il existe toujours une opposition généralisée au militarisme. La colère est immense face à l’incapacité des gouvernements occidentaux à accepter et à prendre en charge les réfugiés ukrainiens. Nombreux sont ceux qui rejettent consciemment les deux poids, deux mesures racistes dans la façon dont sont traités ceux qui fuient la guerre et les persécutions. La peur et l’opposition à l’escalade de cette guerre existent, en particulier dans le contexte de la menace nucléaire imminente. Ce sentiment a le potentiel de devenir beaucoup plus important, voire dominant, selon l’évolution des événements.

    Pendant ce temps, l’atmosphère dans une grande partie du monde néocolonial est tout aussi confuse, bien que d’une manière différente. L’héritage meurtrier de l’impérialisme américain (ainsi que celui de la Grande-Bretagne et d’autres puissances coloniales), que ces puissances tentent de blanchir en dénonçant le rôle de la Russie en Ukraine, continue d’occuper une place importante dans la conscience des travailleurs de nombreux pays, ce qui entraîne une méfiance beaucoup plus profonde à l’égard de l’OTAN, parfois associée à certaines sympathies pro-russes. L’héritage de la précédente guerre froide et les éléments nostalgiques à l’égard de l’ex-URSS jouent également un rôle – comme la position anti-apartheid passée de l’URSS en Afrique du Sud et, plus généralement, son soutien calculé aux mouvements de libération nationale anticoloniaux dans certaines parties du continent. Le traitement raciste des réfugiés noirs et asiatiques par les États ukrainiens et occidentaux, et la différence flagrante de traitement des victimes de guerre par les médias occidentaux par rapport à celles du monde néocolonial, ont aggravé ces sentiments.

    Les forces populistes de gauche, telles que l’EFF en Afrique du Sud, ont adopté une grande partie de la ligne du Kremlin sur le conflit. D’autre part, dans une grande partie de l’Amérique latine, une section importante et influente de la direction du mouvement ouvrier sympathise avec le régime chinois. Tous ces facteurs ont joué un rôle en empêchant le développement d’un mouvement de protestation significatif contre la guerre dans le “sud global”. Lorsque c’est le cas, cela exige que nous expliquions le rôle du régime de Poutine, y compris son caractère pro-capitaliste et anti-communiste, et que nous soulignions le rôle indépendant que peut jouer la classe ouvrière au niveau international.

    L’Afrique est un champ de bataille crucial dans la guerre froide et le conflit impérialiste. Les travailleurs et les pauvres ne doivent pas entretenir d’illusions sur le fait que le régime de Poutine constitue une alternative viable à l’impérialisme occidental en Afrique. La Russie et la Chine sont également des États impérialistes, hostiles à la classe ouvrière, qui alimentent l’instabilité et la guerre dans les pays néocoloniaux. Les effets de la guerre risquent maintenant d’exacerber les pressions existantes, notamment les phénomènes climatiques extrêmes, les économies décimées et les conflits armés qui entretiennent la pauvreté, la polarisation et les migrations de masse.

    Il est important de noter que la guerre menace davantage la sécurité alimentaire en Afrique, car les importantes exportations russes et ukrainiennes de blé, de soja, de maïs et d’autres céréales sont interrompues. L’Égypte, le Nigeria et le Zimbabwe, par exemple, importent entre 50 % et 80 % de leur blé de Russie. La flambée des prix du pétrole et des produits de base offre un terrain fertile aux gouvernements locaux, en alliance avec les puissances impérialistes, pour poursuivre l’accélération de l’extraction des combustibles fossiles et des produits de base, avec désormais une couverture “stratégique” et prétendument “verte” supplémentaire.

    Les conflits armés se poursuivent parallèlement à la destruction des moyens de subsistance pour s’assurer des parts de marché et des profits dans le cadre de la nouvelle “ruée vers l’Afrique” intensifiée par la guerre froide. Cela augmentera encore les migrations à travers le continent, alimentera les crises de réfugiés, le trafic d’êtres humains et pourra intensifier les conflits et les divisions. En Afrique du Sud, les émeutes de la faim de juillet 2021 ont donné un aperçu de la colère bouillonnante des masses, et la nouvelle escalade de la violence xénophobe est un avertissement de la façon dont elle peut être exploitée par la réaction si une alternative politique basée sur un programme socialiste international n’est pas construite de toute urgence.

    Le potentiel d’un mouvement anti-guerre international

    De plus en plus, surtout chez les jeunes, on comprend que sous le capitalisme, nous sommes confrontés à un avenir où le monde sera plus dangereux, où la majorité des gens seront plus appauvris, et dans lequel – de plus en plus – la survie même d’une grande partie de la population mondiale sera mise en danger. Cette compréhension est en partie liée à la réalité économique – elle reflète un profond manque de confiance dans la capacité du système à fournir, même aux habitants des pays capitalistes les plus avancés, des emplois et des logements stables, sans parler de l’augmentation du niveau de vie. À cela s’ajoute désormais, outre la menace d’un effondrement climatique, le danger d’un conflit militaire mondial de plus en plus généralisé et potentiellement nucléaire. Cette peur constituera désormais une part importante de la psyché collective des travailleurs.

    Une telle conscience n’est pas automatiquement révolutionnaire, elle peut engendre le désespoir et le catastrophisme. Mais elle indique que le système capitaliste est profondément miné aux yeux de la classe ouvrière.

    Un mouvement international anti-guerre, reposant sur une opposition plus claire au bellicisme impérialiste de tous bords, est donc toujours implicite dans la situation. Notre rôle est de lutter pour le développement d’un tel mouvement et pour assurer son caractère ouvrier. Cela signifie qu’il faut souligner le rôle potentiel du mouvement syndical dans la mobilisation de rue, ainsi que dans la lutte directe contre l’”effort de guerre”. Un aperçu de ce potentiel a déjà été observé en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Suède – avec des travailleurs refusant de décharger le pétrole russe sur les quais – et en Italie sous la forme d’actions de grève pour protester contre l’invasion du régime russe.

    En même temps, nous reconnaissons que les jeunes sont susceptibles d’être plus facilement mobilisés dans les rues, et d’être la couche la plus ouverte, du moins au début, aux idées socialistes. L’activisme anti-guerre, qui peut également être lié à des questions telles que le changement climatique (autour duquel la colère va croître après l’abandon effectif des précédents engagements de réduction à zéro) et/ou le traitement des réfugiés, peut être un aspect crucial de notre travail au cours de la prochaine période.

    Il en sera de même pour notre travail féministe socialiste, comme en témoignent les nombreuses manifestations du 8 mars, au cours desquelles les slogans anti-guerre et les expressions de solidarité avec les victimes de la guerre en Ukraine ont occupé une place importante. Les femmes seront parmi les plus durement touchées par l’augmentation du coût de la vie, la crise des réfugiés, l’explosion attendue de la traite des êtres humains et de la violence sexiste résultant de la guerre ainsi que par les réductions des dépenses sociales qui accompagneront les augmentations massives des budgets militaires. Cette guerre a également exacerbé les inégalités existantes, notamment l’oppression sexiste en Ukraine et ailleurs. La violence sexiste, qui a déjà augmenté dans le monde entier en raison de la pandémie, est un autre aspect horrifiant de nombreux conflits violents, y compris ceux qui ont eu lieu en Ukraine. Des rapports font état de violences sexuelles en Ukraine actuellement. En outre, les personnes qui fuient l’Ukraine (principalement des femmes et des enfants, les hommes étant empêchés de quitter le pays) sont extrêmement vulnérables aux abus des trafiquants sexuels et des personnes qui cherchent à exploiter les réfugiés pour obtenir du travail gratuit ou des rapports sexuels en échange d’un hébergement. Des rapports indiquent que dès le lendemain du lancement de l’invasion, on a constaté une augmentation notable du nombre de personnes utilisant des termes de recherche tels que “Ukrainian Girls” ou “war porn” sur les principaux sites pornographiques. Les femmes réfugiées sont également très vulnérables à l’exploitation de la main-d’œuvre gratuite ou bon marché dans les foyers, notamment pour les travaux ménagers et les soins. Cette situation a été aggravée par les différents gouvernements qui ont fait de la crise des réfugiés une question individuelle plutôt qu’une responsabilité collective et sociale. En outre, l’augmentation rapide et significative des budgets militaires se fera probablement au détriment d’autres budgets, notamment ceux de la santé et de l’éducation. Une fois encore, ce sont les femmes de la classe ouvrière qui seront touchées de manière disproportionnée, car elles assument déjà la plus grande part de ce travail à la maison.

    A long terme, nous devrions nous attendre à ce que cette guerre, et le conflit inter-impérialiste plus large dont elle fait partie, exacerbe encore plus les contradictions de classe, expose le gangstérisme des capitalistes, et pousse les masses à la lutte car elles sont forcées d’en supporter les coûts. En effet, nous devrions nous attendre à ce que le “renforcement du centre” temporaire qui a été évident dans les premières semaines de la guerre dans les pays occidentaux, cède la place à un courant sous-jacent de polarisation beaucoup plus fort qui sera finalement intensifié par cette crise. Le nouvel âge du désordre présentera des caractéristiques de révolution et de contre-révolution encore plus marquées que la période qui a suivi la grande récession de 2008-9. Il créera des opportunités pour la gauche, y compris pour les marxistes. Dans le même temps, il générera également un espace supplémentaire pour la réaction. De nombreux populistes d'(extrême)-droite, y compris des gens comme Orban et Le Pen, doivent essayer de prendre leurs distances avec leur ancien ami, Vladimir Poutine. Orban a même été contraint d’accepter plus de 180.000 réfugiés ukrainiens, par exemple. Néanmoins, il s’agit en fin de compte d’une situation dont les forces du nationalisme, de l’autoritarisme et du populisme de droite chercheront à tirer profit, de même que l’extrême droite – notamment en Ukraine même.

