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[INTERVIEW] ITALIE : ''La crise systémique a fait exploser le paysage politique. Les travailleurs ont besoin d’un parti sérieux et combatif pour les aider à résister à l’austérité.''
Même si l’Italie est l’un des pays européens les plus touchés par la crise, les évènements qui s’y passent actuellement sont moins connus que ceux d’Espagne, du Portugal ou de Grèce, notamment à cause de l’absence de lutte de masse contre l’austérité brutale. Nous en avons discuté avec Giuliano Brunetti, membre de ControCorrente, le parti-frère du PSL en Italie. Dans cette interview, il nous parle de la situation de crise que subissent les travailleurs et leurs familles, du processus de décomposition/recomposition du paysage politique ainsi que des luttes récentes et en cours, en développement.
Interview réalisée par Stéphane Delcros
Socialisme.be : Que signifie l’austérité pour les Italiens ?
Giuliano : D’un point de vue général, la crise a fortement frappé en Italie. En 2012, le niveau de consommation est tombé à son niveau le plus bas depuis la deuxième guerre mondiale. La production industrielle a chuté et le nombre de travailleurs sans emplois a explosé. La situation est surtout difficile pour les pensionnés, les jeunes travailleurs du Sud, et spécialement les femmes.
Selon l’institut national des statistiques, 52% des pensionnés italiens reçoivent moins de 1.000€ par mois. Le nombre de travailleurs sans emplois s’élève officiellement à 2,9 millions, soit 11,1% ; chez les jeunes, le chiffre est de 36,5%. Mais il faut considérer que les gens qui travaillent ne serait-ce qu’une heure par semaine ne sont pas considéré comme sans emplois. Dans le Sud du pays, plus d’une femme sur deux est sans emploi.
C’est devenu incroyablement difficile de trouver un job pour un jeune ou un travailleur sans-emploi. Les petites entreprises familiales, qui représentent 90% des entreprises du pays, sont chaque jour en train de fermer par centaines, parfois par milliers, car la production fonctionne pour moins de la moitié de la capacité de production. Les travailleurs de l’usine de Fiat à Melfi (Turin), par exemple, travaillent deux jours par mois. Dans le secteur public, ce sont des dizaines de milliers d’emplois qui sont supprimés, et on attend une nouvelle suppression d’une centaine de milliers d’emplois, avec les 30 milliards d’euros d’économie budgétaires prévues dans le secteur des soins de santé.
Le gouvernement Monti, soutenu par toutes les fractions politiques principales de la classe capitaliste italienne, a assuré, en un an, l’introduction d’un nombre extraordinaire de réformes antisociales sur les pensions et les salaires. Le gouvernement a réussi le démantèlement de l’article 18 du statut des travailleurs. Cette article de la législation sociale sauvegardait les travailleurs des grosses entreprises contre les licenciements illégaux menés par les patrons. Mais aussi, et peut-être même pire, le gouvernement a réussi à faire passer une réforme constitutionnelle, qui est la traduction, dans la législation nationale, du Pacte budgétaire européen (le Traité d’austérité), avec la nécessité de réduire la dette publique italienne au niveau de 60%, ce qui veut concrètement dire qu’entre 40 et 45 milliards d’euros d’économies vont être mises sur la table chaque année d’ici à 2020 par la coalition gouvernementale qui va diriger le pays.
Ceci, bien sûr, si on ne prend pas en compte la possibilité d’une lutte généralisée qui développera inévitablement du moment que les conséquences de la crise deviendront de plus en plus visibles et que des couches de jeunes activistes et de travailleurs rentreront dans l’arène politique.
D’un point de vue social, du fait de l’échelle des attaques et de la crise, du fait de l’appauvrissement généralisé de la population italienne, l’Italie, avec la Grèce, l’Espagne et le Portugal, est l’un des pays européens les plus touchés, même si nous n’y avons pas encore vu le même type de réaction généralisée comme celles qui se sont développées dans les autres pays PIIGS.
Pourquoi justement, contrairement aux autres pays du Sud de l’Europe, n’y a-t-il pas encore eu de grand mouvement contre l’austérité en Italie ?
Il n’y a pas d’explication simple à cela, il faut prendre plusieurs éléments en compte. Tout d’abord, il faut se rendre compte que Berlusconi n’a pas été chassé du pouvoir sur base d’une fronde du peuple. Son gouvernement était une coalition entre des représentants du grand capital et du petit capital, avec la Ligue du Nord. Après les nombreux scandales et provocations dont il usait largement, il n’avait pas la force de résister à une mobilisation de masse contre l’austérité nécessaire pour les intérêts des capitalistes italiens.
Les classes dominantes italienne et européenne ont donc décidé à l’unanimité de trouver un outil plus respectable pour imposer l’austérité. Ils ont alors choisi un vieil homme poli et respectable, Monti, mais en dessous de l’image du bon grand-père se cachent les intérêts de la Troïka et des grandes banques et entreprises qu’il représente. Aujourd’hui, c’est donc seulement un gouvernement du grand capital. Les ministres sont presque tous des grands banquiers. Le ministre de la justice, par exemple, a un patrimoine de 7 milliards d’euros. Mais la bourgeoisie se rend compte qu’elle n’a pour le moment pas d’outil politique. L’euphorie après le départ de Berlusconi a en fait été très courte.
Le sentiment général qui existe aujourd’hui dans la société est la peur. Ceux qui ont le privilège d’avoir un emploi défendent leur salaire, qui est souvent un moyen de survie pour trois générations, et ils le défendent à tout prix, souvent en acceptant une réduction de la paye, ou une limitation de leurs droits si c’est la condition pour pouvoir ramener du pain à la maison.
L’entièreté du système politique est en décomposition. Tous les partis principaux, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, sont confrontés à des scandales de corruptions. Cette situation nous ramène au grand chamboulement politique d’il y a 20 ans, quand la classe dominante, la presse et le système judiciaire ont détruit le système politique qui avait géré l’Italie après 1945. Les partis politiques qui sont aujourd’hui en désintégration avaient alors été mis sur pieds.
L’Italie des Valeurs, un parti populiste et moraliste dirigé par le l’ancien magistrat Antonio Di Pietro, a beaucoup perdu. Son dirigeant fait face à à des accusations de vols ; il est notamment accusé d’avoir acheté une douzaine de propriétés avec l’argent du parti.
Le Peuple de la Liberté (PDL), le parti de Berlusconi, tout puissant il y a si peu, a perdu près de 70% de ses votes dans la récente élection régionale en Sicile. Le parti est sévèrement touché par une montagne sans précédent de scandales qui impliquent également les gouvernements régionaux du Latium (Rome) et de Lombardie (Milan) où les directions locales du PDL ont été forcées à démissionner après avoir admis le vol de millions d’euros des caisses régionales pour leur usage personnel. Berlusconi semble maintenant incapable de revitaliser son parti, qui est en désintégration visible et en proie à des luttes de factions.
Même la Ligue du Nord , le parti raciste d’Umberto Bossi, qui avait construit sa crédibilité politique ces deux dernières décennies en attaquant ‘les voleurs de Rome’, est devenue une organisation de voleurs, le type même d’organisation qu’il dénonçait. L’argent du parti a été investit dans l’achat de diamants en Angola, et le jeune fils idiot de Bossi, le chef du parti, a été promu conseiller régional de Lombardie alors qu’il n’avait que 21 ans et qu’il a raté trois fois ses examens finaux à l’école.
Dans cette situation complexe et rapidement mouvante, une partie de l’élite italienne qui a des doutes sur Bersani, le nouveau leader de la coalition de centre-gauche (PD), essaie désespérément de reconstituer son propre parti politique. Après les gros scandales de corruption des années ’90, la classe capitaliste n’a jamais réussi à avoir son propre outil politique pour remplacer la Démocratie Chrétienne, pour parler en son nom.
Montezemolo, précédent président de l’organisation des patrons, et propriétaire de Ferrari, a organisé la conférence de fondation de son nouveau mouvement appelé ‘Italia Futura’, en présence de 5.000 personnes, dont le secrétaire général pourri du syndicat CISL, qui a ouvertement lancé l’idée de la nécessité de reconstituer un gouvernement ‘technique’ sous la direction de Mario Monti lui-même.
Cette perspective, étant donné l’augmentation des soutien pour le Parti Démocrate, ne semble pas la plus probable au stade actuel, mais ne peut être complètement exclue. Monti lui-même a déclaré qu’il était prêt, si on lui demandait, à servir une nouvelle fois le pays après les élections générales du printemps prochain.
C’est la situation qui a mené à la spectaculaire percée du Mouvement Cinq Étoiles du comédien milliardaire et populiste Beppe Grillo qui est devenu le premier parti politique à Palerme dans le Sud profond et qui est crédité de 20% des votes dans les élections à venir. En fait, même le Mouvement Cinq Étoiles fait face à des complications internes, mais qui ne devraient pas affaiblir leur soutien électoral en ce moment.
Il y a un manque total de confiance dans toute forme de parti politique et d’institution, y compris dans les confédérations syndicales qui sont vues comme faisant partie de l’establishment. Il y a le sentiment que des grands changements sont en train de se faire et les travailleurs et les gens ordinaires ont peur de ces changements, qui signifient habituellement une chute dramatique des standards et conditions de vie.
Même le Parti Démocrate (PD), qui a vu son soutien dans la société augmenter autour des élections primaires, est vu avec scepticisme, et certainement sans enthousiasme. La popularité de Monti a brutalement chuté, même s’il reste le politicien le plus populaire. Les membres du Parti Démocrate ont choisi Bersani, un ancien communiste, pour mener le PD aux prochaines élections. Mais il ne faut avoir aucune illusion dans ce Bersani. Il a déjà plus d’une fois prouvé sa capacité à défendre sa classe, et ce n’est pas la nôtre. Ancien ministre du gouvernement Prodi, Bersani s’est rendu responsable du processus de privatisation, notamment des pharmacies et des taxis. Et lui et son parti, ensemble avec le parti de Berlusconi, ont soutenu toutes les mesures antisociales du gouvernement Monti.
Cette situation politique complexe et l’absence totale d’instrument politique pour les gens ordinaires est une des raisons qui explique l’absence relative de réponse des masses ou, pour être plus précis, la guerre de classe unilatérale que les banquiers et les patrons ont lancé contre les travailleurs et leurs familles.
Des luttes, plus locales et sectorielles, se sont tout de même développées récemment.
Oui, d’importantes batailles ont été menées dans le secteur industriel comme la lutte victorieuse des mineurs du Sulcis en Sardaigne qui ont occupé le puit, avec de la dynamite collé à leurs corps pour défendre le seul puit de charbon qu’il reste dans le pays. Ils ont gagné là un répit temporaire.
La bataille est encore en cours entre les travailleurs, les patrons, les institutions et le système judiciaire à l’Ilva à Tarente, une gigantesque usine de production d’acier en Europe, représentant 40% de la production sidérurgique d’Italie. On y a notamment vu des occupations des usines. C’est une expression de l’énorme colère qui vit parmi les travailleurs. Les juges ont ordonné la fermeture d’Ilva à Tarente à cause de problèmes environnementaux. L’usine est ultra-polluante, des centaines de travailleurs sont morts de cancer dans cette région. Mais fermer Ilva signifierait la décapitation complète de la production industrielle de l’Italie du Sud, la disparition de 20.000 emplois à Tarente et des licenciements sur les autres sites d’Ilva à Gênes et près de Turin.
