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  • Tunisie : Non au coup d’Etat de Saïed, non à Ennahda – Construisons la lutte pour le socialisme

    Un peu plus de dix ans après le soulèvement populaire qui a chassé du pouvoir le dictateur tunisien Ben Ali, de nouvelles convulsions secouent le pays. Le 26 juillet, le président a démis le gouvernement et gelé le Parlement pour 30 jours.

    Par Serge Jordan, Alternative Socialiste Internationale, article initialement publié le mercredi 28 juillet sur internationalsocialist.net

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    Dimanche 25 juillet, tard dans la journée, le président tunisien, Kaïs Saïed, a pris la décision unilatérale de suspendre le Parlement, de limoger le gouvernement en place et d’annoncer qu’il gouvernera temporairement par décret. Il s’agit d’un acte sans précédent depuis la révolution de 2011 qui a renversé le régime dictatorial de Zine El Abidine Ben Ali, marquant une escalade dramatique de l’instabilité politique chronique qui affecte le capitalisme tunisien depuis lors.

    Fait important, cette décision est intervenue le jour même où des milliers de personnes manifestaient dans de nombreuses villes du pays pour demander la chute du gouvernement.

    La force dominante au parlement et au gouvernement, le parti islamiste de droite Ennahda, était dans la ligne de mire de ces protestations ; plusieurs de ses bureaux locaux ont été saccagés ou incendiés. Mais le mécontentement gronde contre l’ensemble de l’establishment politique, alors que le pays connaît une chaîne de crises combinées et s’aggravant mutuellement, exacerbées par la pandémie de Covid-19.

    Depuis des mois, les querelles politiques au sommet de l’Etat se manifestent ouvertement, avec des confrontations publiques entre le Président, le Premier ministre Hichem Mechichi et le président du Parlement Rached Ghannouchi. Tout cela se déroule dans un contexte où l’économie du pays a été malmenée par les effets de la pandémie et de la contraction brutale de l’année dernière – générant des centaines de milliers de pertes d’emplois, l’effondrement du secteur crucial du tourisme, et des hausses importantes des prix des biens de consommation.

    C’est sur ce cocktail déjà explosif qu’est apparue depuis le mois de mai une nouvelle vague brutale d’infections de Covid-19. Ce n’est pas un phénomène naturel ; aujourd’hui, la Tunisie consacre 5 % des dépenses publiques totales à la santé publique, alors qu’elle en consacre 38 % à la défense. Cette troisième vague de Covid a mis en évidence la négligence criminelle du secteur de la santé après des années de coupes budgétaires néolibérales, en particulier dans les régions intérieures les plus pauvres – et l’impréparation pure et simple de la classe dirigeante. Des vidéos ont circulé sur les médias sociaux montrant des cadavres abandonnés au milieu des salles d’hôpital, les morgues ne pouvant faire face au nombre croissant de décès.

    La Tunisie connaît aujourd’hui le taux de mortalité dû au Covid-19 le plus élevé d’Afrique et du monde arabe, ayant officiellement enregistré plus de 18 000 décès sur une population d’environ 12 millions d’habitants. La mauvaise gestion de la pandémie est elle-même devenue une question de plus en plus politisée qui a affaibli le gouvernement déjà profondément impopulaire, en proie à la crise depuis le premier jour. Il y a quelques semaines, à Kairouan, l’une des zones les plus touchées, des manifestations ont éclaté pour réclamer la chute du gouverneur local pour sa mauvaise gestion de la crise sanitaire. La semaine dernière, le ministre national de la santé a été limogé – le quatrième depuis le début de la pandémie.

    Aucun soutien pour le coup de force de Kaïs Saïed

    Compte tenu du rejet généralisé du gouvernement et du parlement, la récente décision de Kaïs Saïed a été célébrée dans la rue par une partie importante de la population. Comme le commentait alors Tayaar al’Amael al’Qaaedii (ISA en Tunisie), l’élection de ce professeur de droit populiste à la présidence à l’automne 2019 a été l’expression d’un fort sentiment anti-élite, anti-establishment et anti-parti, notamment chez les jeunes.

    Assisté, pour l’instant, par l’armée et des pans importants de la machine étatique, sa dernière manoeuvre est une tentative de mettre fin à l’instabilité politique par des moyens autoritaires. Il veut profiter de l’immense colère qui s’est développée contre la coalition au pouvoir soutenue par Ennahda pour couper les ailes d’un centre de pouvoir concurrent autour du parti islamiste en se positionnant du côté du “peuple”, rompant ainsi avec le reste d’un establishment largement perçu comme pourri, corrompu et inefficace. Il est compréhensible que la décision de Saïed de lever l’immunité parlementaire et sa menace de soumettre les députés corrompus à la loi “malgré leur richesse et leur position” soient accueillies avec un certain degré d’approbation populaire.

    La vérité, cependant, est qu’aucun des principaux protagonistes de ce drame politique n’a de solution aux problèmes qui touchent la majorité de la population. Bien entendu, les socialistes se sont opposés inconditionnellement à la coalition gouvernementale déchue. Comme les onze coalitions qui l’ont précédée depuis la chute de Ben Ali, elle a perpétué les mêmes politiques anti-pauvres et anti-travailleurs que sous l’ancien régime, et a cycliquement ramené les masses dans la rue. Mais aucune confiance ne peut être accordée à un “homme providentiel”, et encore moins à un homme qui a démontré qu’il n’avait aucune alternative sérieuse à opposer au système défaillant du capitalisme et de l’impérialisme dans lequel tous les gouvernements post-Ben Ali ont opéré.

    Dans son discours de dimanche, Saïed a évoqué la nécessité de retourner à la “paix sociale” et de “sauver l’État” – et non d’apporter un soutien aux millions de familles dans le besoin, de donner du travail aux chômeurs, de répudier la dette publique, d’accélérer le rythme trop lent de la vaccination contre le Covid, d’investir dans les soins de santé publics ou de nationaliser les hôpitaux privés. Malgré sa position anticorruption, Saïed n’a rien fait pour défier les intérêts particuliers de la bourgeoisie locale et des institutions impérialistes comme le FMI, qui tentent d’imposer des programmes de pauvreté de masse au milieu d’une pandémie mondiale – comme l’illustrent les récentes coupes dans les subventions à l’alimentation et au carburant par feu le gouvernement, contre lesquelles Saïed n’a pas pipé mot. Il a même, à certaines occasions, menacé d’envoyer l’armée contre les travailleurs en grève, et s’est lié d’amitié avec des régimes totalement réactionnaires et anti-ouvriers à l’étranger, tels que les impitoyables dictatures saoudienne et égyptienne.

    Les militants révolutionnaires, les jeunes et les travailleurs ne peuvent soutenir la démarche antidémocratique de Saïed. Alors qu’elle semble aujourd’hui s’attaquer principalement à des politiciens impopulaires, elle implique déjà des mesures visant à empêcher les masses de marquer les événements de leur empreinte – comme l’interdiction de rassembler plus de trois personnes sur les places et la voie publique. La normalisation du déploiement de l’armée dans les rues, comme cela a été fait pour encercler les bâtiments de l’État et empêcher les députés d’entrer au Parlement, servira demain à intimider ou à briser les véritables protestations des travailleurs et des jeunes.

    La démarche de Saïed a un caractère préventif : comme beaucoup de membres de la classe dirigeante, il est très conscient que l’ensemble du régime post-Ben Ali, construit sur l’exploitation continue de la majorité par une élite super-riche et corrompue, repose sur un baril de poudre qui risque de nouvelles explosions sociales. Un rapport publié le mois dernier par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux montre que le nombre de mouvements de contestation dans le pays a doublé en mai 2021 par rapport à mai 2020. Sous cet angle, la prise de pouvoir de Saïed peut être considérée comme une manœuvre du sommet pour empêcher les masses de faire le travail de renversement du gouvernement par leur propre lutte.

    Comme le dit le proverbe, “montre-moi tes amis et je te montrerai qui tu es”. Parmi ceux qui ont soutenu les mesures de Saïed figure le Parti Destourien Libre – un parti qui se nourrit de la nostalgie ouverte de la dictature de Ben Ali et d’une forte opposition à la révolution de 2011, qu’il qualifie de “coup d’État” et de “conspiration”. L’ironie d’un président qui, au cours de sa campagne électorale, avait souligné la nécessité d’une démocratie participative radicale, finit par concentrer le pouvoir entre ses propres mains, ne devrait échapper à personne. Cela montre l’impasse de la promesse de changement dans les limites d’un système structurellement truqué en faveur d’une poignée de familles super riches, de sociétés multinationales et de grands créanciers qui profitent de leur contrôle sur les principaux leviers de l’économie tunisienne.