    À l’Ouest, les politiciens bourgeois de tous bords chercheront à se “surpasser” les uns les autres par rapport à la Russie et, de plus en plus, à la Chine. En Europe de l’Est en particulier, où la montée du nationalisme et, parfois, les conflits nationaux et ethniques, ont été une caractéristique importante du “carnaval de la réaction” qui a suivi l’effondrement du stalinisme, cette guerre donnera une nouvelle impulsion qualitative au nationalisme et à la division. En général, dans toutes les régions du monde, les positions des politiciens et des partis par rapport à la guerre froide revêtiront une plus grande importance politique, y compris au moment des élections.

    Notre programme

    Dans cette situation, notre programme doit donc faire l’objet de discussions et de débats permanents, et être mis à jour régulièrement pour faire face aux événements au fur et à mesure de leur déroulement. Il est essentiel que nous continuions à avoir un programme unifié, dont le cœur est le même quel que soit l’endroit du monde où nous intervenons. Cependant, la présentation exacte de ce programme, et les points sur lesquels nous mettons le plus l’accent, devront inévitablement être ajustés pour s’adapter à la conscience variée qui existe dans différentes parties du monde et parmi différentes couches de la classe ouvrière.

    En particulier, il est vital que dans chaque pays où nous sommes présents, nous incluions de manière proéminente dans tout notre matériel des points qui exposent le rôle de la bourgeoisie nationale du pays dans lequel nous nous mobilisons et son “camp” dans la guerre froide. Dans les pays capitalistes occidentaux, par exemple, l’opposition au militarisme et à l’expansionnisme de l’OTAN doit toujours être un élément central de notre propagande, même si ce n’est pas l’état d’esprit actuel de la masse des travailleurs. Nous nous opposons à toute intervention militaire de la part de l’impérialisme américain et occidental – ce qui inclut l’opposition à la fourniture d’armes par les puissances de l’OTAN à l’armée ukrainienne. En soi, cela augmente la menace d’une escalade plus large du conflit.

    Dans les pays de “l’autre côté” de la guerre froide, et plus généralement dans le monde néocolonial, le rôle sanglant de Poutine, ainsi que du régime chinois, doit inévitablement être au centre de nos préoccupations. Nous devons chercher à éduquer les travailleurs et les jeunes sur la véritable nature des régimes réactionnaires, ultra-nationalistes, racistes, xénophobes et virulemment anticommunistes de Poutine et de Xi, notamment en soulignant leur soutien à la contre-révolution ces dernières années face aux soulèvements de masse au Myanmar, au Kazakhstan et au Belarus. Nous nous opposons au dangereux et rapide renforcement militaire qui a lieu – encore une fois des deux côtés – et ne donnons aucune justification aux actions de l’OTAN, ou à la propre propagande anti-OTAN du régime. Nous exigeons le retrait immédiat des troupes russes d’Ukraine, des troupes impérialistes occidentales d’Europe de l’Est et la dissolution de tous les blocs militaires tels que l’OTAN.

    La célèbre phrase de Karl Liebknecht, selon laquelle “l’ennemi principal est à la maison”, ne signifie pas que nous ne devons pas faire preuve de sensibilité à l’égard de la conscience de la classe ouvrière. Cela ne signifie pas non plus que nous devons ignorer les faits des crimes de guerre très réels du régime de Poutine. Mais cela signifie que, à tout moment et de manière claire, nous devons chercher à mobiliser les travailleurs pour lutter de manière unie, au-delà des frontières, contre leur véritable ennemi. Cela signifie que le rôle de chaque bloc impérialiste doit être impitoyablement exposé – d’abord et avant tout devant ceux qui le subissent le plus directement.

    C’est pourquoi il est important que, de manière habile, nous mettions en évidence le rôle réel des sanctions actuelles qui, loin d’être un moyen d’exercer une pression “pacifique” mais efficace sur Poutine, sont en fait un acte de guerre économique extrêmement brutal qui impactera massivement la classe ouvrière – en Russie mais aussi ailleurs – c’est-à-dire la force sociale même capable de mettre un terme au bain de sang impérialiste en cours. La question de savoir qui fait quoi et pourquoi est toujours pertinente. Nous soutenons toutes les actions des travailleurs contre la guerre et appelons à des grèves et à des blocus pour contribuer à empêcher la livraison d’armes ou d’autres équipements qui seront utilisés pour tuer et mutiler. Nous soulignons également le rôle potentiel de la classe ouvrière russe, en tant que force ayant le pouvoir de mettre fin au règne de Poutine ainsi qu’à son aventurisme militaire.

    En Ukraine, nous soulignons le droit des travailleurs à s’armer par le biais de leur propre organisation. Nous soutenons qu’en fin de compte, ces forces de la classe ouvrière devraient être mobilisées non seulement pour repousser l’armée d’invasion – dont les rangs pourraient être atteints sur la base d’un appel de classe – mais aussi contre le régime réactionnaire de Zelensky ainsi que les groupes d’extrême droite et les milices qui opèrent actuellement sous ce régime. Nous défendons le droit à l’autodétermination pour toutes les nations, ainsi que les droits garantis des minorités. De plus, nous soulignons que toute organisation d’autodéfense de la classe ouvrière devrait nécessairement adopter cette position, à la fois pour rester unie et pour ne pas être vulnérable à la cooptation ou à l’utilisation par des forces hostiles aux intérêts de la classe ouvrière.

    Dans tous les contextes dans lesquels nous travaillons, nous devons de plus en plus lier notre revendication de fin du militarisme aux luttes économiques, sociales et environnementales auxquelles les travailleurs seront confrontés, et à la question du changement socialiste plus largement. Une nouvelle crise et la récession pourraient avoir pour effet de miner temporairement la confiance des travailleurs dans la lutte. Mais néanmoins, la combinaison actuelle d’une inflation élevée, d’une faible croissance et, surtout, d’une classe ouvrière dont l’expérience de la pandémie a mis en évidence l’énorme pouvoir potentiel, ouvrira la voie à de nouvelles et féroces batailles de classe.

    Lorsque les gouvernements saisissent les actifs des oligarques russes, cela peut être utilisé pour souligner le potentiel de nationalisation qui pourrait sauver des emplois ou protéger les travailleurs. Lorsque les dépenses militaires sont augmentées, nous soulignons la façon dont ces ressources pourraient être utilisées pour loger les réfugiés ou augmenter les dépenses pour les services publics. Lorsque des fonds considérables sont injectés dans de nouveaux forages pour les combustibles fossiles, nous soulignons le potentiel qui existerait pour une transition rapide vers les énergies renouvelables sur la base de la propriété publique et de la planification démocratique.

    Enfin, nous soulevons à chaque occasion la réalité que ce n’est que par la prise de pouvoir des travailleurs au niveau international qu’un avenir de guerre, de conflit et de destruction environnementale peut être évité. Nous soulignons donc l’urgente nécessité de forger un véritable parti mondial de la révolution, capable de mener la lutte pour changer le monde.

  • L’invasion russe, produit de la nouvelle guerre froide, marque un tournant dans les relations géopolitiques


    L’invasion russe de l’Ukraine s’inscrit dans le cadre du passage à une nouvelle ère. Plus encore que la pandémie, elle accélère de nombreux processus géopolitiques dont le facteur déterminant est la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine.

    Par Fabian (Gand)

    L’expansion croissante de l’OTAN vers l’Est depuis 1997 représente depuis longtemps une épine dans le pied du régime russe. En 2014, la tentative de stopper l’accord d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine et d’obtenir une coopération plus étroite de l’Ukraine avec l’Union économique eurasienne a échoué. Le président ukrainien Ianoukovitch, favorable à Moscou, a ensuite été balayé par la révolte de l’Euromaïdan. Kiev s’est alors de plus en plus orienté vers l’UE et l’OTAN. Mais Poutine a maintenu la pression avec l’annexion de la Crimée et le soutien aux groupes séparatistes de Donetsk et de Lugansk. Pour comprendre l’évolution vers l’invasion brutale actuelle, nous devons toutefois examiner les tensions interimpérialistes croissantes dans une perspective plus large.

    Les racines de la nouvelle guerre froide

    Le capitalisme est sorti de la Seconde Guerre mondiale fortement discrédité par les dizaines de millions de morts et l’horreur du nazisme. L’affaiblissement des grandes puissances impérialistes européennes a posé les bases d’un monde bipolaire avec deux superpuissances : les États-Unis contre l’Union soviétique stalinienne. La crainte de bouleversements révolutionnaires – soutenus ou non par une invasion venue de l’Est – était omniprésente au sein de la bourgeoisie d’Europe occidentale. Face à la « menace rouge », les gouvernements britannique et français ont joué un rôle clé dans la création de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Son premier secrétaire général, le Britannique Hastings Ismay, n’a laissé aucun doute quant à l’objectif de cet instrument : « Garder les Américains à l’intérieur, les Russes à l’extérieur et les Allemands sous tutelle ». En réponse, l’Union soviétique a créé le Pacte de Varsovie avec les régimes staliniens d’Europe de l’Est.

    Contrairement à la nouvelle guerre froide actuelle, il s’agissait d’un conflit entre des systèmes sociaux antagonistes. Malgré la nature non démocratique des régimes du bloc de l’Est, les bureaucraties staliniennes qui les dirigeaient dépendaient pour leurs privilèges et leur survie de l’existence d’une économie planifiée. Jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le conflit entre ces blocs restera le facteur dominant des relations internationales.