Chez Fincantieri à Gênes, les travailleurs ont stoppé avec succès un plan de privatisation qui aurait signifié la fermeture du chantier naval de Sestri. Nos camarades ont été impliqués dans cette lutte majeure et ont joué un rôle-clé dans la défense de ces emplois.
Dans toutes ces luttes, la FIOM (syndicat des ouvriers du métal de la fédération syndicale CGIL) a joué un rôle important même si elle était assez isolée dans la société. La direction de la FIOM est confrontée à une contradiction majeure : d’un côté elle fait partie de la direction collective de la CGIL, qui tente de freiner les luttes, et de l’autre, elle doit répondre à l’avant-garde des travailleurs la plus combattive et la plus avancée. Cette contradiction va inévitablement devenir plus aiguë à un certain moment.
Le 14 novembre dernier, la grève générale européenne a été très bien suivie dans certains pays d’Europe du Sud. Comment était la mobilisation en Italie ?
Le 14 novembre, on a connu 4 heures de grève générale organisée par la Confédération générale italienne du travail (Confederazione Generale Italiana del Lavoro, CGIL), la principale confédération syndicale. C’était beaucoup trop peu au regard de l’ampleur de la politique d’austérité du gouvernement. La FIOM, le secteur public et les télécommunications, qui sont les secteurs les plus importants, ont eux étendu leur grève jusqu’à 8 heures de grève générale.
Les autres confédérations syndicales (CISL, UIL et UGL) n’ont pas pris part à la grève, pas plus que l’USB, un syndicat dont la base est plus radicale et qui attire quelques-uns des membres les plus militants de la CGIL et des jeunes travailleurs précaires.
La participation générale à la grève du 14 était assez faible, étant donné la faiblesse de la mobilisation qui était improvisée. Beaucoup de travailleurs se sont demandés quel était l’intérêt de prendre part à la grève de la CGIL, puisque ce même syndicat n’a rien fait lorsque le gouvernement Monti, soutenu pas le Parti Démocrate, a procédé à des attaques sur les pensions, les salaires et la législation sociale.
De ce que nous savons de sections importantes du syndicat qui n’ont pas pris part aux actions de grève, c’est que les travailleurs ont mis en question la raison même de la grève: ”pour quoi faisons-nous grève?” Et pour beaucoup: ”quel intérêt à faire grève aujourd’hui, alors que mon syndicat n’a même pas levé le petit doigt quand mon salaire a été attaqué?”
La jeunesse a-t-elle pris part à cette grève ?
Même si le mouvement étudiant n’est pas directement concerné, durant la semaine passée, on a vu une vague d’occupations d’écoles et d’instituts par des étudiants en colère. L’État italien dépense 1,2% du PIB pour l’éducation, ce qui a pour conséquences une situation où l’école tombe littéralement sur la tête des étudiants, où le papier toilette et le savon manquent et où on impose aux étudiants de contribuer ‘volontairement’ à certaines dépenses. Le mouvement étudiant est une expression claire de la colère qui se développe parmi les jeunes, mais il n’est pas encore certain que ce mouvement se généralise pour le moment.
Les dernières initiatives prises à gauche vont-elles dans la voie de la formation d’un nouveau parti des travailleurs ?
La question d’un nouveau parti politique est un aspect important de la stratégie de la classe capitaliste dominante. Mais c’est une question réellement vitale pour le mouvement ouvrier et les secteurs progressistes de la société dans la période turbulente dans laquelle nous entrons.
Les différentes tentatives qui ont été lancées ces derniers mois pour construire une nouvelle arme pour coordonner et organiser la résistance dans la société ont malheureusement toutes résulté en confusion et alliances politiques contre-nature. Le Comitato No Debito (Comité contre le payement de la dette) dans lequel nous intervenons et dans lequel nous jouons un rôlé-clé, surtout à Bologne et à Gênes, aurait pu être un bon outil. Malheureusement, le sectarisme de certains de ses membres fondateurs (Sinistra Critica et FalceMartello, sections italiennes respectivement du Sécretariat Unifié de la Quatrième Internationale et de la Tendance Marxiste Internationale) et l’incapacité de traduire le refus du payement de la dette aux banquiers en revendications politiques concrètes ont conduit à une situation de faiblesse. Le comité a organisé une manifestation nationale contre le gouvernement en octobre, qui s’est révélée être un certain succès politique. Mais il est peu probable que ce comité puisse émerger comme une force motrice pour la formation d’un nouveau parti des travailleurs dans la période à venir.
Une autre tentative de créer une formation de gauche a été initiée par un groupe d’intellectuels de gauche regroupés autour du journal national Il Manifesto. L’initiative a organisé une conférence de fondation de l’ALBA (Alliance, Travail, Biens Communs, Environment) qui tente de remplir le vide politique à gauche.
Le parti de la Refondation Communiste (RC) a essayé de construire son propre outil politique pour revenir au Parlement. Ils ont lancé la Fédération de la Gauche, une alliance électorale avec un autre parti communiste et deux forces plus modestes. Mais cette alliance était mort-née, et la RC essaie maintenant de construire une autre alliance politique sous le nom de ‘Le changement, c’est possible’, autour de Luigi De Magistris, ancien député européen et actuel maire de Naples. Malheureusement pour la RC, un tel développement va probablement pousser leur crédibilité un peu plus vers le bas. Ils avaient déjà perdu énormément lors de leur engagement dans les gouvernements néolibéraux sous la direction de Romano Prodi.
Toutes ces tentatives ratées de lancer une nouvelle formation politique de gauche ont résulté en faillites complètes. Cela va peut-être ralentir le processus de construction d’un outil politique pour les travailleurs combatifs dans la prochaine période, mais cette question reste ouverte dans la société et ne peut pas être évitée. Les luttes industrielles et sociales seront la clé dans le développement d’une telle force.
La crise systémique du capitalisme a fait exploser le paysage politique. Toutes les formations politiques majeures paient en fait le prix de leur participation à la défense des intérêts capitalistes ces vingt dernières années. Ces chamboulements politiques et l’austérité paralysent temporairement la majorité des travailleurs. Mais nul doute que notre classe se mettra en mouvement dans la prochaine période. Les travailleurs auront alors plus que jamais besoin d’un parti sérieux et combatif pour les aider à résister à l’austérité. Et nous serons présents, avec ControCorrente, pour stimuler la mise sur pied d’un tel outil, tout en avançant la nécessité de balayer ce système pour une société qui défende les intérêts de tous.
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La journée du 14 novembre en Italie : La Cgil a à peine mobilisé, mais les travailleurs et les jeunes ont rempli les places
Le 14 novembre, dans une trentaine de villes italiennes, des centaines de milliers de travailleurs et d’étudiants ont manifesté contre le gouvernement, contre les politiques d’austérité et de coupes budgétaires, en réponse à l’appel de la Confédération européenne des syndicats (CES).
Giuliano Brunetti, ControCorrente (CIO-Italie)
Ici, en Italie, la principale confédération syndicale du pays, la Confédération générale italienne du travail (Confederazione Generale Italiana del Lavoro, CGIL), a pris part à la journée d’action en appelant à une ”grève générale 4 heures”. Cette décision de prendre part aux mobilisations européennes du 14 novembre est positive, mais elle n’efface en rien la forte responsabilité de la CGIL et de ses instances dirigeantes à cette étape particulière de la crise. En effet, quatre heures, c’est très peu étant donné l’ampleur de la crise et des attaques antisociales. Il est toutefois à mentionner que certains secteurs, comme le commerce, les télécommunications, les écoles et la fonction publique, ont étendu la grève à 8 heures.
La faible adhérence à la grève est liée à plusieurs facteurs, et tout d’abord à la faiblesse de la mobilisation. En réponse à l’appel de la Confédération Européenne des Syndicats, la CGIL a décidé un peu plus de 10 jours à l’avance de lancer un mot d’ordre de grève symbolique, en laissant peu de temps à ses délégués syndicaux pour expliquer aux travailleurs les raisons de cette protestation spécifique. Ils n’ont pas d’organisé de réunions sur les lieux de travail pour expliquer la plate-forme de revendications et sérieusement préparer la mobilisation des travailleurs. De plus, les termes utilisés pour préparer cette journée du 14 novembre étaient vagues et très généraux.
Dans la plate-forme de la grève, la CGIL a déclaré: ”La CGIL est contre le démantèlement de l’État providence, contre la privatisation des services publics et contre l’attaque contre les négociations collectives. Elle se prononce en faveur d’une gouvernance économique favorable à la croissance, pour une politique de redistribution des richesses par l’impôt, pour une politique industrielle ambitieuse, le partage de la dette par le biais des euro-obligations et pour le respect des négociations collectives."
Les travailleurs de la Cgil n’ont pas manifesté pour exiger des euro-obligations, mais pour affirmer leur volonté de défendre les retraites, les salaires, l’enseignement, les soins de santé et les transports publics !
La timidité de la Cgil dans l’organisation des manifestations, des grèves et des protestations contre un gouvernement qui – du point de vue des attaques contre les conditions de vie et les droits des travailleurs est allé beaucoup plus loin que le précédent gouvernement Berlusconi – n’a pas été oubliée. Beaucoup de travailleurs n’ont pas oublié l’absence criminelle de présence de la part de la direction de la CGIL en cette année de boucherie sociale sous la direction du gouvernement Monti. Ils se demandent à juste titre où était la Cgil lorsque le gouvernement a attaqué les pensions, lorsque le gouvernement a démantelé le statut des travailleurs ou a laissé désespéré des dizaines de milliers de ”esodati”, ces travailleurs qui ont été laissés sans salaire ni pension.
La présence de la FIOM, la section très militante des métallos de la CGIL, est à souligner. Elle a activement participé aux grèves et aux manifestations dans près d’une centaine de villes. À Pomigliano (Naples), là où se trouvent les plus importantes usines de Fiat et où les membres de la FIOM ont souffert de graves discriminations et de violations de leurs droits en raison de leur appartenance syndicale, la Fiom a organisé une grande manifestation à laquelle ont participé le Secrétaire général de l’organisation, Maurizio Landini. C’est qu’au-delà de l’attaque généralisée contre les conditions de vie et de travail des travailleurs, la FIOM s’oppose également fortement au contrat national que la Federmeccanica (l’organisation patronale de la métallurgie) est sur le point de signer avec confédérations syndicales Cisl et Uil.
En ce qui concerne les divers «syndicats de la base», l’absence totale de l’USB (Unione Sindicale di Base) est à noter. Cette dernière a choisi de boycotter la journée d’action afin de ”ne pas collaborer avec les syndicats jaunes.” Cette décision n’a pas été de nature à aider au développement d’un mouvement radical de la classe ouvrière en Italie. La COBAS (Confédération des comités de base), pour sa part, a par contre pris une part active à la lutte en amenant la majorité de ses membres dans les rues, en particulier dans le secteur de l’éducation.