    La destitution par le président du Premier ministre Mechichi, qui était également en charge du ministère de l’Intérieur, et son remplacement par le chef de la garde présidentielle, est une tentative directe de Saïed de consolider son soutien au sein des forces de police, dont les abus généralisés et les actes de brutalité répétés à l’encontre des pauvres et des jeunes ont été un déclencheur important de la rage sociale qui a éclaté au grand jour ces derniers mois. La prise d’assaut du bureau d’Al Jazeera à Tunis par des policiers en civil, apparemment autorisés par des instructions venues d’en haut, montre que la démarche de Saïed, si elle n’est pas accueillie par une réponse forte du mouvement ouvrier et révolutionnaire, pourrait ouvrir la voie à une dangereuse escalade de mesures antidémocratiques.

    La classe ouvrière et la jeunesse révolutionnaire doivent se battre pour leur propre alternative.
    Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il faille accorder le moindre soutien à des partis comme Ennahda, dont les dirigeants utilisent aujourd’hui une phraséologie hypocrite autour de la ” défense de la révolution ” et de la ” démocratie ” contre le coup d’État constitutionnel de Saïed – alors qu’ils ont eux-mêmes toujours mené des attaques réactionnaires vicieuses contre la révolution et les droits démocratiques sous les gouvernements auxquels ils ont participé, plus notoirement entre 2011 et 2013.

    Malheureusement, mais sans surprise, face à la grave crise politique qui affecte depuis des mois les institutions du pays, la direction de la puissante UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) n’a rien trouvé de mieux ces derniers mois que de faire de nouvelles propositions pour un ” dialogue national ” entre tous les partis politiques. Et ce, alors que ces partis, suivant les traces de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le renversement de Ben Ali, n’ont rien proposé d’autre qu’un programme de guerre de classe contre la majorité : privatisation des entreprises publiques, compression des salaires du secteur public, suppression des subventions, dévaluation de la monnaie, vente de terres agricoles à des multinationales étrangères, réduction des services publics, etc.

    Au lieu d’essayer de recoller les pièces cassées du puzzle politique capitaliste, le rôle du mouvement syndical devrait être de construire une alternative politique authentique et indépendante basée sur les intérêts de la classe ouvrière, des agriculteurs pauvres, des jeunes chômeurs et des populations des régions marginalisées. Cependant, les bureaucrates de la centrale syndicale ont non seulement omis de condamner le coup de force de Saïed, mais ils l’ont même soutenu, à condition qu’il y ait des garanties que ces mesures exceptionnelles seront “limitées” et “respectueuses de la constitution”. Les travailleurs se retrouvent ainsi dans une position de spectateurs face à la bataille politique qui se joue actuellement entre les différentes ailes de la classe dirigeante.

    Pour répondre aux exigences de leur révolution inachevée, la classe ouvrière et les masses révolutionnaires ne peuvent compter sur aucun des camps pro-capitalistes opposés ; elles doivent compter sur leurs propres forces, utiliser leurs propres méthodes de lutte et mettre en avant leurs propres exigences – comme elles l’ont fait pour renverser le régime de Ben Ali il y a dix ans. La mise en place de comités d’action locaux sur les lieux de travail et dans les quartiers pour discuter de la situation actuelle et construire une mobilisation de masse selon leurs propres termes serait une très bonne façon de commencer. Mais pour que leurs efforts héroïques de la dernière décennie n’aient pas été vains, ils doivent aussi se rassembler de toute urgence pour construire leur propre alternative politique : une force de masse qui se consacre à mettre fin à l’assaut capitaliste sur leurs vies et leurs moyens de subsistance, et à lutter pour la transformation socialiste

  • [DOSSIER] Dix ans après la chute du dictateur Ben Ali, balayé par la révolution

    Manifestation Avenue Bourguiba au centre-ville de Tunis, 14 janvier 2011. Photo : wikipedia

    Il y a dix ans, à partir de la fin 2010, une puissante vague révolutionnaire a secoué l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Des manifestations localisées partant des régions les plus pauvres et marginalisées de la Tunisie se sont rapidement transformées en une insurrection nationale, la répression policière meurtrière ne faisant qu’alimenter davantage la colère contre un régime honni et corrompu.

    Par Cédric Gérôme, Alternative Socialiste Internationale

    Cette colère aboutit, dans la deuxième semaine de janvier 2011, à une déferlante de grèves de masse dans plusieurs régions successives qui précipitèrent la chute du dictateur tunisien Ben Ali, le 14 janvier, et sa fuite en Arabie Saoudite.

    La contagion révolutionnaire

    A l’occasion du 10e anniversaire de la chute du dictateur Ben Ali, les éditions Marxisme.be publient un nouvel ouvrage qui revient sur ces événements tumultueux riches en leçons pour les luttes actuelles. Parmi les plus importantes d’entre elles : la compréhension de la puissance du mouvement de masse.

    Rapidement, cette victoire arrachée par la lutte de masses libéra la confiance de millions de pauvres, de travailleurs et d’opprimés dans l’ensemble de la région. Des millions de personnes qui n’étaient plus prêtes à accepter de continuer à vivre dans la misère, le chômage et le despotisme tandis qu’une infime élite corrompue s’enrichissait allègrement aux dépens de tout le reste de la société.

    Dans l’actuel contexte d’augmentation incessante des prix des produits alimentaires, il est bon de se souvenir qu’un catalyseur important de cette gigantesque explosion populaire fut la hause des prix des produits de base, en particulier du pain. La vie quotidienne devenait sans cesse plus insoutenable pour des couches grandissantes de la population.

    Après la Tunisie, c’est l’Egypte qui s’est à son tour soulevée. Et bientôt des soulèvements et mouvements de protestation d’ampleurs diverses se répandirent en Libye, en Syrie, au Yémen, à Bahreïn, en Arabie saoudite, au Maroc, en Jordanie, au Liban, dans les territoires palestiniens, en Iraq et ailleurs. Partout s’écroulait le mur de la peur, les masses faisant preuve d’une bravoure héroïque face à la répression des milices, face aux balles des snipers et de la police. Un même slogan se répétait et résonnait partout « Echa’b yuriid isqat en-nidham » : « Le peuple veut la chute du système ».

    Au-delà des frontières, les masses prirent conscience tout à la fois de la similitude de leurs conditions et de leur puissance collective pour lutter et transformer ces conditions. Ce processus révolutionnaire éveilla les espoirs et les attentes de millions de personnes dans toute la région, mais aussi l’admiration et l’inspiration de bien d’autres aux quatre coins de la planète.

    Il fit aussi trembler les classes dirigeantes, les régimes tyranniques et les forces impérialistes qui avaient soutenus ces régimes pendant longtemps, un soutien récompensé en termes de profits généreux pour les multinationales et les banques occidentales. Ceux et celles qui croient à la fable selon laquelle la politique étrangère de la future administration américaine de Joe Bien sera focalisée sur les droits humains devraient se demander par exemple pourquoi toute l’administration démocrate d’Obama – dont Biden était le vice-président à l’époque – défendit la dictature égyptienne de Hosni Mubarak jusqu’à la dernière minute. Joe Biden lui-même déclara que Mubarak n’était pas un dictateur et qu’il ne devait pas démissionner face aux protestations croissantes contre son règne. Ce règne de près de 30 années, les masses égyptiennes lui avaient mis un terme moins d’un mois après cette déclaration embarrassante.

    L’impossible rendu possible

    Partout il semblait soudainement qu’après des décennies de dictatures, de déclin humiliant, de guerres et de pillage néocolonial, de terrorisme et de pauvreté, un changement radical était enfin à portée de la main. L’idée tenace d’un Moyen-Orient embourbé dans les conflits sectaires fut totalement retournée sur sa tête. Dans un pays après l’autre, des scènes de solidarité entre différentes communautés religieuses furent observées, les masses comprenant la nécessité de s’unir dans la lutte contre leurs oppresseurs.

    En Egypte par exemple, les chrétiens coptes protégeaient les musulmans qui priaient sur la place Tahrir, et vice versa. Brisant les traditions conservatrices et patriarcales, les femmes s’investissaient dans tous les aspects de cette lutte historique. De manière générale, la révolution semblait rendre possible tout ce qui avait été impensable et impossible la veille. Au travers de ce combat frontal contre l’oppression et l’exploitation, les prémisses d’une société nouvelle semblait émerger des actions, des occupations, des manifestations et des grèves de masse.

    C’est sans aucun doute en Tunisie et en Egypte que le processus révolutionnaire fut dans en premier temps, poussé le plus loin. Cela était dû à l’intervention à une échelle de masse de la classe des travailleurs dans l’action à partir de son outil de lutte privilégié : la paralysie de l’économie par la grève, qui fit trembler la bourgeoisie et força cette dernière à lâcher du lest plus rapidement et plus facilement qu’ailleurs pour préserver son système.

    Dans ces deux pays, des comités populaires et révolutionnaires virent le jour dans une multitude de quartiers et de localités, défiant l’appareil d’Etat de la dictature, se substituant à la police pour organiser la sécurité, et tentant de réorganiser toute une série de tâches quotidiennes selon la volonté des masses en mouvement. Dans beaucoup d’entreprises et lieux de travail, des managers corrompus furent dégagés par des travailleurs en colère.