    Les tensions entre les bureaucraties staliniennes de Russie et de Chine ont ouvert la voie à la coopération entre les États-Unis et cette dernière. Ce processus, initié par la visite du président américain Nixon à Mao en 1972, allait remodeler la politique mondiale. Les nouveaux liens économiques ont ouvert la voie à la transformation de la Chine en sa forme actuelle de capitalisme autoritaire, réglementé par l’État, sous un régime qui n’a de « communiste » que le nom. La relation entre les États-Unis et la Chine devenue « l’atelier du monde » grâce à sa main-d’œuvre bon marché a constitué le moteur de la période de mondialisation néolibérale, avec la création de « nouveaux marchés » suite à l’implosion de l’Union soviétique.

    La grande récession de 2007-2009 a mis fin à la relation spéciale entre la Chine et les États-Unis. La Chine semblait moins touchée par la crise mondiale, tandis que l’impérialisme américain perdait de son influence et de sa force relative. Le programme stratégique chinois « Made in China 2025 », introduit sous Xi Jinping et visant à assurer le leadership et l’indépendance de la Chine dans les industries et les technologies clés, et l’initiative « Belt and Road » (les « nouvelles routes de la soie »), visant à développer des routes commerciales et d’investissement dominées par la Chine (regroupant plus de 100 pays sur tous les continents) ont provoqué un revirement majeur dans l’attitude des États-Unis. Cela a commencé avec Trump et certaines sections de la classe capitaliste. La raison était évidente : la Chine devenait de plus en plus un challenger dans le domaine économique et technologique. Elle finira par le faire aussi sur le plan militaire.

    Les deux plus grandes économies du monde sont également les plus grands partenaires commerciaux l’un de l’autre. Pourtant, même avec Joe Biden, l’accent est resté sur le conflit géostratégique avec la Chine. L’accumulation d’antagonismes aujourd’hui est similaire à la dépendance mutuelle et à la concurrence qui existait entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne avant la Première Guerre mondiale. Pour l’impérialisme américain, la menace qui pèse sur sa puissance mondiale est plus importante que les superprofits réalisés en Chine. La base de la nouvelle guerre froide est l’impasse du capitalisme et la crise de ces deux superpuissances. De prêcheurs de la mondialisation, ils sont devenus partisans du nationalisme pour tenter de sauver leur système et leur puissance.

    Une fenêtre d’opportunité

    L’impérialisme russe tente depuis des années de se frayer un chemin là où l’impérialisme occidental recule : en maintenant à flot le régime d’Assad en Syrie ou encore en envoyant des mercenaires au Mali et en République centrafricaine. Le Kremlin a également maintenu à flot le régime de Loukachenko au Belarus en 2021 et a contribué à écraser le soulèvement révolutionnaire au Kazakhstan au début de cette année.

    Sur le front interne, le niveau de vie en Russie est désormais inférieur de 10 % à celui de 2008. Le régime a dû faire face à plusieurs mobilisations contre la corruption et en faveur de la démocratie. À cela s’est ajoutée l’incapacité du Kremlin à contrôler la pandémie. Un soulèvement réussi au Kazakhstan aurait rapidement inspiré des protestations en Russie et le régime a dû y intervenir.

    Les stratèges du Kremlin y ont vu le moment d’inverser le processus d’érosion de la sphère d’influence de la Russie depuis les années 1990 et la chute du mur de Berlin. Certaines raisons ont donné à Poutine la confiance nécessaire pour agir maintenant. Il y a ainsi eu le retrait précipité des troupes américaines d’Afghanistan, quelques années seulement après que les États-Unis aient également dû reculer en Syrie et dans le contexte d’une concentration croissante des forces de l’impérialisme américain sur le conflit géostratégique avec la Chine. D’autre part, des forces centrifuges (dont le Brexit) ont prévalu au cours des dernières années dans l’Union européenne, qui a donné une impression de divisions internes. Enfin, plusieurs pays européens dépendent du gaz et du pétrole russes.

    En cas d’échec des menaces, Poutine souhaitait imposer un changement de régime visant à forcer l’Ukraine à rester hors de l’OTAN pour que celle-ci limite ses activités dans les anciens pays du bloc de l’Est. L’OTAN s’est toutefois obstinée à vouloir utiliser la population ukrainienne comme bouclier.

    Un mauvais pari

    Outre la résistance farouche à l’invasion de l’Ukraine, Poutine a peut-être été choqué par l’unanimité avec laquelle « l’Occident » lui a imposé de lourdes sanctions et a envoyé des armes au gouvernement de Zelensky. Les sanctions sont sans précédent : refus de laisser les compagnies aériennes russes pénétrer l’espace aérien européen, confiscation de la moitié des réserves de dollars de la Russie, coupure des banques russes du système de paiement international SWIFT, interdiction des exportations vers la Russie de toutes sortes de marchandises, etc. Les bourses russes ont plongé et la valeur du rouble a chuté de 30 %. Ce ne sont toutefois pas les oligarques et Poutine qui vont en souffrir, mais le peuple russe. La bourgeoisie des pays de l’OTAN espère ainsi créer le terreau d’un soulèvement contre Poutine. Elle pourrait bien avoir l’effet inverse dans le sens où la réaction anti-occidentale de la population pourrait renforcer la position interne de Poutine.

    Il y a également le risque que les sanctions déclenchent une profonde récession mondiale. C’est l’une des plus grandes craintes du régime chinois de Xi Jinping. Ce régime est confronté à de graves menaces économiques, telles que les bulles spéculatives dans le secteur de l’immobilier. La pression russe sur l’Ukraine semblait initialement convenir à Xi. C’était une distraction pratique pour garder l’OTAN occupée. Lors d’une visite de Poutine aux Jeux olympiques d’hiver en février, Xi a déclaré qu’il souhaitait un partenariat avec la Russie « sans tabou ».

    L’escalade effective du conflit a contraint le régime chinois à prendre ses distances avec le Kremlin. La contradiction avec sa propre politique étrangère et la menace de déstabilisation économique sont trop grandes. Parallèlement, les sanctions ont de plus en plus isolé la Russie, la rendant plus dépendante du régime chinois.

    Ayant en tête un changement de régime en Russie, les États-Unis veulent maintenant affaiblir au maximum l’armée russe en Ukraine, tout en poussant l’économie russe dans une crise profonde afin d’affaiblir l’allié potentiel de la Chine. Les conséquences pour le peuple ukrainien ne comptent pas dans ce calcul géopolitique. Outre le soutien militaire et financier, le Pentagone envoie également des informations sur les mouvements des troupes russes au gouvernement de Kiev. L’administration Biden met également à la disposition de Zelensky des équipes de relations publiques et de lobbyistes.

    L’unité occidentale retrouvée contre l’ennemi commun reste cependant fragile. En dépit de la participation active des États membres de l’OTAN au soutien du gouvernement ukrainien, la prudence demeure. Une zone d’exclusion aérienne maintenue par l’OTAN au-dessus de l’Ukraine pourrait potentiellement provoquer une troisième guerre mondiale, qui plus est une guerre entre puissances nucléaires. Même la proposition polonaise de fournir des avions de chasse à l’Ukraine via les États-Unis s’est avérée être un pont trop loin.

    Le sommet européen de Versailles a certes promis une aide militaire supplémentaire de 500 millions d’euros à l’Ukraine par le biais de la très cynique « facilité européenne de soutien à la paix », mais il n’a pas été unanime pour accélérer l’adhésion de l’Ukraine à l’UE ou pour interdire totalement le gaz et le pétrole russes.

    Un militarisme nationaliste

    Les gouvernements de plusieurs États membres de l’OTAN ont réussi à utiliser l’invasion comme un véritable choc pour augmenter sérieusement leurs budgets de défense (lire : de guerre). Le gouvernement allemand a décidé de porter ses investissements militaires annuels à 100 milliards d’euros. En Suède, le gouvernement veut financer l’augmentation des dépenses militaires en réduisant la sécurité sociale.

    Le militarisme nationaliste devient un phénomène dominant dans la politique mondiale, parallèlement à la poursuite du découplage économique entre grands blocs économiques. La Russie, onzième économie mondiale, est en train de s’isoler presque complètement avec le retrait de multinationales comme Apple, Pizza Hut, BMW, etc. Le régime russe a été contraint de répondre par l’idée de nationalisations d’usines d’importance stratégique et veut interdire l’exportation d’équipements agricoles, électriques, médicaux et technologiques au moins jusqu’à la fin de l’année.

    Le monde en est encore aux premiers stades d’une nouvelle guerre froide entre les deux grandes puissances impérialistes. Dans les années à venir, cette guerre entravera durablement l’économie, provoquera des crises politiques, formera et brisera des alliances, provoquera des conflits militaires et aura un impact sur la conscience de masse dans le monde entier. Partout, la politique gouvernementale sera de plus en plus déterminée par la nouvelle guerre froide. La lutte de classe internationale contre la guerre, associée à un programme social qui rompt avec les intérêts de profit des capitalistes, est la clé de la paix.

  • L’Ukraine et la Chine : Xi Jinping joue à la roulette russe

    “Celui qui n’est pas au courant des desseins de ses voisins ne doit pas conclure d’alliances avec eux”. Ce sont les mots du légendaire stratège militaire Sun Tzu, il y a plus de 2 000 ans. Xi Jinping n’a manifestement pas tenu compte de ce conseil lorsqu’il a dévoilé son alliance historique “sans limites” avec Vladimir Poutine lors de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Pékin. C’était tout juste vingt jours avant que les armées de Poutine n’envahissent l’Ukraine.