La participation aux manifestations a été particulièrement forte dans l’enseignement, notamment en raison des importantes réductions budgétaires en cours dans le secteur, et qui ont déjà été à la base des manifestations étudiantes massives au début du mois d’octobre et de la grande manifestation qui a déferlé dans les rues de Rome le samedi 10 novembre. A Rome, ce 14 novembre, environ 50.000 personnes, principalement des étudiants aux côtés de nombreux travailleurs du secteur public, ont bloqué toute la ville et ont essayé d’atteindre le bâtiment du parlement.
Une répression policière brutale
Malgré le caractère relativement pacifique de la manifestation, la police a reçu l’ordre de charger et de disperser les manifestants. De grandes quantités de gaz lacrymogènes ont été envoyées à hauteur des yeux de manifestants non-violents et désarmés. Les charges de la police ont laissé des dizaines de personnes à terre, les manifestants ont été encerclés par des agents de police et des lâchement frappés au visage avant d’être emmenés pour identification. Beaucoup de jeunes manifestants ont signalé des blessures multiples, des visages gonflés, des dents cassées et des fractures.
La violence policière n’est pas le fait de quelques fanatiques isolés, la police a obéi à des ordres spécifiques, le gaz lacrymogène qui a été tiré dans la foule en fuite a même été tiré du siège du ministère de la Justice. Cette violence, visible sur des centaines de vidéos, est non seulement injustifiée, mais également une confirmation de la volonté politique d’effrayer les jeunes manifestants à leurs premières manifestations. ControCorrente, la section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Italie, exprime son entière solidarité avec les manifestants violentés par la police. Parmi les blessés se trouvent de nombreux étudiants du secondaire.
A Milan, la grève a créé de graves perturbations de la circulation, l’événement a réuni des travailleurs de la CGIL, des étudiants, les travailleurs de l’hôpital San Raffaele ainsi que les travailleurs des transports, y compris les cheminots.
La participation aux manifestations des autres villes fut remarquable. A Turin, une manifestation de 20.000 personnes a défilé à travers la ville. A Naples, une grande manifestation a traversé la vieille ville, avant d’occuper la gare centrale de Piazza Garibaldi. De grandes manifestations ont aussi été organisées à Bologne, Gênes, Cagliari, Florence, Bari et Catane.
Les étudiants, principalement du secondaire, avec leurs enseignants, ont exprimé leur volonté de défendre l’enseignement public contre la politique du gouvernement (augmenter des heures de travail, démantèlement des contrats de travail, etc.)
Malgré la timidité des bureaucraties syndicales, le 14 novembre a été un succès politique relatif en Italie, il a montré au grand jour la volonté de lutter et de résister qui se répand à la base de la société, à Alcoa, à Sulcis, chez Ikea, chez Coop, parmi les métallos, les enseignants , les travailleurs précaires et temporaires, ainsi que chez les jeunes et les étudiants.
Maintenant, il est important de resserrer les rangs et d’immédiatement préparer une stratégie de mobilisation pour une prochaine journée de lutte. Nous devons nous préparer pour une grève générale de masse de 24 heures afin de commencer à inverser le rapport de force dans la société et de clairement mettre en avant la seule force capable de stopper les attaques contre nos droits, le démantèlement de l’éducation publique, la santé et le transport, etc. Seule une mobilisation totale et bien préparée de la classe ouvrière est capable de renverser les politiques actuelles d’austérité, qui continueront à être appliquées par le nouveau gouvernement – qu’il soit technique ou politique – qui sortira des urnes le printemps prochain.
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[DOSSIER] Italie, 1920 : Quand les travailleurs occupaient les usines
En 1920, un mouvement d’occupations d’usines historique a pris place en Italie, allant jusqu’à susciter une profonde remise en question du capitalisme. Ce mouvement de masse a pourtant échoué à renverser l’autorité du capitalisme et sa disparition a malheureusement présidé à l’avènement du fascisme. Dans ce dossier, notre camarade Christine Thomas, de la section italienne du CIO (Contro Corrente) revient sur ces évènements et les leçons à en tirer.
‘‘En 1920, la classe ouvrière italienne avait, en effet, pris le contrôle de l’Etat, de la société, des usines et des entreprises. En fait, la classe ouvrière avait déjà gagné ou virtuellement gagné.’’ (Léon Trotsky, au quatrième Congrès de l’Internationale Communiste, novembre 1922 ). De fait, des travailleurs armés occupaient alors les usines, et des paysans s’étaient également emparés des terres. Le parti socialiste italien (PSI) était fort de quelque 200.000 membres à ce moment.
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De l’occupation de places à l’occupation d’entreprises !
Le thème de l’occupation est revenu sur le devant de la scène lors des luttes qui ont pris place au cours de l’année 2011. Nous avons déjà commenté sur notre site, dans notre journal et dans nos tracts cette méthode admirable issues des plus belles traditions du mouvement ouvrier et qui pose la question du contrôle de la société. Vers le mouvement des Indignés ou Occupy, nous défendons de déplacer les occupations de places symboliques vers les lieux de travail. Les pas qui ont été posés en cette direction aux Etats-Unis avec le blocage des ports, notamment celui d’Oakland, sont d’une très grande importance. En Belgique, dans le cadre de la lutte pour la sauvegarde de l’emploi dans la sidérurgie liégeoise, nous défendons l’occupation des sites d’ArcelorMittal en tant que première étape vers la nationalisation de la sidérurgie sous le contrôle des travailleurs. Les liens ci-dessous développent ces questions.
- De l’occupation de places à l’occupation d’entreprises !
- Du métal, pas de Mittal ! Nationalisation de la sidérurgie sous le contrôle des travailleurs, sans rachat, ni indemnité!
- Occupy Oakland : De l’occupation à la grève
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Selon les mots de Lénine, le PSI incarnait – de par son opposition à la première guerre mondiale – ‘‘l’heureuse exception’’ des partis affiliés à la Seconde Internationale. En mars 1919, ce même parti avait rejoint l’Internationale Communiste afin d’apporter son soutien à la ‘‘dictature du prolétariat’’. Et pourtant, le mouvement de septembre qui marquait l’étape finale de deux années rouges consécutives (biennio rosso) a échoué à renverser l’instance capitaliste, et sa défaite inaugura la montée du fascisme.
Aujourd’hui, ce mouvement historique est en voie de devenir la ‘‘révolution oubliée’’, y compris par l’Italie elle-même. Beaucoup d’organisations politiques de masse n’existent plus et les marxistes doivent faire face à la tâche difficile de construire des partis neufs sur base des vieux fondements idéologiques de la classe des travailleurs. Mais la crise prolongée du capitalisme en cours – et les luttes qui en découlent – produiront inévitablement de nouvelles forces politiques avec, une fois de plus, l’hypothèse d’un réformisme et d’un centrisme massifs. C’est pour cette raison que, plus de 90 ans après, la révolution italienne mérite la même attention que d’autres révolutions ‘‘manquées’’ plus familières aux militants de gauche.
Le mouvement de septembre commença en fait comme une ‘‘simple’’ lutte économique visant à protéger les salaires dans le secteur de l’ingénierie et de la métallurgie. Le coût de la vie connaissait une progression affolante – en juin 1920, les prix dépassaient de 20 % ceux qui étaient en cours trois mois plus tôt à peine. Les patrons avaient accumulé d’énormes profits pendant la guerre mais, selon une logique qui touchera une corde sensible chez tous les travailleurs d’aujourd’hui, ils s’employaient à rejeter la crise économique d’après-guerre sur la classe ouvrière.
Non seulement ces patrons refusaient d’accorder les 40 % d’augmentation de salaire réclamés par l’union des ouvriers métallurgistes de la FIOM (une section autonome de la principale fédération syndicale (CGL)) mais, quand les négociations furent rompues et que les travailleurs mirent en place un ‘‘va mollo’’ au cœur de leur cadence de travail, les employeurs de l’usine Roméo de Milan décidèrent de fermer l’entreprise et 2000 ouvriers se retrouvèrent à la porte d’un seul coup.
La FIOM riposta en lançant un appel immédiat à l’occupation de 300 usines milanaises. Cette riposte fut perçue par les dirigeants syndicaux comme une manifestation purement défensive qui, au final, coûterait moins cher que l’organisation d’une grève. Ils furent toutefois totalement dépassés par l’ampleur de la lutte qui s’ensuivit.
De nombreuses angoisses qui s’étaient accumulées explosèrent alors. Des usines furent saisies dans les bastions industriels de Turin et de Gênes et au-delà de Florence, à Rome, Naples et Palerme. Le raz-de-marée d’occupations engloutit d’innombrables secteurs industriels dont ceux des produits chimiques, du caoutchouc, des chaussures ou encore du textile, pour ne citer qu’eux.
Finalement, un demi-million de travailleurs tant syndiqués qu’inorganisés, furent impliqués dans cette belle aventure.
Des drapeaux rouges (socialistes) et noirs (anarchistes) se déployèrent au-dessus des usines occupées. Sur le même temps, des ‘‘Gardes Rouges’’ armés contrôlaient les allées et venues aux abords de l’usine, décidant de qui pouvait entrer et sortir. Les travailleurs eux-mêmes maintenaient l’ordre, interdisant l’alcool et punissant ceux qui transgressaient les codes de discipline qu’ils s’étaient fixés ensemble.
Le mouvement est allé plus loin à Turin – surnommée la ‘‘Petrograd’’ italienne en référence à la Révolution russe de 1917 – jusqu’à devenir un véritable mouvement de masse populaire qui impliqua pas moins de 150.000 travailleurs.
Au centre Fiat (à l’époque rebaptisé ‘‘Fiat Soviet’’) les ‘‘commissaires’’ d’atelier organisaient la défense du site ainsi que le transport et le contrôle des matières premières. Les travailleurs de Turin s’organisèrent en conseils d’usine (coordonnés par le ‘‘lavoro di camere’’, une sorte de ‘‘conseil de métiers’’) et des comités de travailleurs prirent la responsabilité de la production, du crédit ainsi que de l’achat et de la vente des marchandises et des matières premières.
Formellement, les capitalistes et leurs représentants politiques au gouvernement étaient aux commandes mais, en réalité, ils ne contrôlaient plus rien. Ils étaient en quelque sorte « paralysés ». Comme le journal national – ‘‘Corriere della Siera’’ – l’a exprimé sans fioriture : le contrôle complet des usines était aux mains des travailleurs.
On tenait là un exemple clair de ce qui constitue une étape cruciale à l’intérieur du processus révolutionnaire, à savoir l’étape du ‘‘double pouvoir’’, où celui qui contrôle la société ressent la nature vacillante de son statut et où le destin s’écrit, soit par les forces révolutionnaires potentielles – qui achèvent la révolution via le renversement de l’ancien régime – soit par la vieille classe dominante qui neutralise les forces qui voulaient l’abattre et se réapproprie le contrôle.
Le mouvement des conseils de l’usine de Turin
Ce qui advint par la suite ne peut être compris que dans un contexte conjoncturel antérieur, et plus particulièrement dans la période de l’immédiat après-guerre. Les patrons avaient délibérément provoqué le mouvement de Septembre en ‘‘enfermant dehors’’ les ouvriers affectés aux centres d’ingénierie. Cette manœuvre patronale avait évidemment pour but de porter un coup décisif à la classe ouvrière.
