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  • Trotsky : "Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ?"

    trotsky_militantEn 1917 se déroula la révolution qui porta pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité les masses exploitées au pouvoir. Hélas, à cause de l’arriération de la jeune République Soviétique héritée de l’ancien régime tsariste et des destructions dues à la Première Guerre Mondiale et à la guerre civile, à cause aussi de l’isolement du premier Etat ouvrier suite à l’échec des révolutions dans les autres pays – et plus particulièrement en Allemagne – une bureaucratie a su émerger et usurper le pouvoir.

    Staline a personnifié ce processus, tandis que Trotsky, proche collaborateur de Lénine et ancien dirigeant de l’insurrection d’Octobre et de l’Armée Rouge, a été la figure de proue de ceux qui étaient restés fidèles aux idéaux socialistes et qui, tout comme Trotsky lui-même en 1940, l’on bien souvent payé de leur vie.

    Dans ce texte de 1935 qui répond aux questions de jeunes militants français, Trotsky, alors en exil, explique les raisons de la victoire de la bureaucratie sur l’opposition de gauche (nom pris par les militants communistes opposés à la dérive bureaucratiques et à l’abandon des idéaux socialistes et internationalistes par l’Union Soviétique).

    Il explique aussi pourquoi il n’a pas utilisé son prestige dans l’Armée Rouge – qu’il avait lui-même mis en place et organisée pour faire face à la guerre civile – afin d’utiliser cette dernière contre la caste bureaucratique.

    Derrière cette clarification d’un processus majeur lourd de conséquences pour l’évolution ultérieure des luttes à travers le monde se trouvent aussi la question du rôle de l’individu dans le cours historique ainsi qu’une réponse à la maxime « la fin justifie les moyens », deux thèmes qui n’ont rien perdu de leur actualité.

    Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ? Par léon Trotsky

    « Comment et pourquoi avez vous perdu le pouvoir ? », « comment Staline a-t-il pris en main l’appareil ? », « qu’est-ce qui fait la force de Staline ? ». La question des lois internes de la révolution et de la contre-révolution est posée partout et toujours d’une façon purement individuelle, comme s’il s’agissait d’une partie d’échec ou de quelque rencontre sportive, et non de conflits et de modifications profondes de caractère social. De nombreux pseudo-marxistes ne se distinguent en rien à ce sujet des démocrates vulgaires, qui se servent, en face de grandioses mouvements populaires, des critères de couloirs parlementaires.

    Quiconque connaît tant soit peu l’histoire sait que toute révolution a provoqué après elle la contre-révolution qui, certes, n’a jamais rejeté la société complètement en arrière, au point de départ, dans le domaine de l’économie, mais a toujours enlevé au peuple une part considérable, parfois la part du lion, de ses conquêtes politiques. Et la première victime de la vague réactionnaire est, en général, cette couche de révolutionnaire qui s’est trouvée à la tête des masses dans la première période de la révolution, période offensive, « héroïque ». […]

    Les marxistes savent que la conscience est déterminée, en fin de compte, par l’existence. Le rôle de la direction dans la révolution est énorme. Sans direction juste, le prolétariat ne peut vaincre. Mais même la meilleure direction n’est pas capable de provoquer la révolution, quand il n’y a pas pour elle de conditions objectives. Au nombre des plus grands mérites d’une direction prolétarienne, il faut compter la capacité de distinguer le moment où on peut attaquer et celui où il est nécessaire de reculer. Cette capacité constituait la principale force de Lénine. […]

    Le succès ou l’insuccès de la lutte de l’opposition de gauche (1) contre la bureaucratie a dépendu, bien entendu, à tel ou tel degré, des qualités de la direction des deux camps en lutte. Mais avant de parler de ces qualités, il faut comprendre clairement le caractère des camps en lutte eux-mêmes ; car le meilleur dirigeant de l’un des camps peut se trouver ne rien valoir pour l’autre camp, et réciproquement. La question si courante et si naïve : « pourquoi Trotsky n’a-t-il pas utilisé en son temps l’appareil militaire contre Staline ? » témoigne le plus clairement du monde qu’on ne veut ou qu’on ne sait pas réfléchir aux causes historiques générales de la victoire de la bureaucratie soviétique sur l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat…

    Absolument indiscutable et d’une grande importance est le fait que la bureaucratie soviétique est devenue d’autant plus puissante que des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale (2). Les défaites des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie ont peu à peu miné la confiance des ouvriers soviétiques dans leur allié international. A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë (3). Les représentants les plus hardis et les plus dévoués de la classe ouvrière soit avaient péris dans la guerre civile, soit s’étaient élevés de quelques degrés plus hauts, et, dans leur majorité, avaient été assimilés dans les rangs de la bureaucratie, ayant perdu l’esprit révolutionnaire. Lassée par les terribles efforts des années révolutionnaires, privée de perspectives, empoisonnée d’amertume par une série de déceptions, la grande masse est tombée dans la passivité. Une réaction de ce genre s’est observée, comme nous l’avons déjà dit, après chaque révolution. […] […] L’appareil militaire […] était une fraction de tout l’appareil bureaucratique et, par ses qualités, ne se distinguait pas de lui. Il suffit de dire que, pendant les années de la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes (4).
    […] Ces cadres d’officiers et de fonctionnaires remplirent dans les premières années leur travail sous la pression et la surveillance directe des ouvriers avancés. Dans le feu de la lutte cruelle, il ne pouvait même pas être question d’une situation privilégiée pour les officiers : le mot même était rayé du vocabulaire. Mais après les victoires remportées et le passage à la situation de paix, précisément l’appareil militaire s’efforça de devenir la fraction la plus importante et privilégiée de tout l’appareil bureaucratique. S’appuyer sur les officiers pour prendre le pouvoir n’aurait pu être le fait que de celui qui était prêt à aller au devant des appétits de caste des officiers, c’est-à-dire leur assurer une situation supérieure, leur donner des grades, des décorations, en un mot à faire d’un seul coup ce que la bureaucratie stalinienne a fait progressivement au cours des dix ou douze années suivantes. Il n’y a aucun doute qu’accomplir un coup d’Etat militaire contre la fraction Zinoviev-Kaménev-Staline (5), etc., aurait pu se faire alors sans aucune peine et n’aurait même pas coûté d’effusion de sang ; mais le résultat d’un tel coup d’Etat aurait été une accélération des rythmes de cette même bureaucratisation et bonapartisation, contre lesquels l’opposition de gauche entrait en lutte.

    La tâche des bolcheviques-léninistes, par son essence même, consistait non pas à s’appuyer sur la bureaucratie militaire contre celle du parti, mais à s’appuyer sur l’avant-garde prolétarienne et, par son intermédiaire, sur les masses populaires, et à maîtriser la bureaucratie dans son ensemble, à l’épurer des éléments étrangers, à assurer sur elle le contrôle vigilant des travailleurs et à replacer sa politique sur les rails de l’internationalisme révolutionnaire. Mais comme dans les années de guerre civile, de famine et d’épidémie, la source vivante de la force révolutionnaire des masses s’était tarie et que la bureaucratie avait terriblement grandit en nombre et en insolence, les révolutionnaires prolétariens se trouvèrent être la partie la plus faible. Sous le drapeau des bolcheviques-léninistes se rassemblèrent, certes, des dizaines de milliers des meilleurs combattants révolutionnaires, y compris des militaires. Les ouvriers avancés avaient pour l’opposition de la sympathie. Mais cette sympathie est restée passive : les masses ne croyaient plus que, par la lutte, elles pourraient modifier la situation. Cependant, la bureaucratie affirmait : « L’opposition veut la révolution internationale et s’apprête à nous entraîner dans une guerre révolutionnaire. Nous avons assez de secousses et de misères. Nous avons mérité le droit de nous reposer. Il ne nous faut plus de « révolutions permanentes ». Nous allons créer pour nous une société socialiste. Ouvriers et paysans, remettez vous en à nous, à vos chefs ! » Cette agitation nationale et conservatrice s’accompagna, pour le dire en passant, de calomnies enragées, parfois absolument réactionnaires (6), contre les internationalistes, rassembla étroitement la bureaucratie, tant militaire que d’Etat, et trouva un écho indiscutable dans les masses ouvrières et paysannes lassées et arriérées. Ainsi l’avant-garde bolchevique se trouva isolée et écrasée par morceau. C’est en cela que réside tout le secret de la victoire de la bureaucratie thermidorienne (7). […]

    Cela signifie-t-il que la victoire de Staline était inévitable ? Cela signifie-t-il que la lutte de l’opposition de gauche (bolcheviques-léninistes) était sans espoirs ? C’est poser la question de façon abstraite, schématique, fataliste. Le développement de la lutte a montré, sans aucun doute, que remporter une pleine victoire en URSS, c’est-à-dire conquérir le pouvoir et cautériser l’ulcère de bureaucratisme, les bolcheviques-léninistes n’ont pu et ne pourront le faire sans soutien de la part de la révolution mondiale. Mais cela ne signifie nullement que leur lutte soit restée sans conséquence. Sans la critique hardie de l’opposition et sans l’effroi de la bureaucratie devant l’opposition, le cours de Staline-Boukharine (8) vers le Koulak (9) aurait inévitable abouti à la renaissance du capitalisme. Sous le fouet de l’opposition, la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme (10). Les léninistes n’ont pu sauver le régime soviétique des processus de dégénérescence et des difformités du pouvoir personnel. Mais ils l’ont sauvé de l’effondrement complet, en barrant la route à la restauration capitaliste. Les réformes progressives de la bureaucratie ont été les produits accessoires de la lutte révolutionnaire de l’opposition. C’est pour nous trop insuffisant. Mais c’est quelque chose. »

    Ce texte est tiré de : Trotsky, Textes et débats, présentés par Jean-Jacques Marie, Librairie générale Française, Paris, 1984.

    1. Opposition de gauche – bolcheviques-léninistes : On a tendance à séparer Lénine de la lutte contre la bureaucratie incarnée par le conflit entre Trotsky contre Staline et ses différents alliés successifs. Pourtant, la fin de la vie de Lénine est marquée par le combat commencé de concert avec Trotsky contre Staline, qu’il rencontrait à chaque fois qu’il voulait s’attarder sur un problème spécifique (constitution de l’URSS, monopole du commerce extérieur, affaire de Géorgie, transformation de l’inspection ouvrière et paysanne, recensement des fonctionnaires soviétiques,…). En 1923, Lénine paralysé, Staline s’est allié à Zinoviev et Kamenev contre Trotsky. La politique de la troïka ainsi créée à la direction du Parti Communiste s’est caractérisée par l’empirisme et le laisser aller. Mais dès octobre 1923, l’opposition de gauche a engagé le combat, c’est-à-dire Trotsky et, dans un premier temps, 46 militants du Parti Communiste connus et respectés de longue date en Russie et dans le mouvement ouvrier international. La base de leur combat était la lutte pour la démocratie interne et la planification (voir au point 10). Le terme de bolchevique-léninistes fait référence à la fidélités aux principes fondateurs du bolchevisme, principes rapidement foulé au pied par Staline et les bureaucrates alors qu’ils transformaient Lénine en un guide infaillible et quasi-divin. Le terme « trotskiste » a en fait été inventé par l’appareil bureaucratique comme une arme dans les mains de ceux qui accusaient Trotsky de vouloir détruire le parti en s’opposant à la « parole sacrée » de Lénine détournée par leurs soins.
    2. « des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale » Pour les révolutionnaires russes, la révolution ne pouvait arriver à établir le socialisme qu’avec l’aide de la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés. Lénine considérait par exemple qu’il fallait aider la révolution en Allemagne, pays à la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée, jusqu’à sacrifier le régime soviétique en Russie si la situation l’exigeait. Cependant, si la Révolution russe a bien engendré une vague révolutionnaire aux nombreuses répercussions, partout les masses ont échoué à renverser le régime capitaliste. En Allemagne, c’est cette crise révolutionnaire qui a mis fin à la guerre impérialiste et au IIe Reich. Mais, bien que cette période révolutionnaire a continué jusqu’en 1923, l’insurrection échoua en janvier 1919 et les dirigeants les plus capables du jeune Parti Communiste allemand, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, ont été ensuite assassinés. Quelques semaines plus tard, les républiques ouvrières de Bavière et de Hongrie ont également succombé dans un bain de sang. En France faute de direction révolutionnaire, le mouvement des masses a échoué à établir le socialisme, de même qu’en Italie où la désillusion et la démoralisation a ouvert la voie au fascisme. La stabilisation momentanée du capitalisme qui a suivit a cruellement isolé la jeune république des soviets et a favorisé l’accession au pouvoir de la bureaucratie. Quand sont ensuite arrivés de nouvelles opportunités pour les révolutionnaires sur le plan international, la bureaucratie avait déjà la mainmise sur l’Internationale Communiste. Ainsi, quand la montée de la révolution chinoise est arrivée en 1926, la politique de soumission à la bourgeoisie nationale et au Kouomintang de Tchang Kaï-Chek dictée par Moscou a eu pour effet de livrer les communistes au massacre. En mars 1927, quand Tchang-Kaï-Chek est arrivé devant la ville de Shangaï soulevée, le mot d’ordre de l’Internationale Communiste sclérosée était alors de déposer les armes et de laisser entrer les nationalistes. Ces derniers ont ainsi eu toute la liberté d’exécuter par millier les communiste et les ouvriers désarmés…
    3. « A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë. » En 1920, alors que la guerre civile devait encore durer jusqu’à l’été 1922, l’industrie russe ne produisait plus en moyenne que 20% de sa production d’avant-guerre, et seulement 13% en terme de valeur. A titre d’exemple, la production d’acier était tombée à 2,4% de ce qu’elle représentait en 1914, tandis que 60% des locomotives avaient été détruites et que 63% des voies ferrées étaient devenues inutilisables. (Pierre Broué, Le parti bolchevique, Les éditions de minuit, Paris, 1971). La misère qui découlait de ces traces laissées par la guerre impérialiste de 14-18 puis par la guerre civile entre monarchistes appuyés par les puissances impérialistes et révolutionnaires a mis longtemps à se résorber.
    4. « Durant la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes. » La dislocation de l’Etat tsariste et la poursuite de la participation de la Russie à la Première Guerre Mondiale entre le mois de février (où le tsarisme s’est effondré) et l’insurrection d’Octobre par les différents gouvernements provisoires avaient totalement détruit l’armée russe. Arrivés au pouvoir, les soviets durent reconstruire à partir de rien une nouvelle armée capable de défendre les acquis de la Révolution face aux restes des troupes tsaristes aidés financièrement et militairement par différentes puissances étrangères (Etats-Unis, France, Angleterre, Allemagne, Japon…). C’est à Trotsky qu’a alors été confiée la tâche de construire l’Armée Rouge. Face à l’inexpérience des bolcheviques concernant la stratégie militaire, Trotsty a préconisé d’enrôler les anciens officiers tsaristes désireux de rallier le nouveau régime. Approximativement 35.000 d’entre eux ont accepté au cours de la guerre civile. Ces « spécialistes militaires » ont été un temps encadrés par des commissaires politiques qui avaient la tâche de s’assurer que ces officiers ne profitent pas de leur situation et respectent les ordres du gouvernement soviétique.
    5. Fraction Zinoviev-Kaménev-Staline – Comme expliqué dans le premier point, Zinoviev et Kamenev, dirigeants bolcheviques de premier plan et de longue date, se sont alliés à Staline dès la paralysie de Lénine pour lutter contre Trotsky. Son combat contre la bureaucratisation du parti et de l’Etat les effrayait tout autant que sa défenses des idées de l’internationalisme, à un moment où ils ne voulaient entendre parler que de stabilisation du régime. Finalement, cette fraction volera en éclat quand la situation du pays et du parti forcera Zinoviev et Kamenev à reconnaître, temporairement, leurs erreurs. Ils capituleront ensuite devant Staline, mais seront tous deux exécutés lors du premier procès de Moscou en 1936.
    6. Calomnies enragées – Faute de pouvoir l’emporter par une honnête lutte d’idées et de positions, les détracteurs de l’opposition de gauche n’ont pas lésiné sur les moyens douteux en détournant et en exagérant la portée de passages des œuvres de Lénine consacrés à des polémiques engagées avec Trotsky il y avait plus de vingt années, en détournant malhonnêtement des propos tenus par Trotsky, en limitant le rôle qu’il avait tenu lors des journées d’Octobre et durant la guerre civile, ou encore en limitant ou en refusant tout simplement à Trotsky de faire valoir son droit de réponse dans la presse de l’Union Soviétique. Parallèlement, Lénine a été transformé en saint infaillible – son corps placé dans un monstrueux mausolée – et ces citations, tirées hors de leurs contextes, étaient devenues autant de dogmes destinés à justifier les positions de la bureaucratie. La calomnie, selon l’expression que Trotsky a utilisée dans son autobiographie, « prit des apparences d’éruption volcanique […] elle pesait sur les conscience et d’une façon encore plus accablante sur les volontés » tant était grande son ampleur et sa violence. Mais à travers Trotsky, c’était le régime interne même du parti qui était visé et un régime de pure dictature sur le parti a alors été instauré. Ces méthodes et manœuvres devaient par la suite devenir autant de caractéristiques permanentes du régime stalinien, pendant et après la mort du « petit père des peuples ».
    7. « bureaucratie thermidorienne » : Il s’agit là d’une référence à la Révolution française, que les marxistes avaient particulièrement étudiée, notamment pour y étudier les lois du flux et du reflux révolutionnaire. « Thermidor » était un mois du nouveau calendrier révolutionnaire français. Les journées des 9 et 10 thermidor de l’an II (c’est-à-dire les 27 et 28 juillet 1794) avaient ouvert, après le renversement de Robespierre, Saint-Just et des montagnards, une période de réaction qui devait déboucher sur l’empire napoléonien.
    8. Staline-Boukharine – En 1926, l’économie ainsi que le régime interne du parti étaient dans un état tel que Kamenev et Zinoviev ont été forcés de reconnaître leurs erreurs. Ils se sont alors rapproché de l’opposition de gauche pour former ensemble l’opposition unifiée. Staline a alors eu comme principal soutien celui de Boukharine, « l’idéologue du parti », dont le mot d’ordre était : « Nous devons dire aux paysans, à tous les paysans, qu’ils doivent s’enrichir ». Mais ce n’est qu’une minorité de paysan qui s’est enrichie au détriment de la majorité… Peu à peu politiquement éliminé à partir de 1929 quand Staline a opéré le virage de la collectivisation et de la planification, Boukharine a ensuite été exécuté suite au deuxième procès de Moscou en 1938.
    9. Koulak – Terme utilisé pour qualifier les paysans riches de Russie, dès avant la révolution. Ses caractéristiques sont la possession d’une exploitation pour laquelle il emploie une main d’œuvre salariée, de chevaux de trait dont il peut louer une partie aux paysans moins aisés et de moyens mécaniques (comme un moulin, par exemple).
    10. « la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme » – Dès 1923, devant la crise dite « des ciseaux », c’est-à-dire le fossé grandissant entre les prix croissants des biens industriels et la diminution des prix des denrées agricoles, Trotsky avait mis en avant la nécessité de la planification afin de lancer l’industrie lourde. A ce moment, la Russie était encore engagée dans la nouvelle politique économique (NEP), qui avait succédé au communisme de guerre en 1921 et avait réintroduit certaines caractéristiques du « marché libre » pour laisser un temps souffler la paysannerie après les dures années de guerre. Mais cette politique devait obligatoirement n’être que momentanée, car elle permettait au capitalisme de retrouver une base en Russie grâce au koulaks et au « nepmen » (trafiquants, commerçants et intermédiaires, tous avides de profiter de leurs avantages au maximum, car ils ne savent pas de quoi sera fait le lendemain de la NEP). Une vague de grève avait d’ailleurs déferlé en Russie cette année-là. Finalement, en 1926, 60% du blé commercialisable se trouvait entre les mains de 6% des paysans (Jean-Jaques Marie, Le trotskysme, Flammarion, Paris, 1970). L’opposition liquidée, la bureaucratie s’est attaquée à la paysannerie riche en collectivisant les terres et en enclenchant le premier plan quinquennal. Mais bien trop tard… Tout le temps perdu depuis 1923 aurait permit de réaliser la collectivisation et la planification en douceur, sur base de coopération volontaire des masses. En 1929, la situation n’a plus permit que l’urgence, et Staline a « sauvé » l’économie planifiée (et surtout à ses yeux les intérêts des bureaucrates dont la protection des intérêts était la base de son pouvoir) au prix d’une coercition immonde et sanglante.
  • [ARCHIVES] Les années ’90 en Russie et en Europe de l’Est : Le capitalisme tue