    Par Vincent Kolo, Chinaworker.info (ASI en Chine)

    Les spéculations vont bon train sur ce que Xi et son noyau dur savaient réellement des projets guerriers de Poutine. Ont-ils été tenus dans l’ignorance ? Cela semble peu probable. Xi, comme Poutine, a-t-il parié sur une victoire militaire russe rapide et écrasante ? Cela semble très plausible. Xi en savait-il plus, mais n’a pas informé le reste des hauts dirigeants du PCC ? C’est possible. Quoi qu’il en soit, les deux dictateurs ont commis une grave erreur de calcul. Et de telles erreurs pourraient finalement menacer leur maintien au pouvoir.

    Il existe une scission à peine dissimulée au sein du régime du PCC (Parti soi-disant communiste) et une opposition significative à la ligne pro-Poutine de Xi, qui se reflète dans une certaine mesure dans les messages contradictoires émanant de Pékin. Comme l’a noté l’analyste vétéran de la Chine Katsuji Nakazawa, il existe des désaccords sur l’alliance avec la Russie au sein du Comité permanent du Politburo, l’organe dirigeant du PCC, composé de sept membres : “Les sept ne sont pas sur la même longueur d’onde”. Les divisions sur la guerre, et le fait que les politiques économiques de Xi ont également été en partie annulées, menacent d’exacerber la lutte de pouvoir interne du PCC.

    Cela arrive au pire moment possible pour Xi, qui recherche la “stabilité” à l’approche du 20e du PCC Congrès et de son couronnement à la Poutine en tant que dictateur à vie. La faction anti-Xi du PCC, dirigée par le premier ministre sortant Li Keqiang et soutenue par une partie des « capitalistes rouges » et des fonctionnaires retraités, est trop faible pour renverser Xi. Mais l’opposition de cette faction aux politiques de Xi est devenue plus ouverte. Pour mettre en œuvre une politique à un stade aussi aigu de la crise, le régime de Xi doit être encore plus dictatorial et centralisé. Cela crée un cercle vicieux d’instabilité.

    La “Grande controverse”

    “La Chine ne peut pas être liée à Poutine et doit en être séparée le plus rapidement possible”, a écrit Hu Wei, un politologue affilié au bureau du conseiller du Conseil d’État (le gouvernement dirigé par le Premier ministre Li Keqiang). L’essai de Hu a été largement diffusé auprès des hauts dirigeants lors des “deux sessions” (du Congrès national du peuple et de la Conférence consultative politique du peuple chinois) au début du mois de mars, avant d’être retiré d’Internet et bloqué par les censeurs. Ce document est important parce qu’il critique de manière inhabituellement virulente la position de Xi, sans le nommer bien entendu, et parce que ses idées bénéficient manifestement d’un soutien considérable parmi les hauts responsables du régime. Hu déclare que la guerre a provoqué “une grande controverse en Chine”, l’opinion étant “divisée en deux camps implacablement opposés”. Il prévient : “Il y a encore une fenêtre d’une ou deux semaines avant que la Chine ne perde sa marge de manœuvre” pour se distancer de la Russie. “La Chine doit agir de manière décisive.”

    Les commentaires de Hu sont l’expression la plus nette à ce jour des divisions au sein de la classe dirigeante chinoise sur la politique étrangère nationaliste et guerrière de Xi, l’alliance Xi-Poutine étant son dernier mouvement et le plus controversé. Une partie importante des officiels du PCC et des intérêts capitalistes chinois estime que la ligne nationaliste de Xi est devenue de plus en plus contre-productive, qu’elle nuit à l’économie et qu’elle renforce la rhétorique antichinoise de l’impérialisme américain. Mais comme Xi a apposé sa marque personnelle sur l’alliance avec la Russie, le régime chinois s’est mis lui-même au pied du mur. Tout au plus pourrait-il y avoir un changement de ton plutôt que de substance. “Couper les ponts” avec Poutine, comme le préconise Hu Wei, porterait un coup sérieux à l’image d’”homme fort” de Xi soigneusement construite au cours de la dernière décennie.

    L’ampleur des difficultés rencontrées par Pékin dépend également du déroulement de la guerre. Une longue guerre, qui s’éternise pendant des mois et s’accompagne d’une intensification des bombardements terroristes sur les villes assiégées, est un scénario cauchemardesque pour le PCC, qui rendrait sa “fausse neutralité” impossible à maintenir. Un scénario encore pire pour Xi Jinping serait la chute de Poutine, soit par un soulèvement populaire, soit par une révolution de palais, ce qui provoquerait une onde de choc en Chine. Pour ces raisons, tout en essayant de manœuvrer et de brouiller les pistes, le régime de Xi fera tout son possible pour aider Poutine à rester au pouvoir.

    La “neutralité” officielle contradictoire du régime chinois dans cette guerre a déjà porté atteinte à l’autorité de Xi, qui tente de se présenter comme un homme fort nationaliste qui ose tenir tête aux États-Unis. À l’extérieur, la rhétorique du PCC à l’égard de Biden est vague et diplomatique, prenant ses distances avec la Russie, alors que sa propagande intérieure promeut le nationalisme et est fortement pro-russe. Ce contraste a été remarqué par une certaine couche des masses. La propagande nationaliste de Xi a donc été minée, tandis que l’hypocrisie de son image “d’artisan de la paix” mondial a été exposée au grand jour. Une “grande campagne de traduction” a été organisée principalement par des Chinois d’outre-mer pour traduire en anglais les commentaires nationalistes, racistes et sexistes arrogants des médias contrôlés par l’État et des réseaux sociaux. Cette campagne reflète l’état d’esprit d’une couche de Chinois dégoûtée par la propagande frauduleuse du PCC.

    La Doctrine Truman

    Pour Poutine et le capitalisme russe, la guerre en Ukraine peut être classée au même rang que la décision désastreuse de l’impérialisme américain d’envahir l’Irak en 2003. Les États-Unis, sous la direction de Bush, ont complètement sous-estimé le bourbier ethno-politique dans lequel ils s’engouffraient. Poutine a tout sous-estimé, des capacités militaires de la Russie à la force de la résistance ukrainienne (il dénonce les enseignements de Lénine sur la question nationale et paie le prix de cette ignorance), en passant par la situation mondiale et l’ampleur de la réaction de l’impérialisme occidental. Xi Jinping, en liant si étroitement et publiquement son régime à celui de Poutine, a exposé la Chine au risque d’isolement diplomatique et à des coûts économiques potentiellement dévastateurs sous la forme d’un découplage accéléré avec l’Occident. Cela peut se produire indépendamment du fait que la Chine soit officiellement visée par des sanctions en raison de sa position pro-russe.

    Alternative Socialiste Internationale (ASI) a expliqué que la guerre en Ukraine a tout changé. Le Financial Times, qui élabore des stratégies pour le compte du capitalisme occidental, décrit ce moment comme “un point de pivot géopolitique”, et exhorte Washington à proclamer une nouvelle version de la doctrine Truman de 1947 (qui divisait les pays en “pour” ou “contre” l’impérialisme américain). À court terme, l’invasion de la Russie a renforcé les gouvernements capitalistes occidentaux qui se lancent dans la militarisation en profitant de l’effet du choc sur la population et dans des interventions étatiques sans précédent sur les marchés financiers (les sanctions contre la Russie). Elles réussissent beaucoup mieux à déguiser leurs politiques comme étant une ligne de défense de la “démocratie” contre l’”autocratie”.

    La nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine, qui se développe depuis plusieurs années, a donc connu un “grand bond en avant” depuis le début de l’invasion russe. Une démondialisation économique plus rapide est désormais inévitable. L’invasion russe a, du moins à court terme, apaisé les divisions internes du camp occidental, entre l’UE d’une part et le bloc de l’anglosphère dirigé par les États-Unis d’autre part. L’ancien premier ministre japonais Shinzo Abe a demandé que des armes nucléaires américaines soient stationnées au Japon, tandis que l’Allemagne est subitement devenue la troisième plus grande dépense militaire du monde. D’un seul coup, la guerre en Ukraine a balayé les restes de l’ordre mondial d’après 1945.

    Le capitalisme du désastre

    Un tel niveau de cohésion occidentale est précisément ce que cherchait à éviter la diplomatie chinoise depuis l’époque d’Obama et de Trump. La guerre de Poutine a donc énormément facilité la stratégie de Biden de construire une coalition impérialiste “démocratique” pour coincer la Chine et la Russie. Le soutien de facto de Xi à l’invasion russe a permis à l’impérialisme américain de mener beaucoup plus facilement une guerre par procuration contre la Chine, sa principale cible à long terme, sous le couvert du conflit avec la Russie. La nature et l’ampleur des sanctions occidentales contre la Russie sont un élément crucial de cette guerre par procuration.

    La forte escalade du conflit avec la Russie est indissociable du conflit entre les États-Unis et la Chine. Biden a fait pression pour une alliance plus forte avec l’Europe, notamment par le biais de l’OTAN, en revenant sur la politique isolationniste de Trump connue sous le nom “America First”. L’objectif est d’isoler la Chine dans la politique internationale et d’accroître la pression sur elle dans les zones contestées de l’Indo-Pacifique, comme la mer de Chine méridionale et Taïwan. À long terme, l’Asie est stratégiquement plus importante pour l’impérialisme américain que l’Ukraine et l’Europe de l’Est. La guerre d’Ukraine est une répétition des conflits mondiaux qui se développeront à l’avenir.