‘‘Il n’y aura pas de concessions’’, avait déclaré le représentant des patrons à Bruno Buozzi, chef de la FIOM. ‘‘Depuis la fin de la guerre, nous n’avons rien fait d’autre que de baisser nos pantalons. Maintenant c’est votre tour.’’
Comme cela avait été le cas dans de nombreux pays européens, la guerre, mais aussi la victoire remportée par les travailleurs et les paysans contre le capitalisme et le féodalisme en Russie, avaient donné lieu à une situation explosive en Italie. En 1917, des mouvements semi-insurrectionnels avaient secoué le nord du pays tandis que des paysans et des ouvriers se rebellaient au sud. Il a toutefois fallu attendre 1919 pour que le mouvement s’intensifie et se généralise davantage.
La première grande bataille des deux ‘‘années rouges’’ fut remportée par les métallurgistes qui, au printemps de 1919, menèrent des actions de grève et obtinrent la journée des huit heures.
En juin et juillet de la même année, la flambée des prix provoqua un autre mouvement insurrectionnel au nord. Dans de nombreuses régions, des comités de citoyens (sortes de Soviets ‘‘embryonnaires’’) s’emparèrent du contrôle complet des prix.
Au printemps 1920, le climat insurrectionnel gagna encore en intensité, d’où la hausse du nombre de grèves spontanées générées par l’extrême pénibilité des conditions économiques et sociales. La ‘‘courbe des températures’’ en milieu gréviste devait toutefois poursuivre sa montée inexorable : en 1918 on comptabilisait 600.000 grèves, en 1919 on en comptait 14.000.000 et en 1920 on atteignait le chiffre de 16.000.000 !
Sur le plan industriel, Turin était la ville la plus importante d’Italie et, du point de vue des capitalistes, elle fut le lieu originel d’émergence puis de développement du mouvement le plus dangereux.
Dans les usines, les travailleurs s’organisèrent en commissions internes. Il s’agissait d’instances contradictoires dont l’existence débuta en 1906 en tant que comités de revendication affectés aux questions de discipline et d’arbitrage. Ceux-ci étaient dominés par les représentants du syndicat et considérés par la caste capitaliste comme des organes de collaboration de classe, ou encore comme un moyen d’amener les travailleurs à participer aux décisions concernant leur propre exploitation sur les lieux de travail.
Mais pendant la guerre, ces commissions explosèrent et devinrent l’objet d’une véritable bataille qui opposa les ouvriers de terrain aux patrons sur la question de savoir qui exerçait le contrôle dans les usines. Un rôle crucial dans ce mouvement a été joué par l’Ordine Nuovo (l’Ordre Nouveau), un journal fondé à Turin en mai 1919 par Antonio Gramsci et trois autres socialistes. Inspiré par la révolution russe, l’Ordre Nouveau appelait à la démocratisation des commissions internes et à l’établissement de conseils ouvriers élus par l’ensemble des travailleurs, sans pour autant exclure ceux qui n’étaient pas syndiqués.
Les conseils ouvriers ne se bornaient pas à exercer un contrôle sur les lieux de travail, mais devenaient d’authentiques organes de pouvoir au service des travailleurs dans la société toute entière.
L’idée de ces conseils ouvriers se répandit à travers la ville telle une traînée de poudre. Partout dans Turin, dans chaque industrie importante, des élections désignèrent des commissaires d’atelier : il est à noter qu’à son apogée, le mouvement des conseils impliqua pas moins de 150.000 travailleurs dans cette ville… Les capitalistes n’allaient évidemment pas rester bras croisés et accepter indéfiniment l’imposition d’un double pouvoir effectif et permanent à l’intérieur des usines. ‘‘Il ne peut y avoir qu’une seule autorité dans l’usine’’ déclarait le manifeste de la Ligue Industrielle de Turin. ‘‘Les conseils d’ouvriers de Turin doivent être implacablement écrasés’’ clamait de son côté le leader industriel Gino Olivetti.
En mars 1920, alors que les élections se déroulaient sur chaque lieu de travail pour renouveler les commissions internes, les patrons sont montés à l’assaut en annonçant un verrouillage des centres d’ingénierie à travers toute la ville. Un conflit s’ensuivit, non pas centré sur des griefs économiques, mais bien sur des domaines touchant à la fois au contrôle ouvrier et à la reconnaissance des conseils d’usine. En avril, la grève des métallurgistes s’étendit à l’industrie chimique, à l’imprimerie, au bâtiment ainsi qu’à d’autres secteurs, impliquant un demi-million de travailleurs, soit la quasi-totalité de la classe ouvrière de Turin !
Quatre jours plus tard, le mouvement s’étendit au-delà des confins de la ville, atteignant la région du Piémont. Une solidarité spontanée s’organisa à Livourne, Florence, Gênes et Bologne, mais les directions syndicales refusèrent de prolonger la grève et – comme au temps de la Commune de Paris en 1871 – le mouvement des conseils d’usine de Turin resta isolé, coupé du reste du pays. A la différence de la Commune de Paris toutefois, dont l’Histoire nous a appris l’issue fatale (les estimations parlent d’au minimum 20.000 morts et 20.000 déportés après la ‘‘semaine sanglante’’ d’avril 1871, NDLR), les milliers de travailleurs ne perdirent pas la vie, mais l’accord qui mis fin à la grève fut vécu comme une amère défaite.
En dépit d’une reconnaissance formelle des conseils d’usine, cet accord privait les ouvriers de l’exercice d’un contrôle réel sur leur lieu de travail. De plus, après ces journées d’avril, les patrons furent encouragés à aller plus loin dans l’offensive et à reprendre les travailleurs en main. 11.000 industriels appartenant à 72 associations s’organisèrent en une instance centralisée – la Confindustria, qui existe toujours aujourd’hui – qui tint sa première conférence nationale cette année-là. Ces patrons se retrouvaient ainsi unis en une même opposition face aux revendications des travailleurs. Mais la portée des occupations – ainsi que le potentiel révolutionnaire de celles-ci – restaient incontestables et des fissures profondes lézardèrent bientôt la façade du front uni des capitalistes.
Les ‘‘faucons’’, qui comptaient parmi eux Agnelli, le propriétaire de Fiat, poussèrent le gouvernement à adopter une ligne dure et à briser les occupations par la force. Une autre aile redoutait toutefois une intervention de l’armée – et des forces de l’Etat – à l’encontre des travailleurs. Cette aile craignait le risque de voir la situation s’embraser davantage et entraîner dans la débâcle le système capitaliste dans sont entièreté.
Le premier ministre Giolitti, élu trois mois auparavant, adopta plutôt la ‘‘logique de la colombe’’ et choisit de demeurer dans sa maison de vacances, d’attendre et de laisser faire le temps dans l’espoir évident que l’usure gagne la classe ouvrière et que cette dernière se retrouve à devoir se prosterner à ses genoux.
Lorsque Agnelli sollicita l’intervention du gouvernement, Giolitti proposa cependant de bombarder l’usine Fiat afin de la ‘‘libérer de l’occupant’’… ‘‘Non, non’’, s’écria Agnelli. Et Giolitti de résumer lui-même en des termes sans équivoque le fameux dilemme de la classe dirigeante : ‘‘Comment pourrais-je mettre fin à l’occupation ? Il est question de 600 usines dans l’industrie métallurgique. (…) J’aurais dû placer une garnison dans chacune d’elles. (…) Pour occuper les usines, j’aurais dû utiliser toutes les forces à ma disposition ! Et qui aurait assuré la surveillance des 500.000 travailleurs en dehors des usines ? C’aurait été la guerre civile’’. (3) La classe dirigeante était impuissante. La balle était désormais dans le camp des travailleurs…
Se battre avec des mots
L’effet de la radicalisation d’après-guerre sur les organisations ouvrières avait été explosif. A la fin de la guerre, la CGL (le syndicat lié au PSI) comptait environ 250.000 membres. Deux ans plus tard, deux millions de travailleurs étaient enrôlés dans ses rangs ! Au cours de l’été 1920, l’union-anarcho-syndicaliste (USI) – qui rejetait la ‘‘politique’’ – pouvait réclamer 800.000 membres et le syndicat catholique du commerce (CIL) était, quant à lui, passé de 162.000 membres en 1918 à un million en 1920. La croissance du PSI ne fut pas moins spectaculaire : 24.000 membres en 1918, 87.000 en 1919 et 200.000 en 1920. En novembre 1919, le parti remporta une stupéfiante victoire électorale, raflant plus de 1,8 millions de voix et devenant, avec 156 députés, la force parlementaire la plus puissante. Il s’assurait aussi le contrôle de 2000 conseils locaux (soit près d’un quart du total).
Giolitti tablait sur les dirigeants syndicaux, estimant qu’ils seraient capables de retenir la vague d’occupations et de prévenir une insurrection révolutionnaire. En avril, la direction nationale de la CGL, ainsi que celle de la FIOM, s’était montrée hostile au mouvement des ‘‘conseils d’usine’’ qui représentait une menace au niveau de leur contrôle sur la classe ouvrière. Elle avait résisté à toute tentative d’étendre la lutte au-delà de Turin. En septembre, leur principale préoccupation était de maintenir leur contrôle sur le mouvement, de limiter les revendications des occupations aux thèmes économiques (salaires,…), et de prévenir toute volonté de ceux qui désormais exerçaient le contrôle de la société de défier clairement le système capitaliste.
Et le PSI dans tout ça ? Le parti se prononça en faveur de la révolution et caractérisa, très justement, cette période de ‘‘révolutionnaire’’. Les travailleurs contrôlaient les usines, pas les capitalistes ; la classe dominante était déchirée en raison de ses divisions et l’Etat était paralysé. C’était l’heure de la lutte pour le pouvoir.
Mais alors que les mouvements révolutionnaires commencent souvent spontanément, sans aucun véritable ‘‘modus vivendi’’, mener une révolution vers sa conclusion – ce qui pour la classe ouvrière et paysanne revient à prendre le pouvoir des mains de la classe dirigeante capitaliste et à construire un Etat ouvrier démocratique – exige un mouvement conscient guidé par un parti révolutionnaire porté par un programme, une stratégie et une tactique claires. Les bolchéviks en avaient fait la démonstration limpide et éclatante trois ans auparavant en Russie.
Des centaines d’usines furent occupées. Les travailleurs, spécialement à Turin, appelaient ces conseils d’usine à s’étendre davantage. Des initiatives furent développées par la base mais, dans de nombreux domaines, ces occupations d’usine se vivaient séparément les unes des autres et les travailleurs se concentraient exclusivement sur leurs propres questions locales.
Pendant ce temps là, les ouvriers ruraux et les paysans étaient aussi en effervescence, montant au créneau, se battant, manifestant et s’emparant des terres et autres biens fonciers appartenant aux propriétaires terriens. En 1920, 900.000 ouvriers agricoles rejoignirent la CGL. Cependant, ces soulèvements furent pour la plupart vécus en retrait du monde des ouvriers d’usine.
Il existait pourtant un besoin impérieux de voir les occupations gagner tous les secteurs de la société et les conseils des travailleurs s’étendre au-delà des lieux de travail et se coordonner au niveau local, régional et national. La formation de comités de paysans et de travailleurs ruraux (l’Italie était encore majoritairement un pays rural) liée aux conseils de travailleurs aurait pu poser les bases d’un gouvernement révolutionnaire des travailleurs et des paysans.