    russie_restauration«”La thérapie de choc” responsable d’un million de décès », voilà le titre pour le moins stupéfiant du Financial Times du 15 Janvier 2009. Des recherches effectuées sur la mort de trois millions d’hommes en âge de travailler dans les anciens pays ‘communistes’ d’Europe de l’Est au début des années ‘90 ont été publiées dans la revue médicale renommée The Lancet. Elles démontrent qu’ «au moins un tiers de ces décès sont dus à la privatisation massive qui a conduit à un chômage généralisé et à une profonde désorganisation sociale».

    Par Clare Doyle, CIO (texte initialement publié en 2009)

    L’article poursuit : «A cette étude s’ajoute une masse croissante de recherches (…) démontrant dans quelle mesure la transition économique a entraîné beaucoup de souffrances, allant de maladies physiques et mentales à la mort.» L’un des scientifiques responsables de cette recherche, Martin McKee de la London School of Hygiene and Tropical Medicine, condamne la politique de la thérapie de choc préconisée par Jeffrey Sachs (et le Financial Times aussi d’alleurs, si mes souvenirs sont bons…)

    J’ai vécu en Russie à cette époque, en travaillant pour le Comité pour une Internationale Ouvrière (internationale à laquelle le est affilié le Parti Socialiste de Lutte), et j’ai essayé de mettre en garde avec force les travailleurs et les jeunes contre le piège de la privatisation. Avec une immense campagne de propagande, le gouvernement voulait faire croire aux travailleurs qu’ils auraient un réel intérêt dans leurs entreprises, ce qui a eu un certain effet après des décennies de propriété étatique sans contrôle ni gestion par les travailleurs mais avec l’abrutissante dictature du parti unique stalinien.

    La privatisation semblait aux yeux de nombreux travailleurs être un meilleur pari. Deux ans après, comme cette étude le mentionne, au moins un quart des usines d’Etat avaient été privatisées (un tiers en 1993), mais l’inflation avait atteint des proportions proches de celles de l’Amérique latine et le chômage, inconnu dans l’économie planifiée, a frappé des millions de travailleurs qui n’avaient toujours jusqu’alors perçu aucun bénéfice des entreprises. Le président, Boris Eltsine, s’est révélé être un dictateur et l’économie s’est effondrée de 50%. Evidemment, cela a tué des gens!

    L’alcoolisme et la mauvaise alimentation étaient des problèmes historiques mais, comme le rapport le confirme, la soudaine destruction des acquis des travailleurs a été un cauchemar qui eu un effet sur la classe ouvrière de la plus effroyable des façons. Même la vodka vendue dans la rue était frelatée et mortelle.

    Les Oligarques

    Les gagnants dans ce processus qui a conduit la classe ouvrière russe dans une profonde misère ont été les quelques hauts responsables du parti et les amis du président. Ces derniers se sont emparés des usines, des mines et des aciéries, des ressources pétrolières et gazières avec comme seule préoccupation d’accumuler de vastes fortunes, avec des méthodes qui se sont souvent révélées n’être que du pur gangstérisme. De nombreux meurtres ont eu lieu en plein jour – des assassinats de rivaux, de politiciens ou de journalistes – et ils se déroulent encore aujourd’hui.

    Quant aux oligarques qui se sont retrouvés du mauvais côté du Kremlin, comme Khordokovsky et Berezovsky, ils ont fini en prison ou en exil. D’autres, comme certains amis de politiciens britanniques, Derepaska, Potanin ou Prokhorov, se sont retrouvés dans la cour de Poutine.

    Dernièrement, certains de ces barons-voleurs ont souffert de l’effondrement du prix du pétrole et la crise financière mondiale. Des milliards ont été essuyés et on a vu l’Etat prendre un rôle plus direct dans leurs entreprises. Mais aucun d’entre eux ne va se retrouver à la rue, mendiant pour un morceau de pain, comme tant de personnes en Russie l’ont fait et seront encore amenés à le faire aussi longtemps que survivra le capitalisme.

    Le Premier ministre Poutine déclare maintenant que l’effondrement de l’Union soviétique a été “la plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle” mais, à l’époque, il ne figurait pas parmi ceux qui se sont opposés à la restauration du capitalisme.

    Le capitalisme aujourd’hui

    Le régime chinois actuel est peut-être plus conscient du contenu du rapport de The Lancet et de sa mise en garde : la réforme «casse-cou» du marché signifie une catastrophe sociale. Ce régime essaye donc d’opérer une transition lente et contrôlée mais est maintenant aux prises avec un problème supplémentaire ; le fait que le capitalisme est frappé par une désastreuse récession mondiale. Le capitalisme est un système en crise, générant chômage de masse et pauvreté, et ce pays après pays.

    L’étude dévoile l’augmentation du taux de mortalité en Lettonie, en Lituanie, en Estonie, en Russie et au Kazakhstan, les pays les plus affectés, qui a été de 42% chez les hommes entre 1991 et 1994. Aujourd’hui, ces pays sont parmi les premiers touchés par le nouveau tsunami de destructions capitaliste. La Russie a connu des protestations de masse dans plus de 50 villes contre les tentatives du gouvernement de faire payer la crise du système aux travailleurs et à la classe moyenne. Début janvier, la Lettonie et la Lituanie (ainsi que de la Bulgarie) ont connu des batailles de rue entre la police et les manifestants en colère. L’Estonie est passée, comme eux, d’un taux de croissance élevé à une contraction de 3,5% et la popularité de son gouvernement est en chute libre.

    Le Sunday’s Observer a titré : «l’Europe de l’Est face à un “printemps de mécontentement”». Alors que ces nouveaux pays capitalistes approchent du 20e anniversaire de l’effondrement du stalinisme, un spécialiste de l’Europe de l’Est, le Dr Jonathan Eyal, avertit que les pays de la région sont mal préparés pour une telle crise et risquent une explosion sociale.

    Alors que les travailleurs et les étudiants d’Europe de l’Est commencent à s’identifier et à suivre l’exemple de ceux d’Athènes, de Paris et de Rome, une nouvelle ère s’ouvre. Des millions de personnes ont été tuées et mutilées sous l’ère de Staline, mais encore plus de millions d’autres ont eu leur vie anéantie par le capitalisme. Actuellement, une lutte massive pour une véritable alternative socialiste démocratique revient fermement à l’ordre du jour.

    Note :

    Dans le Financial Times, Jeffrey Sachs a nié toute responsabilité dans la dramatique détérioration de la santé et de l’espérance de vie en Russie. Il déclaré, “J’ai démissionné comme conseiller en 1994 pour protester contre la montée de la corruption en Russie et l’échec de l’ouest à être utile aux réformateurs …”. Les dégâts étaient déjà faits à ce moment là!

  • [Archives] 1956. Khrouchtchev: Le stalinien qui a dénoncé Staline

    KhrouchtchevEn février 1956, lors de la 20ème conférence du Parti Communiste d’Union Soviétique, le premier secrétaire Nikita Khrouchtchev a dénoncé les crimes de Staline (mort en 1953). Cependant, comme les événements révolutionnaires de 1956 l’ont démontré, cette dénonciation de Staline n’entrainait pas de rejet du stalinisme.

    Après la défaite des nazis, l’armée soviétique a occupé l’Europe de l’Est. Graduellement, par une série de gouvernements de «front populaire» et grâce à une poigne de fer sur l’armée, la police et la justice, des régimes staliniens – copies de l’Union Soviétique – ont été installés.

    Les conditions de vies étaient rudes. Les dommages de guerre ont entraîné le dépeçage des usines et des machines, emportés en Union Soviétique. Un système d’organisation du travail sévère, impliquant le travail à la pièce et des objectifs très élevés de production sous gestion autoritaire, (connu sous le nom de «Stakhanovisme”) a été imposé. Des milliers de militants ouvriers ont été expulsés des partis communistes au fur et à mesure que la société était purgée de tous les potentiels adversaires politiques par l’appareil policier stalinien.

    Les partisans du révolutionnaire russe Léon Trotsky (un adversaire implacable du stalinisme) avaient expliqué que malgré le fait que l’occupation de l’Europe de l’Est avait temporairement renforcé le régime stalinien, le rôle parasitaire de la bureaucratie allait inévitablement entrer en conflit avec le fonctionnement de l’économie planifiée. Cela provoquerait un conflit entre la classe ouvrière et la bureaucratie. La revendication de démocratie ouvrière ne pouvait être réalisée que par une «révolution politique».

    L’expression la plus claire de cette révolution politique nécessaire s’est produite en Hongrie, également en 1956 (bien qu’une brève vague de grève en Pologne avait eu lieu plus tôt dans l’année et avait pris le caractère d’un soulèvement ouvrier).

    Cet évènement avait commencé par un développement de la dissidence parmi les intellectuels (le “cercle Petofi”) et parmi les étudiants ainsi que par des scissions au sein du parti communiste hongrois, ce qui avait ouvert la voie pour que l’opposition de la classe ouvrière puisse elle aussi se développer. Au mois d’octobre, une révolution politique était était à l’ordre du jour. Rapidement, les travailleurs ont embrassé le programme de Lénine de 1919 contre la bureaucratisation.

    Dans la capitale, Budapest, des conseils ouvriers (c-à-d des soviets), ont été établis avec l’élection de représentants et avec le droit de révoquer ces derniers. Leurs salaires ont été limités et l’armée a été remplacée par des milices ouvrières. La liberté d’expression a aussi été établie, à l’exception des contre-révolutionnaires capitalistes. Pour réaliser tout cela, deux grèves générales et deux soulèvements avaient été nécessaires de la part de la classe ouvrière dans l’ensemble de la Hongrie.

    Les troupes soviétiques d’occupation ont été contaminées par cette atmosphère révolutionnaire et elles ont été retirées à la hâte, pour être remplacées par des troupes plus dignes de confiance pour le régime.

    Khrouchtchev, qui avait plus tôt dénoncé Staline, a en fait recouru aux mêmes méthodes brutales pour écraser la révolution. En conséquences, les partis communistes occidentaux ont connu des scissions et de nombreuses défections de masse. Khrouchtchev a survécu et le système répressif stalinien a été préservé pour plusieurs décennies, mais la révolution des ouvriers de 1956 a prouvé que les déclarations du XXe Congrès du PCUS étaient hypocrites.

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    hongrie56Sur les événements de 1956 en Hongrie

    A l’occasion du 50e anniversaire du soulèvement de 1956, nous avions publié un dossier détaillé sur ces événements.

    >Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier

  • [Archives] URSS: L’échec de la gestion stalinienne

    Gorbatchev_stalinisme

    «Au mieux, Gorbatchev […] peut il permettre à la bureaucratie de gagner un peu de temps.» Voilà la conclusion de notre déclaration de l’été 1988 concernant le programme économique de Gorbatchev. Mais les événements se sont déroulés bien plus vite que nous l’avions prévu. En l’espace de quatre ans, Gorbatchev a été contraint de démissionner, l’Union Soviétique – qui était alors la deuxième superpuissance mondiale – s’était effondrée et les restes de l’économie planifiée s’écroulaient. Après le coup d’État manqué des staliniens partisans de la ligne dure en août 91, Boris Eltsine a présidé à la privatisation de l’économie russe (la «thérapie de choc») en 91-92. Gorbatchev voulait simplement rénover et moderniser le parti (PCUS – Parti Communiste d’Union Soviétique) et l’État stalinien, mais il a ouvert la voie à la contre-révolution capitaliste.

    La politique de pérestroïka, ou restructuration, lancée en 1986-87, avait un air radical mais elle n’était pourtant en essence qu’une tentative de réforme de la structure économique déjà existante. Dans tous les cas, la plupart de ces réformes avaient été testées auparavant, sous une forme ou une autre, en particulier sous le règne de Nikita Khrouchchev (1953-64) mais également durant les premières années du régime de Leonid Brejnev (les réformes de Kossyguine en 1965). Une fois de plus, Gorbatchev proposait une décentralisation, un certain degré d’autonomie pour les entreprises, plus d’incitants pour les gérants et les travailleurs, et un peu plus d’espace pour les «coopératives» (ce qui était en réalité un déguisement pour de petites firmes privées).

    Mais il était trop tard. La structure économique-administrative qui avait facilité le développement rapide des industries de base, telles que le charbon, l’acier, les chemins de fer et l’ingénierie lourde, était devenue sclérosée. Elle était incapable de s’adapter aux nouvelles technologies et en particulier à la micro-électronique qui requérait des formes de gestion beaucoup plus sophistiquées et flexibles. Les objectifs planifiés devenaient de plus en plus fictifs tandis que les gérants devaient de plus en plus recourir au marché noir pour trouver les approvisionnements nécessaires.

    Gorbatchev a reconnu beaucoup de ces problèmes. Il représentait une nouvelle génération de bureaucrates technocratiques dont le point de vue avait été exposé dans des livres tels que celui d’Aganbeguiane, «Le Défi: l’Economie de la Perestroïka», et celui de Tatiana Zaslavskaïa, «La Deuxième Révolution Socialiste: une Stratégie Soviétique Alternative» (1990). Le but de cette couche de la bureaucratie était de rénover et de moderniser l’appareil d’État et ses agences de planification. Ils craignaient de devoir affronter une révolte explosive de la classe ouvrière sur le même mode que Solidarnosc en Pologne, voire pire encore, au cas où ils ne parviendraient pas à apporter une croissance plus rapide et à améliorer le niveau de vie de la population. Toutefois, dans la pratique, ils ne sont parvenus qu’à disloquer et à saper les structures de planification existantes, sans édifier une alternative cohérente.

    Aucune amélioration de l’économie soviétique n’est survenue après que Gorbatchev soit devenu Secrétaire Général du PCUS en 1985. En fait, les pénuries de nourriture et de biens de consommation ont empiré et l’inflation a augmenté malgré la hausse des subsides d’État à de nombreux secteurs de l’économie. Alors s’est développée une vague de grèves. Après 1990, l’économie est devenue hors de contrôle. La crise économique qui ne cessait de s’approfondir a sapé le soutien politique de Gorbatchev, bien plus populaire en Occident qu’il ne l’a jamais été dans son propre pays.

    Tandis qu’une section de la bureaucratie soutenait la pérestroïka, la majorité des apparatchiks du parti, de l’État et de l’économie – bien que prêts à soutenir les réformes et la modernisation en paroles – étaient profondément hostiles à toute réelle restructuration. Gorbatchev a enlevé de leur poste toute une série de bureaucrates récalcitrants et a mené campagne pour mobiliser d’autres personnes en faveur du changement. Mais il n’est pas parvenu à comprendre que le problème n’était pas d’ordre personnel ou psychologique: c’était un problème fondamental concernant tout ce reposant sur le règne d’une caste bureaucratique.

    La bureaucratie en tant que formation sociale

    Cette caste était une formation sociale dont l’intérêt matériel passait par le maintien de son pouvoir et de ses privilèges. Tout en usurpant le contrôle politique de la classe ouvrière issu de la Révolution d’Octobre 1917, cette caste avait défendu l’industrie nationalisée et l’économie planifiée, à la base de son pouvoir et de ses privilèges. Mais avec la stagnation profondément enracinée dans le système stalinien, en particulier sous Brejnev (1964-82) et après, le point de vue de larges couches de la bureaucratie a commencé à changer. Alors qu’ils étaient au départ des «communistes» orthodoxes et loyaux au régime, leur attachement idéologique au système s’est érodé petit à petit. Bien conscients des problèmes de l’économie planifiée centralisée, ils ne croyaient plus que le «communisme» (c’est à dire, le stalinisme) dépasserait un jour le capitalisme.