    L’alternative et le programme : des questions cruciales

    Pourtant, bien que les classes dirigeantes furent initialement prises par surprise, elles se ressaisirent vite et organisèrent la riposte. Les victoires des premières semaines ne pouvaient pas dissimuler pour longtemps le fait que le système lui-même n’avait pas été délogé. Le pouvoir politique demeurait en définitive aux mains des classes possédantes. Le manque d’une alternative a commencé à peser lourdement, bien qu’à différents degrés selon la situation existante dans chaque pays.

    Karl Marx expliquait que les humains créent leur histoire non sur base de conditions qu’ils déterminent à l’avance, mais sur la base de conditions héritées du passé. Ces conditions impliquaient un peu partout une présence et influence très faible de la gauche organisée et l’absence d’outils politiques propres au mouvement ouvrier et révolutionnaire. Les masses avaient une conscience claire et déterminée de ce qu’elles ne voulaient plus, mais pas une idée claire de ce avec quoi remplacer ce qu’elles ne voulaient plus.

    De plus, chaque pays était entré dans la danse avec ses propres caractéristiques, sa propre histoire, et sa constellation de forces politiques spécifiques. De fortes traditions tribales en Libye. Des appareils d’Etats érigés sur la base du sectarisme en Syrie et en Irak. Une pénétration importante de l’armée dans l’économie et la politique en Egypte. Tous ces éléments, bien que poussés sur la défensive au début des mouvements, rejaillirent avec d’autant plus de force que le mouvement révolutionnaire n’avait pas d’alternative ni de programme bien défini à opposer aux forces de la contre-révolution.

    La fin du processus révolutionnaire ?

    De plus, les puissances impérialistes, voyant leurs intérêts menacés par cette vague révolutionnaire, ne restèrent évidemment pas sans broncher. Les bombardements de l’OTAN en Libye répondaient à une volonté de l’impérialisme occidental de « reprendre la main » sur le processus en cours et restaurer son prestige meurtri. A leur tour, les dictateurs libyens et syriens, Mouammar Kadhafi et Bashar al Assad, instrumentalisèrent la peur de l’intervention impérialiste pour se préserver un soutien et diviser le mouvement de révolte. Pour la même raison, tous deux jouèrent aussi sur les divisions communautaires, tribales, régionales et religieuses facilitées par la faiblesse du mouvement ouvrier organisé dans leurs pays respectif. En Syrie, en Libye mais aussi au Yémen, les révolutions se sont mutées en guerres civiles prolongées, alimentées par les interventions extérieures.

    Après une seconde et puissante révolte contre le règne des Frères Musulmans qui avaient remporté les premières élections à la suite de la chute de Mubarak, la révolution égyptienne a succombé à la contre-révolution, la résistance étant petit à petit étouffée par la répression militaire sauvage suite au coup d’Etat militaire de Abdel Fattah el-Sissi à l’été 2013.

    La même année, Daesh – aussi connu sous le nom du soi-disant « Etat Islamique » – s’est emparé de pans entiers de territoire en Irak et en Syrie se nourrissant de la désillusion ambiante et des revers de la révolte syrienne. Un règne de terreur et de violence extrême fut instauré sur les zones sous son contrôle.

    Dans un tel contexte, beaucoup succombèrent à l’époque à l’idée selon laquelle le processus révolutionnaire dans la région était terminé. Dans un article publié en décembre 2016 intitulé « La tragédie syrienne signale la fin des révolutions arabes », le journaliste britannique Robert Fisk, pourtant fin connaisseur de la région, écrivait par exemple : « Tout comme l’invasion catastrophique anglo-américaine de l’Irak a mis fin à l’épopée occidentale des aventures militaires au Moyen-Orient, la tragédie syrienne garantit qu’il n’y aura plus de révolutions arabes. »

    Notre internationale, bien que consciente dès le début des limites du processus, ne l’avait jamais enterré aussi facilement pour autant. Nous avions gardé une confiance dans la capacité des masses à se relever et à se relancer dans de nouveaux assauts contre l’ordre ancien ou contre de soi-disant « nouveaux » régimes ne faisant que répéter les politiques du passé.

    À l’époque de la vague révolutionnaire en 2010-2011, nous expliquions que les mouvements de masse ne pourraient pas durer indéfiniment et qu’ils se heurteraient à de sérieuses complications ainsi qu’à des défaites en raison du manque de partis et de directions pour les représenter. Mais nous soulignions également que les contre-révolutions, vu leur incapacité à se reconstruire une base sociale solide dans un contexte de crise généralisée du système capitaliste, et reproduisant tous les ingrédients qui avaient mené à l’explosion révolutionnaire initiale, ne pourraient reprendre la main durablement. Les processus révolutionnaires allaient inévitablement rejaillir, avec des révoltes encore plus profondes des masses laborieuses et des pauvres de la région.

    Une nouvelle vague révolutionnaire

    Et c’est ce qui se produisit à partir de décembre 2018, lorsqu’une autre chaîne de soulèvements et de révolutions explosa, à commencer par le Soudan. En février 2019, la population algérienne dévala dans les rues à son tour après que le président Abdelaziz Bouteflika ait annoncé son intention de briguer un cinquième mandat. Bouteflika fut forcé par l’armée d’abandonner le pouvoir suite à un mouvement spontané de grève quasi généralisée s’étalant sur plusieurs jours. Et le tyran soudanais Omar al Bashir connut le même sort une semaine plus tard.

    Bien qu’ayant sa dynamique propre, cette nouvelle vague révolutionnaire s’appuyait sur certaines leçons dégagées de l’expérience de la première. Parmi celles-ci, la compréhension plus approfondie que pour une lutte réussie, aucun répit ne pouvait être offert une fois que la tête des régimes était tombée et qu’il fallait au contraire redoubler d’efforts pour déraciner les structures et les institutions sur lesquelles elle repose.

    Au Soudan, un conseil militaire composé de généraux dont les mains étaient pleines de sang des crimes, des tortures et des guerres de la dictature d’Al Bashir arracha le pouvoir. A la place de Bouteflika, un président sans aucune légitimité populaire fut installé par les militaires. Mais dans les deux cas, les manifestations ne s’arrêtèrent pas, que du contraire.

    Un slogan populaire scandé lors du sit-in à Khartoum, au Soudan, était «Soit la victoire, soit l’Égypte». Le slogan «l’Algérie est in-sisi-able» fut aussi exprimé dans les rues algériennes. Ces exemples démontraient que l’expérience du coup d’État militaire égyptien avait pénétré la conscience populaire à l’échelle régionale et que les masses avaient tiré des enseignements de l’échec de la révolution égyptienne.

    Ils démontrent également les instincts internationalistes qui ont animé ces mouvements révolutionnaires depuis leur début, les masses considérant la lutte dans chaque pays, en quelque sorte, comme leur lutte également. Ce n’est donc pas une coïncidence si la même année, à partir d’octobre 2019, les peuples d’Irak et du Liban se soulevèrent eux aussi.

    Les conditions en Irak et au Liban sont extrêmement différentes, mais en réalité extrêmement similaires. Le sort des populations de ces deux pays s’est retrouvé aux mains d’un consortium de dirigeants et de seigneurs de guerre sectaires, riches et corrompus qui, en apparence, sont en désaccord les uns avec les autres mais, en réalité, sont prêts à s’unir dès que le système garantissant leurs intérêts mutuels est menacé.

    Les deux soulèvements ont identifié que la source de leurs malheurs n’est pas une religion ou l’autre, une stratégie éprouvée depuis longtemps pour maintenir divisés les travailleurs et les classes populaires. Leur ennemi est en fait les classes dirigeantes dans leur intégralité, le réseau de relations clientélistes qui les soutient, les milieux économiques affairistes qui profitent de leur emprise sur le pouvoir pour s’enrichir.

    En Iran aussi, on a vu une succession de mouvements de masses, surtout à partir de la fin 2017 / début 2018, avec un nouveau pic en novembre 2019, tandis que la base sociale du régime pourri des Mollahs s’effrite presque de jour en jour. Le rôle impérialiste régional de l’Iran, les sanctions ainsi que les tensions et menaces militaires planant sur ce pays ont tendance à éclipser dans la couverture médiatique la résistance ouvrière authentique qui s’y développe, une résistance qui rencontre généralement la répression la plus brutale.

    À l’instar de ce qui se passe ailleurs, la rage des masses iraniennes est animée non seulement par la soif de libertés démocratiques mais aussi – et peut-être même surtout – par la détérioration incessante des conditions matérielles d’existence, les inégalités grotesques et la suppression des subventions d’État sur les produits de première nécessité. Il est à noter par ailleurs que c’est exactement ce même type de politiques que les institutions financières internationales continuent de préconiser pour la région.