    Nous nous opposons à l’invasion de la Russie et aux programmes impérialistes de Poutine d’un côté, mais aussi à l’OTAN et à l’impérialisme américain de l’autre. Le sort horrible du peuple ukrainien est un avertissement des horreurs qui attendent l’humanité sous le signe du “capitalisme du désastre”. Celui-ci soulève maintenant le spectre des conflits militaires entre puissances nucléaires en plus de la crise climatique et des pandémies mortelles. Nous soulignons l’importance des manifestations héroïques contre la guerre qui ont eu lieu en Russie ainsi que la nécessité d’un internationalisme reposant sur la classe ouvrière, tout d’abord en solidarité avec les masses ukrainiennes, mais en reliant cela à la nécessité de combattre le militarisme et les politiques anti-ouvrières de tous les gouvernements capitalistes.

    Les actions et déclarations de toutes les puissances impérialistes sont cyniques et malhonnêtes. Poutine nie de manière flagrante le droit de l’Ukraine à exister en tant qu’État-nation. Wang Yi déclare au monde que la Chine “préconise fermement le respect et la sauvegarde de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de tous les pays”, mais les médias chinois ne diffusent que les comptes rendus russes du conflit et refusent d’utiliser le mot “invasion”. Biden aux Etats-Unis, Johnson au Royaume-Uni et Scholz en Allemagne ne sont pas motivés par le moindre souci du sort du peuple ukrainien, mais par la volonté d’extraire un maximum de bénéfices géopolitiques des problèmes de Poutine. Des années de manœuvres politiques de la part des États-Unis et de l’OTAN, avec le gouvernement capitaliste de droite ukrainien comme pion utile, ont contribué à semer les graines de la guerre. Aujourd’hui, l’OTAN est prête à “se battre jusqu’au dernier ukrainien”, applaudissant le courage de sa résistance, mais cherchant à localiser et à contenir le conflit – comme le montre la saga des avions de chasse polonais “non désirés”.

    La Chine en tant que superpuissance

    Il s’agit de la crise internationale la plus grave pour le régime du PCC depuis l’effondrement de l’Union soviétique et des dictatures staliniennes en Europe de l’Est il y a trente ans. C’est la première fois que la Chine devient la deuxième superpuissance, défiant de près les Etats-Unis en tant que puissance impérialiste avec des sphères d’intérêt mondiales, des entreprises gigantesques et des investissements énormes à défendre. En 1992, la Chine ne figurait même pas parmi les dix premières économies mondiales. Elle était un spectateur discret qui se concentrait sur ses propres problèmes internes (achever la restauration du capitalisme après avoir écrasé la révolte de masse de 1989). Aujourd’hui, en tant que deuxième économie mondiale, la Chine est bien plus intégrée au système financier et commercial mondial que la Russie, onzième économie mondiale. Pour le capitalisme chinois, la menace d’être exclu des marchés occidentaux par des sanctions est bien plus grande que pour la Russie.

    Nous nous opposons aux sanctions, qui sont un outil du capital financier dans les États capitalistes les plus puissants et peuvent être utilisées contre les travailleurs et la lutte socialiste à l’avenir. A Hong Kong et au Xinjiang, ASI s’est opposée aux sanctions occidentales en prévenant qu’elles n’arrêteraient pas la répression de l’Etat chinois mais qu’elles affaibliraient et démobiliseraient plutôt la lutte de masse. Les sanctions contre la Russie sont incommensurablement plus puissantes, mais notre opposition n’est pas basée sur l’intensité des sanctions, mais plutôt sur la classe qui exerce ce pouvoir et les objectifs qu’elle vise à atteindre.

    Une croissance du PIB de 5,5 % ?

    Pendant que l’Ukraine brûle, la Chine risque d’enregistrer des pertes économiques massives, même si les acrobaties diplomatiques du PCC (soutenir la paix en paroles tout en protégeant Poutine dans les faits) parviennent à la protéger des sanctions américaines et occidentales. La Chine est le plus grand importateur de pétrole au monde, avec 70 % de ses importations de pétrole et 40 % de ses importations de gaz. Alors que le prix du pétrole a déjà augmenté de 60 % en 2021, il a augmenté de 11 % depuis que l’armée russe est entrée en Ukraine. L’augmentation de l’utilisation du charbon et la destruction encore plus rapide du climat en seront les conséquences.

    Le ministre chinois de l’agriculture a averti en mars que la récolte de blé de cette année “pourrait être la pire de l’histoire” en raison des fortes pluies. Le pays devra augmenter ses importations d’environ 50 %, les prix mondiaux du blé ayant bondi de 50 % pour atteindre des sommets depuis l’invasion. À elles deux, la Russie et l’Ukraine représentent un quart des exportations mondiales de blé, mais les sanctions et la guerre ont coupé cet approvisionnement des marchés mondiaux. La flambée des prix alimentaires mondiaux menace de provoquer une famine de masse et des “émeutes de la faim” dans de nombreux pays en développement.

    Mais c’est la menace de sanctions secondaires – être entraîné dans le réseau de sanctions dirigé par les États-Unis qui a été tissé autour de la Russie – qui pourrait potentiellement porter un coup sévère à l’économie chinoise à un moment où la croissance intérieure faiblit sérieusement. Lors de l’Assemblée nationale populaire du 5 mars, le gouvernement a annoncé un objectif de 5,5 % du PIB pour 2022, soit l’objectif le plus bas depuis près de trois décennies. La plupart des économistes doutent que cet objectif puisse être atteint. Le FMI et d’autres organismes prévoient une croissance de 4,8 % cette année, mais pour le gouvernement, adopter un chiffre inférieur à 5 % aurait été un aveu de défaite, avec des conséquences réelles.

    Même sans les dangereuses ramifications économiques découlant de la guerre, l’économie chinoise était confrontée à de graves problèmes : l’effondrement au ralenti du secteur immobilier, la hausse du chômage, le coma des consommateurs et la perturbation des chaînes d’approvisionnement résultant des fermetures de villes imposées pour contrer la propagation d’Omicron. Le régime de Xi s’est engagé à poursuivre sa politique de “dynamique zéro Covid”, en dépit de l’échec de cette méthode à Hong Kong. Hong Kong compte désormais plus d’un million de personnes contaminées par le Covid. Le taux de mortalité par habitant y est le plus élevé de tous les pays touchés par la pandémie. La banque Morgan Stanley prévoit une croissance nulle au premier trimestre en raison d’Omicron. Le principal moteur de la croissance économique chinoise, le marché immobilier, se contracte depuis six mois (tant en termes de prix que de volumes de ventes), malgré un revirement du gouvernement qui a assoupli le contrôle du crédit, assoupli la politique monétaire et abandonné le projet de taxe foncière que Xi avait défendu.

    Le PCC n’a pas prévu ni planifié la guerre de Poutine. Les raisons exactes pour lesquelles le régime de Xi a perdu si complètement le cap à un moment aussi crucial de la guerre froide sino-américaine en disent long sur les faiblesses et les contradictions internes du régime. Avec la première épidémie de Wuhan, la révolte de masse de Hong Kong en 2019, la guerre commerciale de Trump en 2018, Xi a été pris au dépourvu à chaque fois. À la lumière de ce qui s’est passé depuis, le communiqué conjoint de 5 000 mots du 4 février annonçant un partenariat stratégique “sans limites” amélioré avec la Russie – “plus qu’une alliance” selon les mots de Xi – est revenu le mordre. C’est le dirigeant chinois, et non Poutine, qui a pris l’initiative de ce nouvel accord, principalement pour renforcer son autorité sur la scène des Jeux olympiques d’hiver de Pékin, largement boudés ou boycottés par les dirigeants du monde entier (seuls 21 y ont participé, contre 68 en 2008). Pour Xi, dont l’objectif principal est d’étendre son pouvoir lors du 20e congrès qui se tiendra dans le courant de l’année, les Jeux olympiques sont l’équivalent d’un meeting électoral dans une démocratie bourgeoise – tout en feux d’artifice et en patriotisme.

    “Comme deux frères”

    “Il est significatif que les hauts dirigeants aient métaphorisé le partenariat stratégique des deux nations comme étant ‘dos à dos’ – ce qui signifie que les deux pays, comme deux frères, laissent l’un à l’autre le soin de défendre son dos…”, a commenté le Global Times, lié au PCC (13 février). Cette rhétorique n’a pas bien vieilli. Les diplomates chinois tentent désormais d’esquiver et de louvoyer pour éviter d’être frappés par des sanctions occidentales en tant que “complices” de Poutine. L’accord du 4 février n’apporte pas grand-chose de neuf – il s’agit d’une reformulation et d’une extension des accords énergétiques et technologiques existants entre les deux pays. L’objectif était surtout d’envoyer un message : un front commun contre les États-Unis. Mais alors que Poutine était sur le point de lancer la plus grande guerre européenne depuis 80 ans, la décision de Xi était spectaculairement inopportune.

    Xi a fait le pari que son régime profiterait des tensions militaires en Europe, ce qui obligerait l’administration de Biden à se détourner de l’Indo-Pacifique et de la Chine. Comme Poutine, Xi a probablement calculé que les divisions entre l’impérialisme américain et l’UE, en particulier l’Allemagne, s’accentueraient. En outre, montrant que les deux dictateurs ne sont pas “frères” et que leur alliance est en fait une alliance de convenance tactique, Xi a vu des avantages dans la dépendance accrue de la Russie vis-à-vis de la Chine en tant que partenaire dominant, un renversement de situation par rapport à la guerre froide des années 1950, lorsque, en tant que dictature stalinienne, la Chine était très largement le partenaire junior de l’Union soviétique. Si la diplomatie agressive et les menaces de Poutine à l’encontre de l’Ukraine avaient réussi, ne rencontrant que des protestations de la part du capitalisme occidental (comme ce fut le cas avec la répression de Xi à Hong Kong), cela aurait stimulé les visées du PCC sur Taïwan.