    Gorbatchev, toujours dévoué à l’économie planifiée, n’est pas parvenu à comprendre ce changement d’attitude. Il croyait apparemment naïvement que les couches dirigeantes de la bureaucratie pourraient être ralliées à soutenir la pérestroïka. Mais des pans entiers de la bureaucratie étaient clairement indifférents, si pas carrément opposés à ce plan. La glasnost (transparence) et les vagues promesses de démocratisation liées à la pérestroïka menaçaient leurs positions et leurs privilèges. Ils n’avaient aucune confiance dans la rénovation et dans le renouveau de l’économie planifiée. La perspective d’une privatisation radicale de l’industrie étatisée était devenue de plus en plus attractive à leurs yeux. Dans une telle situation, les bureaucrates du parti et de l’État, les gérants ainsi que la mafia soviétique croissante, pouvaient utiliser leur pouvoir pour se saisir des actifs – légalement ou non – et se transformer ainsi en une nouvelle classe de capitalistes.

    Certains, comme les adeptes de la ligne dure stalinienne qui étaient derrière le coup d’État d’août 1991, étaient défavorables à un tel développement et cherchaient à défendre le pouvoir centralisé de l’Union Soviétique. Mais pour la plupart des bureaucrates, Eltsine, qui (en alliance avec les capitalistes occidentaux) a mis en vigueur la privatisation massive en 1991-92, était une option bien plus intéressante que Gorbatchev.

    Gorbatchev a gravement sous-estimé la résistance à laquelle il allait devoir faire face au sein de la bureaucratie. Sa tentative de transformer la direction du Parti Communiste par des élections multi-candidats a été un échec. En 1988, dans une tentative de contrer la direction du PCUS, Gorbatchev a instauré un nouveau parlement, le Congrès des Députés du Peuple, dont la plupart des membres étaient élus via des élections populaires. Ceci, toutefois, a ouvert la porte à des forces bien au-delà du contrôle de Gorbatchev : des néostaliniens, des chauvinistes russes d’ultra-droite, des nationalistes et des partis pro-capitalistes.

    En 1990, Gorbatchev est devenu le premier président (non-élu d’ailleurs) d’une Union Soviétique qui se désagrégeait; son pouvoir de décret ne pouvait empêcher le pouvoir de lui échapper des mains. De l’autre côté, l’élection de Eltsine en 1991 en tant que président de la république russe a énormément renforcé son influence en tant que meneur des partisans de la contre-révolution capitaliste.
    Il était évident que les structures étatiques du système stalinien étaient en train d’imploser. Les tensions nationales explosaient, avec la sécession des États baltes et d’autres «républiques soviétiques». En même temps, l’effondrement des régimes d’Allemagne de l’Est, de Hongrie, de Roumanie, etc., sous l’impact de mouvements de masse illustraient que les jours du stalinisme «soviétique» étaient eux aussi comptés.

    Aux côtés de l’«accélération» (de l’économie), de la glasnost et de la pérestroïka, Gorbatchev utilisait le slogan de «démocratie». Outre le fait de promouvoir des élections multi-candidats au sein du PC, il a mis en avant des propositions pour l’élection des conseils de gestion des entreprises. Il parlait du besoin d’activer «le facteur humain», l’énergie créatrice des travailleurs. Mais il n’a jamais lancé un appel à la classe ouvrière afin de vaincre l’inertie de la bureaucratie, ni même de défier son rôle en tant qu’excroissance parasitaire de l’économie planifiée. Comment cela est-il possible? Parce qu’après tout, il était lui-même enfant de la bureaucratie et ne désirait que la réformer afin de préserver son rôle en tant que caste dirigeante.

    Il n’y a pas eu de propositions concrètes de Gorbatchev pour des comités d’entreprise élus qui auraient réintroduit le contrôle ouvrier, le pouvoir de contrôler les gérants et de défendre les conditions et les droits des travailleurs, ni rien concernant des syndicats indépendants et démocratiques, et certainement pas en faveur d’organes de planification démocratiquement élus afin de gérer l’économie nationalisée. Un tel programme ne pourra jamais venir d’en haut, d’une couche dirigeante de la bureaucratie ; il ne pourra que surgir d’en bas, développé au cours des luttes des travailleurs contre le régime.

    «Toutes les conditions pour [la] révolution politique sont maintenant en place», écrivions-nous en 1988. L’économie stalinienne – une économie planifiée, nationalisée, étouffée par la bureaucratie au pouvoir – avait épuisé toutes ses capacités de croissance et ne pouvait plus assurer les ressources nécessaires à la poursuite du progrès social. La bureaucratie était paralysée politiquement, déchirée par des divisions profondes quant à la stratégie et à la politique. De larges couches de celle-ci avaient perdu toute confiance dans leur système et étaient prêtes à passer au capitalisme, afin de préserver leur pouvoir et de s’enrichir.

    Parmi la classe ouvrière, il régnait un profond mécontentement par rapport au stalinisme, une véritable haine de la bureaucratie pour son pouvoir arbitraire et sa corruption. Les travailleurs reconnaissaient les acquis de l’économie planifiée, la transformation de l’Union Soviétique en un pays moderne, industriel, incroyablement urbanisé, et ils appréciaient par-dessus tout l’apport gratuit de services essentiels tels que l’éducation et les soins de santé. En même temps, ils avaient soif d’un approvisionnement abondant en nourriture et en biens de consommation de bonne qualité, et un désir longtemps réprimé de droits démocratiques: le droit de s’informer et de s’exprimer librement, de s’organiser en syndicats et en partis politiques indépendants, et le droit d’élire les personnes qui dirigeraient le pays, à tous les niveaux. Il n’y avait aucun fait démontrant un désir largement répandu de retour au capitalisme.

    Mais l’élément absent était la conscience de classe. A cause du développement économique, la classe ouvrière d’Union Soviétique était devenue la classe sociale prédominante, concentrée en de grandes cités industrielles. Mais le stalinisme, à travers son appareil de répression et de contrôle idéologique, avait systématiquement empêché le développement d’une classe ouvrière en tant que force politique. Aucune organisation indépendante, ni syndicats, ni partis ; aucune source d’informations indépendante ; et même, aucune liberté de débattre d’idées. Des luttes de travailleurs massives avaient eu lieu au cours de la période de transition, mais les travailleurs manquaient d’organisation, d’objectifs programmatiques et de dirigeants avisés.

    Le stalinisme a atomisé la conscience de la classe ouvrière et la faiblesse politique du prolétariat a été le facteur décisif qui a permis la victoire rapide de la contre-révolution capitaliste en 1990-91. Les politiciens pro-capitalistes tels que Eltsine ont caché leurs objectifs réels derrière des attaques démagogiques sur la corruption de la bureaucratie et derrière la façade d’élections parlementaires. Ils n’ont certainement jamais averti les masses du désastre économique et social qui allait suivre la «thérapie de choc» de 1991-92.

    Eltsine a joué le rôle de fossoyeur de l’économie planifiée soviétique, un rôle qu’il a adopté et joué avec grand enthousiasme. Gorbatchev, de son côté, poussé par des événements imprévus, s’est retrouvé contre son gré dans celui du croque-mort, ouvrant les portes du cimetière de l’Histoire.

  • Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier

    hongrie56Ce 23 octobre 2016, cela fera exactement 60 ans que s’est déclenchée la révolution hongroise de 1956. Il y a dix ans, cet anniversaire, ainsi que les violentes émeutes qui l’ont accompagné, ont remis la Hongrie et le souvenir de la révolution au centre de l’actualité. L’ensemble de la presse et des politiciens se rejoignaient tous pour saluer au passage «la première révolution dirigée contre la tyrannie communiste». Contre la tyrannie ? Très certainement. Mais de là à faire l’amalgame stalinisme = communisme, il n’y a qu’un pas que la majorité des commentateurs bourgeois franchissent allègrement.

    Par Cédric Gérôme, texte initialement publié en 2006

    Lors de la commémoration du soulèvement de 1956, organisé en 2006 en grande pompe par le gouvernement hongrois, José Manuel Barroso, à l’époque président de la Commission Européenne, n’hésitait pas à dire que « les Hongrois, par leur sacrifice, ont préparé la réunification de l’Europe ». Les groupes d’extrême-droite hongrois, quant à eux, revendiquaient la paternité de la « révolution contre les communistes, qui sont d’ailleurs toujours au pouvoir. » Face à cet amas d’hypocrisie et de confusion idéologique, il ne nous a pas semblé superflu de revenir sur les événements de ‘56, ses acteurs, son caractère et ses implications…

    Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier

    hongrie02« Comment les dirigeants pourraient-ils savoir ce qui se passe ? Ils ne se mêlent jamais aux travailleurs et aux gens ordinaires, ils ne les rencontrent pas dans les bus, parce qu’ils ont tous leurs autos, ils ne les rencontrent pas dans les boutiques ou au marché, car ils ont leurs magasins spéciaux, ils ne les rencontrent pas dans les hôpitaux, car ils ont leurs sanas à eux. »

    « La honte n’est pas dans le fait de parler de ces magasins de luxe et de ces maisons entourées de barbelés. Elle est dans l’existence même de ces magasins et de ces villas. Supprimons les privilèges et on n’en parlera plus. » (Gyula Hajdu et Judith Mariássy, respectivement militant communiste et journaliste hongrois en 1956)

    1) La Hongrie au sortir de la guerre

    Après la deuxième guerre mondiale, les Partis Communistes et l’URSS avaient acquis une grande autorité suite à la résistance héroïque de la population russe contre l’invasion du pays par l’armée nazie. L’URSS sortit renforcée de la guerre : ayant repoussé l’armée allemande jusqu’aux frontières de l’Elbe, elle avait conquis la moitié d’un continent. La conférence de Yalta en février 1945 consacra cette nouvelle situation : les parties de l’Europe qui avaient été « libérées » par l’Armée Rouge resteraient sous la sphère d’influence russe.

    La fin de la seconde guerre mondiale était allée de pair avec une radicalisation des masses et des événements révolutionnaires dans toute une série de pays. En effet, les masses ne voulaient pas seulement en finir avec le fascisme ; elles voulaient aussi extirper la racine sociale et économique qui l’avait fait naître : le capitalisme. Dans la plupart des pays européens, la bourgeoisie devait faire face à des insurrections de masse. Mais s’il y avait bien un point sur lequel les Partis Communistes stalinisés et les capitalistes s’entendaient parfaitement, c’était sur le fait qu’une révolution ouvrière devait être évitée à tout prix. Dans les pays capitalistes, les PC –tout comme les partis sociaux-démocrates- usèrent de leur autorité pour venir en aide aux classes dominantes, en ordonnant aux partisans de rendre les armes et en participant à des gouvernements d’ « union nationale » avec les partis bourgeois (en France, en Italie, et en Belgique notamment). En vérité, il s’agissait bien là d’une contre-révolution, mais sous un visage « démocratique ». En France, pour ne citer qu’un seul exemple, les groupes de résistance, sous l’instruction des dirigeants staliniens, durent rendre leurs armes au prétendu « gouvernement de Libération Nationale ». Maurice Thorez, secrétaire général du PCF de l’époque, déclarait : « Les Milices Patriotiques ont très bien servi dans la lutte contre les nazis. Mais maintenant, la situation a changé. La sécurité publique doit être assurée par la police régulière. Les comités locaux de libération ne peuvent pas se substituer au pouvoir du gouvernement. »

    Dans les pays de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, etc), si l’entrée de l’Armée Rouge avait souvent été perçue comme une libération, la bureaucratie du Kremlin était pourtant déterminée à maintenir la situation sous son contrôle et à empêcher que la classe ouvrière entre en mouvement de manière autonome. Petite anecdote illustrative : en Bulgarie, lorsque la machine militaire nazie s’effondra durant les mois d’automne 1944, les milices ouvrières, à Sofia puis dans d’autres villes, désarmèrent et arrêtèrent les fascistes, élirent des tribunaux populaires, organisèrent des manifestations de masse. Sentant le danger, le Haut Commandement russe ordonna tout de suite à ses troupes stationnées dans le pays : « Faites tout pour revenir à la discipline antérieure. Abolissez les comités et les conseils. Nous ne voulons plus voir un seul drapeau rouge dans la ville. »

    Après la guerre, dans des pays comme l’Italie ou l’Allemagne, la bourgeoisie avait sciemment maintenu dans l’appareil d’Etat du personnel politique ou militaire ayant occupé des fonctions importantes sous le fascisme ; les staliniens, quant à eux, firent exactement la même chose à l’Est. A cette époque, gagner les masses à un programme révolutionnaire n’aurait été que trop facile ; mais c’était là précisément ce que la bureaucratie stalinienne voulait éviter à tout prix. Dans les pays occupés par l’Armée Rouge, nombre de communistes et de travailleurs actifs dans la résistance seront liquidés, car jugés peu fiables. Qualifiés pendant la guerre de « braves combattants », ils devenaient à présent des « bandits », des « forces ennemies », voire même des « éléments pro-hitlériens », et étaient soumis en conséquence à la plus sévère répression. Plusieurs milliers d’entre eux seront torturés ou exécutés, pour la simple raison d’avoir voulu contester la toute-puissance de la bureaucratie. Pour mener à bien ce travail peu reluisant, les meilleurs alliés que les staliniens pouvaient trouver étaient… les vermines de l’ancien régime, convertis en « communistes » pour l’occasion. En Roumanie, le vice-Premier ministre du gouvernement nouvellement formé, un certain Tatarescu, avait par exemple dirigé en 1911 la répression contre un soulèvement dans les campagnes qui avait causé la mort de 11.000 paysans. En Bulgarie, le premier ministre, le Colonel Georgiev, et le ministre de la guerre, le Colonel Velchev, avaient tous deux été membres de la Ligue Militaire, une organisation fasciste sponsorisée par Mussolini. En Hongrie enfin, en décembre 1944, un gouvernement de « libération » fut formé ; son premier ministre était Bela Miklos, à savoir le tout premier Hongrois à avoir reçu personnellement des mains d’Hitler la plus grande décoration de l’ordre nazi !

    La population hongroise avait connu la défaite d’une première révolution en 1919. Ensuite elle dût subir les conséquences de cette défaite par l’instauration du régime fasciste de l’Amiral Horthy. Celui-ci liquida avec zèle les syndicats, tortura et massacra les communistes et les socialistes par milliers. Pendant la guerre, le pays fut occupé par les troupes nazies, accompagnées d’une nouvelle vague de terreur. Compte tenu de ces antécédents, il est clair que pour la population hongroise, le fait de constater qu’un régime qui portait sur son drapeau les acquis de la révolution russe d’octobre 1917 reconstruise l’appareil d’Etat avec les pires crapules de l’ancien régime n’en était que plus insupportable.

    Après la guerre, la Hongrie, comme tous les pays tombés sous l’égide de l’Armée Rouge, s’intégra au modèle économique russe et nationalisa son économie. A la fin de 1949, le processus de nationalisation de tous les principaux secteurs de l’économie hongroise était achevé. Bien évidemment, cela ne se faisait pas à l’initiative ni sous le contrôle des masses ouvrières : dès le début, celles-ci furent placés sous le joug d’une bureaucratie parasitaire calquée sur le modèle de l’URSS, qui disposait en outre d’une des polices secrètes les plus brutales de tout le bloc de l’Est, et s’accaparait, de par ses positions politiques, des privilèges exorbitants : en 1956, le salaire moyen d’un travailleur hongrois était de 1.000 forints par mois. Celui d’un membre de base de l’A.V.O. (=la police politique) était de 3.000 forints, tandis que le salaire d’un officier ou d’un bureaucrate de haut rang pouvait varier entre 9.000 et 16.000 forints par mois.

    Sur papier, beaucoup de travailleurs hongrois restaient encore membres du Parti Communiste. Cependant, cela était davantage lié au climat de terreur régnant tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du parti, plutôt qu’à des considérations politiques. Pour preuve, en octobre 1948, l’éditeur principal du « Szabad Nep » -le journal officiel du parti- se plaignait lui-même du fait que seuls 12% des membres du parti lisait le journal. Autre chiffre particulièrement révélateur de la répression politique qui sévissait en Hongrie à cette époque : entre 1948 et 1950, le PC hongrois expulsa de ses rangs pas moins de 483.000 membres !

    2) La rupture

    hongrie03Le bureaucratisme stalinien constituait un système de gouvernement et de direction économique de moins en moins adapté aux nécessités de son temps, et de plus en plus en contradiction avec la situation réelle, tant en URSS que dans les pays dits « satellitaires » d’Europe de l’Est. L’annonce de la mort de Staline par le Kremlin en mars 1953 fut perçue comme un signal par les populations ouvrières du bloc de l’Est et ouvrit une période de résistance dans ces pays contre les méthodes de terreur et de despotisme qui devenaient chaque jour plus intolérables. En juin de la même année, les travailleurs de Plzen, un des principaux centres industriels de Tchécoslovaquie, démarrèrent spontanément une manifestation de masse demandant une plus grande participation de leur part aux décisions dans les usines et sur les lieux de travail, la démission du gouvernement ainsi que la tenue d’élections libres. Deux semaines plus tard, le 17 juin 1953, les travailleurs de Berlin-Est se rebellaient à leur tour par des manifestations et des grèves, mouvement qui culminera dans une grève générale se répandant comme une traînée de poudre dans toute l’Allemagne de l’Est. Il sera réprimé sans ménagement par les troupes russes, au prix de 270 morts.