    La solidarité internationale

    Malgré les divisions nationales et religieuses entretenues par les cliques au pouvoir, l’inspiration mutuelle des mouvements en Irak, au Liban et en Iran étaient absolument évidentes. Les manifestants iraniens, par exemple, descendaient dans la rue en scandant « l’ennemi est à la maison », montrant par là non seulement leur solidarité avec les soulèvements au Liban et en Irak mais aussi leur opposition aux interventions militaires du régime iranien dans ces pays. En octobre 2019, les occupants de la place Tahrir à Bagdad envoyèrent un message de solidarité aux manifestants iraniens, insistant sur le fait que leur problème se trouvait uniquement au niveau du régime iranien, lequel soutient des politiciens et criminels corrompus en Irak, et qu’ils espéraient pouvoir construire des relations fortes et durables avec le peuple iranien qui lui aussi, mérite un gouvernement juste.

    La réverbération et l’influence mutuelle de ces luttes en a été une caractéristique essentielle, basée sur la réalisation de leur inséparabilité, dans le cadre d’un système planétaire reproduisant les mêmes logiques partout. La solidarité internationale ne s’est d’ailleurs pas limitée à cette région. En 2011 déjà, des millions de travailleurs et de jeunes du monde entier suivaient les événements révolutionnaires en temps réel.
    L’impact international de ces mouvements s’est manifesté quelques semaines après la chute de Mubarak lorsqu’un mouvement de masse éclata dans le Wisconsin, aux États-Unis, contre des attaques anti-syndicales. Les banderoles et pancartes faisaient explicitement référence aux luttes en Tunisie et en Égypte. La même année, le mouvement Occupy Wall Street et celui des «Indignés» éclata en Espagne, en Grèce et dans d’autres pays.

    En 2019, des révoltes de masse ont éclaté depuis le Chili jusqu’à Hong Kong, et des grèves et marches pour le climat ont démontré la volonté de millions de jeunes et de moins jeunes de se battre pour en finir avec la catastrophe écologique que ce système occasionne. Cette année, les manifestations de Black Lives Matter contre le racisme et la violence policière se sont répandues comme une traînée de poudre à l’échelle internationale. Tout cela fait preuve d’une plus large reconnaissance que la souffrance d’un peuple dans un coin de la terre est la souffrance de tous, un sentiment qui s’est renforcé au vu de la triple catastrophe économique, climatique et sanitaire à laquelle nous sommes tous et toutes confrontés.

    Bien que durant l’année 2020, beaucoup de ces luttes ont été initialement durement frappées par la pandémie, la deuxième partie de l’année a illustré le fait qu’elles sont bien loin d’être terminées, que du contraire. Même en Syrie, des protestations appelant ouvertement au renversement d’Assad ont éclaté en juin dernier. L’été dernier, l’Iran a été traversée par une vague de grèves sans précèdent depuis la révolution de 1979, et encore en octobre, le pays a enregistré un total de 341 manifestations dans 83 villes, avec une moyenne de 11 protestations par jour. En septembre, l’Égypte fut témoin de six jours consécutifs de manifestations dans plus de 40 villes et villages, c’était la première fois que des manifestations appelant au départ de Sissi avaient lieu dans plus d’une province égyptienne à la fois.

    Un processus de longue durée

    Il est donc clair que quel que soit le degré de violence qu’elles déchaînent, les classes dirigeantes ne peuvent jamais complètement éteindre la flamme de la révolte et de la résistance. Les deux vagues révolutionnaires ont été séparées par près d’une décennie, mais il faut les considérer comme faisant partie d’un processus révolutionnaire continu dans toute la région. Un processus qui, avec l’incapacité du capitalisme et des classes dirigeantes à résoudre les contradictions politiques, économiques et sociales qui ont donné naissance à ces mouvements, est appelé à se poursuivre d’une manière ou d’une autre.

    Même en Tunisie, dont la transition démocratique est souvent présentée comme une « success story », la réalité est bien différente du mythe. Les difficultés économiques sont pires que sous le régime de Ben Ali. Un sondage d’opinion publié en novembre 2020 par le ‘Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux’ (FTDES), en dit long sur ce qu’en pensent les pauvres, jeunes et travailleurs en Tunisie même. 83,6% des jeunes disent considérer la société tunisienne inéquitable, 71,3% la jugent “pas fondée sur de bonnes bases”, 69,7% estiment que l’État ne répond pas aux besoins de base et 81,6% pensent que l’État privilégie les riches. Récemment, des mouvements de protestation et de grèves simultanés se sont étendus à plusieurs gouvernorats du pays. Une grève générale a encore frappé la région de Kairouan en décembre pour demander des emplois et une amélioration immédiate des services de santé et de l’infrastructure.

    Organiser la colère

    Ceci dit, tout en saluant la poursuite nécessaire de ces luttes, nous ne pouvons pas nous arrêter à ce constat. À la lumière des drames, des contre-révolutions et des bains de sang qui se sont déroulés dans la région au cours de la dernière décennie, l’idée que les passions populaires et la lutte spontanée vont suffire à elles seules à éradiquer l’ordre ancien et à en finir avec le système d’exploitation et d’oppression actuel, est inadéquate.

    Tous ces mouvements ont montré que face à un ennemi puissant et organisé – une classe dominante consciente de ses intérêts – le changement révolutionnaire ne peut être laissé à la simple chance et spontanéité. Si la spontanéité révolutionnaire peut dans un premier temps représenter un atout pour surprendre et déstabiliser le camp adverse, cet avantage se transforme en désavantage, en facteur déstabilisant pour la révolution, s’il n’est pas dépassé.

    Ce que toutes les luttes qui ont éclaté dans la région ont montré au cours des dix dernières années, c’est que si elles ne sont pas armées d’un programme ainsi que d’organisations pour le mettre en œuvre, elles finiront par aboutir à des reculs, par se dissiper, ou pire, par être manipulées et récupérées pour servir l’agenda de forces réactionnaires. Un parti, un programme et une direction politique sont nécessaires pour organiser les masses laborieuses, la jeunesse et tous les opprimés, faire avancer leurs luttes et les mener jusqu’au renversement du capitalisme.

    Malheureusement, plutôt que de se saisir de ces luttes révolutionnaires historiques pour s’enraciner parmi les travailleurs et les jeunes, plutôt que de se tourner pleinement vers le mouvement de masse et de chercher à s’en faire l’expression politique sur la base d’une opposition résolue à ce système, la gauche s’est bien souvent tirée des balles dans le pied en cherchant toutes sortes d’arrangements et de compromissions avec les représentants de ce système.

    Au Soudan, l’Association syndicale des professionnels soudanais (SPA), qui a joué un rôle de premier plan dans les mobilisations contre le régime d’al Bashir, a formé une coalition avec diverses forces d’opposition connue sous le nom de « Forces pour la liberté et le changement », laquelle a conclu en août 2019, sur le dos de la population, un partage de pouvoir avec les généraux contre-révolutionnaires.

    En Syrie, des pans entiers de la gauche internationale se sont fourvoyés dans une fausse dichotomie. Certains se sont appuyés sur des définitions archaïques de l’anti-impérialisme pour justifier l’injustifiable en applaudissant les massacres et les bombes d’Assad et de ses soutiens. D’autres ont glorifié les bandes armées et les militants jihadistes au nom du soutien à la révolution contre le régime, ou encore exigeaient que les forces impérialistes occidentales s’impliquent davantage dans la guerre.

    En Tunisie et en Egypte, les partis les plus influents de la gauche locale ont porté leur soutien à des forces de l’ancien régime au nom de la lutte contre les islamistes et les frères musulmans, pavant la voie à leur propre destruction …

    Il est donc nécessaire de tirer les leçons de ces erreurs pour les batailles à venir, en particulier la nécessité de garantir l’indépendance politique du mouvement ouvrier et révolutionnaire face aux forces et partis capitalistes, et d’encourager à chaque étape la lutte par des moyens qui lui sont propres.

    Il n’y a pas de raccourci possible : bien que chaque petite victoire est importante, aucun progrès durable n’est possible tant que la société reste dirigée par la loi du profit et que l’économie est contrôlée par une minorité dont les intérêts et la position dépendent de l’appauvrissement et l’oppression de la majorité.

    C’est pourquoi organiser les masses à l’échelle internationale pour unifier toutes les luttes en une seule lutte globale pour renverser le système capitaliste, et construire une alternative socialiste démocratique, est la meilleure manière d’honorer et poursuivre le combat, les efforts et les sacrifices entamés par les masses laborieuses et les exploités de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient il y a dix ans. Solidarité !

  • Editions Marxisme.be : “Le peuple veut la chute du système – Révolution et contre-révolution en Tunisie (2010-2013)”

    Photo : Wikicommon. Sur la banderole : “El Bouazizi nous a laissé un conseil : ne jamais abandonner la lutte”

    A l’occasion du 10e anniversaire de la chute du dictateur Ben Ali, les éditions Marxisme.be publient un nouvel ouvrage qui revient sur ces événements tumultueux riches en leçons pour les luttes actuelles. Parmi les plus importantes d’entre elles : la compréhension de la puissance du mouvement de masse. Le texte ci-dessous est l’introduction du livre. Nous espérons bien entendu qu’elle vous donne envie d’en faire l’acquisition.  