    Pour ces raisons, que Xi ait été pleinement conscient ou non des plans d’invasion de l’Ukraine, il a peut-être savouré une situation dans laquelle la Chine regardait Poutine créer des problèmes pour l’Occident. Toutefois, le 24 février, tous ces avantages supposés se sont transformés en inconvénients.

    Xi risque de devenir le dirigeant chinois qui a “perdu l’Europe”. Les tentatives de diplomatie commerciale et d’éloge de la “souveraineté” de l’Europe pour séparer l’UE, et surtout l’Allemagne, fortement dépendante de l’économie chinoise, de la stratégie anti-chinoise de Biden, ont été une caractéristique clé de la diplomatie chinoise. Celle-ci a connu de sérieux revers l’année dernière (l’effondrement de l’Accord global sur les investissements entre l’Union européenne et la Chine, ACI), les sanctions contre le Xinjiang, la retraite d’Angela Merkel, l’”incident lituanien”), mais la guerre en Ukraine et la relation de la Chine avec Poutine pourraient devenir le clou final du cercueil. L’impérialisme américain y travaille bien sûr activement, avec beaucoup plus de succès dans l’ombre de la guerre.

    Les divisions impérialistes

    L’appel de Biden à Xi Jinping le 18 mars a été en partie mis en scène pour les oreilles européennes, les deux présidents adaptant leurs remarques à Bruxelles et surtout à Berlin. Biden a mis en garde contre les “conséquences” si la Chine fournit une aide militaire à la Russie ou l’aide à contourner les sanctions occidentales, affirmant disposer de rapports de renseignement à cet effet. Les États-Unis fixent donc effectivement une “ligne rouge” pour la Chine et augmentent la pression sur l’Europe pour qu’elle la soutienne. Les graves effets des sanctions en Russie rendent cette menace très réelle pour Pékin.

    L’UE est déjà divisée sur le renforcement des sanctions contre la Russie. Un diplomate européen a déclaré au Times que trois camps se sont formés. Il y a les “sanctionnistes” purs et durs, comme la Pologne et les États baltes, qui sont les plus proches de la guerre et les plus exposés au risque d’escalade militaire. Ils sont favorables à des sanctions encore plus sévères, telles qu’une interdiction totale des exportations énergétiques russes. Il y a les “contras” de l’aile opposée, l’Allemagne soutenue par l’Italie, la Hongrie, la Grèce et la Bulgarie, qui résistent à des sanctions plus sévères. Et puis il y a les autres.

    Ces divisions internes correspondent en grande partie aux divisions antérieures sur la Chine – la Hongrie d’Orban est dans le camp pro-chinois, tout comme l’Allemagne traditionnellement (la Chine a représenté 38 % des ventes des constructeurs automobiles allemands en 2021), tandis que sur l’aile opposée, la Lituanie s’est engagée dans une bataille “David contre Goliath” avec la Chine qui s’est transformée l’année dernière en une crise commerciale plus large de l’UE. La guerre en Ukraine a profondément entamé l’initiative “Belt and Road” de Xi (les « Nouvelles routes de la soie »). Comme pour les sanctions et les autres effets de la guerre, les dommages pourraient être permanents et durer longtemps après la fin de la guerre. L’Ukraine est un pays clé des Nouvelles routes de la soie, tout comme la Russie bien sûr. La Pologne, la Hongrie, la Roumanie et la Slovaquie sont des membres de cette initiative qui soutiennent l’Ukraine, tandis que le Belarus, membre des Nouvelles routes de la soie, est du côté de la Russie dans cette guerre. Quelle ironie que le PCC ait présenté cette initiative comme une force de “paix et de coopération”.

    Cela va obliger Pékin à réévaluer en profondeur l’ensemble du projet, qui rencontrait déjà d’importants problèmes en raison de la crise de la dette croissante dans de nombreux pays partenaires. En Europe de l’Est, des milliards de dollars d’investissements chinois sont désormais en péril en raison de la guerre de Poutine, avec près de 3 milliards de dollars de projets de construction rien qu’en Ukraine. Le groupe 17+1 des pays d’Europe de l’Est, un forum pour les investissements chinois, pourrait également voler en éclats. La Lituanie a quitté le groupe l’année dernière, et les puissances occidentales dominantes au sein de l’UE ont toujours considéré le groupe 17+1 comme un empiètement chinois dans leur “arrière-cour”. Cela pourrait conduire à un retour en arrière plus puissant contre la Chine et à une pression sur les petites “pièces d’échecs” nationales pour qu’elles coupent leurs liens avec l’initiative des Nouvelles routes de la soie.

    Taïwan et l’Ukraine

    L’avenir de Taïwan est lié au conflit ukrainien, mais pas de la manière envisagée à l’origine par Xi Jinping. La diplomatie chinoise a toujours insisté sur le fait que l’Ukraine et Taïwan n’étaient “pas les mêmes”, se concentrant sur les questions de légalité et de “souveraineté”, qui, comme l’a démontré Poutine, ne sont en fin de compte pas une barrière contre un régime capitaliste affamé. Taïwan n’est pas un “pays” dit le PCC, tout en étant en désaccord avec Poutine sur le fait que l’Ukraine mérite cette distinction.

    Notre attitude repose sur des considérations bien plus fondamentales : la conscience nationale (qui s’applique clairement tant en Ukraine qu’à Taïwan), les aspirations démocratiques, la peur d’un régime autoritaire et d’une agression militaire. Dans le système du capitalisme et de l’impérialisme, les masses des deux pays sont malheureusement piégées entre des puissances plus grandes dont les agendas excluent la réalisation d’une véritable paix ou d’une véritable démocratie.

    Xi Jinping a peut-être cru que le conflit ukrainien renforcerait sa position dans le détroit de Taïwan en détournant les ressources militaires américaines vers l’Europe et en exerçant une pression accrue sur le Japon par le biais de son alliance avec la Russie. Il espérait peut-être qu’en cas de victoire rapide et convaincante de la Russie, l’Occident serait démasqué comme un tigre de papier. Cela ne s’est pas produit. C’est plutôt l’inverse qui se produit et la stratégie de Xi visant à la “réunification” avec Taïwan semble plus problématique que jamais. Cela ne signifie toutefois pas qu’une guerre contre Taïwan ou une attaque chinoise est exclue à long terme, comme certains l’imaginent à tort. Ces derniers comprennent le petit groupe qui a quitté ASI à Taïwan l’année dernière, qui considère aujourd’hui la menace d’une action militaire chinoise comme un “bluff” et, à partir de cette conclusion naïve, ne voient plus la nécessité de lier la lutte pour l’indépendance au socialisme.

    La piètre exécution de l’invasion de Poutine à ce jour, et les lourdes pertes russes possibles, devraient servir d’avertissement aux partisans de la ligne dure de l’Armée populaire de libération (APL) : une attaque contre Taïwan pourrait mal tourner. L’armée russe est bien plus aguerrie que celle de la Chine, et une invasion terrestre en Ukraine est un projet plus simple qu’une attaque amphibie sur Taïwan, qui, selon les experts militaires, serait au moins aussi difficile que le débarquement de 1944 en Normandie. Xi Jinping ne se risquera pas à la guerre s’il n’est pas sûr de la victoire, car une défaite militaire pourrait sonner le glas de son régime. Mais Poutine était également confiant. C’est pourquoi la guerre en Ukraine va provoquer des doutes et une réévaluation stratégique majeure dans les cercles militaires chinois.

    Si le plan de Poutine consiste à occuper l’Ukraine, un objectif qui semble de moins en moins réaliste aujourd’hui, les États-Unis et l’OTAN réagiront probablement en finançant une insurrection ukrainienne de droite. Cela pourrait, sur plusieurs années et au prix d’un coût humain dévastateur, réussir à affaiblir la détermination de Moscou, mais aussi tendre à couper et à faire dérailler une véritable lutte de masse. Ce scénario poserait également des questions gênantes aux faucons taïwanais du PCC. Même en supposant que l’APL puisse organiser une invasion réussie de Taïwan, le contrôle d’une île dont la grande majorité des 23 millions d’habitants ne veulent pas être gouvernés par Pékin conduirait à terme à l’épuisement et à la désintégration de la force d’occupation.

    La croissance du nationalisme

    La croissance du nationalisme des deux côtés du détroit de Taïwan rend la situation encore plus volatile. Les craintes accrues à Taïwan que l’agression de Poutine n’incite son “meilleur ami” Xi à attaquer l’île ont renforcé le soutien au gouvernement DDP de Tsai-Ing Wen et à sa doctrine de militarisation pro-américaine.

    Un sondage d’opinion réalisé en mars par la Taiwan International Strategic Study Society a révélé que 70,2 % des Taïwanais sont “prêts à faire la guerre” pour défendre l’île contre la Chine, contre seulement 40,3 % dans un sondage réalisé en décembre. Comme d’autres gouvernements, le DDP utilise la crise pour fabriquer de l’”unité nationale” afin d’étouffer la lutte des classes, et pour faire pression en faveur d’accords commerciaux plus pro-capitalistes avec les États-Unis et le Japon en échange de leur “protection”. Tsai pousse également à l’augmentation des dépenses d’armement et à l’extension du service militaire obligatoire.