    Les dirigeants de l’URSS comme des pays « satellitaires » commençaient à s’inquiéter. Il fallait trouver les moyens de calmer les esprits, les voix de plus en plus nombreuses qui s’élevaient contre le régime d’oppression politique imposé à la population. Effrayée par la possibilité d’explosions plus importantes encore, la bureaucratie décida d’adopter un « cours nouveau » : une certaine relaxation politique consistant en réformes et concessions venues d’en-haut (=initiées par la bureaucratie elle-même) afin d’éviter une révolution d’en-bas (=une révolution politique initiée par la classe ouvrière). Ainsi, en Hongrie, les tribunaux de police spéciaux furent abolis, beaucoup de prisonniers politiques furent libérés, il fut permis de critiquer plus ouvertement la politique du gouvernement. Sur le plan économique, on accorda plus d’importance à la production de biens de consommation et moins à l’industrie lourde. Dans les campagnes, on mit un frein aux méthodes de collectivisation forcée. Cependant, cela ne fit qu’ouvrir l’appétit aux travailleurs et aux paysans ; car ce que ceux-ci désiraient en définitive, c’était chasser pour de bon la clique dirigeante du pouvoir.

    Historiquement, l’année 1956 fut incontestablement une année cruciale dans la crise du stalinisme. Car si 1956 fut l’année de la révolution hongroise, cette dernière n’était elle-même qu’une composante d’une crise générale traversée par les régimes staliniens. La révolution de 1956 marquait un point tournant : elle indiquait la fin d’une époque et le début d’une ère nouvelle. Précurseur d’autres mouvements contre la bureaucratie stalinienne, tels que le Printemps de Prague de 1968, elle était la première véritable révolution dirigée contre ceux-là même qui continuaient à se proclamer les héritiers de la révolution russe de 1917. Or, comme Trotsky l’avait expliqué déjà 20ans auparavant, ceux qui se trouvaient au Kremlin n’étaient plus les héritiers de la révolution, mais bien ses fossoyeurs.

    Déjà, en février 1956, au 20ème congrès du PC russe, et trois ans après la mort de Staline, Nikita Kroutchev, premier secrétaire du parti, avait lancé une véritable bombe politique dans le mouvement communiste mondial en exposant son fameux « rapport secret », qui détruisait le mythe du « Petit Père des Peuples » et dévoilait publiquement la terreur de masse, les crimes abominables et la répression politique menée méthodiquement par le régime de Staline pendant des années. Auparavant, ne pas avoir la photo de Staline chez soi était considéré comme un acte de défiance au régime. A présent, on transformait en diable celui qui avait été mystifié des années durant comme un dieu vivant ! Les raisons de ce revirement peuvent en être trouvées dans cet extrait d’un article de la « Pravda » -organe de presse du PC russe- : « Le culte de la personnalité est un abcès superficiel sur l’organe parfaitement sain du parti. » Il s’agissait de donner l’illusion que maintenant que le « Petit Père des Peuples » avait trépassé, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

    Mais les travailleurs n’étaient pas dupes. En outre, il est difficile de continuer à pratiquer une religion à partir du moment où l’on a détruit son dieu. Car si Kroutchev et ses supporters tendaient à rompre avec les aspects les plus tyranniques du stalinisme, ils étaient bien incapables, de par leur propre position, à s’attaquer à la racine même de cette tyrannie : c’est pourquoi Kroutchev se verra obligé d’écraser dans le sang la révolution hongroise en utilisant les mêmes méthodes que celles qu’il avait dénoncées quelques mois plus tôt.

    3) L’explosion

    hongrie04De juin à octobre 1956, un mouvement important des travailleurs polonais oblige la bureaucratie polonaise à faire d’importantes concessions. Des postes dans le parti sont attribués à des anti-staliniens et fin octobre, le poste de 1er secrétaire du parti est attribué à Gomulka, un vieux communiste relativement populaire qui avait été jeté en prison par Staline. Si Gomulka restait un homme de l’appareil, sa nomination à la tête du parti était malgré tout perçue comme une victoire importante. Un responsable haut-placé du régime commente ces événements en affirmant qu’ « il faut voir ces incidents comme un signal alarmant marquant un point de rupture sérieux entre le parti et de larges couches de la classe ouvrière. » Toutefois, en Pologne, la bureaucratie sera capable de maintenir le mouvement sous contrôle. Mais en Hongrie …

    En Hongrie, depuis quelques mois, l’agitation s’était accentuée, essentiellement parmi les intellectuels et dans la jeunesse, autour du cercle « Petöfi », formé fin ‘55 par l’organisation officielle des jeunesses communistes (DISZ). Celle-ci prend des positions de plus en plus virulentes par rapport au régime : « Il est temps d’en finir avec cet Etat de gendarmes et de bureaucrates » est le type de déclarations que l’on peut lire dans leurs publications. La « déstalinisation » leur permet à présent d’exprimer au grand jour ce qu’ils pensaient depuis longtemps tout bas.

    A partir de septembre et de début octobre, les travailleurs commencent à leur tour à s’activer. En octobre, lorsque les travailleurs et les jeunes apprennent la nouvelle de ce qui s’est passé en Pologne, il se sentent pousser des ailes. Le 21 octobre, les étudiants de l’Université Polytechnique de Budapest tiennent une assemblée, où ils réclament la liberté de la presse, de parole, d’opinion, la suppression du régime du parti unique, l’abolition de la peine de mort, l’abolition des cours obligatoires de « marxisme ». Ils menacent d’appuyer leur programme par des manifestations de rue s’ils n’obtiennent pas satisfaction. Le 22 octobre, le cercle Petöfi lance pour le lendemain le mot d’ordre d’une grande manifestation publique en solidarité avec leurs frères polonais.

    L’interdiction initiale de la manifestation, plusieurs fois répétée à la radio, puis la décision soudaine de l’autoriser, produisent un effet de choc. La population tout entière a pu constater les hésitations des dirigeants, et elle voit la décision finale des autorités comme une capitulation devant la force potentielle du mouvement. La manifestation est un succès, rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes. En tête, des jeunes portent d’immenses portraits de Lénine. On peut lire des slogans tels que « nous ne nous arrêterons pas en chemin : liquidons le stalinisme », « indépendance et liberté » etc. Vers 18h, les bureaux et les usines se vident, et les ouvriers et employés qui sortent du boulot rejoignent les étudiants. Le mouvement gagne en ampleur, les transports publics s’arrêtent de fonctionner ; on dénombre bientôt plus de 300.000 manifestants dans les rues de Budapest.

    Un groupe de plusieurs centaines de personnes issues de la foule décident de se rendre à la Place où se dresse une statue géante en bronze de Staline et la déboulonnent. Une délégation de 16 personnes se rend à l’immeuble où est localisé le centre de radio de Budapest, afin de tenter de diffuser leur appel sur les ondes. Comme la délégation tarde à sortir de l’immeuble, la foule s’impatiente. C’est dans la confusion générale qu’éclatent les premiers coups de feu dans la foule, tirés par des membres de l’A.V.O. Il y a trois morts. Ensuite, les premiers tanks et camions arrivent en renfort. Cette échauffourée met le feu aux poudres : la révolution hongroise a commencé.

    4) La force des travailleurs en action

    hongrie05Les travailleurs commencent à s’armer pour riposter : certains s’emparent d’armes dans les armureries, d’autres se rendent vers les casernes. Comme à Barcelone en 1936, certains soldats leur ouvrent les portes, leur lancent des fusils et des mitraillettes par les fenêtres, ou amènent carrément dans la rue des camions chargés d’armes et de munitions et les distribuent à la population. Beaucoup rejoignent les rangs des manifestants. Dès le 24 au soir, il n’y aura pratiquement plus aucune unité de l’armée hongroise qui obéisse au gouvernement. Seule la police politique combat les insurgés. Des barricades commencent à se dresser ; dans certains quartiers de Budapest, même des enfants apportent leurs jouets pour aider à la construction des barricades.

    Les batailles de rue durent toute la nuit. A une heure du matin déjà, la plupart des grosses artères de la ville sont occupés par des travailleurs armés. Vers 8h du matin, le gouvernement hongrois annonce qu’il a fait appel à l’aide militaire russe pour écraser ce qu’il appelle « des petites bandes de contre-révolutionnaires armés qui pillent la ville. » Les bureaucrates du Kremlin et leurs agents de l’appareil hongrois sont décidés à conserver à tout prix le contrôle de la situation, quitte à noyer dans le sang la révolution naissante. Cette décision ne fait que renforcer la détermination des révolutionnaires et radicalise encore davantage le mouvement. Le premier conseil de travailleurs et d’étudiants est formé à Budapest.

    Les chars russes commencent à entrer dans la ville dans la matinée du 24 octobre. Au début, certains soldats russes envoyés pour écraser l’insurrection ne savent même pas qu’ils sont en Hongrie : on leur a raconté qu’ils ont été envoyés à Berlin pour « combattre des fascistes allemands appuyés par des troupes occidentales. »

    Les combats de rue se prolongent pendant plusieurs jours. Rapidement, les quartiers prolétariens deviennent les bastions de l’insurrection. Un correspondant de « The Observer » explique: « Ce sont les étudiants qui ont commencé l’insurrection, mais, quand elle s’est développée, ils n’avaient ni le nombre ni la capacité de se battre aussi durement que les jeunes ouvriers. ».

    Dès l’annonce de l’envoi de troupes russes, la grève générale insurrectionnelle est déclarée ; elle se répand rapidement dans tout le pays. Elle se traduit immédiatement par la constitution de centaines de comités et conseils ouvriers qui s’arrogent le pouvoir. Avant le 1er novembre, dans tout le pays, dans toutes les localités, se sont constitués, par les travailleurs et dans le feu de la grève générale, ces conseils qui assurent le maintien de l’ordre, la lutte contre les troupes russes et contre celles de l’A.V.O. par des milices d’ouvriers et d’étudiants armés ; ils dissolvent les organismes du PC, épurent les administrations qu’ils ont soumises à leur autorité, assurent le ravitaillement de la capitale en lutte.

    Un journal aussi réactionnaire que « La Libre Belgique » publiait le lundi 23 octobre l’interview d’un certain Nicolas Bardos, docteur en sciences-économiques, qui a fui la Hongrie en 1956. Celui-ci relate : « A la sortie d’une pause de nuit, je suis tombé dans la rue sur une manifestation où ouvriers et employés étaient accompagnés d’étudiants derrière un drapeau troué. Deux jours plus tard, je me suis rendu compte de la décomposition de l’Etat. Tout s’est arrêté et réorganisé très vite. Des conseils ouvriers se sont mis en place… ». Ces conseils renouent spontanément avec les formes d’organisation caractéristiques de la démocratie ouvrière : ils sont élus par la base, avec des délégués révocables à tout moment et responsables devant leurs mandats. Leurs revendications politiques diffèrent, mais tous comprennent : l’abolition de l’A.V.O., le retrait des troupes russes, la liberté d’expression pour tous les partis politiques, l’indépendance des syndicats, l’amnistie générale pour les insurgés emprisonnés, mais aussi et surtout la gestion par les travailleurs eux-mêmes des entreprises et des usines.

    Ce dernier point apporte un démenti flagrant à la version prétendant que cette révolution était dirigée contre le « communisme » en général. Le 2 novembre 1956, un article paraît dans « Le Figaro » affirmant ceci : « Les militants hongrois sont soucieux de restaurer une démocratie à l’occidentale, respectueuse des lois du capitalisme. » Cette affirmation est pourtant contredite par les militants révolutionnaires eux-mêmes. La fédération de la jeunesse proclame fièrement : « Nous ne rendrons pas la terre aux gros propriétaires fonciers ni les usines aux capitalistes » ! Dans le même registre, le Conseil Ouvrier Central de Budapest déclare : « Nous défendrons nos usines et nos terres contre la restauration capitaliste et féodale, et ce jusqu’à la mort s’il le faut. » Certes, dans l’atmosphère générale, des réactionnaires ont pu s’infiltrer et pointer le bout de leur nez. Pas plus. Un seul journal réactionnaire a paru. Il n’a publié qu’un seul numéro, car les ouvriers ont refusé de l’imprimer dès le lendemain. Cela n’a pas empêché les journaux bourgeois en Occident de parler de « floraison de journaux anti-communistes ».
    5) Les chars russes

    hongrie06Au fur et à mesure que les soldats russes restent sur place, ils comprennent de mieux en mieux pourquoi on les a envoyés : ils n’ont pas vu de troupes occidentales, ils n’ont pas vu de fascistes ni de contre-révolutionnaires ; ils ont surtout vu tout un peuple dressé, ouvriers, étudiants, soldats. Certains soldats russes doivent être désarmés et renvoyés vers la Russie, du fait qu’ils refusent d’appliquer les ordres. D’autres fraternisent avec les révolutionnaires et rejoignent carrément le camp des insurgés. Dès le second jour de l’insurrection, un correspondant anglais signale que certains équipages de tanks ont arraché de leur drapeau l’emblème soviétique et qu’ils se battent aux côtés des révolutionnaires hongrois « sous le drapeau rouge du communisme ».

    L’utilisation de l’armée russe à des fins répressives devient de plus en plus difficile. Après un premier repli stratégique pour s’assurer des troupes plus fraîches et plus sûres, le 4 novembre, le Kremlin lance une seconde intervention, armée de 150.000 hommes et de 6.000 tanks pour en finir avec la révolution. Une bonne partie des nouvelles troupes viennent d’Asie soviétique, dans l’espoir que la barrière linguistique puisse empêcher la fraternisation des soldats avec les révolutionnaires hongrois.

    Pendant quatre jours, Budapest est sous le feu des bombardements. Le bilan de la deuxième intervention soviétique à Budapest est lourd : entre 25.000 et 50.000 morts hongrois, et 720 morts du côté des soldats russes. La répression par les troupes de l’A.V.O., qui « nettoient » les rues après le passage des tanks, est extrêmement féroce : des révolutionnaires attrapés dans les combats de rue sont parfois pendus par groupes sur les ponts du Danube ; des pancartes sont accrochées sur leurs cadavres expliquant : « Voilà comment nous traitons les contre-révolutionnaires ». Tout cela se fait bien entendu dans l’indifférence totale des soi-disant « démocraties » occidentales. Le secrétaire d’Etat des USA affirme dans un speech à Washington : « D’un point de vue de la loi internationale sur la violation des traités, je ne pense pas que nous puissions dire que cette intervention est illégale ». Ce positionnement de l’impérialisme américain permet d’apprécier à sa juste valeur l’ «hommage » rendu aux insurgés de ’56 par George W.Bush lors de sa visite en Hongrie en juillet 2006!

    Les combats durent pendant huit jours dans tout le pays. Si l’intervention des chars russes leur a assénés un sérieux coup, les travailleurs ne sont pourtant pas encore complètement battus. Une semaine après le déclenchement de la seconde intervention russe, la majorité des conseils ouvriers sont encore debout. Une nouvelle grève générale, assez bien suivie, aura même encore lieu les 11 et 12 décembre ! Pourtant, le répit obtenue par la réaction à travers cette deuxième intervention militaire–nettement plus efficace que la première-, combinée au manque d’un parti ouvrier révolutionnaire avec une stratégie claire visant à destituer la bureaucratie de ses fonctions, permet à la terreur contre-révolutionnaire de déclencher une offensive sans précédent. Le 20 novembre, les derniers foyers de résistance commencent à s’éteindre. Début décembre, le gouvernement lance la police contre les dirigeants des conseils ouvriers ; plus d’une centaine d’entre eux sont arrêtés dans la nuit du 6 décembre. Sous les coups de la répression, les conseils ouvriers nés de la révolution disparaissent les uns après les autres. La révolution hongroise recule.

    Le 26 décembre 1956, la force des conseils ouvriers hante encore la bureaucratie. Un ministre hongrois, un certain Gyorgy Marosan, déclare que « si nécessaire, le gouvernement exécutera 10.000 personnes pour prouver que c’est lui le vrai gouvernement, et non plus les conseils ouvriers. »

    Le 5 janvier 1957, en visite à Budapest, Kroutchev, rassuré, affirme qu’ « en Hongrie, tout est maintenant rentré dans l’ordre. »

    Le 13 janvier de la même année, la radio diffuse une annonce officielle déclarant qu’ « en raison de la persistance d’activités contre –révolutionnaires dans l’industrie, les Tribunaux ont désormais le pouvoir d’imposer la peine de mort à quiconque perpétuera la moindre action contre le gouvernement. » Cela implique le simple fait de prononcer le mot « grève » ou de distribuer un tract.

    6) Conclusion

    La version que la bourgeoisie présente de ces événements est sans ambiguïté : le peuple hongrois a démontré sa haine du communisme et sa volonté de revenir au bon vieux paradis capitaliste. Pour des raisons quelque peu différentes, la version des staliniens s’en rapproche étrangement : les révolutionnaires sont sans vergogne qualifiés par la bureaucratie de « contre-révolutionnaires », de « fascistes », d’ « agents de la Gestapo ». Dans un cas comme dans l’autre, les insurgés sont présentés comme des éléments pro-capitalistes. Or il n’en est rien : tout le développement de la révolution hongroise dément une telle analyse.

    En 1956, le programme qu’exprimaient des millions de travailleurs de Hongrie à travers les résolutions de leurs conseils et comités, reprenait dans les grandes lignes le programme tracé vingt ans plus tôt dans « La révolution trahie » par Trotsky, où celui-ci prônait pour la Russie une révolution politique contre la caste bureaucratique au pouvoir, comme seule issue afin d’empêcher un retour au capitalisme qui renverrait l’Etat ouvrier des décennies en arrière.

    Trotsky disait : « L’économie planifiée a besoin de démocratie comme l’homme a besoin d’oxygène pour respirer ». Les travailleurs ne refusaient pas la production socialisée ; ce qu’ils refusaient, c’était que cette dernière se fasse au-dessus de leurs têtes. Ils se battaient pour le véritable socialisme, c’est-à-dire un socialisme démocratique. C’est pour cette raison que la victoire des conseils ouvriers était apparue comme un péril mortel à la bureaucratie de l’URSS. De plus, son exemple était un danger direct pour toute la hiérarchie de bureaucrates de que l’on appelait hypocritement les « démocraties populaires ».