    Au sujet de l’auteur : Cédric Gérôme est membre de l’Exécutif International d’Alternative Socialiste Internationale. Il a visité la Tunisie a de nombreuses reprises, y compris pendant les événements révolutionnaires de janvier 2011. Il a écrit de manière extensive sur les questions touchant à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

    Le peuple veut la chute du système – Révolution et contre-révolution en Tunisie (2010-2013)

    Retour là où tout a commencé. Il y a dix ans, la Tunisie devint le point de départ d’une chaîne d’événements historiques qui, à l’origine, suscitèrent l’imagination populaire du monde entier, et ont depuis profondément remodelé l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

    L’allumette utilisée par le vendeur de rue tunisien Mohamed Bouazizi pour s’immoler par le feu par désespoir, un jour d’hiver 2010, embrasa toute la région. En quelques semaines, les familles arabes régnantes, les généraux, les magnats d’affaires, les potentats et les dictateurs, les cheikhs et les monarques, ainsi que leurs puissants soutiens internationaux, tous tremblaient d’effroi à l’éruption de millions d’exploités déferlant dans les rues, de Tunis à Sanaa, de Manama au Caire. Le slogan “Ash-sha’b yurid isqat an-nidham” (Le peuple veut la chute du système), reflétait la soif éperdue d’une rupture fondamentale avec l’ordre ancien. Croulant sous une misère insupportable, la corruption, le chômage endémique, l’humiliation constante par des appareils d’État pachydermiques, les masses ne pouvaient plus vivre comme avant. L’ancienne manière pour les élites dirigeantes de maintenir leur système en place ne fonctionnait plus. Les conditions étaient réunies pour une confrontation massive entre les classes.

    Le matin du 15 janvier 2011, alors que le despote tunisien Zine El Abidine Ben Ali avait fui le pays la veille après qu’une puissante cascade de grèves ne lui ait laissé d’autre choix, je me pointai, avec mon sac à dos embarqué à la hâte, à l’aéroport de London Heathrow. L’employé de British Airways me demanda quelle était la destination de mon vol. “Tunisie”, lui dis-je. “C’est pas là qu’il y a une guerre, ou quelque chose comme ça ?”, répondit-il, un peu surpris par ma réponse. “C’est pas une guerre, c’est une révolution”, tentai-je de lui expliquer. Alors que les guerres en Libye, en Syrie et au Yémen ont par la suite fait la une des gros titres, les notions de guerre et de révolution ont été quelque peu amalgamées. L’aéroport international de Tripoli par lequel je devais transiter, encore à l’époque sous le regard bienveillant de larges portraits de Mouammar Kadhafi ornant les murs, a depuis été détruit par les bombes dans le cadre d’une bataille entre milices rivales. Les souvenirs révolutionnaires du bien mal nommé “Printemps arabe”1 ont plus tard paru ensevelis sous les images de sièges militaires brutaux, de violence sectaire, d’exode massif de réfugiés, d’enfants affamés et des actions abominables de Daesh. Dans un article publié en décembre 2016 intitulé “La tragédie syrienne signale la fin des révolutions arabes”, un journaliste aussi alerte que feu Robert Fisk écrivait : “Tout comme l’invasion catastrophique anglo-américaine de l’Irak a mis fin à l’épopée occidentale des aventures militaires au Moyen-Orient, la tragédie syrienne garantit qu’il n’y aura plus de révolutions arabes.”2

    Il s’agissait là d’une grave erreur de jugement. À l’époque de la première vague révolutionnaire de 2010-2011, notre Internationale expliquait que les mouvements de masse ne pourraient pas durer indéfiniment et qu’ils se heurteraient à de sérieuses complications ainsi qu’à des défaites en raison du faible niveau d’organisation et de l’héritage encore pesant de l’affaiblissement des idées socialistes parmi les travailleurs, les jeunes et les peuples opprimés de la région. Mais nous soulignions également que malgré ses facteurs, les contre-révolutions ne pourraient reprendre la main durablement et que les processus révolutionnaires allaient inévitablement rejaillir, avec des révoltes encore plus profondes contre le système en place.

    Seulement deux ans après la prophétie fataliste de Fisk, la rage accumulée de longue date par le peuple soudanais explosait à son tour, annonçant une nouvelle vague de soulèvements révolutionnaires qui mit fin à deux autres dictateurs nord-africains, et donna lieu aux défis populaires combinés les plus spectaculaires jamais posés aux élites sectaires du Liban et de l’Irak. L’inspiration internationale de ces mouvements était évidente dans la nouvelle poussée de protestations par les masses iraniennes en novembre 2019. À l’été 2020 encore, ce pays fut secoué par une vague de grèves sans précédent depuis la révolution de 1979 ; en octobre, il enregistrait un total de 341 manifestations dans 83 villes, avec une moyenne de 11 manifestations par jour.3

    Même dans le Sud de la Syrie, des manifestations anti-gouvernementales ont éclaté en juin 2020 dans la ville de Sweida, au cours desquelles la foule appelait au renversement du président Bashar al-Assad. En septembre 2020, l’Égypte fut témoin de six jours consécutifs de manifestations dans plus de 40 villages – la première fois que des manifestations appelant au départ du président Abdel Fattah el-Sissi avaient lieu dans plus d’une province égyptienne à la fois. Pour dire les choses autrement, quelles que soient les litres de sang que les classes dirigeantes sont prêtes à verser, elles ne briseront jamais la résolution humaine à se rebeller, tôt ou tard, contre la tyrannie et l’exploitation. L’héritage le plus tenace de la vague révolutionnaire de 2010-2011, à savoir la compréhension de la puissance du mouvement de masse, perdurera quoi qu’il arrive. Comme le disait très justement un graffiti au Caire en 2011, “La Révolution n’a pas changé le système mais elle a changé le peuple.”4

    Leur récit et le nôtre

    Pourtant, l’histoire est écrite par les vainqueurs, dans les guerres comme dans les révolutions. Pour les classes capitalistes du monde entier, déprécier la capacité des travailleurs à changer la société est toujours un élément central de cet exercice. Démontrer le contraire, en revisitant la période la plus importante de la révolution tunisienne, est un fil conducteur de ce livre.

    Les années post-Ben Ali ont été témoins d’un flux presque ininterrompu d’une propagande double et contradictoire : d’une part, le militantisme, le radicalisme et la profondeur de la lutte révolutionnaire sont amoindris et édulcorés. D’autre part, ses conquêtes véritables sont exagérées – un effort qui a commencé immédiatement après que Ben Ali ait embarqué dans son avion pour l’Arabie saoudite. Il suffit ici de mentionner que 22.000 mouvements de protestation et 600.000 jours de grève ont été enregistrés dans les douze mois qui ont suivi cet épisode5. Loin de fermer les portes de la révolution, le renversement de Ben Ali ne fit que les ouvrir pleinement.

    Aujourd’hui, il est devenu cliché de lire ou d’entendre dire que la Tunisie est la seule “success story” de la vague de révolutions initiée il y a dix ans. Il faut alors se demander pourquoi les arrivées de migrants tunisiens en Europe cette année ont dépassé celles provenant de Libye, pourtant déchirée par la guerre. Il est difficile d’ignorer le contraste entre le ton satisfait des commentateurs, et la profonde désillusion d’une grande partie du peuple tunisien quant à la direction que prend leur pays. Dans un sondage d’opinion publié en novembre 2020 par le Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES), 83,6% des jeunes disent considérer la société tunisienne inéquitable, 71,3% la jugent “pas fondée sur de bonnes bases”, 69,7% estiment que l’État ne répond pas aux besoins de base et 81,6% pensent que l’État privilégie les riches.6

    Un gouvernement dysfonctionnel ne survit que par défaut grâce à un parlement se débattant dans une atmosphère fétide de violence verbale et physique, otage d’alliances stériles et sans principes évoluant au gré des opportunismes, des corruptions et des trahisons du jour.
    Le pays continue d’être dirigé au profit d’une petite élite, laquelle inclut de nombreuses familles et entreprises qui se sont enrichies sous le régime de Ben Ali. De l’autre côté du spectre social, la majorité de la population fait face à des conditions socio-économiques qui sont pires que sous l’ancien régime. Un nombre croissant de Tunisiens ne peuvent plus subvenir à leurs besoins alimentaires quotidiens, alors que le chômage continue de grimper et que les prix des produits de base ont explosé. La crise du COVID-19 a exacerbé une crise économique déjà désastreuse, avec plus de 200.000 pertes d’emplois depuis le début de la pandémie – un chiffre assurément sous-estimé compte tenu du poids persistant du secteur informel. Une multiplication par cinq de la violence de genre a été enregistrée cette année, tandis que les gains bien discutables pour les femmes tunisiennes après la révolution sont restés sur le papier. Les infrastructures dans les gouvernorats de l’intérieur font toujours cruellement défaut et les disparités régionales sont encore plus grandes que sous Ben Ali.