Dans sa presse, le PSI a publié des articles stimulants relatifs, par exemple, à la formation de soviets, plans détaillés à l’appui. On trouve encore dans cette presse des déclarations révolutionnaires exhortant les paysans à soutenir les grévistes, ainsi qu’un appel aux ‘‘prolétaires en uniforme’’ à rejoindre la lutte des travailleurs et à résister aux ordres de leurs officiers supérieurs.
Lors du deuxième Congrès de l’Internationale Communiste – qui se tint durant les mois de juillet et août 1920 – les représentants du parti évoquèrent la révolution imminente. Le 10 septembre, la direction nationale du PSI annonça son intention d’ ‘‘assumer la responsabilité et la direction du mouvement afin de l’étendre au pays tout entier ainsi qu’à l’ensemble de la masse prolétarienne’’. (4) Sur papier, c’est un programme révolutionnaire, mais dont la concrétisation n’a jamais dépassé le stade de l’écrit. La direction nationale du PSI fut qualifiée de ‘‘centriste’’ par Lénine (soit des ‘‘révolutionnaire en paroles’’). En tout cas, la direction du PSI était incapable, ou insuffisamment motivée, de tirer des conclusions pratiques de sa phraséologie révolutionnaire.
Gramsci a expliqué que l’ensemble du PSI avait rejoint la troisième Internationale Communiste, mais sans vraiment comprendre ce qu’il faisait. Une grande partie du parti était encore dominée par les réformistes ou les ‘‘minimalistes’’ (qualifiés ainsi parce qu’ils adhéraient au ‘‘programme minimum’’ du parti, lequel se bornait à une logique de revendications démocratiques, tout en ignorant – ou en le concédant du bout des lèvres – le ‘‘programme maximum’’ de la révolution socialiste). L’existence même d’un programme ‘‘minimum’’ et ‘‘maximum’’ – sans aucun rapport entre eux – aide à comprendre pourquoi le PSI a réagi comme il l’a fait en septembre.
Dirigés par Turati et Treves, les minimalistes étaient essentiellement concernés par le travail visant à gagner du soutien électoral pour obtenir des postes au Parlement et dans les conseils locaux. Selon eux, les réformes concernant la classe ouvrière devaient être garanties par le Parlement plutôt que par la lutte des classes qui, quand elle avait lieu, devait se limiter aux créneaux économiques ‘‘sûrs’’, c’est-à-dire qui ne représentaient aucune menace pour le système capitaliste. La base principale était – sans surprise – réformiste dans le parti parlementaire ainsi que dans la CGL qui avait été mise en place par le PSI en 1906.
A côté des réformistes, et, pour la plupart, à la tête du parti, se trouvaient les ‘‘maximalistes’’ dirigés par Serrati. Ils défendirent le programme maximum de la révolution socialiste, mais à la mode typiquement centriste. La principale préoccupation de Serrati était de maintenir l’unité du parti à tout prix ‘‘pour la révolution’’, même si cela équivalait à faire des concessions aux minimalistes. Ainsi, lui et les autres dirigeants centristes ignorèrent-ils les conseils de Lénine qui prescrivaient l’expulsion des réformistes et prônait la constitution d’un parti unifié autour d’un programme communiste clairement défini. En plus de tout ceci, il fallait compter avec les communistes regroupés principalement autour d’Amadeo Bordiga, sans oublier les partisans de Gramsci…
Une autre caractéristique du centrisme est l’indécision. Pendant les ‘‘journées d’avril’’, la direction avait adopté une position passive, permettant au mouvement des conseils d’usine de se retrouver complètement isolé à Turin, et par conséquent vaincu. La confiance de l’aile ‘‘minimaliste’’ du parti se renforça et cela conduisit aussi à une augmentation du soutien à l’égard des anarchistes en réaction. L’immobilisme du PSI en avril constitua un avant-goût de ce qui allait arriver en septembre. Il n’était en aucune manière préparé à la tempête qui allait faire rage à travers le pays. Comme l’a expliqué Trotsky, l’organisation la plus effrayée et la plus paralysée par les événements de septembre a été le PSI lui-même. (5)
"L’organisation centrale du parti n’a pas jugé utile jusqu’à présent d’exprimer une seule opinion ou de lancer un seul slogan", écrit Gramsci, en août. (6) En fait, en dépit de sa base, le PSI ne disposait pas d’organisation réelle dans les usines. En 1918, le parti avait signé un ‘‘pacte d’alliance’’ avec la CGL, désignant deux sphères d’influence artificiellement séparées : le PSI se chargeait de mener les ‘‘grèves politiques’’ et la CGL ‘‘les grèves économiques’’. Naturellement, comme l’occupation de septembre l’avait clairement montré, il n’existait pas de distinction franche entre les deux : une grève qui débute sur une question économique (la ‘‘question des salaires’’, dans ce cas précis) devait rapidement revêtir un caractère plus général et, en tous les cas, un caractère politique.
Mais cette fausse stratégie signifiait que le parti ne se réservait qu’un rôle secondaire – dévolu ordinairement au spectateur voire à la ‘‘pom-pom girl de service’’ – plutôt que de s’approprier le rôle principal : à savoir celui d’un parti révolutionnaire capable de guider le mouvement vers la conquête du pouvoir ainsi que les bolcheviks l’avaient fait en Russie.
Le PSI pouvait bien imprimer des proclamations abstraites et des manifestes pro-soviétiques, concrètement, il ne faisait rien pour promouvoir ceux-ci parmi les travailleurs eux-mêmes, et permettait donc aux dirigeants syndicaux réformistes – qui mettaient toute leur énergie à faire échouer la révolution – de renforcer leur influence.
Cette approche propagandiste abstraite était également manifeste dans l’attitude du parti envers les paysans et les travailleurs agricoles. Dans son emphatique rhétorique révolutionnaire, il appelait en ces termes à soutenir les travailleurs des usines : ‘‘Si demain sonne l’heure des grèves décisives, celle de la bataille contre tous les patrons, vous, aussi, ralliez-vous ! Reprenez les villes, les terres, désarmez les carabiniers, formez vos bataillons dans l’unité avec les travailleurs, marchez sur les grandes villes, soyez du côté du peuple en armes contre les voyous mercenaires de la bourgeoisie ! Car le jour de la justice et de la liberté est proche, et la victoire peut-être à portée de la main… ! " (7) Mais l’influence du parti dans les zones rurales, en particulier au sud, restait minime.
Serrati considérait effectivement que les travailleurs étaient ‘‘socialistes’’ par essence et les paysans ‘‘catholiques’’, renonçant à toute tentative de recruter les masses rurales radicalisées du sud. Lors du deuxième Congrès de l’Internationale Communiste, Serrati rejeta la politique agraire de l’Internationale Communiste au motif que celle-ci était inappropriée par rapport à l’Italie. Un journaliste du ‘‘Corriere della Serar’’ a très bien résumé l’approche du PSI à cette époque en disant que ‘‘les dirigeants socialistes veulent attaquer le régime seulement avec des mots.’’ (8)
Quand une action concrète était nécessaire
Dès la deuxième semaine de septembre, les occupations se répandirent spontanément, mais de nombreux travailleurs urbains devenaient fatigués et impatients, attendant en vain quelqu’un capable de passer enfin de la parole à l’acte et de montrer l’exemple. La situation instaurée par le double pouvoir ne pouvait pas continuer indéfiniment : le temps de l’action décisive était venu.
Le 9 septembre, le conseil de direction de la CGL rencontra certains dirigeants du PSI. Lors de cette réunion, le chef de la CGL, D’Aragona, demanda de but en blanc aux socialistes de Turin : ‘‘êtes-vous prêts à passer à l’attaque, avec vous-même en première ligne, quand ‘‘attaquer’’ signifie très précisément démarrer un mouvement d’insurrection armée ?’’ Ce à quoi Togliatti (un futur leader du Parti Communiste Italien) répondit "Non". (9) Les travailleurs qui occupaient les usines étaient armés et, à Turin, un comité militaire avait même été organisé depuis le mois d’avril. Mais les travailleurs se retrouvaient pour la plupart dans des forteresses isolées, séparées les unes des autres et, comme Togliatti lui-même le soulignait alors, les préparatifs militaires qui s’organisaient étaient purement défensifs.
En Octobre 1917, en Russie, l’insurrection armée (la prise de contrôle des institutions-clés de l’Etat ainsi que des positions stratégiques, comme les télécommunications et les transports) avait été préparée à la manière d’une lutte pour la défense de la révolution contre les forces contre-révolutionnaires. Mais, comme l’expliquait Trotsky, l’insurrection de masse elle-même, "qui se tient au dessus d’une révolution comme un pic au-dessus d’une montagne d’événements’’, est un acte offensif qui peut être "prévu, préparé et organisé à l’avance sous la direction du parti. Une insurrection ne peut être spontanée et renverser un pouvoir ancien, mais la prise du pouvoir nécessite une organisation appropriée ; elle nécessite un plan’’. (10) La première tâche est de convaincre les troupes, ce que les bolcheviks avaient réussi à faire avant l’insurrection.
En septembre 1920, le PSI exprima par écrit – et dans un langage on ne peut plus radical – que l’heure de la ‘‘lutte décisive’’ était proche… mais il ne fit absolument rien pour préparer l’avènement de ce combat crucial. Il n’existait aucune coordination pour l’armement des travailleurs, pas d’approche concrète vers les rangs des forces armées pour qu’ils forment leurs propres comités démocratiques destinés à soutenir la révolution. Il n’existait que des déclarations éthérées et, naturellement, aucun plan pour la formation d’une alternative gouvernementale ouvrière.
Comme cela a déjà été mentionné, le 10 septembre, la direction nationale du PSI vota la prolongation du mouvement. Ce même soir, les dirigeants de la CGL qualifièrent de bluff cette décision de la direction du PSI. Lors d’une réunion commune des deux organisations, les dirigeants de la CGL démissionnèrent et D’Aragona offrit de remettre le contrôle du mouvement au parti : ‘‘Vous croyez que le moment de la révolution est arrivé ?’’, dit-il. ‘‘Très bien : dans ce cas, vous devez en assumer la responsabilité (…) Nous soumettons notre démission (…) Vous prenez la direction de l’ensemble du mouvement.’’ (11) Et que firent les dirigeants du PSI ? Tout comme dans ce jeu révolutionnaire tragique, tout entier résumé par l’expression ‘‘passer le colis’’, ils ‘‘passèrent’’ la question au Conseil national de la CGL !
Umberto Terracini (co-fondateur avec Gramsci et Angelo Tasca de l’Ordre Nouveau) devait déclarer ceci : "Quand les camarades qui menaient la CGL présentèrent leur démission, la direction du parti ne pouvait ni les remplacer, ni espérer les remplacer. C’était Dugoni, D’Aragona, Buozzi, qui dirigeaient la CGL. Ils furent, à tout moment, les représentants de la masse". (12) Et donc, les centristes, qui des heures plus tôt étaient censés se préparer à propager la révolution, étaient en réalité désemparés face à ce qu’il fallait faire par la suite. En l’absence de programme clair, et sans disposer d’aucune stratégie ni tactique, ils étaient voués à capituler inévitablement et à abandonner le contrôle total aux réformistes (qui, eux, avaient un plan) afin d’éviter la révolution à tout prix.