    Mao, Tito, et tous les autres, sans exception, supportèrent sans hésiter la ligne suivie par Moscou. Le Parti Communiste Chinois alla même jusqu’à reprocher aux Russes de ne pas avoir réagi assez vigoureusement pour écraser la révolution hongroise. Dans les pays occidentaux, les PC estimaient que l’intervention soviétique était inévitable et nécessaire si l’on voulait « sauver le socialisme » : il leur en coûtera des dizaines de milliers de membres, le PC anglais perdant plus du quart de ses effectifs.
    Malheureusement, les travailleurs hongrois se sont lancés dans la révolution sans disposer d’une direction révolutionnaire permettant de faire aboutir le mouvement jusqu’à sa conclusion : là était le gage d’une possible victoire.

    Il est regrettable que certains commentateurs de gauche tirent des conclusions complètement opposées. C’est le cas de Thomas Feixa, journaliste au « Monde Diplomatique », qui écrit : « La grève générale et la création de conseils autonomes opérant sur la base d’une démocratie directe bat en brèche la formule du parti révolutionnaire défendue par Lénine et Trotsky, celle d’une organisation autoritaire et centralisatrice qui réserve les décisions à une élite savante et restreinte. » La contradiction qui est ici posée entre les conseils ouvriers d’un côté, et le parti révolutionnaire de l’autre, n’a pas de sens. Les conseils ouvriers existaient également en Russie : les soviets, qui permettaient précisément que les décisions ne soient pas « réservées à une élite savante et restreinte », mais impliquaient au contraire la masse de la population dans les prises de décision.

    Que les soviets aient finalement perdu leur substance et furent sapés par la montée d’une bureaucratie totalitaire qui a fini par gangrener tous les rouages de l’appareil d’Etat, c’est une autre histoire que nous n’avons pas l’espace d’aborder ici. Mais une chose est certaine : la victoire des soviets russes a été permise parce qu’ils disposaient d’une direction révolutionnaire à leur tête, représentée par le Parti Bolchévik. Si l’héroïsme des travailleurs hongrois avait pu être complété par l’existence d’un parti tel celui des Bolchéviks en 1917, le dénouement de la révolution hongroise aurait été tout autre, et la face du monde en aurait peut-être été changée.

    Andy Anderson, auteur anglais d’un livre appelé « Hungary ‘56 », explique quant à lui : « Les travailleurs hongrois ont instinctivement, spontanément, créé leurs propres organes, embryon de la société qu’ils voulaient, et n’ont pas eu besoin d’une quelconque forme organisationnelle distincte pour les diriger ; c’était ça leur force. » Encore une fois, ce qui constituait la faiblesse principale du mouvement –sa spontanéité- est ici transformée en son contraire, et présentée comme sa force principale. Il est d’ailleurs assez révélateur de constater qu’aucun de ces deux auteurs n’aborde la question de savoir pourquoi la révolution hongroise a échoué. Elle a échoué car il manquait aux travailleurs hongrois la direction capable de coordonner leur action, de construire un soutien solide dans les populations ouvrières des autres pays de l’Est par une stratégie consciente visant à étendre la révolution à l’extérieur et ainsi desserrer l’étau qui pesait sur les révolutionnaires hongrois, de déjouer les pièges de la bureaucratie et, surtout, de balayer définitivement celle-ci du pouvoir. C’est bien à cause de cela que les conseils ouvriers sont restés en Hongrie à l’état d’ « embryons de la nouvelle société » et ne sont jamais devenus des organes de pouvoir effectifs.

    Sources :

    « La révolution hongroise des conseils ouvriers », Pierre Broué.
    « Hungary ‘56 », Andy Anderson
    « Le Monde Diplomatique » (octobre 2006)
    « La Libre Belgique » (23 et 24 octobre 2006)

  • Génocide politique en URSS : la terreur stalinienne

    accusesLorsque de grands crimes contre l’humanité sont mis en lumière, on espère toujours une sorte d’expiation, de blâme, que les coupables soient accusés et condamnés et que les leçons de ces tragiques événements soient apprises. Ce n’est parfois pas le cas.

    Critique de Peter Taaffe de l’ouvrage «La terreur de Staline de 1937-1938 : génocide politique en URSS » de Vadim Z. Rogovin

    Le génocide turc contre les Arméniens n’a par exemple jamais bénéficié d’une complète reconnaissance historique. Les crimes nazis contre les Juifs ont été étudiés de près, encore et encore, mais on entend généralement peu parler de la façon dont le NSDAP d’Adolf Hitler a accédé au pouvoir, avec l’aide des capitalistes qu’ils aient été allemands ou britannique, etc. Il est également peu connu que la cible principale d’Hitler, c’était en vérité les organisations de la classe ouvrière.

    Lors de la «transition» vers la démocratie capitaliste en Espagne dans les années 1970, le «pacto de olvido» (pacte d’oubli) a permis aux tortionnaires et bourreaux du régime franquiste de rester impunis. Ce n’est que maintenant, alors que sont découverts les corps des personnes assassinées sous le régime de Franco, que leurs familles peuvent espérer la reconnaissance historique qui est due aux victimes. Et que l’acte d’accusation soit porté contre Franco, sa dictature et ceux qui l’ont soutenu.

    Une reconnaissance historique similaire a été partiellement obtenue en Argentine de par l’action des héroïques «Mères de la Plaza» qui se sont battues pour que soient divulgués les noms des officiers responsables non seulement des assassinats de leurs fils et filles («les disparus») mais aussi du vol de leurs petits-enfants. Une tâche similaire reste à effectuer au Chili, où ceux qui ont soutenu le régime meurtrier du général Pinochet doivent encore être traduits devant les tribunaux de l’Histoire. On peut aussi parler de l’Afrique du Sud et sa «commission de la vérité».

    Cependant, du point de vue du mouvement ouvrier et du marxisme, la plus grande « page blanche » reste le rôle du stalinisme, et en particulier le rôle crucial joué par les purges et procès de 1938 qui ont laissé sur l’ex-Union soviétique (URSS) une marque qui a encore ses conséquences aujourd’hui.

    Soljenitsyne, chroniqueur des crimes de Staline, n’a pas été objectif dans le traitement de ces événements dans son essai «L’Archipel du Goulag». Il n’a jamais mentionné que les principaux accusés des fameux procès de Moscou étaient Léon Trotsky et son fils Léon Sedov. Il a scandaleusement minimisé le rôle crucial et héroïque des milliers de trotskystes qui ont résisté à Staline et au stalinisme jusqu’à la fin en les reléguant à une simple note historique. Quand bien même sont-ils largement inconnus en dehors des cercles marxistes, ils n’en représentent pas moins une importante source d’inspiration concernant la lutte contre le stalinisme et son «héritage», la barbarie du capitalisme russe actuel.

    Soljenitsyne – qui a commencé en critique radical du stalinisme et a fini en chauvin nationaliste russe – a essayé de démontrer que le stalinisme était une «excroissance naturelle» du bolchevisme ainsi que l’expression «authentique» de la révolution russe. Nombreux sont ceux qui ont depuis lors cherché à l’imiter, à l’instar d’Orlando Figes dans son livre «Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline» ou encore de Robert Service, dans son dernier livre consacré à Trotsky. Mais il existe également le travail du regretté Vadim Rogovin (1937-1998) qui brise la thèse de Soljenitsyne et de ses acolytes.

    Il va d’ailleurs bien au-delà de ça. Son essai sur le stalinisme éclaire les nouvelles générations quant à l’utilisation des procès de Moscou et des purges staliniennes pour consolider le régime de Staline. Cela s’est durablement imprimé sur la Russie. En fait, entre le stalinisme – le régime d’une élite bureaucratique privilégiée – et le bolchevisme, il existe un véritable «fleuve de sang». C’est ce que démontre Rogovin dans quasiment chacune de ses pages. Il réfute dans ce processus tous les arguments des Soljenitsyne. Il décrit comment le mécanisme du stalinisme en tant que système politique a pris racine et s’est développé, comment il a été pris au piège de sa machine et comment l’héroïque génération qui avait fait la révolution d’Octobre 1917 a été démoralisée.

    Le système social et politique du stalinisme a largement disparu avec l’effondrement de l’URSS et de l’Europe de l’Est il y a 20 ans. On en trouve encore des restes aujourd’hui dans l’appareil étatique chinois ou dans des pays comme la Corée du Nord. Il est toutefois très peu probable que la classe ouvrière tolère à nouveau une élite bureaucratique avide de pouvoir. Mais cela ne signifie pas que des éléments de cette même approche bureaucratique envers l’Etat et la société dans un futur régime «socialiste» ne puissent pas se manifester.

    Aujourd’hui, Cuba, en dépit de ses réalisations sociales considérables et de son économie planifiée, n’est pas une démocratie ouvrière. Au Venezuela, le gouvernement chaviste a appliqué des mesures progressives qui ont bénéficié à la classe ouvrière et aux pauvres que nous appuyons sans réserve. Mais, malheureusement, cela a été accompagné d’une approche de plus en plus autoritaire et semi-militariste qui a aliéné de nombreux travailleurs mis de côté par les “cadres” chavistes.

    Un des facteurs qui provoque l’utilisation de ce genre de méthodes est qu’il n’y a pas encore eu de bilan complet des causes réelles du stalinisme et de son impact sur la société d’un point de vue socialiste et marxiste. Les idées et l’analyse de Léon Trotsky dans les années 1930 n’étaient qu’une petite voix qui ne pouvait atteindre un public de masse. Il est temps de préparer ce terrain aujourd’hui. L’œuvre de Rogovin est un pas capital en cette direction.

    Rogovin est très complet dans sa description détaillée des crimes et du système bureaucratique présidé par Staline, ce qui pourrait être un peu intimidant pour ceux qui ne connaissent pas cette période. Mais c’est la première fois que ce livre est traduit en anglais et c’est un «must» pour tous ceux qui souhaitent comprendre ce qui s’est passé en Russie et ses conséquences pour aujourd’hui. Ceux qui sont déjà familiers avec ces événements, à travers les écrits de Trotsky et de ceux d’autres historiens conscientisés de cette période, trouveront une mine d’informations supplémentaires qui ne sont pas nécessairement d’intérêt pour le lecteur non-« politisé», mais qui représentent un élément vital pour notre connaissance de cette période.

    Mais même sans connaissance de Staline ou du stalinisme, on peut beaucoup apprendre avec ce livre de ce qui est arrivé et nous espérons que les lecteurs se dirigeront ensuite vers des conclusions marxistes, c’est-à-dire trotskystes. En effet, l’un des grands mérites de Rogovin est que, contrairement à d’autres, il reproduit fidèlement à chaque étape l’analyse de Trotsky, complétée par ses propres recherches et d’autres sources. Quel contraste avec d’autres écrivains, même ceux qui «admirent Trotsky» mais qui ont mutilé, parfois inconsciemment, les pensées et les conclusions de celui-ci sur l’analyse du stalinisme! Même ceux qui ont déjà lu le matériel de Trotsky peuvent gagner énormément à relire son analyse dans le cadre du développement des procès, des réaction face à ceux-ci, de la manière dont les purges se sont déroulées, de leurs conséquences et de l’empreinte laissée sur la société russe.

    La vérité à propos des Grandes Purges

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    La répression s’est accompagnée d’une gigantesque opération de falsification historique, notamment des photographies. Sur l’exemple ci-dessus, Trotsky disparait des côtés de Lénine.

    Les « Grandes Purges » ainsi que les procès de Moscou se sont déroulés à partir de juillet 1936 jusqu’à la fin de 1938. A ce jour «toute la vérité» n’a pas été publiée car, comme Rogovin l’écrit, cela “menaçait de saper le régime politique post-stalinien “. Après le célèbre XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) en 1956, seulement quelques doses de vérités «recevables» ont été autorisées par les héritiers de Staline. Même alors, ces vérités partielles se mélangeaient avec des «mythes staliniens jamais vérifiés et des falsifications en tout genre». Staline a été renversé de son piédestal en tant que «chef suprême» par les révélations de Khrouchtchev lors du congrès de 1956. Craignant néanmoins d’aller trop loin, Khrouchtchev et les dirigeants staliniens russes ont même plus tard accepté une réhabilitation partielle de Staline.

    À la fin des années 1980, comme Rogovin le souligne, avec l’apparition de nouvelles sources et matériaux au sujet des Grandes Purges, il aurait été possible de présenter une image claire des raisons de l’existence de ces purges et procès. Cependant, l’effondrement du stalinisme à la fin des années 1980 et au début des années 1990 – et le retour au capitalisme qui a suivi – a mis à mal toute tentative d’enquêter honnêtement sur ces événements. Les rares à avoir essayé ont été submergés par la vague de propagande anti-communiste, dans ce qu’on appelle des revues «démocratiques» qui ont malicieusement déformé ce qui était arrivé. Rogovin avait raison quand il écrivit: «Ces opérations idéologiques ont servi le même but que les falsifications historiques produites par l’école stalinienne: cautériser, tromper, déformer et empoisonner la mémoire historique et la conscience sociale du peuple soviétique.»

    Le totalitarisme stalinien, selon ces revues, serait né du caractère «criminel» du bolchevisme. Rogovin a méticuleusement et étape par étape réfuté les distorsions délibérées de ce qui a eu lieu et en particulier les tentatives de relier les procès de purge et les monstruosités du stalinisme à la période héroïque de la révolution russe et le régime démocratique de Lénine et de Trotsky. En réalité, le stalinisme n’était pas un «prolongement» du bolchevisme, mais sa négation. Ceci est clairement souligné par le chapitre «Opérations de masse», décrivant la façon dont la Grande Purge a été lancée lors de la réunion du Politburo du PCUS le 2 Juillet 1937.

    L’ampleur de la répression

    La répression, la sélection arbitraire des victimes et la manière dont la peine leur était infligée est à la fois épouvantable de par son horreur et de par son ampleur. Une première directive en 1937 proposait d’arrêter plus d’un quart de million de personnes; et autour de 72.000 devaient être condamnés avec un plan conçu “pour éliminer 10.000 personnes dans les camps”. Un bureaucrate décrit comment cela fut réalisé: «Au cours d’une soirée, nous pouvions étudier jusqu’à 500 cas, et nous condamnions des personnes à raison de plusieurs par minute, certains à être fusillé, d’autres à diverses peines de prison,… Nous n’étions même pas en mesure de lire la citation à comparaître, et encore moins de regarder le contenu des dossiers » !

    Au début de 1938 à Moscou, trois personnes -une troïka- “ont examiné les cas de 173 malades qui se trouvaient en prison; 170 d’entre eux ont été condamnés à être fusillés”. L’un d’entre eux a témoigné plus tard: «Nous avons éliminé ces personnes uniquement parce qu’ils étaient malades et qu’aucuns ne pouvaient être admis dans les camps. » Alors que les bases sociales du fascisme et du stalinisme étaient différentes – l’une reposant en fin de compte sur le capitalisme, l’autre sur une économie planifiée – il y avait néanmoins une symétrie, comme Trotsky l’a commenté, dans leurs méthodes sanguinaires arbitraires. En fait, les assassins et tortionnaires de la SS nazie ont ouvertement avoué avoir appris de l’appareil russe de «sécurité», le NKVD.

    La deuxième «opération de masse» a été prise à l’encontre des représentants d’un certain nombre de nationalités. Cela concernait principalement ceux ayant leurs propres territoires, faisant partie de l’empire russe, mais qui étaient devenus des Etats indépendants après la révolution d’Octobre (les Polonais, les Finlandais, les Lettons, les Lituaniens et les Estoniens). Les représailles staliniennes étaient particulièrement féroces contre les communistes originaires de ces états, arbitrairement condamnés comme étant des agents de leurs gouvernements respectifs. La plupart avaient été contraints de chercher l’exil en Union soviétique en raison de l’oppression et du terrorisme qu’ils avaient trouvé «chez eux».

    Leopold Trepper fut le célèbre chef héroïque de l’organisation russe clandestine de renseignements sous les nazis, «l’Orchestre Rouge», une organisation ayant rompu avec le stalinisme et loué le trotskysme. Celui-ci a estimé que 80% des émigrés révolutionnaires en Russie ont été réprimés et beaucoup, sinon la plupart, ont été tués au cours des grandes purges de Staline.

    Beaucoup d’entre eux ont été torturés et la répression a atteint une telle ampleur que des émigrés bulgares ont mis en garde le chef de la Komintern (la IIIe Internationale) de Staline, Georgi Dimitrov, en ces termes: «Si vous ne faites pas tout le nécessaire pour arrêter ces répressions, nous allons tuer Yezhov, ce contre-révolutionnaire [chef du NKVD, plus tard lui-même victime d’une purge et abattu]».

    Huit cents communistes yougoslaves furent également arrêtés. Tito, qui est devenu chef de l’Etat stalinien yougoslave après la Seconde Guerre mondiale, a joué un rôle dans l’organisation de la destruction de son propre parti à Moscou. Lorsque Tito demanda à la fin des exactions qui allait diriger le Parti communiste de Yougoslavie (CPY), Dimitrov fut surpris: «Vous êtes le seul qui reste (…) C’est une bonne chose que vous au moins soyez encore là, sinon nous aurions dû dissoudre le CPY.» Tous les Yougoslaves arrêtés et fusillés ont été tués avec la bénédiction de Tito et Milovan Djilas, qui fut lui-même plus tard un« dissident » sous le régime de Tito et chassé du cercle magique du « titisme ».

    Ceux accusés de «trotskysme» furent expulsés du parti communiste yougoslave. Cela n’a pas empêché certains “trotskystes égarés”, les prédécesseurs de l’actuel Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale (SUQI, dont la LCR est la section belge), de décrire plus tard Tito comme étant un «trotskyste inconscient». Ils ont même organisé des brigades de travail de jeunes dans les années 1950 pour aider l’Etat yougoslave dans sa première période au pouvoir lorsque Tito est entré en collision avec Staline.