    Alors que ce livre est sur le point d’être publié en vue du 10ème anniversaire du soulèvement, les Tunisiens sont de retour dans la rue, avec une nouvelle vague de protestations sociales et de grèves s’étendant à plusieurs des gouvernorats marginalisés de l’intérieur du pays – y compris à travers des grèves générales régionales au Kef, à Kairouan et à Jendouba – pour exiger des emplois et une amélioration immédiate des infrastructures sanitaires et d’autres services locaux. À Jendouba, la mort d’un médecin de 27 ans, qui à la suite d’une garde de 24 heures dans l’hôpital de la ville, a chuté dans une cage d’ascenseur depuis le cinquième étage après l’ouverture des portes mais sans qu’il n’y ait d’ascenseur en place, a mis à nu l’état criminellement négligé du secteur de la santé dans le pays.

    Pendant ce temps, la dette publique héritée des anciennes mafias au pouvoir, qui représentait 40% du PIB en 2010, approche à présent les 90%, et est toujours utilisée comme justification pour hacher dans des budgets sociaux déjà rachitiques.

    Les exigences de la révolution de 2010-11 n’ont donc pas du tout été satisfaites. Un jeune manifestant sans emploi résume la situation comme suit : “On a la liberté, mais on ne peut pas manger la liberté.” Pourtant, même la liberté est loin d’être garantie, comme l’illustrent les abus étatiques rampants et la montée des attaques contre les droits démocratiques.

    En 2015, année de la première rédaction de ce livre, les cas de torture dans les commissariats de police avaient atteint leur plus haut niveau depuis le renversement de Ben Ali. La police n’a fait qu’augmenter en nombre depuis 2011, tout comme le budget qui lui est alloué. Au cours de la dernière décennie, de nombreux pas visant à la réintroduction d’un État policier ont été pris. Tous les pas à reculons en cette matière ont été le fruit de luttes. Ce fut le cas lorsqu’en septembre 2020, de larges mobilisations menées par la jeunesse ont empêché la ratification d’un projet de loi d’immunité policière qui, de fait, donnerait aux flics un permis de tuer gratuitement.

    Les tribunaux tunisiens n’ont prononcé aucune condamnation dans le cadre des affaires traitées par la ‘Commission Vérité et Dignité’, chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme commises par l’ancien régime. Le même code pénal que sous Ben Ali est toujours en vigueur, permettant, entre autres choses, de poursuivre les gens pour leur orientation sexuelle. Bien que légèrement amendée, la tristement célèbre loi 52 qui jette les gens en prison pour “consommation de stupéfiants” – une loi que la dictature a utilisée pour assurer le contrôle de sa jeunesse et faire taire les opposants politiques – est toujours en application, provoquant une montée en flèche de la population carcérale, sans dissuader pour autant la consommation de drogue. Bien au contraire, les profits sur le marché noir ont monté en flèches au cours de la dernière décennie, en parallèle à la consommation de drogue chez les jeunes, dans un contexte de détresse économique et de chômage de masse.

    Une contre-révolution avec des gants démocratiques

    Malgré tout, le récit d’une “Tunisie démocratique” n’est pas totalement inexact : la révolution a donné naissance à des structures d’État plus démocratiques qu’en Égypte, par exemple – avec une nouvelle Constitution, un président élu et un certain degré de liberté d’expression et de pluralisme politique. Ces différences sont le sous-produit non pas d’une classe dirigeante plus raisonnable ou accommodante qu’ailleurs dans la région, bien sûr, mais d’un mouvement ouvrier comparativement plus organisé qui a empêché la bourgeoisie de s’engager sur la voie d’une réaction plus violente. Comme nous le verrons, les islamistes de droite du parti Ennahda ont failli à évaluer ce facteur correctement, tentant de s’engager dans une confrontation frontale avec l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) : à deux reprises, ils ont conduit le pays au bord de l’insurrection.

    Dévoiler la réalité de ce qui s’est passé en Tunisie pendant les mois tumultueux de l’hiver et de l’été 2013 occupe l’essentiel de la deuxième partie de ce livre. La doctrine Djerejian, inspirée par les thèses politiques du diplomate américain Edward P. Djerejian, supposait que l’islam politique, une fois au pouvoir, ne l’abandonnerait jamais, selon les principes “une personne, une voix, une fois.” Cette théorie mal ficelée a autant de valeur que celles qui supposaient, avant 2011, que les régimes dictatoriaux de la région représentaient un horizon indépassable : une valeur nulle, autrement dit, parce qu’elles écartent entièrement de l’équation le facteur crucial de la lutte de classes. Nous avons l’intention de le remettre bien à sa place.

    Les luttes révolutionnaires de 2018-2019 au Soudan, en Algérie, au Liban et en Irak sont souvent qualifiées de “deuxième vague” ou de “deuxième partie” des révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – après la “première vague” ou “première partie” en 2010-2011. Presqu’universellement négligées sont les explosions volcaniques de luttes qui ont ébranlé le pouvoir des islamistes en Égypte et en Tunisie au cours de l’année 2013.

    Ceux et celles qui ont été activement impliqués dans les révolutions égyptienne et tunisienne de 2011 savaient très bien que ces luttes n’avaient été ni organisées, ni soutenues ni dirigées par les Frères musulmans et Ennahda. Après les premières élections “démocratiques” – ou, pour le dire plus sobrement, les premières élections non marquées par un trucage pur et simple du vote – ces partis sont arrivés au pouvoir grâce à l’énorme vide politique laissé par le manque d’une alternative révolutionnaire dans les deux pays. Mais après moins de deux ans, ce pouvoir éclata, tel un abcès causé par l’ingestion d’un corps étranger ; leur projet islamiste, autoritaire et pro-patronal s’écrasa violemment contre les aspirations révolutionnaires de millions de travailleurs, de paysans pauvres et de jeunes.

    Dans les deux pays, cette deuxième vague révolutionnaire fut en fait plus large, plus profonde et plus rapide que la première. En février puis à nouveau en juillet 2013, la Tunisie fut secouée par deux grèves générales historiques, des centaines de milliers de personnes exigeant la chute du gouvernement dirigé par les islamistes. Lors de la grève générale du 6 février, coïncidant avec les obsèques du dirigeant de gauche Chokri Belaïd – dont l’assassinat avait déclenché la grève – plus d’un million de personnes déferlèrent dans les rues de la capitale Tunis. C’était au moins cinq fois le nombre de manifestants dans la rue le jour de la chute de Ben Ali.

    Cependant, la même raison qui avait initialement aidé les islamistes à conquérir le pouvoir – le manque d’organisation et de direction du côté des masses révolutionnaires – encouragea d’autres ailes de la classe capitaliste à s’installer à leurs places.

    En Égypte, les généraux usurpèrent le pouvoir, imposant d’abord un coup sanglant aux Frères musulmans – en prélude à une répression plus large, poussant la révolution elle-même en marche arrière rapide et érigeant une nouvelle dictature monstrueuse sur les cendres de cette défaite. Pourtant, tant la force motrice que la motivation intime derrière le coup d’État militaire de Sissi avaient été un puissant mouvement de révolte de plusieurs millions de personnes à travers l’Égypte. Le magazine britannique de droite The Economist avait compris ce qui était en jeu lorsqu’il déclarait en juillet 2013 : “Le précédent que l’éviction de M. Morsi crée pour d’autres démocraties fragiles est terrible. Cela encouragera les mécontents à essayer d’éjecter les gouvernements non pas en les votant dehors, mais en perturbant leur pouvoir. Cela incitera les oppositions partout dans le monde arabe à poursuivre leurs agendas dans les rues, pas dans les parlements.”7

    Du point de vue des classes dirigeantes, dissuader les masses de “poursuivre leurs agendas dans les rues” était précisément la mission historique de Sissi. Certains à droite étaient plus francs encore, comme le montre un éditorial du Wall Street Journal de l’époque affirmant que “les Égyptiens auraient de la chance si leurs nouveaux généraux au pouvoir se révélaient être dans le moule d’Augusto Pinochet du Chili.”8

    Aucun Pinochet ou Sissi tunisien n’aurait pourtant pu faire l’affaire. Au-delà de l’état dérisoire de l’armée tunisienne, l’existence de l’UGTT, forte de son million de membres et de 150 locaux à travers le pays, est une force avec laquelle il faut compter. Cela dit, la classe capitaliste a pu s’appuyer sur la collaboration de la direction centrale de ce syndicat, ainsi que de la direction de tous les partis de gauche ayant une certaine influence dans les mouvements ouvrier, étudiant et sociaux, pour agir en tant que gardiens du système. Au fur et à mesure que l’on prend conscience des événements qui prirent place entre la fin 2010 et la mi-2013, la contradiction entre le potentiel et l’ingéniosité révolutionnaires extraordinaires révélés par la lutte de masse, et la manière dont les dirigeants de la gauche et du syndicat y ont réagi, devient difficilement contestable.