    Du côté chinois, le nationalisme vociférant en ligne s’accompagne d’un culte de Poutine et d’un soutien à la Russie, ce qui a été cultivé par le PCC pendant des années, mais risque désormais de devenir incontrôlable. Sur les réseaux sociaux, les nationalistes, dont certains sont proches du fascisme, sont devenus si stridents et confiants que leur venin n’est plus seulement dirigé contre les homosexuels, les féministes, les “séparatistes” taïwanais et les Hongkongais, mais même contre d’anciens nationalistes de premier plan du PCC, comme ce fut le cas de l’ancien rédacteur en chef du Global Times, Hu Xijin, qui a quitté son poste l’année dernière. La gestion de ces pressions nationalistes devient de plus en plus compliquée pour Pékin, qui risque de perdre toute “marge de manœuvre” et la capacité de mener une politique étrangère plus pragmatique en cas de besoin.

    Pour la classe ouvrière d’Asie, d’Europe et du monde entier, la guerre en Ukraine ouvre la porte à une période encore plus dangereuse et tumultueuse de désordre capitaliste. Pour mettre fin à cette guerre et aux guerres futures, la classe ouvrière doit régler ses comptes avec le capitalisme et l’impérialisme. Manifester et s’organiser contre la guerre est un bon début, mais ce n’est pas suffisant en soi. La situation exige plus que des appels et des pressions sur les gouvernements pour qu’ils changent leurs politiques. Elle exige que la classe ouvrière surmonte son manque d’organisation, son manque de voix, son manque de pouvoir. La tâche de reconstruire un puissant mouvement socialiste des travailleurs contre le capitalisme et le militarisme est plus urgente que jamais.

  • Répression brutale des manifestations antiguerre en Russie

    Le jour de l’invasion de l’Ukraine, des protestations immédiates ont éclaté en Russie. Le régime a tenté d’écarter le phénomène comme étant le fait d’une infime minorité. Vitaly Milonov, député du parti de Poutine, a décrit les premières manifestations sur Newshour (BBC, 26 février) comme l’œuvre de « plusieurs milliers de gays, de lesbiennes, de trotskistes et de racailles de gauche ». Oui, nous plaidons coupables : nous sommes nous aussi des opposants véhéments au régime du Tsar Poutine.

    Rien qu’à Saint-Pétersbourg, 1.000 personnes ont été immédiatement arrêtées. En une vingtaine de jours, il y a eu au moins 14.000 arrestations dans 53 villes. La pression s’est faite de plus en plus forte pour ne plus s’opposer à la guerre. Une mère russe a témoigné dans De Standaard (12 mars) : « Mon fils de huit ans a reçu la visite du service fédéral de sécurité FSB à l’école. Les agents lui ont expliqué que « les vilains papas et mamans vont en prison et les enfants finissent à l’orphelinat ». L’école a également distribué des prospectus en langage enfantin expliquant pourquoi il est dangereux de manifester. Et ça marche, bon sang : mon fils me supplie maintenant avec des yeux de chien battu de rester à la maison. Ça me met tellement en colère. »

    Le régime menace de punir sévèrement quiconque s’exprime contre la guerre, en particulier de manière organisée. Des peines de prison allant jusqu’à 15 ans sont prévues pour ceux qui diffusent de « fausses informations » sur la guerre et l’armée russe. Qu’est-ce qu’une fausse information ? Parler du nombre de victimes, prendre position contre la guerre ou simplement dire que Poutine ne fait pas du bon travail. Étant donné que du contenu antiguerre continue de circuler sur les médias sociaux ou via des connexions Internet sécurisées, on rapporte que des agents arrêtent des passants au hasard dans la rue pour fouiller leurs téléphones portables. Quiconque refuse de le faire est un suspect et peut être poursuivi en justice.

    Il y a même des rumeurs selon lesquelles le régime envisage d’instaurer la loi martiale, ce qui équivaut en quelque sorte à une déclaration de guerre à sa propre population. Il reste cependant à voir si, et pour combien de temps, cette répression sera en mesure d’arrêter les énormes contradictions à l’œuvre dans les tréfonds de la société russe.

  • Ukraine. Pour une autodéfense démocratiquement organisée !

    L’autodéfense du peuple ukrainien contre l’invasion russe est particulièrement héroïque. Des milliers de personnes prennent les armes contre la prise en main de leur existence par un dictateur tel que Poutine. Cette autodéfense est juste et nécessaire.

    Un pays en crise

    Malgré ses ressources naturelles, l’Ukraine est un pays en crise. Après la chute des dictatures staliniennes et l’indépendance du pays en 1991, ce pays n’a jamais connu la prospérité. La nature dictatoriale du régime, la corruption et la baisse du niveau de vie après la récession de 2008-09 (lorsque l’économie s’est contractée de 15 %) ont provoqué des mobilisations sociales en 2014. Mais ce mouvement, l’Euromaïdan, a été détourné en une discussion sur l’Ouest contre l’Est, l’Union européenne contre la Russie. La situation désespérée de la population a fait naître des illusions envers l’Union européenne (UE), alors que la Russie ne voulait pas relâcher son emprise sur l’économie ukrainienne. En l’absence d’un mouvement ouvrier fort, la protestation s’est transformée en une lutte entre intérêts impérialistes, cette lutte dans la région orientale du Donbass se poursuivant depuis lors par des moyens militaires.

    Ce n’est qu’en 2016 qu’il y a eu une forte croissance économique, notamment grâce à l’argent envoyé par les émigrés. Ces fonds (12 milliards de dollars en 2019) ont dépassé les prêts du FMI. Toutefois, la croissance est restée très inégale et les salaires très bas. Le secteur des technologies de l’information, qui représente 7 % des exportations, offre des salaires élevés, allant jusqu’à 1.000 dollars par mois, alors que le salaire moyen en Ukraine n’est que de 500 dollars par mois.

    La politique néolibérale du gouvernement pro-UE, avec le soutien de l’extrême droite, a raboté le niveau de vie des travailleurs et des jeunes. Cette tendance a été renforcée par le prix élevé du conflit militaire à l’Est. Les prix du gaz et du logement, entre autres, ont augmenté et les plus grandes entreprises publiques ont été privatisées.

    Dans ce contexte, Zelenski a été élu en 2019 comme un outsider qui n’avait entretenu aucun lien avec les oligarques ou l’establishment politique corrompu. Il a promis une croissance économique de 40 % sur cinq ans, qu’il entendait atteindre en intensifiant encore les contre-réformes libérales et en créant un « climat d’investissement attractif ». Zelenski a rapidement dû remanier son gouvernement en raison de sa forte baisse de popularité due à l’absence de changement. Les luttes des travailleurs pour de meilleurs salaires se sont multipliées et les femmes ont aussi commencé à descendre dans les rues.

    La crise du coronavirus a provoqué un tournant dans la politique : les privatisations ont été arrêtées et des investissements ont été réalisés dans les petites entreprises et les soins de santé. Cela n’a toutefois pas suffi à améliorer les conditions de vie, surtout lorsque les confinements dans d’autres parties de l’Europe ont fait pression sur les revenus des émigrés.

    Avant la guerre, la popularité de Zelenski était au plus bas puisque ses promesses de changement et de rupture avec la politique au service des riches oligarques n’avaient pas été tenues.

    De l’autodéfense militaire à l’autodétermination politique

    La guerre a renforcé la popularité de Zelenski : il a choisi de rester sur le terrain plutôt que de s’exiler en toute sécurité. Il est considéré comme un combattant courageux qui ne se résigne pas face à l’invasion russe.
    La question de savoir ce que le peuple ukrainien veut à la place de l’occupation russe reste toutefois entière. Un retour à une politique au service des oligarques ? Le nationalisme peut aider à garder le moral, mais permet-il également de mettre du pain sur la table ? Les bases de l’Ukraine d’après-guerre doivent être posées dans le cadre de l’autodéfense actuelle.

    Il faut défendre chaque pas vers une autodéfense organisée démocratiquement, impliquant le plus grand nombre de personnes possibles dans le respect de l’individualité de chacun, quelle que soit sa langue. Ceux et celles qui prennent les armes ne doivent pas laisser l’initiative de la gestion de la société aux oligarques, et encore moins à l’extrême droite qui, avant la pandémie, s’opposait invariablement aux travailleurs en lutte pour des hausses de salaire.

    La classe ouvrière doit organiser elle-même la société. Pour y parvenir, la reconnaissance des droits des minorités nationales est essentielle. Cela renforcera la résistance collective à l’invasion russe et compromettra un scénario de guerre civile par la suite. La crise politique de ces dernières années est due au manque de perspectives de progrès pour la population. Une telle perspective ne viendra ni des oligarques, ni des politiciens libéraux, ni de l’Union européenne, qui organise une misère croissante dans ses propres pays.

    La classe ouvrière doit prendre le contrôle de la richesse potentielle de l’Ukraine et l’utiliser pour rendre possible un avenir pacifique et prospère. C’est le changement socialiste pour lequel nous nous battons dans le monde entier.

  • [HISTOIRE] L’Ukraine entre impérialisme, révolution et autodétermination

    Jusqu’à la Révolution russe, en dépit du fait que cette nationalité disposait de sa propre langue et de sa propre culture, les Ukrainiens étaient sous la domination étrangère des tsars russes et, dans l’ouest de l’Ukraine (où ils étaient appelés “Ruthènes”), sous celle de l’Autriche-Hongrie. L’ukrainien était principalement une langue paysanne. Vers la fin du XIXe siècle, un mouvement national a émergé, en particulier dans l’ouest de l’Ukraine.

    Dossier de Marcus Hesse (SAV, ASI-Allemagne)

    Dans la Russie tsariste, la langue et la culture ukrainienne étaient réprimées dans l’objectif de forcer l’assimilation à la nation russe. Le mouvement ouvrier en Ukraine était principalement basé dans la région industrielle du Donbass et dans les grandes villes, où le russe était la langue prédominante. Après la Première Guerre mondiale et au cours de la révolution de 1917, la possibilité de créer un État ukrainien indépendant s’est présentée. Les bolcheviks ont soutenu ces efforts parce qu’ils défendaient la fin de la domination de la Grande Russie ainsi que le droit à l’autodétermination des nations opprimées en tant que conditions préalables à une union volontaire des peuples.