‘‘La direction du parti avait perdu des mois à prêcher la révolution’’, écrivait Tasca, ‘‘mais elle n’avait rien prévu, rien préparé. Quand le vote à Milan accorda la majorité aux thèses de la CGL, les leaders du parti poussèrent un soupir de soulagement. Dégagés désormais de toute responsabilité, ils pouvaient se plaindre – avec force trémolos dans la voix ! – de la trahison de la CGL. De cette manière, c’est un peu comme s’ils avaient quelque chose à offrir aux masses qu’ils avaient pourtant abandonnées au moment décisif, heureux dans cet épilogue qui leur permettait de sauver la face.’’ (13)
La résolution de la CGL, qui transforma une lutte révolutionnaire en une lutte purement syndicale, remporta le vote au Conseil national. Elle sollicita le contrôle syndical afin d’être reconnue et une commission mixte, composée d’employeurs et de représentants syndicaux, fut mise en place pour étudier la question. Lorsque la FIOM organisa un référendum pour voter l’accord final qui mettrait fin aux occupations, celui-ci fut massivement accepté, sans se heurter à aucune opposition émanant du cœur du syndicat lui-même.
La réaction capitaliste fut mitigée. Agnelli était tellement déprimé par toute cette affaire qu’il proposa de transformer Fiat en coopérative, non sans se dispenser de cette interrogation ironique : ‘‘comment pouvez-vous construire quelque chose avec 25.000 ennemis ?’’ (14) Mais les leaders syndicaux refusèrent son offre. Une partie des capitalistes, pourtant, s’insurgeaient contre la question du contrôle des travailleurs. Mais les ‘‘modérés’’ comprenaient bien qu’après presque un mois d’occupations, les travailleurs n’accepteraient rien de moins.
Comme le journaliste Einaudi l’exprima succinctement : ‘‘la raison et le sentiment conseillent aux industriels de céder le contrôle, de mettre fin à un état de choses qui ne saurait plus continuer sans échapper à la décomposition et à la désagrégation.’’
La Commission, en fait, n’a jamais émis une seule proposition et le contrôle des travailleurs fut enterré tandis que la crise économique étranglait l’Italie l’année suivante et que des dizaines de milliers de travailleurs perdaient leur emploi, y compris de nombreux militants (qui comptaient parmi les plus actifs à l’intérieur du mouvement d’occupations).
L’accord qui mit fin aux occupations ne fut pas initialement perçu comme une défaite par de nombreuses sections de travailleurs (et ne fut pas présenté comme tel par le syndicat et les dirigeants du PSI). Les acquis économiques – les hausses substantielles de salaire, les congés payés etc – constituaient d’impressionnantes victoires pour un combat syndical. Mais, naturellement, le mouvement avait le potentiel d’être beaucoup plus que cela et voulait beaucoup plus que cela. C’est seulement au cours des quelques mois suivants, alors que la crise économique commençait à sévir et que les bandes fascistes se mobilisaient contre les travailleurs, que la pleine mesure de la défaite atteignit les consciences.
Les communistes auraient-ils pu s’investir davantage dans leur manière de façonner l’événement ?
Le deuxième Congrès de l’Internationale Communiste, qui s’est en fait réuni alors que le mouvement était en marche, disposait d’informations très limitées sur ce qui se passait en Italie. Ce n’est que le 21 septembre, alors que les occupations étaient en voie de démobilisation, que l’Internationale publia un manifeste appelant à la formation de conseils d’ouvriers et de soldats, et à l’insurrection armée pour la conquête du pouvoir.
Gramsci n’était pas présent au Congrès, mais Lénine loua son texte sur le renouvellement du PSI, le considérant comme le meilleur qu’on lui ait été donné de lire sur la situation italienne. Pourtant, en septembre, Gramsci jouissait de peu d’influence au sein du parti de même que sur le mouvement lui-même. Le groupe ‘‘Ordine Nuovo’’, qui avait toujours été politiquement hétérogène, s’était désintégré pendant l’été et Gramsci se retrouvait désormais isolé.
En regardant en arrière, quelques temps plus tard, il se fit un devoir de revenir via l’écriture sur les erreurs graves qu’il avait commises et payées cher et en particulier sur l’échec qui mit fin à sa tentative de former – avec un soutien dans tout le pays – un courant organisé au sein du parti. Le groupe, en fait, ne développa jamais vraiment de racines à l’extérieur de Turin et quand le Parti Communiste Italien fut finalement formé en janvier 1921, les idées de Bordiga dominèrent largement celles de Gramsci.
Le groupe de Bordiga était un groupe national et beaucoup mieux organisé, mais politiquement d’ultra-gauche. Il fit campagne pour la formation d’un parti communiste ‘‘pur’’, rigide, et discipliné, et, dans une sur-réaction envers l’opportunisme électoral des réformistes du PSI, préconisa l’abstention (astensionismo), la non-participation du parti aux élections. Le fait qu’en septembre, le journal des Bordiguistes ‘‘Le Soviétique’’ n’ait pas publié un seul éditorial sur les occupations en dit long sur son approche abstraite et sectaire du marxisme (que Lénine attaqua par ailleurs dans son texte ‘‘Le gauchisme, maladie infantile du communisme’’).
Après les événements de septembre, Bordiga renonça officiellement à l’abstentionnisme et, avec Gramsci, soutint la construction d’un parti communiste de masse. Cependant, son ultra-gauchisme et son sectarisme – son opposition ‘‘de principe’’ à la tactique du front unique – ont continué d’imprégner le jeune Parti Communiste d’Italie, en particulier dans son attitude envers le PSI (qui avait le soutien de la majorité des délégués lors la scission du parti qui donna naissance au Parti Communiste) et envers les Arditi del Popolo – les milices populaires – mises en place pour lutter contre les fascistes.
A quelques semaines de la fin des occupations, les propriétaires fonciers lâchèrent les escadrons fascistes à Emilia. La révolution de septembre et le début de la grave crise économique avaient convaincu une partie de la classe capitaliste qu’elle ne pouvait pas continuer comme avant. Elle ne pouvait pas compter plus longtemps sur l’Etat capitaliste dans sa forme de l’époque et la résistance des travailleurs devait être impitoyablement brisée.
Avec une classe ouvrière affaiblie et démoralisée après la défaite du mouvement, les grandes entreprises et le capital financier commencèrent à financer les voyous fascistes qui, dans les deux ans qui précédèrent l’appel final au pouvoir de Mussolini en Octobre 1922, lancèrent une offensive brutale contre la classe ouvrière, impliquant des attaques violentes envers les organisations de travailleurs et l’assassinat de militants. Les travailleurs italiens eurent à payer au prix fort les fautes de leurs chefs au cours des ‘‘biennio rosso’’ (les deux années rouges) avec, en guise de récolte amère, une domination fasciste qui allait durer 20 ans.
Aujourd’hui, en Italie, après la transformation du Parti Communiste en un ‘‘Nouveau Parti Travailliste’’ de type capitaliste au début des années 1990 et après le déclin du parti de la refondation communiste (Rifondazione Comunista) qui s’ensuivit au cours de la dernière décennie, il n’y a pas de parti de masse de gauche. Mais bon nombre des caractéristiques politiques de la période 1919-1920 demeurent. Parmi celles-ci : la fausse division entre la lutte politique et syndicale, la prédominance de l’électoralisme sur la lutte de masse, la propagande abstraite et une incapacité à se connecter directement à la classe ouvrière.
Une compréhension de cette période critique de l’histoire italienne sera utile pour la nouvelle génération de combattants, non seulement en Italie mais également sur le plan international.
- Gwyn A Williams, Proletarian Order, Pluto Press,1975 p238
- Paolo Spriano, The Occupation of the Factories, Pluto Press, 1975 p72
- Paolo Spriano op cit p56
- Gwyn A Williams op cit p257
- Lev Trotsky, Scritti sull’Italia, Controcorrente, 1990 p29
- Paolo Spriano op cit p34
- Gwyn A Williams op cit p251
- Paolo Spriano op cit p93
- Gwyn A Williams op cit p256
- Leon Trotsky, History of the Russian Revolution, volume three, chapter six, The Art of Insurrection
- Paolo Spriano op cit p90
- Gwyn A Williams op cit p258
- Paolo Spriano op cit p93
- Gwyn A Williams op cit p267
- Paolo Spriano op cit p110
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[PHOTOS] Bruxelles: Occupation à l’espagnole pour revendiquer une réelle démocratie
Depuis samedi matin se tient à la place de Moscou, à Saint-Gilles, un "Camp des indignés". Suite au mouvement des jeunes espagnols, différents comités ont suivi l’idée ailleurs en Europe (Paris, Bruxelles, Athènes, Turin,…). Le concept est simple : occuper une place ou un parc et y organiser un campement démocratique et autogéré. Sous la banière du "! Democratia Real YA ! (une vraie démocratie, maintenant! ), ces campements dénoncent la politique antisociale des partis traditionnels et l’absence d’une vraie représentation des jeunes et des travailleurs.
Par Pietro et Navid
- Bruxelles, reportage-photos par Karim
- Liège, reportage-photos par Nico
- Gand, reportage-photos par Mirre
- Journée du 27 mai à Barcelone: Répression plaza Catalunya… et manifestation des travaileurs des soins de santé
- Vive la révolte du 15 mai ! (Tract de Socialismo Revolucionario, CIO-Espagne)
- 6 juin : DEBAT sur la révolte des jeunes du 15-M en Espagne!
Après plusieurs activités, discussions en commissions,… les jeunes (et les moins jeunes), espagnols mais aussi belges, français, italiens,… ont participé au processus décisionnel pour la suite du mouvement à travers l’Assemblée Générale. Chacun peut y prendre la parole pour y exprimer son dégout de la politique actuelle et pour y proposer des alternatives. La soirée s’est terminée dans une ambiance festive et solidaire, autour de la place, avec un concert.
Cet après midi a eu lieue une manifestation qui a fait le tour du quartier pour inviter la population à venir à l’AG du soir et à élargir la lutte contre le chômage et l’austérité.
Le problème du chômage massif que connaissent les jeunes espagnols et qui les a poussé à se mobiliser est présent partout en Europe, comme à Bruxelles où le taux de chômage chez les jeunes de moins de 26 ans atteint les 35% !!! Nous avons besoin d’un plan d’action européen contre le chômage!
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8 mars 2008 : la Journée internationale des Femmes a cent ans
La Journée Internationale des Femmes trouve son origine dans une grève de travailleuses de l’industrie de textile et de vêtements à New York, le 8 mars 1908, menée pour une journée de travail de 8 heures, pour de meilleures conditions de travail et pour le droit de vote des femmes. L’année suivante, un appel du Socialist Party américain a débouché sur une lutte de plusieurs semaines pour de meilleurs salaires et conditions de travail, dans laquelle 30.000 travailleuses ont été impliquées,. Cette journée est restée longtemps un jour de fête et de lutte pour les organisations de femmes du mouvement ouvrier, même si la mobilisation s’affaiblissait d’année en année. La nouvelle vague d’activités féministes après Mai’68 a repris cette vielle tradition et, cette année encore, il y aura des activités partout dans le monde, bien que celles-ci ne mobilisent plus les masses.