    Ce livre soutient que dans les semaines tumultueuses qui ont suivi le renversement de Ben Ali, et à nouveau pendant les circonstances révolutionnaires de 2013, des éléments de “double-pouvoir” étaient apparus dans le pays. Cela signifie qu’en-dehors et en opposition à la classe capitaliste et à sa machine d’État, le processus révolutionnaire avait donné naissance à des structures locales de base, germes d’un État nouveau construit par les masses elles-mêmes : des comités de défense et de quartier mais aussi, dans certaines villes, des conseils populaires. Une fois en mouvement, les masses ne se sont pas contentées de se débarrasser de dirigeants dégénérés et parasitaires. Radicalisés par la réponse de ces derniers et imbus de leur propre force, les travailleurs, les jeunes, les pauvres des villes comme des campagnes, commencèrent à prendre les choses en main, dessinant les grandes lignes d’un avenir sans patrons, sans police et sans fonctionnaires corrompus, démontrant leur capacité à diriger et organiser la société différemment. A ceux et celles qui raillent le socialisme, une société organisée démocratiquement par les travailleurs, comme utopique et irréaliste – prenez-en bonne note.

    Pourtant, au lieu d’investir leur confiance dans la lutte révolutionnaire, les principaux partis de gauche (réunis d’abord dans le ‘Front du 14 janvier’, ensuite dans la coalition du ‘Front Populaire’), durant tous les moments charnières de la révolution, se tournèrent plutôt de l’autre côté et négocièrent avec la bureaucratie syndicale et la contre-révolution. Au lieu de conduire le mouvement de masse sur la voie du pouvoir, ils le firent dérailler dans les canaux asséchés du capitalisme et de ses structures étatiques discréditées. Ils poussèrent leur zèle tellement loin dans cette voie qu’à l’été 2013, ils signèrent un “pacte avec le diable”, se joignant dans une grande alliance avec Nidaa Tounes – un sanctuaire politique pour les ex-partisans de l’ancien régime – dans la poursuite apparente d’objectifs laïques contre l’agenda du parti islamiste. En février 2015, Nidaa Tounes et Ennahda acceptèrent de partager le pouvoir dans un gouvernement d’unité nationale, déchirant en mille morceaux la stratégie terriblement myope et court-termiste de la gauche.

    En agissant ainsi, les partis de gauche signèrent aussi leur propre arrêt de mort politique. À l’approche des dernières élections législatives d’octobre 2019, malgré la montée du mécontentement social et l’effondrement des principaux partis de la bourgeoisie, le Front Populaire fut victime d’un effondrement complet : une scission en son sein avant les élections, suivie d’un anéantissement quasi total sur le plan électoral. C’était la note à payer pour ses trahisons antérieures, dont il ne s’était jamais réellement remis.

    C’est l’une des nombreuses et riches leçons de la révolution tunisienne abordées dans ce livre. Il n’y a aucun doute que la révolution s’est engagée sur une route beaucoup plus tordue et boueuse que celle que nombre de ses participants avaient probablement imaginée pendant les jours euphoriques qui suivirent la chute de Ben Ali il y a dix ans. Mais alors que le capitalisme mondial est entré dans une nouvelle période de crise et d’instabilité accrues, de nouveaux bouleversements révolutionnaires se préparent, en Tunisie comme ailleurs, dont certains éclipseront de beaucoup ce qui s’est passé à l’époque. Pour se préparer à ces futures batailles sociales et politiques, assimiler les leçons de la révolution tunisienne constituera un atout précieux. Si “Le Peuple Veut la Chute du Système” peut au moins partiellement contribuer à les rendre plus claires, il aura rempli la tâche pour laquelle il a été écrit.

    Cédric Gérôme, janvier 2021.

    Notes :

    1. “Mal nommé” parce que, entre autres, ce terme exclut les Kurdes, les Amazighs, les Assyriens, les Perses et de nombreux autres groupes de populations vivant au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qui ont été impliqués dans ces luttes. Nous préférons le considérer comme un phénomène régional plutôt que comme un phénomène exclusivement “arabe”.
    2. The tragedies of Syria signal the end of the Arab revolutions, Robert Fisk, 24 décembre 2016
    3. Summary of Protests in Iran in October 2020 (https://irannewsupdate.com/news/insider/summary-of-protests-in-iran-in-october-2020/)
    4. Food insecurity and revolution in the Middle East and North Africa, Habib Ayeb and Ray Bush, p.49
    5. Chiffres affichés par le Premier ministre d’alors, Hamadi Jebali
    6. Pour près de 84% des jeunes, “la société tunisienne est inéquitable” (Etude) (https://www.webmanagercenter.com/2020/11/20/459356/pour-pres-de-84-des-jeunes-la-societe-tunisienne-est-inequitable-etude/)
    7. Egypt’s tragedy, The Economist, juillet 2013
    8. After the Coup in Cairo, Wall Street Journal, 7 juillet 2013
  • [VIDEO] Dix ans depuis les révolutions en Afrique du Nord et au Moyen Orient

    Aujourd’hui, c’est le dixième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne, le 17 décembre 2010, qui a conduit à l’éviction de Ben Ali le 14 janvier 2011. Cette vidéo reprend l’introduction de Cédric Gérôme qui a servi de base à un meeting intitulé ” 10 ans après les révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la force du mouvement de masse hier et aujourd’hui”.

    Cédric est permanent pour Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge). Il a tout particulièrement suivi les développements en Tunisie et est actuellement en train d’écrire un livre sur cette expérience révolutionnaire.

  • Dix ans depuis la révolution tunisienne

    Aujourd’hui, c’est le dixième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne, le 17 décembre 2010, qui a conduit à l’éviction de Ben Ali le 14 janvier 2011. Il est impossible pour nous de ne pas revenir sur ces événements ainsi que sur ceux qui se sont produits depuis leur déclenchement. Les différences entre hier et aujourd’hui se retrouvent non seulement dans les changements qui ont eu lieu en Tunisie, mais aussi dans le monde entier.

    Article d’Aymen Baccouche, de Tayaar al’ Amael Al’ Qaaedi, notre organisation-sœur en Tunisie

    Le gouvernement actuel est le dixième gouvernement depuis que la révolution tunisienne a balayé le dictateur corrompu Ben Ali. Cela indique l’état d’instabilité politique que connaît actuellement le pays. Nous avons connu trois premiers ministres en moins de dix mois, ce qui illustre clairement le chaos politique actuel de même que l’effondrement accéléré du système de “transition démocratique”. Pour la première fois dans l’histoire politique et parlementaire du pays, un gouvernement est tombé avant même d’avoir pris ses fonctions, à savoir celui de Habib Jemli, mort-né après les élections d’octobre 2019.

    Le gouvernement des technocrates

    Le gouvernement d’Elias Fakhfakh s’est effondré avec une démission retentissante au cours de l’été, après seulement quelques mois au pouvoir. Cette démission résultait de tensions et manoeuvres politiques croissantes autour d’un conflit d’intérêts impliquant le Premier ministre (qui détenait des actions de sociétés privées qui avaient bénéficié de contrats avec l’État) et des aspirations d’autres partis carriéristes à “renforcer la ceinture gouvernementale”, c’est-à-dire à grimper au gouvernement. Il s’agit là d’une preuve évidente de l’incomparable pourrissement de toute la situation politique, à tel point qu’un gouvernement de “technocrates” prétendument non partisans, dirigé par l’ancien ministre de l’intérieur Hichem Mechichi, a finalement promis de mettre fin au vide gouvernemental dans lequel se trouvait le pays.

    Le gouvernement de Mechichi est arrivé au pouvoir début septembre. Les principaux acteurs parlementaires étaient confrontés au choix de trouver un moyen de former un nouveau gouvernement ou de devoir faire face à de nouvelles élections dans la situation de paralysie politique qui a suivi l’effondrement de la coalition entre Ennahda, le Courant démocratique, le Mouvement du peuple et le Mouvement “Vive la Tunisie”.

    Compte tenu de l’état d’exaspération et de la colère qui régnait dans la rue contre les hommes politiques, la décision de voter pour ce gouvernement technocratique était la seule façon de garantir leur survie politique.

    Mais malgré ce remaniement d’alliances politiques sans principes et la création d’un nouveau front parlementaire réunissant les ennemis d’hier (Ennahda, Au cœur de la Tunisie et la Coalition de la dignité), le gouvernement de Mechichi est resté confus et incapable d’agir politiquement en raison de ses contradictions politiques.

    Depuis trois mois, le gouvernement a suivi la même approche politique que celle de son prédécesseur pour faire face à la pandémie de coronavirus. Après une vague massive de contaminations, il a finalement convenu que rien ne pouvait remplacer la « nécessité de coexister avec la pandémie ». Cette décision improvisée intervient dans un contexte de détérioration sans précédent des conditions du secteur de la santé et de pertes d’emplois massives dépassant les 170.000 personnes. L’économie s’est contractée de 20 % et le taux de chômage a officiellement atteint les 18 %, des chiffres alarmants qui ne font qu’indiquer qu’aucun de ces gouvernements n’a eu la volonté d’impulser un véritable changement. Au contraire, ils n’ont été que de simples marionnettes des diktats des puissances impérialistes et du Fonds monétaire international.