    Une répression similaire a été lancée contre le Parti communiste de Pologne, qui avait commis le péché impardonnable de soutenir l’opposition de gauche en 1923-24. Adolf Warski, l’un des fondateurs des partis sociaux-démocrates et communistes de Pologne, fut abattu à l’âge de 70 ans. Le même sort fut réservé aux dirigeants du Parti communiste allemand. Ceux-ci avaient cherché refuge en Russie contre les horreurs du nazisme, pour y rencontrer les mêmes horreurs cette fois-ci infligées par l’appareil de sécurité de Staline.

    En janvier 1989, lors du IXe Congrès du Sozialistiche Einheitspartei Deutschlands (SED), le parti au pouvoir de l’ancienne République démocratique allemande (RDA), il a été signalé qu’au moins 242 membres éminents du Parti communiste allemand avaient péri en Union soviétique.

    Au début de 1937, la majorité des Schutzbundists autrichiens avait déjà été arrêtés. Ils étaient membres de l’organisation militaire socialiste qui, après la défaite de l’insurrection antifasciste de 1934 avaient émigré en Russie et y avaient été alors reçus comme des héros.

    Le même sort a été rencontré par les Hongrois, qui constituaient probablement le plus important groupe d’expatriés vivant en Union soviétique. 10 des 16 membres du premier Comité central du Parti communiste hongrois furent tués, ainsi que 11 des 20 commissaires du peuple de la République soviétique hongroise de 1919. L’une de ces victimes était Bela Kun, qui avait dirigé la République soviétique hongroise. À la fin des années 1980, il a été révélé dans un document jusque-là tenu secret qu’Imre Nagy, devenu premier ministre hongrois en 1956, avait joué un rôle actif dans les années 1930 dans l’élimination des dirigeants de son propre parti. Il avait pendant longtemps été un informateur secret du NKVD. Ironie du sort, après le soulèvement de 1956, il est devenu premier ministre de Hongrie, mais a été abattu par la suite dans le cadre de la répression menée par les successeurs du NKVD, le KGB.

    Rogovin commente : «Au total, plus de communistes des pays d’Europe de l’Est ont été tués en Union soviétique que dans leur propre pays pendant l’occupation d’Hitler.» Un leader communiste lituanien a fait remarquer que du fait de la décimation du Comité central du Parti communiste lituanien aux mains de Staline et de ses bourreaux, «moi seul est resté en vie! Et je suis resté en vie seulement parce que j’aidais à des activités clandestines dans la Lituanie fasciste.»

    Le même sort a frappé les partis communistes mongol, japonais et beaucoup d’autres. La paranoïa apparente de Staline envers toutes choses non-russes (ironiquement, il était lui-même «non-russe», puisque Géorgien) a été révélée plus tard dans les archives secrètes du NKVD où l’on trouva notamment divers témoignages contre Palmiro Togliatti, le leader du Parti communiste italien, Harry Pollitt, secrétaire général du Parti communiste de Grande-Bretagne, Jacques Duclos du Parti communiste français, Mao Ze-dong et d’autres. Les lettons, alors que beaucoup d’entre eux avaient participé à la lutte clandestine contre le tsarisme et aux révolutions de 1905 et 1917, ont été impitoyablement réprimés par Staline.

    Le troisième procès de Moscou (en mars 1938) est traité en détail par Rogovin. Les 21 accusés étaient d’anciens hauts dirigeants de l’URSS, y compris Boukharine et Rykov, et d’anciens trotskystes. Ceux-ci n’étaient seulement que les plus visibles de ceux qui ont subi la persécution de Staline, mais des milliers d’autres n’ont pas été autorisés à comparaître. Beaucoup ont été abattus sans procès public et la propre signature de Staline se trouvait sur les condamnations à mort. Sa personnalité malveillante a été personnellement exprimée dans le cas d’Avel Yenukidze, lui-même collaborateur de longue date de Staline dans la persécution des autres, y compris de l’Opposition de gauche (les partisans de Trotsky). Il est tombé sous la hache du bourreau en raison d’un désaccord avec Staline sur le sort des anciens proches collaborateurs de Lénine, Kamenev et Zinoviev.

    Il confie: «Mon crime consistait en ceci: quand il m’a dit (à la fin de 1934 – VR), qu’il voulait mettre en scène un procès, puis assassiner Kamenev et Zinoviev, je tentai de le convaincre autrement. «Soso» [surnom de Staline] Je lui ai dit, «il n’y a pas d’argument, ils vous ont fait beaucoup de mal, mais ils ont depuis longtemps payé pour cela: vous les avez expulsé du parti, vous les maintenez en prison, leurs enfants n’ont rien à manger (…) Ce sont de vieux bolcheviks, comme vous et moi » (…) il m’a regardé comme si j’avais tué son père et a dit : « Souviens-toi, Avel, celui qui n’est pas avec moi est contre moi ». »

    «Une Guerre civile unilatérale»

    Yenukidze, comme Trotsky l’a fait remarquer, était un bureaucrate, mais il ne pouvait pas effacer tous ceux qui étaient liés à la révolution russe. Pour Staline, pourtant, ce fut le cas. Les purges et procès des années 1930 furent une véritable «guerre civile unilatérale», dont le but était d’assurer la contre-révolution bureaucratique incarnée par Staline ainsi que son entourage contre les derniers vestiges du parti bolchevique et des liens qu’ils avaient encore avec la révolution russe elle-même. En effet, beaucoup de ceux qui ont fait face aux procès et ont été abattus avaient depuis longtemps capitulé devant Staline.

    CC_partibolchevique_1917
    Comité central du Parti Bolchevique en 1917. Une bonne partie de ses membres ont été exécutés ou assassinés par le stalinisme (cliquez sur la photo pour l’agrandir).

    La description de Rogovin de la détérioration des figures auparavant majeures qu’étaient Boukharine, Zinoviev, Kamenev, et même du plus proche collaborateur de Trotsky, Christian Rakovsky, illustre l’état physique et moral auquel ils avaient été réduits aux mains de Staline et de ses hommes de main. Boukharine a par exemple promis que si sa vie lui était épargnée il irait mener une campagne favorable aux procès et mènerait une lutte mortelle contre Trotsky. En demandant clémence, il déclara : «Au cours des dernières années, j’ai appris à valoriser d’une manière intelligente et à vous aimer.» En vain; il fut abattu, comme le fut Rakovsky.

    Staline est une fois de plus dans ce livre révélé comme un véritable maître de l’intrigue, façonnant pour la plupart des «crimes odieux» basés sur des incidents passés qu’il avait eu avec ceux qu’il voulait écraser. Boukharine, membre dirigeant du cercle intime de Lénine, a été accusé de vouloir fomenter une guerre civile dans les années 1930 en raison d’incidents survenus durant les négociations du traité de Brest-Litovsk (1918), quand Boukharine s’était opposé au traité.

    Pourquoi ces anciennes personnalités majeures, d’un calibre intellectuel considérable, se sont-ils rabaissé ainsi devant Staline et son appareil répressif ? Pourquoi Staline avait-il besoin d’annihiler ceux qui pourtant avaient déjà capitulé ? L’auteur cite les paroles de Victor Serge, lorsqu’il montre la différence entre les trotskystes les zinoviévistes et les boukhariniens: «Notre opposition est contre le parti de Staline dans son entièreté, alors que l’opposition dirigée par Zinoviev et Boukharine [opposition anciennement dirigée par] est au sein même du parti de Staline ».

    L’appareil bureaucratique reposant sur une économie planifiée est un régime de crise et en crise de par sa nature même. Le mécontentement inévitable des masses contre les zigzags constants de la politique stalinienne provoquait des doutes et des interrogations, un défi de taille pour l’appareil répressif de Staline.

    Dans la période des collectivisations forcées – fin des années 1920 et début des années 1930 – Staline pouvait encore invoquer comme bouc émissaire la menace des capitalistes naissants sous la forme de «koulaks» (paysans riches) pour expliquer les difficultés de l’Union soviétique, ces difficultés étant en réalité le produit d’un gouvernement bureaucratique chaotique.

    Mais après leur anéantissement, qui a coûté l’équivalent d’une guerre – il y eut plus de victimes que dans la guerre civile de 1920-21- il n’y avait pas de chiffre ou de tendance qui puisse permettre une «diabolisation» évidente. Trotsky et son fils furent donc sélectionnés par Staline comme étant les principaux accusés.

    L’influence de Trotsky et de l’Opposition de gauche internationale sur Staline

    Staline craignait plus que quiconque l’influence de Trotsky, de son fils Léon Sedov et de l’Opposition de gauche internationale. Malgré le manque de ressources, les descriptions toujours brillantes et précises de Trotsky du gaspillage et de la corruption découlant de l’incompétence de l’appareil bureaucratique stalinien ont eu un impact majeur. Même des sections de la bureaucratie ont été affectées par le diagnostic des maux de l’Union soviétique et de l’appel de Trostky à une révolution politique pour renverser le stalinisme et ses soutiens internationaux.

    De nombreuses figures historiques ont été liées à Trotsky en un amalgame absurde. Cette collaboration présumée est allée jusqu’à la période pré-1917, où ils auraient apparemment été des agents de puissances étrangères et par la suite des agents d’Hitler! Trotsky lui-même a noté à l’époque que, selon les rapports des procès, des accusés ainsi que des ambassadeurs et des maréchaux auraient été subordonnés à une seule personne (lui-même) et sur ses ordres auraient été poussés à détruire les forces et la culture productives de la nation. Il a ensuite ajouté: «Mais ici surgit une difficulté. Un régime totalitaire est par essence une dictature dotée d’un appareil répressif. Or, si tous les postes clés de l’appareil sont occupés par des trotskystes, qui sont sous mon commandement, pourquoi dans ce cas Staline se trouve-t-il au Kremlin, et pourquoi suis-je en exil?»

    La tentative de dépeindre Trotsky cherchant à prendre le pouvoir pour le pouvoir seul et à s’accaparer toutes les richesses matérielles l’accompagnant a été très facilement réfuté par les modestes – très modestes – conditions de son existence quotidienne. L’auteur souligne que trouver des boucs émissaires pour la dislocation économique, les pénuries, etc., était la raison d’être de ces procès.

    Le procès Radek-Piatakov de janvier 1937, était par exemple une tentative d’éliminer la responsabilité de ceux qui se trouvaient au sommet, Staline et sa clique, des erreurs et échecs dans le domaine de l’industrie lourde. Dans le procès du «Bloc trotskyste de droite» il fut principalement sujet de la désorganisation délibérée de ces branches de l’économie qui affectent le plus la population: l’économie municipale, le commerce, la production de produits de consommation de masse, et ainsi de suite.

    staline.retoucheD’où les accusations de sabotage, ce qui a conduit à l’absurde situation de convois entiers d’œufs disparaissant et d’un manque conséquent de produits de base. Alexander Orlov, un agent du NKVD qui a déserté et pour un temps s’est rapproché du trotskysme, a commenté plus tard que la pénurie de beurre signifiait que «toute une génération d’enfants nés à partir de 1927 (…) ne connaissant pas même le goût du beurre. De 1928 à 1935, les citoyens russes pouvaient voir le beurre dans les vitrines de ce qu’on appelle les magasins de commerce extérieur, où tout était vendu uniquement en échange d’or ou de devises.»

    La dimension internationale des procès et le soi-disant lien que Trotsky et ceux connectés à lui auraient eu avec Hitler, Churchill ou le Mikado japonais (selon les circonstances) fut ainsi fait afin d’invoquer le «démon», la menace étrangère qui « menaçait l’union soviétique ». Dans le chapitre 18 « Trotsky à propos des procès de Moscou », l’auteur donne une reproduction fidèle de l’analyse que fit Trotsky des procès à propos notamment des motifs de Staline, du rôle des accusés, etc. Trostky a également souligné le fait que selon Staline, même les chefs de l’industrie, du transport, de l’agriculture et de la finance étaient presque tous des saboteurs.

    Pourtant, ce sont ces gens même qui avaient donné au mouvement révolutionnaire 30, 40, même 50 ans de vie (comme l’avait fait Rakovsky) et avaient pourtant, aux dires des accusations, mené un «travail subversif» afin de permettre la restauration du capitalisme!

    Prises ensemble, les accusations de Staline ont volontairement entaché l’honneur du bolchevisme et ont dépassé celles des émigrés blancs qui avaient accusé Lénine, Trotsky et d’autres dirigeants bolcheviques de mener à bien la révolution d’Octobre au nom de l’état-major allemand !

    La bureaucratie « … se bat pour ses revenus, ses privilèges, et son propre pouvoir »

    Les raisons et les méthodes employées dans les procès de Moscou ont pris de multiples facettes. La montée au pouvoir de la bureaucratie a provoqué l’opposition et l’indignation des masses, en particulier suite à la croissance des inégalités. Dans le même temps, la défaite de la révolution espagnole ne put qu’exercer un effet sur les bureaucrates de la période précédente qui s’étaient accommodés du régime.

    La bureaucratie n’est pas arrivée à ces procès monstrueux par un bond, mais par sa domination progressive. Comme l’a dit Trotsky, cette bureaucratie montante « en théorie (…) lutte pour le communisme. Mais en réalité elle se bat pour ses revenus, ses privilèges, et son propre pouvoir. »

    Craignant un soulèvement de masse, Staline considérait avec méfiance ceux qui se trouvaient sous sa domination mais qui étaient toujours liés à l’expérience de la révolution d’Octobre 1917. Dans le cas d’un soulèvement, des personnalités pourtant discréditées comme Kamenev et Zinoviev auraient pu devenir, en premier lieu, les points focaux immédiats et responsables du soulèvement des masses. Nagy, ancien agent du NKVD, a par exemple joué un rôle semblable dans la révolution hongroise de 1956.

    Par conséquent, dès qu’il y eut des protestations de l’opposition, même parmi les sections staliniennes pourtant inclinées à l’appareil de répression, Staline prit la décision de liquider l’ensemble des strates de décision qui avaient ainsi évolué jusqu’en 1937. La place fut prise par une nouvelle génération sans passé révolutionnaire ou de liens avec les traditions du bolchevisme. Presque tous les anciens représentants de la couche dirigeante furent exterminés. La nouvelle couche bureaucratique sans histoire devint politiquement homogène et entièrement subordonnée à la volonté du leader.

    Khrouchtchev, par exemple, n’était pas un vieux bolchevique et n’avait ni participé à la lutte clandestine sous le tsarisme, ni à la révolution, ni à la guerre civile. Mais, comme beaucoup de ses semblables, il avait été promu à la direction du parti. Cela allait avoir un effet décisif sur la suite, à la mort de Staline, concernant le «dégel» et l’ouverture relative qui eut lieu sous son règne. La répression sanglante de Staline, les purges, les procès monstrueux et les exécutions de masse avaient renouvelé la bureaucratie. Cela eut un effet décisif sur le changement fondamental du caractère de la bureaucratie.

    Le développement d’une aile «fasciste» fut représentée par Fedor Butenko, un envoyé de Roumanie, qui annonça sa rupture avec le bolchevisme en 1938. Quelques jours après son annonce, il refit surface à Rome, où il déclara qu’il n’avait jamais été un communiste de conviction et que, dans ses opinions politiques, il était plus proche du fascisme ukrainien.

    Trotsky commenta par la suite : « Butenko a-t-il dû renoncer à beaucoup? Avait-il à détruire une importante partie de lui-même? Nous ne le pensons pas. Une partie grandissante de l’appareil stalinien est composée de fascistes qui ne s’assument pas. Mais comparer le régime soviétique dans son ensemble au fascisme est une erreur politique vulgaire dans laquelle les dilettantes d’ultra-gauche sont enclins à tomber, ignorant la différence fondamentale dans ses fondations sociales. Mais la symétrie des superstructures politiques, la similitude des méthodes totalitaires, est frappante. Butenko est un symptôme d’une énorme importance: il nous montre les carriéristes de l’école stalinienne dans leur forme la plus naturelle ».

    Dans le même temps, les sections de l’ancienne bureaucratie, comme Ignace Reiss, firent défection vers la gauche, vers la Quatrième Internationale (fondée en 1938 sous la direction de Trotsky). Reiss fut assassiné par des agents staliniens. Mais comme Trotsky a continué à commenter : « les rangs de l’appareil soviétique sont remplis de bureaucrates d’un cadre d’esprit de type bourgeois». Rogovin souligne à juste titre que cette couche a considérablement augmenté dans les années 1980 lorsque l’effet abrutissant de la bureaucratie commença à étouffer définitivement les pores de l’économie planifiée russe.

    L’immortelle et héroïque résistance des trotskystes

    Il existe dans ce livre de nombreux chapitres dont les détails et anecdotes sont abondants, même trop nombreux pour être tous racontés ici. Mais le rôle héroïque des marxistes, en particulier des trotskystes détenus dans les camps, est incroyable. Les incidents que Rogovin aborde sont bien connus, souvent venant d’épisodes précédemment entendus, y compris la grève de la faim et le soulèvement de Vorkuta en 1937.

    Ici est dessinée la résistance immortelle et héroïque de ces 10.000 trotskystes qui défièrent Staline et apportèrent leur soutien à Trotsky et à la Quatrième Internationale dans la toundra gelée des steppes sibériennes. Leur grève de la faim en mars 1937 prit fin en une victoire complète. De ce fait, ils furent traités comme des prisonniers politiques, et toutes leurs demandes satisfaites. Mais cela ne fut que le décor pour des représailles brutales, menées dans le plus grand secret.

    Mille deux cents trotskystes furent ainsi rassemblés dans une usine de briques, à 20 kilomètres de la mine de Vorkouta. Les exécutions furent effectuées par Kashketin, un officier du NKVD souffrant de “psychoneurosis schizoïde”. L’ordre des exécutions fut signée personnellement par Staline.

    Certains de ceux-ci, à l’instar de Poznansky, un ancien secrétaire de Trotsky, furent torturés avec une sauvagerie particulière pendant leur interrogatoire. Cela a été suivi par des exécutions de groupe et des dizaines de prisonniers envoyés dans la toundra quasi quotidiennement. Selon Rogovin, « ils tiraient non seulement sur les trotskystes eux-mêmes, mais sur tous les membres de leur famille qui étaient avec eux ».