    La révolution et la guerre civile

    En 1917, une République populaire ukrainienne indépendante fut proclamée. Cependant, contrairement à la situation en Russie, les forces nationalistes bourgeoises y étaient politiquement dominantes. En même temps, la classe ouvrière constitua des républiques soviétiques locales. Le centre de la première grande république soviétique d’Ukraine fut la ville de Kharkiv. Initialement, le pouvoir soviétique ne put tenir que peu de temps à Kiev. En parallèle, l’ouest de l’Ukraine (autour de la région de Lviv) devint une partie du nouvel État national polonais. Le gouvernement polonais adopta des mesures extrêmement répressives contre toute tentative d’autonomie.

    La guerre civile russe fit rage dans le centre et l’est de l’Ukraine. Durant trois ans, la région devint l’un des théâtres les plus sanglants et les plus chaotiques de la guerre. À l’automne 1918, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie occupèrent une grande partie du pays, combinant leur pillage avec un soutien aux groupes nationalistes ukrainiens. En même temps, des troupes « blanches » contre-révolutionnaires combattirent l’Armée rouge. Les anarchistes dirigés par Nestor Makhno contrôlèrent eux aussi une partie du pays. Entre 1917 et 1920, la seule ville de Kiev changeât de mains 14 fois.

    Sur le territoire de l’armée blanche du général Denikine et sous celui du nationaliste Petlioura, des pogroms ont eu lieu contre la population juive. Ils firent environ 100.000 morts et provoquèrent un exode massif de Juifs. En fin de compte, l’Armée rouge est parvenue à s’affirmer à grands frais contre les différentes forces réactionnaires.

    Le pouvoir soviétique et l’autodétermination

    Le premier gouvernement soviétique fut de courte durée et reposait principalement sur les travailleurs urbains russophones. Ce n’est qu’en 1920/21 que les bolcheviks réussirent à prendre le contrôle permanent de l’ensemble de l’Ukraine. Les derniers “blancs” furent battus en Crimée en 1920. Un changement de politique à l’égard des petits et moyens agriculteurs joua un rôle important à cet égard. En fusionnant avec les sociaux-révolutionnaires borotbistes, les bolcheviks purent accroître leur influence. Durant un certain temps, deux partis communistes (PC), l’un ukrainien et l’autre russophone, coexistèrent jusqu’à ce qu’un parti commun soit formé. Une politique d’orientation vers l’autonomie ukrainienne fut introduite par Lénine et Trotsky dans les années 1920, avec une promotion de la langue et de la culture ukrainienne. Le nom de cette politique de nationalité était « Korenizacija ».

    De cette manière, l’Ukraine soviétique su également avoir un attrait sur les régions de l’ouest de l’Ukraine, où les Ukrainiens continuèrent à subir l’oppression nationale. Un puissant mouvement national s’y développa, lequel se scinda bientôt en une aile gauche, prosoviétique et une aile droite. Le futur fasciste, criminel de guerre et collaborateur nazi Stepan Bandera, aujourd’hui considéré comme un héros national dans certaines parties de l’Ukraine, est issu de cette dernière tradition.

    Au cours de la bureaucratisation du régime sous Staline, l’autonomie fut de nouveau restreinte par le pouvoir central de Moscou. Ainsi, dans les années 1930, des dirigeants du PC ukrainien furent démis de leurs fonctions en raison de leur supposé nationalisme ukrainien et soutien aux courants d’opposition.

    La collectivisation forcée et la famine

    Après que Staline ait préconisé des concessions aux riches paysans (koulaks) pendant des années, une crise céréalière conduisit à un violent revirement à partir de 1928. Le gouvernement de Staline se concentra sur l’industrialisation accélérée et la collectivisation de l’agriculture. Les années qui suivirent furent marquées par la collectivisation forcée de l’agriculture. Ceci provoqua de nouveaux conflits de type guerre civile entre l’État et la paysannerie. En 1932-33, cette politique combinée à de mauvaises récoltes fit éclater la famine dans de nombreuses régions de l’Union Soviétique. Celle-ci fit jusqu’à cinq millions de morts. L’Ukraine fut particulièrement touchée, tout comme le sud de la Russie, la Sibérie et le Kazakhstan.

    Depuis l’effondrement de l’URSS, la famine de 1932-33 est devenue un point de référence central pour la conscience nationale ukrainienne. Les tendances de droite ont inventé le terme « Holodomor » (« mort de faim »). Ce n’est pas par hasard si ce terme évoque l’Holocauste nazi. Cette assimilation est voulue et s’est progressivement normalisé dans l’usage courant de la langue. Il s’agit de suggérer que la direction stalinienne a délibérément crée la famine pour frapper la nation ukrainienne. Les gouvernements ukrainien et américain parlent de « génocide ».

    Historiquement, la thèse selon laquelle la famine a été délibérément provoquée n’est pas tenable. Alors que la faim a frappé particulièrement durement les régions habitées par les Ukrainiens, elle a également frappé les Russes de souche. Il ne fait aucun doute que la politique de collectivisation forcée a contribué à la catastrophe. Ce qui fut particulièrement criminel, cependant, fut la politique de Staline consistant à nier et à dissimuler officiellement l’existence de la famine. Cela montre la différence avec les politiques de Lénine et de Trotsky. Ceux-ci ne restèrent nullement silencieux face à la famine de 1921/22 qui suivit la guerre civile en faisant appel au monde pour de l’aide humanitaire.

    L’invasion nazie, la collaboration et la lutte partisane

    La famine et les purges des années 1930 portèrent atteinte à la popularité de l’État soviétique. À partir des années 1930, Trotsky, en exil, plaida pour le droit de l’Ukraine à la sécession nationale. Lorsque l’Union soviétique annexa l’ouest de l’Ukraine polonaise à l’automne 1939 – dans le cadre du pacte Hitler-Staline – des millions d’Ukrainiens qui faisaient auparavant partie de la Pologne passèrent sous contrôle soviétique. Mais dès juin 1941, la Wehrmacht envahit ces contrés récemment acquises par l’Union soviétique. La guerre fasciste de “race”, une guerre d’anéantissement, commença de plein fouet. L’Ukraine devint la scène centrale de l’extermination planifiée des Juifs. Le massacre dans la vallée de Babyn Yar près de Kiev devint le symbole de cette campagne d’anéantissement. Lors du plus grand massacre de la Seconde Guerre mondiale, la Wehrmacht allemande abattit plus de 33.000 Juifs en seulement deux jours.

    Les nationalistes ukrainiens, mais aussi de nombreux simples paysans, accueillirent d’abord la Wehrmacht en « libératrice ». Un mouvement collaborationniste se forma sous Bandera devenant une partie active de la machinerie d’extermination nazie. Comme pendant la guerre civile russe, l’antisémitisme et l’anticommunisme allaient de pair. Finalement le mouvement de Bandera entra en conflit avec les nazis parce que ceux-ci n’étaient en aucun cas disposés à autoriser un État ukrainien indépendant. Toutefois, cela n’exonère en rien les adeptes de Bandera de leurs crimes historiques. D’autant plus que leur quête pour un futur État ukrainien ethniquement pur les mit également en conflit avec la minorité polonaise en Ukraine de l’Ouest. En Volhynie et dans l’est de la Galice, ils massacrèrent jusqu’à 100.000 civils polonais. Des milliers de civils Ukrainiens furent tués lors des représailles polonaises.

    Les occupants fascistes allemands exercèrent également un règne de terreur sur les Ukrainiens de souche et le pays fut soumis à un pillage systématique. Pendant la guerre, deux millions d’Ukrainiens furent déportés en Allemagne comme travailleurs forcés. Un mouvement partisan se forma contre le régime nazi et après des années de combats sanglants libéra le pays aux côtés de l’Armée rouge. Le rôle de Staline à cette occasion fut tout sauf glorieux : il répondit à la collaboration d’environ 22.000 nationalistes tatars de Crimée avec les Allemands par la déportation de l’ensemble de ce groupe ethnique musulman, 180.000 personnes au total, vers l’Asie centrale.

    De la guerre à la fin de l’Union soviétique

    Entre 1945 et la mort de Staline, il y eut à nouveau de grandes vagues de purges, qui frappèrent de nombreux anciens combattants antifascistes. Après 1945, de nombreux collaborateurs ukrainiens se réfugièrent à l’étranger. Munich devint un lieu d’exil important car l’establishment bavarois conservateur créa un climat politique favorable à ces forces. Malgré cela, en 1959, le criminel de guerre Bandera y fut abattu par des agents du KGB. Après 1991, il deviendra le « héros » des nouveaux nationalistes ukrainiens.

    En 1954, Khrouchtchev décida de céder la Crimée russophone, qui appartenait à la Russie, à la République soviétique d’Ukraine sans demander l’avis de la population. Le retour en Crimée à tous les Tatars de Crimée déportés par Staline ne sera permis qu’en 1988. Leurs descendants sont les principaux opposants à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, entraînant des tensions ethniques dans la péninsule.

    Les conflits nationaux s’apaisèrent jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Mais à partir de 1991, avec la formation de l’Ukraine en tant qu’État-nation et avec la réintroduction du capitalisme avec toutes ses conséquences (pauvreté, chômage, inégalités sociales), ils revinrent à la surface. Avec les conflits actuels, ils apparaissent au grand jour.

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