Anja Deschoemacker
L’histoire de l’origine de la Journée Internationale des Femmes ressemble beaucoup à celle du 1er Mai. Tout comme celle-ci, elle célèbre des actions qui ont eu lieu aux Etats-Unis et qui ont été ensuite reprises internationalement par le mouvement ouvrier organisé. La première célébration internationale, celle qui a été en ce sens la première véritable Journée Internationale des Femmes, date de 1911. La Journée des Femmes la plus tumultueuse et la mieux connue, celle aussi qui a eu le plus de conséquences, a été celle du 8 mars 1917 (23 février en Russie), qui annonçait le début de la Révolution de Février dans ce pays. Ce n’est qu’en 1922, à l’appel de l’Internationale Communiste, que la journée a été fixée à une date qui s’est imposée partout : le 8 mars.
Les femmes ouvrières ont lutté pour l’acceptation de leurs revendications dans le mouvement ouvrier
L’acceptation de la revendication du droit de vote des femmes n’était pas évidente dans l’Internationale Socialiste (aussi connue comme la Deuxième Internationale), tout comme ne l’était d’ailleurs pas l’ensemble de la lutte pour les droits des femmes. L’organisation en 1907, par Clara Zetkin et les femmes socialistes allemandes, d’une Conférence internationale des femmes, qui s’est réunie la veille de la Conférence de la Deuxième Internationale, a donc marqué la préhistoire du mouvement. Une motion y a été votée par laquelle les partis adhérents s’engageaient à lutter pour le droit de vote des hommes et des femmes.
Clara Zetkin était une figure importante dans le parti socialiste allemand, une socialiste convaincue et une championne des droits des femmes, mais aussi une opposante déterminée au féminisme bourgeois. Lors de la réunion où a été décidée la mise sur pied de la Deuxième Internationale (1889), elle avait déjà argumenté que le socialisme ne pouvait pas exister sans les femmes, que les hommes devaient lutter ensemble avec les femmes pour les droits des femmes, que cette lutte faisait partie aussi de la lutte des classes. La réponse peu encourageante qu’elle avait reçue l’avait conduite à prendre l’initiative d’un mouvement socialiste des femmes, ayant pour but d’influencer les partis socialistes. Elle avait essayé d’acquérir et d’élargir cette influence avec le journal femme socialiste Die Gleichheit, dont elle était rédactrice en chef.
Mais, malgré l’acceptation de la résolution, l’enthousiasme pour le droit de vote des femmes était tiède dans la plupart des partis socialistes. Pour changer cela et pour impliquer davantage les femmes dans la lutte, la deuxième Conférence Internationale des Femmes Socialistes a décidé de tenir chaque année une journée internationale des femmes, une journée pendant laquelle on manifesterait, on ferait de la propagande,… En 1911, la Journée Internationale des Femmes a été célébrée en Allemagne, en Autriche, au Danemark, en Suisse et aux Etats-Unis. La liste des pays s’est élargie jusqu’à la Première Guerre Mondiale.
Cette guerre n’a pas signifié seulement un massacre massif, mais aussi la désintégration de la Deuxième Internationale. Le soutien à la guerre, venu d’abord de la social-démocratie allemande mais adopté ensuite par tous les partis de la Deuxième Internationale, a montré que, dans chacun de ces partis, le soutien à sa propre bourgeoisie dans le cadre d’un socialisme réformiste avait pris le dessus sur l’internationalisme, sur le refus de laisser les travailleurs de « son » pays tirer sur ceux d’autres pays, au seul bénéfice de leur propre bourgeoisie belliqueuse. Le seul parti qui est resté fidèle aux principes internationalistes du socialisme a été le parti russe, et en particulier son aile gauche majoritaire (les bolcheviks) sous la direction de Lénine, suivi dans cette voie par une partie de l’aile gauche de l’Internationale Socialiste.
L’organisation internationale des femmes a continué d’exister et s’est rangée dans le camp anti-guerre. Les Femmes Socialistes allemandes, au contraire de la direction du Parti Social-Démocrate allemand, ont aussi continué à mobiliser contre la guerre et contre la répression de l’Etat, notamment en 1914 contre la guerre qui approchait à grands pas et contre l’arrestation de Rosa Luxembourg, qui participait avec Clara Zetkin à la direction des groupes de gauche dans le SPD.
Les protestations à l’occasion de la Journée Internationale des Femmes ouvrent la voie à la Révolution de Février en Russie
Pendant la guerre, les femmes socialistes ont poursuivi les actions de protestation à l’occasion de la Journée Internationale des Femmes, dont la date varie alors entre le 23 février et le 18 mars. Ces protestations étaient fortement centrées sur le manque de vivres et les prix élevés de la nourriture provoqués par la guerre, ainsi que sur l’opposition à la guerre elle-même.
C’est ainsi les femmes socialistes italiennes de Turin ont diffusé une affiche, adressée aux femmes des quartiers ouvriers. L’arrière-plan de leur propagande, c’est alors l’augmentation générale des prix de la nourriture de base, comme la farine (dont le prix a grimpé de 88% entre janvier 1910 et 1917) et les pommes de terre (+ 134%). Ces affiches disaient : « N’avons-nous pas assez souffert à cause de cette guerre ? Maintenant la nourriture qu’il faut pour nos enfants commence à disparaître aussi. (…) Nous crions : à bas les armes ! Nous faisons tous partie de la même famille. Nous voulons la paix. Nous devons montrer que les femmes peuvent protéger ceux qui dépendent d’elles. »
Mais les protestations les plus spectaculaires ont eu lieu lors de la célébration de la Journée Internationale des Femmes en 1917 en Russie. Sous la direction d’Alexandra Kollontaï, les femmes russes sont descendues dans les rues. Au centre de leurs préoccupations se trouvaient les conditions de vie qui continuaient à empirer. Le loyer d’un logement à Saint-Pétersbourg avait doublé entre 1905 et 1915. Les prix des produits alimentaires, surtout ceux de la farine et du pain, avaient augmenté de 80 et 120%. Le prix d’une livre de pain de seigle, qui était la base de la nourriture des familles ouvrières de Saint-Pétersbourg, était monté de 3 kopecks en 1913 à 18 kopecks en 1916. Même le prix du savon avait augmenté de 245%. Une spéculation énorme et un marché noir de la nourriture et de l’énergie se développaient à toute allure alors que les entreprises fermaient leurs portes l’une après l’autre faute d’énergie. Les femmes et les hommes qui étaient licenciés partaient souvent en grève. En janvier et février 1917, plus d’un demi-million de travailleurs russes ont ainsi fait grève, surtout à Saint-Pétersbourg. Comme dans les autres pays impliqués dans la guerre, les femmes formaient une grande partie de ces travailleurs, vu que beaucoup d’hommes avaient été envoyés au front.
A l’occasion de la Journée Internationale des Femmes (le 23 février du calendrier russe correspond au 8 mars) les femmes ouvrières ont organisé une manifestation passant le long des usines de Saint-Petersbourg. Beaucoup de travailleurs des usines métallurgiques ont rejoint l’action. Le 25 février, deux jours après le début de l’insurrection des femmes, le Tsar a commandé à l’armée de tirer sur les masses pour arrêter le mouvement. Ainsi a commencé la Révolution de Février, qui a forcé le tsar à abdiquer le 12 mars.
Le Gouvernement Provisoire qui a pris le pouvoir en main est le premier gouvernement d’une grande puissance à accorder le droit de vote aux femmes. Mais, pour le reste, ce gouvernement n’était pas du tout prêt à augmenter le niveau de vie des masses. Le Tsar était parti mais les grands propriétaires fonciers et les capitalistes continuaient d’exploiter les masses et d’accaparer les richesses. A coté de ce Gouvernement Provisoire, une autre force s’est construite, les Conseils (soviets) de délégués élus des travailleurs, paysans et soldats. Ces Soviets sont entrés en concurrence avec le Gouvernement Provisoire sur la question centrale : qui va diriger le pays. En outre, le gouvernement refusait également de mettre fin à la guerre, une revendication qui gagnait toujours plus de soutien parmi les masses, en raison aussi de la campagne menée sans répit par les bolcheviks.
Ce double pouvoir – d’un coté le Gouvernement Provisoire et de l’autre les soviets – ne pouvait pas durer longtemps. Lors de la Révolution d’Octobre, les Soviets, réunissant les représentants élus des masses laborieuses, ont répondu à l’appel des bolcheviks et ont pris le pouvoir en main. Ces événements ont fixé la date de la Journée Internationale des Femmes en Russie et en Europe au 8 mars. L’Internationale Communiste (ou Troisième Internationale), mise sur pied à l’initiative de Lénine et Trotsky, les principaux dirigeants de la Révolution Russe, a fait en 1922 de cette journée un jour férié communiste.
La dégénérescence du mouvement communiste révolutionnaire coïncide avec celle de la Journée Internationale des Femmes
L’Etat ouvrier, arrivé au pouvoir par la Révolution d’Octobre, a donné aux femmes travailleuses des acquis dont les femmes en Occident ne pouvaient alors que rêver. A coté de l’égalité devant la loi, non seulement il leur a offert le droit au travail et des régimes de travail spéciaux (diminution du temps de travail, interdiction du travail de nuit, congé de maternité,…) qui tenaient compte de la fonction sociale des mères en plus du travail hors de la maison, mais il a aussi été le premier à prendre réellement ses responsabilités envers les masses populaires sur le plan du logement et des services de base. Les richesses produites par la population laborieuse ont été pour la première fois réellement utilisées pour servir les intérêts des masses, par le biais d’une économie planifiée qui avait au cœur de ses préoccupations les besoins des masses et qui, dans une première période, était aussi élaborée de manière démocratique à travers les soviets, les conseils des travailleurs, paysans et soldats.
Mais le jeune Etat ouvrier a fait beaucoup plus encore. L’oppression des femmes est en effet un problème plus profond qu’une simple question de revenu et de salaire. Le droit à l’avortement, la possibilité de divorcer plus facilement, l’abolition des « droits » que les hommes avaient sur les femmes dans le mariage,… tout cela a fait partie des acquis des femmes travailleuses russes – des acquis que les femmes occidentales ont du attendre longtemps encore. Afin de stimuler et d’aider les femmes à sortir de leur foyer et à s’engager dans la société, un travail de formation sur une grande échelle a aussi été entamé, au moyen de campagnes d’alphabétisation dans la campagne et du travail de formation pour élever le niveau culturel. Des femmes socialistes ont parcouru cet immense pays pour expliquer aux femmes les droits dont elles disposaient.
Mais la Révolution Russe ne pouvait pas rester debout et évoluer vers une société socialiste dans l’isolement total dans lequel se trouvait le pays après la défaite des mouvements révolutionnaires en Europe, et tout particulièrement en Allemagne, des défaites qui se sont succédées surtout à cause de la trahison des partis socialistes de la Deuxième Internationale. La société russe se heurtait à un manque de développement technique, à une arriération culturelle dans les vastes régions rurales,… et était en plus entraînée dans une guerre sans fin, les puissances capitalistes de l’extérieur faisant tout pour aider l’ancienne élite dirigeante russe à reprendre le pouvoir, en bloquant les relations commerciales mais aussi en envoyant des troupes (les armées de 21 pays ont ainsi foncé à travers le territoire de la Russie). La continuation d’une situation de guerre imposée à la société russe a conduit à des famines dans différentes parties du pays.