    Il poursuit: « Quand un mari était tué, sa femme emprisonnée était automatiquement envoyée à la fusillade; et pour les opposants les plus significatifs, leurs enfants ayant atteint l’âge de 12 ans étaient également soumis au même régime. » Une telle opération pouvait durer dix heures. Ce massacre de masse des plus braves pris ensemble avec les purges de masse, a joué un rôle crucial dans la destruction de la «mémoire» de la classe ouvrière. Aucun groupe important n’a ensuite été laissé dans la société soviétique qui fut capable de défier Staline sur un programme clair de la démocratie ouvrière.

    En ce sens, la mémoire collective des masses et leur capacité à se réunir plus tard pour contester d’une manière consciente le régime stalinien fut éliminée. En particulier, l’alternative socialiste, son programme et les idées de la démocratie ouvrière, fut anéantie dans l’Union soviétique en tant que force consciente. Voilà pourquoi Trotsky, à la suite des procès, a déclaré que le centre de gravité du mouvement révolutionnaire mondial avait passé temporairement le sol russe – où un régime stalinien féroce régnait en toute puissance- vers d’autres régions du monde.

    Bien sûr, cela n’a pas empêché l’émergence de mouvements spontanés allant dans la direction d’une révolution politique – comme la Hongrie l’a montré en 1956 -. Ces soulèvements ont eu lieu dans le contexte d’une opposition de masse à l’influence étouffante du stalinisme.

    L’auteur pose la question suivante : qui a finalement bénéficié des Grandes Purges ? La réponse qu’il fournit, et que l’histoire atteste, est à une toute nouvelle couche de la bureaucratie. Sans liens avec le passé, cette bureaucratie grandit dans un milieu de plus en plus bourgeois, l’identification au «socialisme» signifiant une vie confortable, une existence privilégiée et protégée de leur propre classe. Si ceux-ci et Staline ne furent pas renversés par la suite, surtout après la catastrophe du début de la Seconde Guerre mondiale, c’était principalement en raison des avantages d’une économie planifiée qui permit au régime de jouer un rôle relativement progressiste pour un temps. Ce fut le cas même après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’« Union soviétique» fit un rétablissement rapide et phénoménal dû à la dévastation de la guerre.

    Une caste privilégiée consolidée

    La bureaucratie fut consolidée et cela permit ainsi de former une caste privilégiée dans l’immédiat de ces événements exceptionnels. La «norme» acceptée étant le dirigisme comme méthode autoritaire imposée du sommet. Khrouchtchev lui-même commenta à quel point les ingénieurs placés sous les ordres du célèbre stakhanoviste Diukanov se plaignirent des « méthodes de direction» utilisés par celui-ci: «Si quelque chose n’allait pas droit ou quelque chose n’avait pas été fait, il n’avait qu’un seul argument : « Attention ou c’est la fessée ! » Et deux fois par jour, chacun de nous, les ingénieurs, allions le voir pour recevoir notre punition. »

    Rogovin donne des exemples des antécédents pro-bourgeois de nombre de bureaucrates qui, après les Grandes Purges, gravirent les échelons sur les « traces » de Staline. Cette élite dirigeante qui est née de ces purges a dominé la société pendant un demi-siècle. Même après le XXe Congrès du PCUS un effort important a été fait afin d’empêcher d’enquêter sur les antécédents des purges, les crimes du régime stalinien, parce que cela aurait menacé les fondements de leur domination.

    Le léger soulèvement d’un coin du voile par Khrouchtchev afin de révéler les crimes staliniens lors du soi-disant «dégel» a conduit à la révolution politique de 1956 en Hongrie. Terrifiée, la bureaucratie se sentant menacée a finalement retiré Khrouchtchev lui-même du pouvoir. Rogovin commente : «changeant continuellement leurs slogans, ces « héritiers des héritiers » de Staline ont conduit la nation avec les yeux bandés vers l’effondrement, le chaos économique, et la catastrophe politique. Ainsi, la Grande Purge rejaillissait sur le sort de notre pays un demi-siècle plus tard. »

    L’orgie de propagande capitaliste qui a inondé la Russie post-1989 a pour le moment évincé les voix, telles celle de Rogovin, qui exigent un réel examen des procès de Moscou. Les héritiers bourgeois de la bureaucratie stalinienne qui ont conduit la société à l’impasse de la fin des années 1980 ne peuvent pas mener à bien cet examen. Par conséquent, dans le pays de la révolution d’Octobre et des géants qu’elle a produit, les véritables leçons de ces événements et sa dégénérescence ultérieure le long des lignes du stalinisme restent inconnus par la majorité. Trotsky est une figure calomniée dans la Russie contemporaine, en particulier par les parvenus pro-capitalistes nés de la bureaucratie. Dans leur étreinte enthousiaste du capitalisme, ils veulent faire disparaître toutes les vraies leçons du stalinisme et les procès de purge odieux. Mais le livre de Rogovin nous fournit les munitions politiques pour contrer cela.

    La falsification délibérée par les pro-capitalistes

    Dans le monde capitaliste, il y a une falsification délibérée du nombre réel de victimes tuées lors des purges, avec des comparaisons brutes faites au nombre de victimes d’Hitler. Rogovin démontre de façon détaillée et informée que le nombre de victimes de la purge est en réalité énormément exagéré.

    Bien entendu, même une personne jugée et condamnée sur de fausses accusations est victime d’un crime. Mais le but de cette «thèse» capitaliste est d’accumuler de plus en plus de responsabilités sur les épaules du stalinisme et de ce fait, selon bon nombre de ces écrivains, du «bolchevisme» de ce terrible chapitre de l’histoire. La tâche de la nouvelle génération, en particulier de la classe ouvrière, est de trouver la vérité, sous le tas de mensonges et de distorsions, des vraies raisons des procès de Moscou, et le rôle de ses principaux accusés, Léon Trotsky et son fils, Sedov, afin d’expliquer les idées claires du socialisme enfin libre de l’influence du stalinisme, et de déployer la bannière de la démocratie ouvrière. Dans ce livre, Rogovin prend un pas de géant dans cette direction.

    Sans contrôle conscient de la machine d’Etat par la classe ouvrière, même si cela résulte en une révolution, la tendance à la bureaucratie peut se développer. Et cela constitue un danger non pas uniquement dans les pays économiquement sous-développés – comme la Russie l’a montré-. Partout, même dans les pays industrialisés «avancés», les problèmes d’une couche bureaucratique conservatrice, dans les syndicats et dans le mouvement des travailleurs, se manifestent encore aujourd’hui. Aux lendemains d’une révolution réussie ces tendances même peuvent se manifester. Elles ne peuvent ainsi être vérifiées que par un programme de contrôle et de gestion des travailleurs.

    Telle est la leçon du stalinisme et de l’importance aujourd’hui d’une compréhension claire des causes de son développement.

    Trotsky a prédit qu’au lendemain de son renversement, des statues de Staline seraient renversées sur les places et dans les rues de Russie, et à leur endroit des plaques et des statues des héros de l’opposition de gauche seraient érigées, de celles et ceux qui ont combattu et péri à Vorkuta et dans les nombreuses autres chambres de torture du NKVD.

    La première partie de sa prédiction a été remplie mais malheureusement pas la seconde. Il faudra une rénovation et la renaissance de la classe ouvrière russe, ainsi que celle de leurs frères et sœurs à l’échelle internationale pour que cela puisse se produire –ce qui sera fait. Trotsky, dans le temps, deviendra plus largement connu, notamment dans l’ex-URSS elle-même. Et cela, dans une large mesure sera dû aux efforts de l’auteur de ce livre, Vadim Rogovin.

    La terreur de Staline de 1937-1938 : génocide politique en URSS, par Vadim Z. Rogovin, publié par Mehring Books, Oak Park, Michigan, États-Unis.

  • L'assassinat de Trotsky

    Le révolutionnaire russe Léon Trotsky a été assassiné en 1940, un assassinat orchestré par le dictateur Staline. Les motivations de Staline n’étaient pas de l’ordre des rivalités personnelles : la bureaucratie soviétique qui avait pris le pouvoir en Russie avait besoin d’écraser la Quatrième Internationale qui, avec Trotsky, continuait à lutter pour l’internationalisme et la démocratie des travailleurs.

    Par Lynn Walsh, Socialist party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    Le 20 août 1940, Léon Trotsky a été frappé d’un coup mortel de pic à glace à la tête par Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline (le GPU) afin d’y assassiner le révolutionnaire exilé. Ce dernier devait décéder le lendemain.

    L’assassinat de Trotsky n’était pas un acte de méchanceté de la part de Staline, il s’agissait de l’aboutissement de la terreur systématique et sanglante dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques, ainsi que contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prête à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif en développement sous Staline. Au moment où le GPU a atteint Trotsky en 1940, ses agents avaient déjà assassiné – ou poussé au suicide, ou condamné aux camps de travail – de nombreux membres de la famille de Trotsky et la plupart de ses plus proches amis et collaborateurs ainsi qu’un nombre incalculable de dirigeants et sympathisants de l’Opposition de Gauche Internationale.

    Plus de septante années après les faits, une grande partie des médias et des académiciens s’évertuent à présenter l’assassinat de Trotsky comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline, tout comme cela avait été fait en 1940. Cette ‘‘histoire’’ est basée sur une rivalité croissante entre deux chefs ambitieux qui se disputent le pouvoir, l’un étant aussi mauvais que l’autre d’un point de vue bourgeois. La critique la plus acide est régulièrement réservée à l’idée ‘‘romantique’’ de Trotsky de la ‘‘révolution permanente’’, potentiellement bien plus dangereuse que la notion bureaucratique ‘‘pragmatique’’ de Staline de la construction du ‘‘socialisme dans un seul pays’’. Si certaines questions posées par Trotsky à l’époque émergent parfois de ces commentaires, de manière apparemment légitime, il ne s’agit généralement que d’une manière de finalement rabaisser son rôle.

    Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevik et le chef de l’Armée Rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas lui-même pris le pouvoir? On dit parfois que Trotsky était ”trop doctrinaire”, qu’il s’est laissé ”avoir” par Staline. Le corollaire est de suggérer que Staline était plus ”pragmatique” et un leaders plus ”astucieux” et ”énergique”.

    Trotsky lui-même a été confronté à ces questions et y a répondu sur base de son analyse de la dégénérescence politique de l’Etat ouvrier soviétique. De toute évidence, d’un point de vue marxiste, il est tout à fait superficiel de présenter le conflit qui s’est développé après 1923 comme étant une lutte personnelle entre dirigeants rivaux. Staline et Trotsky, chacun à leur manière, ont personnifié des forces sociales et politiques contradictoires, Trotsky de façon consciente et Staline inconsciemment. Trotsky s’est opposé à Staline avec des moyens politiques, Staline a combattu Trotsky et ses partisans avec un terrorisme parrainé par l’État. “Staline mène une lutte sur un plan totalement différent du nôtre”, écrivait Trotsky : ”Il cherche à détruire non pas les idées de l’adversaire, mais son crâne.” Il s’agissait là d’une terrifiante prémonition.

    Le triomphe de la bureaucratie

    Analysant le rôle de Staline, dans son Journal d’exil écrit en 1935, Trotsky écrivait: ”Étant donné le déclin prolongé de la révolution mondiale, la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était déterminée d’avance. Le résultat que les badauds et les sots attribuent à la force personnelle de Staline, ou tout au moins à son extraordinaire habileté, était profondément enraciné dans la dynamique des forces historiques. Staline n’a été que l’expression à demi inconsciente du chapitre deux de la révolution, son lendemain d’ivresse.” (Trotsky, Journal d’Exil, p38)

    Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviks de 1917 n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pourrait construire une société socialiste en étant isolée dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif. Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches en grande partie inachevées de la révolution démocratique-bourgeoise, mais en allant de l’avant vers les tâches impératives de la révolution socialiste. Ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés – parce que, en comparaison du capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et un matériel culturel plus élevés.

    La défaite de la révolution allemande en 1923 – à laquelle ont contribué les erreurs de la direction de Staline-Boukharine – a renforcé l’isolement de l’Etat soviétique, et la retraite forcée de la Nouvelle Politique Economique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui a de plus en plus mis en avant la défense de son confort et de son désir de tranquillité et de privilèges au détriment des intérêts de la révolution internationale.

    La couche dirigeante de la bureaucratie a rapidement trouvé que Staline était la ”chair de sa chair”. Reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a engagé une lutte contre le ”trotskysme” – un épouvantail idéologique qu’il a inventé pour déformer et stigmatiser les véritables idées du marxisme et de Lénine défendues par Trotsky et l’Opposition de Gauche.

    La bureaucratie craignait que le programme de l’Opposition de Gauche pour la restauration de la démocratie ouvrière puisse trouver un écho auprès d’une nouvelle couche de jeunes travailleurs et donner un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique, c’est ce qui a motivé la purge sanglante de Staline contre l’Opposition. Ses idées étaient ”une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles.” (Journal d’Exil, p66)

    Répondre à l’avance à l’idée erronée selon laquelle le conflit était en quelque sorte le résultat ”d’incompréhension” ou du refus de compromis, Trotsky a raconté comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur ”sympathisant”, probablement “envoyé subrepticement sentir mon pouls”, lui a demandé s’il ne pensait pas qu’il était possible d’aller vers une certaine réconciliation avec Staline. “Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.” (Journal d’Exil, p39)

    Trotsky commença une lutte au sein du Parti communiste russe en 1923. Dans une série d’articles (publiés sous le titre de ”Cours Nouveau”), il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré avait conduit à la croissance naissante d’une bureaucratie dans le parti bolchevique et dans l’Etat. Trotsky a commencé à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du parti cristallisée sous Staline. Peu de temps avant sa mort en 1924, Lénine avait convenu avec Trotsky de constituer un bloc au sein du parti pour lutter contre la bureaucratie.

    Quand Trotsky et un groupe d’oppositionnels de gauche ont commencé leur lutte pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le bureau politique a été obligé de promettre le rétablissement de la liberté d’expression et la liberté de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont fait en sorte que cela reste lettre morte.

    Quatre ans plus tard – le 7 novembre 1927, le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre – Trotsky était contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis oppositionnels. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale Communiste étaient exclus du parti. Le lendemain, le camarade opposant et ami de Trotsky Adolph Joffe s’est suicidé pour protester contre l’action dictatoriale de la direction de Staline. Il fut l’un des premiers compagnons de Trotsky à être conduit à la mort ou à être directement assassiné par le régime de Staline qui, par la répression systématique et impitoyable de ses adversaires, a créé un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et sa propre bureaucratie par des méthodes totalitaires.

    En janvier 1928 Trotsky (qui avait déjà été deux fois exilé sous le régime tsariste) a été contraint à son dernier exil. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, au Kazakhstan, près de la frontière chinoise et, à partir de là, il a été expulsé en Turquie, où il a élu domicile sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara, près d’Istanbul.

    Afin de tenter de paralyser le travail littéraire et politique de Trotsky, Staline a frappé son petit ”appareil” constitué de cinq ou six proches collaborateurs : ”Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznanski en déportation. Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans ” secrétariat ” mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d’un nouvel ” appareil “. Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue !” (Journal d’Exil, p40) Tous ces révolutionnaires avaient joué un rôle important, en particulier en tant que membres du secrétariat militaire ou à bord du train blindé de Trotsky pendant la guerre civile russe.

    En exil : construire l’Opposition de gauche Internationale

    Mais si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète (connue sous différents noms : Tchéka, Guépéou, NKVD, MVD et KGB) à la planification de l’assassinat de Trotsky, pourquoi avait-il permis à son adversaire d’être tout simplement exilé en premier lieu?

    Dans une lettre ouverte au Politburo en janvier 1932, Trotsky avait publiquement averti que Staline préparait un attentat contre sa vie. “La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre”, écrit-il, ”a été posée il y a longtemps : en 1924-1925, lors d’une réunion, Staline en a pesé les avantages et les inconvénients. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération en sa défaveur était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes désintéressés qui pouvaient répondre par des actions contre-terroristes”. (Trotsky’s Writings, 1932, p19) Trotsky avait été informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un une ”troïka dirigeante” avec Staline pour ensuite entrer – temporairement – en opposition contre Staline.

    Trotsky poursuivit : ”Staline en est venu à la conclusion qu’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique avait été une erreur… contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir qui leur est propre, même sans appareil et sans ressources. La L’Internationale Communiste est une structure grandiose qui a été laissée comme une coquille vide, à la fois théoriquement et politiquement. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire du léninisme, est dorénavant indissolublement lié aux cadres internationaux de l’Opposition de Gauche. Aucune montagne de falsification ne peut changer cela. Les ouvrages de base de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Des cadres de l’opposition, qui ne sont pas encore très nombreux mais néanmoins indomptables, se trouvent dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que représentent l’incompatibilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de Gauche Internationale pour lui, pour sa fausse ”autorité”, pour sa toute-puissance bonapartiste.” (Trotsky’s Writings, 1932, P19-20)

    Dans les premiers temps de son exil turc, Trotsky écrivit sa monumentale Histoire de la Révolution russe et son autobiographie Ma Vie. Grâce à une abondante correspondance avec les opposants d’autres pays et en particulier à travers le Bulletin de l’Opposition (publié à partir de l’automne 1929), Trotsky a commencé à rassembler le noyau d’une Opposition internationale de bolcheviks authentiques. Mais la perspective de Trotsky selon laquelle Staline allait utiliser le GPU pour tenter de détruire tout ce travail a été rapidement été confirmée.

    Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, avait été arrêté et a disparu à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, celle qui lui avait fait découvrir les idées socialistes et le marxisme, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Sergei, un scientifique qui ne défendait aucune position politique, a été arrêté sur base d’une accusation montée de toutes pièces ”d’empoisonnement de travailleurs.” Plus tard, Trotsky a appris qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur maladive des idées ”dans la politique de répression de Staline, le mobile de vengeance personnelle a toujours été un facteur d’importance.” (Journal d’Exil, p66)

    Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer la maison de Trotsky et les groupes de l’Opposition de Gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui sont apparues dans les organisations de l’Opposition en Europe ou qui sont venues à Prinkipo visiter Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank de Lituanie, par exemple, a travaillé à Prinkipo pour un temps, mais s’est plus tard rallié au stalinisme. Il y avait aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui a également rallié les staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs incertain quant à savoir s’il s’agissait juste d’un renégat ou d’une taupe du GPU.

    Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme véritables collaborateurs? Lors d’un commentaire public concernant la trahison de Mill, Trotsky a souligné que ”L’Opposition de Gauche est placée devant des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire dans le passé n’a travaillé sous une telle persécution. Outre la répression de la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne recule devant rien (…) C’est bien sûr la section russe qui connait les temps les plus durs (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. C’est ce qui explique le fait que Mill ait pu pendant un certain temps pénétrer dans le secrétariat administratif de l’Opposition de Gauche. Il était nécessaire d’avoir une personne qui connaissait le russe et pouvait mener à bien des tâches de secrétariat. Mill avait à un moment donné été membre du parti officiel et, en ce sens, il pouvait revendiquer une certaine confiance.” (Writings, 1932, p237)

    Rétrospectivement, il était clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats allait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources de l’Opposition étaient extrêmement limitées, et Trotsky avait compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée de tous ceux qui offraient un soutien pouvait être contre-productif. Avec sa vision optimiste et positive du caractère humain, Trotsky était d’ailleurs opposé au fait de soumettre des individus à des recherches et des enquêtes sur leurs vies.

    Sedov assassiné à Paris

    Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin d’être disposées à accorder à Trotsky le droit démocratique d’asile. Finalement, en 1933, Trotsky a été admis en France. Cependant, l’aggravation de la tension politique, et en particulier la croissance de la droite nationaliste et fasciste, a bientôt conduit le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens avaient déjà refusé de lui accorder asile. Trotsky a vécu, comme il l’écrit, sur “une planète sans visa”. Expulsé en 1935, Trotsky a trouvé refuge pendant une courte période en Norvège, où il a écrit La Révolution trahie en 1936.

    Peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement norvégien pour empêché Trotsky de répondre et de réfuter les accusations ignobles lancées contre lui à partir de Moscou. Pour éviter cet emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un nouveau refuge, et il s’empressa d’accepter une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky a rappelé sa lettre ouverte au bureau politique du Parti Communiste russe dans laquelle il avait prédit l’arrivée d’une campagne mondiale de diffamation bureaucratique de Staline et de tentatives d’assassinats.

    La purge qui a eu lieu en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’oppositionnels de gauche. Pour chaque dirigeant apparu dans un simulacre de procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été emprisonnées en silence, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers dans l’Arctique, ou sommairement exécutées dans les caves de leur prison. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtées dans le cadre de ces purges et de cinq à six millions d’entre eux ont été pourrir, la plupart du temps jusqu’à la mort, dans les camps. Sans aucun doute, ce sont les partisans de l’Opposition de Gauche, les partisans des idées de Trotsky, qui ont supporté la plus lourde répression.

    Les purges menées en Russie étaient également directement liées à l’intervention contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution ayant éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire de la direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlé par Moscou, de l’appareil de conseillers militaires soviétiques et d’agents du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et en particulier aux trotskistes d’Espagne qui résistaient à ses politiques.

    Pendant ce temps, la police secrète de Staline a aussi intensifié son action destinée à détruire le centre de l’Opposition de Gauche Internationale basé à Paris sous la direction du fils de Trotsky, Léon Sedov.

    Sedov a été indispensable à Trotsky pour son travail de publiciste, dans la préparation et la distribution des Bulletins de l’Opposition et pour garder contacts avec les groupes d’oppositionnels à l’étranger. Mais Sedov avait également livré une contribution exceptionnelle et indépendante au travail de l’Opposition. Au début de l’année 1938, il est tombé malade, on suspectait une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, ”Etienne”, Sedov est entré en clinique – un hôpital qui par la suite s’est avéré être totalement infiltré par des émigrés russes ”blancs” (partisans de l’ancien régime tsariste) et des Russes ayant des penchants staliniens. Sedov a semblé se remettre de l’opération, mais est mort peu de temps après avec des symptômes extrêmement mystérieux. Un médecin a suggéré un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a laissé entendre que sa maladie avait en premier lieu été produite par un empoisonnement sophistiqué et pratiquement indétectable.

    Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils décédé : Léon Sedov – le fils – l’ami – le militant. Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour la défense des idées du marxisme authentique contre leur perversion stalinienne. Mais il a aussi donné quelques indications sur ce que cela signifiait personnellement. “II était une part, la part jeune de nous deux.”, écrivait Trotsky, parlant en son nom et pour Natalia : ”Pour cent raisons, nos pensées et nos sentiments allaient chaque jour vers lui, à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui demeurait en nous de jeune.”

    Par la suite il a été révélé que Léon Sedov avait été trahi par ”Etienne”, un agent du GPU beaucoup plus insidieux et impitoyable que les espions et les provocateurs précédents qui s’étaient infiltrés dans le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué comme étant Mark Zborowski, révélé dans les années ’50 comme une figure clé du réseau d’espionnage du GPU aux USA. Zborowski avait déjà un long fleuve de duplicité et de sang derrière lui. Zborowski a par la suite avoué qu’il avait surveillé Rudolf Klement, (le secrétaire de Trotsky assassiné à Paris en 1938), Erwin Wolf (un partisan de Trotsky assassiné en Espagne en juillet 1937) et Ignace Reiss (un agent de premier plan du GPU qui a tourné le dos à la machine de terreur stalinienne, a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale et a été assassiné en Suisse en septembre 1937).

    Zborowski a eu des contacts avec les agents des forces spéciales du GPU en Espagne qui étaient responsables de l’assassinat d’Erwin Wolf – et qui comprenaient dans leurs rangs l’infâme colonel Eitingon. C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait ensuite diriger les tentatives d’assassinat contre Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée au GPU et maitresse, Caridad Mercader, ainsi que son fils, Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky.

    L’assaut du 24 mai

    Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937. Le gouvernement du général Lazaro Cardenas a été le seul au monde à accorder asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. En contraste marqué avec la manière dont il avait été reçu ailleurs, Trotsky y a reçu un accueil officiel flamboyant et alla vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et partisan politique, le peintre mexicain Diego Rivera.

    L’arrivée de Trotsky a toutefois coïncidé avec un deuxième procès-spectacle de Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque. ”Nous avons écouté la radio”, raconte Natalia, ” ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons ressenti jaillir la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang, cela nous affluait de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège.” (Vie et mort de Léon Trotsky, p212). Encore une fois Trotsky a exposé les contradictions internes de ces procès et réfuté les prétendues ”preuves” contre lui et ses partisans dans une série d’articles.

    Une ”contre-procès” a par ailleurs été organisé, sous la présidence du philosophe libéral américain John Dewey. Cette commission a totalement exonéré Trotsky des accusations lancées contre lui. Trotsky a averti que le but de ces essais était de justifier une nouvelle vague de terreur – qui serait dirigée contre tous ceux qui ont représenté la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soient des opposants actifs, de potentiels rivaux bureaucratiques ou des complices devenus tout simplement embarrassants. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une condamnation qui resterait sans effet.

    A partir du moment de son arrivée, le Parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient loyalement la ligne de Moscou, a commencé à faire de l’agitation pour que des restrictions frappent Trotsky, pour l’empêcher de répondre aux accusations portées contre lui lors de ces procès-spectacles, et finalement pour provoquer son expulsion du pays. Les journaux et les revues du Parti communiste et de la fédération syndicale contrôlée par le parti Communiste (CTM) ont déversé un flot d’injures et d’accusations calomnieuses en déclarant que Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas en collaboration avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait la langue de ceux qui décident non par la voie de votes mais par celle des mitrailleuses.

    Au milieu de la nuit, le 24 mai 1940, une première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe d’hommes armés a pénétré dans la maison de Trotsky, a mitraillé les chambres et a tenté de détruire les archives de Trotsky en provoquant le maximum de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en se couchant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle. Par la suite, ils ont constaté que les assaillants avaient été enlevé Robert Sheldon Harte, l’un des secrétaires-gardes de Trotsky, qui avait apparemment été trompé par un membre du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a été retrouvé enterré dans une fosse.

    Toutes les preuves orientaient l’enquête vers les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne des semaines ayant précédé le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils préparaient une tentative de meurtre. La police mexicaine a très vite arrêté certains complices mineurs des bandits, et les preuves ont incriminé un des principaux membres du Parti communiste mexicain. L’enquête a conduit jusqu’à David Alfaro Siqueiros qui, comme Diego Rivera, était un peintre bien connu. Mais contrairement à Rivera, il était un membre éminent du Parti Communiste du Mexique. Siqueiros avait aussi été en Espagne et était suspecté d’entretenir des liens avec le GPU depuis longtemps. Malgré les tentatives scandaleuses qui ont essayé de dépeindre cette attauque comme étant l’oeuvre de Trotsky afin de discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a finalement arrêté les meneurs, y compris Siqueiros. Toutefois, en raison de pressions exercées par le Parti Communiste et la centrale syndicale CTM, ils ont été libérés en mars 1941 pour ”manque de pièces à conviction” !

    Siqueiros n’a pas nié son rôle dans cette agression. En fait, il s’en vantait ouvertement. Mais la direction du Parti communiste, clairement embarrassée non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle avait été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, rejetant la faute sur un gang ”d’éléments incontrôlables” et ”d’agents provocateurs”.

    La presse stalinienne a tantôt présenté Siqueiros comme un héros, tantôt comme un ”fou ou un demi-fou”, parfois même comme un agent à la solde de Trotsky! La presse stalinienne a même affirmé que Trotsky devait être expulsé suite à cet événement, car l’attaque n’était qu’un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’état mexicain.

    Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre dirigeant du Parti Communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon Témoignage, publiées par la maison d’édition du Parti Communiste mexicain en 1978, Valentin Campa, un vétéran du parti, a catégoriquement contredit les démentis officiels de la participation du parti et a révélé divers détails sur la préparation de cet attentat contre la vie de Trotsky.

    Campa raconte notamment comment, à l’automne 1938, il a, avec Raphael Carrillo (membre du comité central du PC), été convoqué par Herman Laborde (secrétaire général du parti) et a été informé d’une “affaire extrêmement confidentielle et délicate”. Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué de l’Internationale Communiste (en réalité, un représentant du GPU) qui l’avait informé de la ”décision d’éliminer Trotsky” et avait demandé leur coopération “pour mener à bien cette élimination”. Après une ”analyse vigoureuse”, cependant, Campa déclare avoir rejeté la proposition: “Nous avons conclu … que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs on nous l’avait dit assez souvent à travers le monde. Les conséquences de son élimination feraient beaucoup de tort au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à l’ensemble du mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur.” Mais Laborde et Campa ont été accusés ”d’opportunisme sectaire” pour leur opposition au projet et d’être ”mous concernant Trotsky”. Ils ont été chassés du parti.

    La campagne pour préparer le Parti Communiste mexicain à l’assassinat de Trotsky a été réalisée par le biais d’un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de Moscou : Siqueiros lui-même, qui avait joué un rôle actif en Espagne, était probablement un agent du GPU depuis 1928. Vittoria Codovila, un stalinien argentin qui avait opéré en Espagne sous la direction d’Eitingon, avait été probablement impliqué dans la torture et le meurtre du dirigeant du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) Andreas Nin. Pedro Checa, dirigeant du Parti communiste espagnol en exil au Mexique, avait reçu son pseudonyme de la police secrète soviétique, la Tchéka. Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, avait été actif dans les forces spéciales du GPU en Espagne sous le pseudonyme de “Général Carlos”. Le colonel Eitingon avait coordonné leurs efforts.

    Stalin pépare un nouvel essai

    Après l’échec de la tentative de Siqueiros, Campa écrit ”une autre alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky dans la soirée du 20 août 1940.”

    Trotsky se considérait en sursis. “Notre joyeux sentiment de salut”, écrivait Natalia, “a été freiné par la perspective d’une nouvelle attaque et de la nécessité de s’y préparer.” (Natalia, Father and son) Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement – tragiquement – aucun efforts n’a été fait pour enquêter de manière plus approfondie sur l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la famille avaient déjà eu sur ce personnage étrange.

    Trotsky s’est opposé à quelques-unes des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses secrétaire et gardes : contre le fait qu’un garde soit à ses côtés à tout moment, par exemple. “Il est impossible de consacrer sa vie uniquement à l’auto-défense”, a écrit Natalia, ”car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur”. Néanmoins, compte tenu de la nature vitale et indispensable du travail de Trotsky et de l’inévitabilité d’une attaque contre sa vie, il ne fait aucun doute qu’il y avait de graves lacunes dans sa sécurité et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre. Peu de temps avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait vu autoriser des ouvriers passer librement dans et hors de la cour. Trotsky s’est plaint de cette négligence et a ajouté – ironie du sort, ce n’était que quelques semaines avant la mort tragique de Harte – “vous pourriez être la première victime de votre propre négligence.”

    Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid de Siqueiros. Mais les préparatifs pour cet assassinat datait de plus longtemps. Grâce à Zborowski et à d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader a été introduit en France auprès de Sylvia Ageloff, une jeune trotskyste américaine qui est par la suite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent du GPU a réussi à séduire Sylvia Ageloff et à en faire la complice involontaire de son crime.

    Mercader avait une couverture élaborée, même si elle a suscité beaucoup de soupçons. Elle a malheureusement assez bien servi son but. Mercader avait rejoint le Parti communiste en Espagne, et était devenu militant actif dans la période de 1933 à 1936, quand le parti était déjà stalinisé. Probablement grâce à sa mère, Caridad Mercader, qui était un agent du GPU et était associée à Eitingon, Ramon Mercader est entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole – aidée par le sabotage stalinien de la révolution espagnole – Mercader s’est rendu à Moscou, où il a été préparée à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’a plus tard accompagnée au Mexique en janvier 1940 et s’est progressivement introduit dans les bonnes grâces de la famille de Trotsky.

    Après cela, Mornard/Mercader a organisé une rencontre avec Trotsky, sous prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit – que Trotsky considérait comme sans intérêt au point que cela en devenait gênant. La première réunion était en fait très clairement une ”répétition générale” pour l’assassinat qui devait suivre.

    Il s’est ensuite à nouveau rendu dans cette maison le 20 août. Malgré les réticences des gardes de Natalia et de Trotsky, Mornard/Mercader a de nouveau autorisé à voir Trotsky seul – “trois ou quatre minutes se sont écoulées”, rapporte Natalia. ”J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un cri perçant, horrible (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus étincelants sans lunettes et ses bras pendant à son côté. (…) Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal porté à l’arrière de la tête à l’aide d’un pic à glace dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’avait pas immédiatement été mortel.””Trotsky a crié très longuement, infiniment longuement,” comme l’a précisé Mercader lui-même et s’est courageusement jeté sur son assassin, ce qui a empêché d’autres coups de survenir.

    “Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave”, a dit Natalia. “Lev Davidovich écouta sans émotion, comme on le ferait d’un message classique de confort. Attirant l’attention sur son cœur, il dit: ”Je sens … ici … que c’est la fin … cette fois … ils ont réussi.” (Vie et mort de Léon Trotsky, P268) Trotsky a été transporté à l’hôpital, a été opéré et a survécu pendant plus d’une journée pour finalement mourir à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.

    Mercader semble avoir espéré disposer d’un traitement similaire à celui de Siqueiros et pouvoir bénéficier d’une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a effectivement faites. Cependant, même après que son identité ait été fermement établies avec ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné d’assassiner Trotsky. Le crime a été quasiment universellement attribué à Staline et au GPU, mais les staliniens ont nié toute responsabilité. Cependant, la mère de Mercader, qui s’était enfuie du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée ainsi que son fils. Mercader lui-même a été honoré lors de son retour à l’Est après sa libération. En dépit de son silence, toute une série de preuves sont arrivées, notamment à partir du témoignage d’espions russes traduits en justice aux Etats-Unis, de celui de certains des meilleurs agents du GPU qui ont fait défection vers les pays occidentaux ou encore hors des mémoires de dirigeants staliniens eux-mêmes. Mercader faisait clairement partie de la machine de terreur secrète de Staline.

    En fin de compte, Staline a réussi à tuer l’homme qui – aux côtés de Lénine – était sans aucun doute le plus grand dirigeant révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite: “Tout au long de sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’émancipation de l’humanité. Au cours des dernières années de sa vie, sa foi ne s’est pas affaiblie, au contraire, elle était devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité s’émancipera de toute oppression et triomphera des exploitations de toutes sortes.” (How it happened, novembre 1940)

    L’héritage de Trotsky

    De nombreuses tentatives ont été faites de présenter Trotsky comme un personnage tragique, comme si sa perspective d’une révolution socialiste dans les pays capitalistes développés et d’une révolution politique en Union soviétique était ”noble”, mais désespérément idéaliste. C’est le point de vue sous-entendus par Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie ”Trotsky, le prophète désarmé”, dans laquelle il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et ré-armer une nouvelle direction marxiste internationale avec la création de la Quatrième Internationale en 1938, rejetant le travail tenace et minutieux de Trotsky comme futile.

    Toute la vie de Trotsky et son œuvre après la révolution russe victorieuse a été indissolublement liée à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une première période de retraite, puis de défaites catastrophiques. Pour la simple raison que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, le reflux de la révolution l’a contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les sceptiques avaient abandonné les perspectives marxistes et fait la paix avec le stalinisme ou le capitalisme – ou les deux – Trotsky, et la petite poignée qui est restée attachée aux idées de l’Opposition de Gauche, ont lutté pour ré-armer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires pour l’avenir du mouvement de la classe ouvrière.

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