Le soutien – ouvert et concret – donné par tous les partis russes, excepté les bolcheviks, à la contre-révolution a conduit à une situation dans laquelle de plus en plus de partis ont été mis hors-la-loi. Cette période de « communisme de guerre » reste toujours vue, même aujourd’hui, par une série de partis communistes comme un « modèle » alors qu’elle n’était qu’une adaptation concrète et nécessaire à la guerre qui était imposé au jeune Etat ouvrier. Beaucoup de penseurs bourgeois mettent cela en avant pour montrer combien le « communisme » est « antidémocratique » – bien que dans les pays capitalistes la démocratie ait été également suspendue en temps de guerre et parfois d’une manière encore plus profonde qu’en Russie.
Mais l’échec des révolutions en Europe occidentale et les difficultés économiques internes dans un pays détruit par la guerre ont fait qu’en Russie, une bureaucratie a pu concentrer dans ses mains toujours plus de pouvoir. Cette bureaucratie, sous la direction de Staline, a progressivement étranglé toute opposition et a remplacé le fonctionnement démocratique de l’économie planifiée par son propre pouvoir tout-puissant. Cette prise de pouvoir s’est marquée aussi à travers l’adaptation graduelle du programme du Parti Communiste russe envers les femmes, qui a glissé de plus en plus vers la glorification de la maternité et de la famille nucléaire dans laquelle la mère préoccupée du bien-être de la famille occupait la place centrale.
Parallèlement, l’Internationale Communiste est devenue partout dans le monde un instrument de cette bureaucratie russe, donnant chaque jour davantage la priorité aux intérêts de la politique extérieure de l’URSS sur les intérêts de la classe ouvrière dans le reste du monde. C’est ainsi qu’a commencé une longue chaîne de trahisons, débutant avec la première Révolution Chinoise dans les années ’20 (au cours de laquelle le Parti Communiste a été forcé à aider le Kouo-Min-Tang, le parti bourgeois nationaliste au pouvoir), se poursuivant avec la guerre civile espagnole en 1936-39 (au cours de laquelle le Parti Communiste a notamment utilisé son influence pour retirer leurs armes aux femmes ouvrières et les cantonner au rôle de cuisinières et d’infirmières dans l’armée), dans laquelle les intérêts des travailleurs et paysans espagnols ont reçu une importance bien moindre que les accords que Staline avait conclus avec des différents pays capitalistes, ce qui a mené à la victoire de Franco ou encore avec la Révolution Iranienne de 1979, au cours de laquelle le Parti Communiste a refusé de jouer un rôle indépendant et de diriger lui-même la lutte, a apporté son soutien à Khomeiny et a abandonné les femmes iraniennes totalement à leur sort. Dans ce cadre, la Journée Internationale des Femmes a changé de nature dans les pays staliniens pour devenir une sorte de fête des mères ou de Saint-Valentin, un jour où les femmes reçoivent des fleurs.
Relance de la lutte des femmes dans les années ‘60
Dans le reste du monde, la Journée Internationale des Femmes a été de plus en plus oubliée pour n’être reprise qu’à la fin des années ’60 par le nouveau mouvement féministe, ce qu’on a appelé la « deuxième vague » (après une « première vague » pour le droit de vote). C’est également la période dans laquelle d’autres mouvements d’émancipation, comme le mouvement des homosexuels, a connu une forte poussée.
Les années ’60 ont vu un grand afflux de femmes sur le marché de travail. Vu le chômage très bas, les femmes ont été stimulées à aller revendiquer leur place au travail. La nouvelle vague féministe s’est donc développée sur la base de ces conditions économiques favorables. En Belgique, la montée de ce mouvement a été annoncée par la grève des ouvrières de la FN d’Herstal sur la revendication « à travail égal, salaire égal » qui a duré 12 semaines.
Cette nouvelle vague féministe, qui a coïncidé avec le développement d’autres mouvements d’émancipation comme celui des homosexuels, avait comme objectifs d’obtenir l’indépendance économique, de rompre avec la répartition classique des rôles entre hommes et femmes, d’arracher la libération sexuelle, de casser le « plafond de verre » qui tenait les femmes loin des hautes fonctions, y compris dans la politique. Dans beaucoup de pays, cette lutte a obtenu des acquis importants, entre autres sur les questions de la contraception et de l’avortement, de l’assouplissement des lois sur le divorce,… illustrés par des slogans comme le très connu « maître de mon ventre » ou « le personnel est politique ».
En termes légaux, la revendication “à travail égal, salaire égal” a été obtenue, tout comme l’interdiction des discriminations professionnelles, mais sur ce plan on doit aujourd’hui bien constater que les salaires réels des femmes sont toujours en moyenne 25% plus bas que ceux des hommes.
La Journée Internationale des Femmes doit être remise à l’ordre du jour
Malgré les énormes acquis – accès à l’enseignement et au marché du travail, légalisation de l’avortement, facilitation des procédures de divorce, égalité devant la loi,… – obtenus par les femmes dans les pays capitalistes développés, les problèmes ne sont pas fondamentalement résolus. Au contraire, au cours des 20 à 30 dernières années de politique antisociale et néolibérale, un grand nombre d’acquis ont été rabotés. Les femmes sont touchées de façon très dure : les chômeurs qui ont perdu leur allocation de chômage à cause du fameux article 143 (devenu 80) limitant la durée des allocations pour les chômeurs cohabitants sont en grande majorité des femmes, les allocations de chômage partiel des travailleurs à temps partiel non-volontaire ont été graduellement abolies, le démantèlement de services comme ceux des hôpitaux (notamment avec la réduction du temps de séjour) a pesé surtout sur elle,…
Beaucoup de femmes travaillent en dehors de la maison aujourd’hui et très peu de filles et de jeunes femmes se voient comme futures femmes au foyer. Mais la société ne voit toujours pas les tâches ménagères et de soins – que ce soit pour les enfants, pour le mari et, à cause du coût élevé des maisons de repos combiné au faible montant des pensions, toujours plus aussi pour les parents âgés – comme des tâches sociales pour lesquelles il faut créer des services publics. Dès lors, tout le poids repose dès lors sur le dos des femmes qui subissent une double journée de travail. Cette double journée, dans la situation d’un marché de travail de plus en plus flexible, fait que beaucoup de femmes ne gagnent pas assez pour être indépendantes sur le plan financier. De bas salaires, le temps partiel, des périodes de non-présence sur le marché de travail,… font qu’arrivées à un certain âge, les femmes sont aussi en moyenne bien plus pauvres parce que leurs pensions sont plus faibles, et parfois beaucoup plus faibles.
Ce manque d’indépendance financière fait que les femmes sont vulnérables face à la violence. Même si elles veulent échapper à une relation violente, elles rencontrent plein d’obstacles sur leur route. Comment, avec les bas salaires que beaucoup de femmes subissent à cause du temps partiel, avec les titres-services et autres « petits boulots », avec l’insécurité d’un contrat temporaire ou intérim,… trouver un nouveau logement et des revenus suffisants pour vivre, en particulier s’il y a des enfants ?
La violence contre les femmes est inhérente au capitalisme : elle fleurit sur la division et les préjugés entretenus envers les groupes spécifiques afin de diviser et de paralyser la majorité de la population qui est exploitée et opprimée par la bourgeoisie. Les femmes sont souvent confrontées au harcèlement sexuel dans l’espace public, dans les écoles et les lieux de travail, mais aussi avec la violence physique et sexuelle dans leurs familles. Les préjugés envers les femmes font aussi qu’elles doivent souvent travailler bien plus dur pour être vues comme égales aux hommes. Le sexisme installe des limitations très réelles dans la vie des femmes. Malgré les énormes pas en avant qui ont été faits et la plus grande liberté que les femmes ont aujourd’hui pour déterminer leur vie, cette violence dure toujours : la principale cause de mort et de handicap permanent pour les femmes entre 16 et 44 ans en Europe est la violence du partenaire.
De nouvelles formes d’oppression sont aussi apparues, ou plus exactement de vieilles formes sous une nouvelle apparence. La croissance de l’internet a été utilisé par la mafia du sexe pour assurer un élargissement jamais vu de l’industrie de sexe – le porno est un des plus grands secteurs sur internet. On voit aussi un glissement vers du porno de plus en plus dur, vers la pornographie enfantine. Le porno est présent partout aujourd’hui et diverses études ont montré que cela impose une pression sérieuse sur les jeunes femmes, en particulier sur le plan de leurs « prestations » sexuelles. Elles ont montré que, dans 97% du matériel pornographique, les relations entre les sexes reposent sur l’obéissance et la soumission des femmes. La plus grande partie du matériel porno déborde de clichés du genre « si les femmes disent non, elles veulent dire oui.
Pour beaucoup de jeunes femmes qui sont attirées dans cette industrie du porno – faire des photos est quand même une façon « innocente » et facile de se faire un peu d’argent – ces premiers pas s’avèrent être un marchepied pour la prostitution. Bien qu’on entende aujourd’hui dire de plus en plus souvent que c’est un « choix » que les femmes font, il est quand même remarquable que même ces femmes qui pensent que c’était leur « choix » doivent à terme utiliser des drogues pour pouvoir continuer à faire ce « travail ». Toutes les prostituées sont confrontées régulièrement à la violence. Bien que différentes organisations, y compris des organisations soi-disant progressistes, veulent présenter aujourd’hui la prostitution comme « un boulot comme un autre », ce n’est pas du tout le cas. Pour la grande majorité des prostituées, il ne s’agit pas d’un « choix », mais d’une pure nécessité économique. Une grande partie du marché de la prostitution est en outre occupée par ce qu’on ne peut pas appeler autrement que des esclaves sexuelles, importées par des réseaux de traite d’êtres humains. Ce n’est pas étonnant que cette industrie du sexe ait profité à fond de la désintégration des Etats staliniens en Europe de l’Est et en Russie et qu’un grand nombre de femmes submergent le marché de prostitution, forcées de façon directe ou indirecte par les trafiquants de chair humaine.
Malgré le fait qu’une plus grande proportion de femmes que d’hommes se trouvent dans une situation de pauvreté, leur surconcentration dans les emplois mal payés, temporaires et à temps partiel, la violence, le harcèlement et les préjugés,… une grande partie des politiciens et politiciennes prétendent pourtant que les femmes ne sont plus opprimées ni discriminées. En réalité, la situation s’est détériorée au cours des dernières décennies pour les femmes qui travaillent ou qui dépendent d’une allocation. La dépendance économique fait que toute une série de droits dont les femmes disposent légalement ne peuvent pas être appliqués dans la réalité.
C’est pour cela que le MAS mène campagne en mars. Une campagne sur le thème du pouvoir d’achat et son impact sur de larges couches de femmes qui disposent de revenus moyens plus bas que ceux des hommes. Une campagne qui met aussi en lumière la solidarité internationale avec une manifestation en solidarité avec le mouvement des femmes iraniennes, contre le régime en Iran mais aussi contre l’intervention impérialiste des Etats-Unis au Moyen-Orient.