    Restauration des protestations

    La fréquence des protestations sociales a été rétablie. Le gouvernement pensait avoir clos le dossier “El Kamour” avec un accord entre le gouvernement et les manifestants de la ville d’El Kamour, dans le sud-ouest du pays, conclu après plus d’un mois de négociations à la suite de fortes protestations et du blocage des sites de production pétroliers par les habitants locaux. Mais depuis lors, une nouvelle vague de revendications sectorielles et régionales, de grèves, de sit-in et de protestations sociales a eu lieu ces dernières semaines. Dans les villes du Kef, de Kairouan et de Jendouba, des grèves régionales ont eu lieu pour réclamer le développement de ces régions, un emploi décent pour tous et l’ouverture d’enquêtes de corruption contre des fonctionnaires locaux. Le Premier ministre s’est plaint de la persistance de ces manifestations, les qualifiant d’”anarchie” et affirmant qu’il faut y mettre fin en utilisant toute la force de la loi. Cette politique de menaces et d’intimidation est une caractéristique constante de tous les gouvernements face aux mouvements sociaux au cours de la dernière décennie.

    De réelles difficultés sont apparues dans le processus d’élaboration du projet de loi de financement et du budget de l’État. Celles-ci ont été aggravées par le climat politique pourri résultant du populisme et de l’utilisation de tactiques de diversion visant à confondre le public sur des questions essentielles. Ces derniers temps, le Parlement s’est transformé en une arène de violence physique et verbale quotidienne.
    Certains partis tentent cyniquement de présenter cet état de chose comme le fruit désastreux de la révolution. Ils entretiennent une nostalgie concernant le prétendu succès du régime pré-révolutionnaire de Ben Ali pour assurer la sécurité publique et les besoins de base du peuple tunisien. C’est un jeu facile à jouer dans un pays qui, dans un récent sondage, a rejoint le top 10 des « pays les plus malheureux du monde » – avec l’Afghanistan, le Rwanda et le Liban.

    Les déclarations de la fédération syndicale nationale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), se limitent à relancer le « dialogue national avec toutes les parties ». Au milieu d’événements politiques et sociaux explosifs, la bureaucratie syndicale joue un rôle de frein vis-à-vis de sa propre base, en essayant d’éteindre l’étincelle des mouvements de protestation et en s’étant donné pour tâche de sauver le système mafieux et l’oligarchie de l’effondrement. Ce comportement politique est tel que la bureaucratie syndicale est devenue une partie intégrante des structures du système. Elle jouit de nombreux privilèges financiers, logistiques et autres et ne diffère pas de l’essence du système lui-même.

    La tentative d’une conférence syndicale extraordinaire, non élue, visant à modifier l’article 20 du règlement du syndicat (qui empêche le secrétaire général et les co-secrétaires généraux de présenter leur candidature pour plus de deux mandats) a été la plus forte indication à ce jour de l’imposture de la bureaucratie syndicale qui prétend lutter pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière. Les appels favorables à un nouveau cycle de « dialogue national » ne sont lancés que par ceux qui sont assis à la table de ce dialogue, et qui ne renonceront jamais à une fraction de leurs privilèges pour se mettre au niveau des travailleurs qu’ils sont censés représenter.

    Dans quel camp se situent les forces sociales et politiques avec lesquelles les dirigeants syndicaux veulent ce « dialogue national » ? Ce n’est pas difficile à comprendre. Pour donner une idée de la nature de l’establishment politique, il suffit de jeter un coup d’oeil à certains projets de loi rejetés par la majorité parlementaire. Parmi ces projets, on peut citer les suivants :

    • Une proposition visant à mettre fin aux dettes de moins de cinq mille dinars (1500 euros) des petits agriculteurs.
    • Une proposition visant à mettre fin aux dettes de moins de cinq mille dinars des petits artisans.
    • Une proposition visant à créer un fonds pour les personnes handicapées et aux besoins particuliers.
    • Une proposition visant à déduire de 0,5% les bénéfices des sociétés financières pour les allouer au budget de l’État afin de créer des opportunités d’emploi.
    • Une proposition visant à ajouter une indemnité compensatoire pour les retraités qui ont travaillé certains secteurs de sorte que leur allocation passe à 250 dinars par mois au lieu de 180 dinars (de 55 à 75 euros).

    Le rejet de ces mesures, aussi limitées soient-elles, ne fait que souligner le caractère manifestement contre-révolutionnaire de la classe politique tunisienne et l’impossibilité de redresser la situation de plus en plus difficile dans laquelle se trouvent les travailleurs, les pauvres et les couches marginalisées dans les limites d’un système capitaliste aussi pourri.

    Cette situation fait suite à la montée des courants populistes et des forces de droite corrompues dans toutes leurs différentes tonalités et nuances, ce qui a abouti à une situation qui ne peut être décrite que comme une farce politique.

    Cela est d’autant plus vrai que la gauche est maintenant presque complètement absente de la scène politique et parlementaire, suite à la désintégration de la coalition du Front populaire. Le Front populaire, qui a été créé en 2012 par le désir de nombreux travailleurs et jeunes d’une véritable rupture politique avec l’ancien système, aurait pu connaître un sort différent et rester plus uni sur la base d’une voie révolutionnaire en maintenant une séparation saine entre les amis et les ennemis de la révolution. Au lieu de cela, la politique électorale à court terme est devenue l’axe central de cette coalition. Cela a déterminé à la fois ses relations avec les partis politiques bourgeois et ses relations entre ses différentes composantes internes. Cela a fini par atteindre un point de non-retour qui a entraîné une scission ouverte du Front et un effondrement électoral complet.

    La réalité politique actuelle, volatile et instable, à laquelle est confrontée la classe dirigeante tunisienne devrait être exploitée par les masses pour faire valoir leurs revendications et faire revivre les slogans qui ont animé la révolution depuis ses débuts : « travail, liberté et dignité nationale ». Ce que le Front populaire n’a jamais compris, c’est que la lutte contre le système mafieux est une nécessité révolutionnaire et non une option qui doit rester acceptable dans le cadre de la « transition démocratique ».

    Il est urgent de mettre en place un programme de lutte qui offre une alternative socialiste radicale aux politiques capitalistes et aux diktats des puissances impérialistes, qui offre une alternative à la dette et à la dépendance que ce système mafieux impose par la force aux masses. C’est le moyen le plus approprié et le seul possible pour rétablir le cours de la révolution commencée en Tunisie il y a dix ans. Cela doit être patiemment et systématiquement expliqué d’une manière adaptée aux besoins pratiques des masses et à leurs luttes permanentes de sorte que, comme l’a souligné Lénine, elles tirent de telles conclusions en évaluant leurs propres expériences.

  • Tunisie. Levée du confinement : les vampires capitalistes poussent les travailleurs à la mort

    Des avis divergents sont récemment apparus concernant la levée du confinement général ou l’approbation de sa prolongation pour deux semaines supplémentaires en Tunisie. Ces réponses s’inscrivent dans le cadre d’une politique soutenue par les propriétaires des grandes institutions capitalistes qui demandent la levée de l’immobilisation et le retour des travailleurs au travail, tout en maintenant les formes minimales de distanciation sociale pendant les heures de travail.

    Par Aymen Baccouche, Tayaar al’Amael al’Qaaedi, section tunisienne d’Alternative Socialiste Internationale

    Chacun est pleinement conscient de l’échec sur le terrain de mesures telles que le port de masques de protection et l’utilisation d’outils de stérilisation pour protéger les travailleurs et leurs familles contre le risque de transmission de l’infection. Étant donné le manque d’installations sanitaires et logistiques, ainsi que la détérioration de longue date du système de santé publique et du réseau de transport public qui assure la circulation des travailleurs sur leur lieu de travail, c’est une recette pour une catastrophe.

    La situation dans ces deux secteurs résulte de politiques économiques et de choix de développement appliqués par les gouvernements successifs pendant des décennies. Ces politiques ont complètement sapé la majorité des droits de la population à la dignité et à une vie saine.

    Les appels à la reprise du travail s’accompagnent d’une campagne systématique menée par certaines sections des médias privés, qui a clairement frôlé l’utilisation de menaces directes, comme le fait de ne pas assurer les salaires des travailleurs s’ils refusent de reprendre le travail. Tout cela se fait sous le prétexte de “sauver l’économie de l’effondrement” et du “retour de la production”.

    C’est une erreur majeure qui trompe l’opinion publique, mais c’est aussi un chantage utilisé pour échapper au coût de la crise et le décharger sur la classe ouvrière. Cette manœuvre révèle comment l’avidité et les tentatives de maximisation des profits de la classe dirigeante priment sur la mise en danger des gens ordinaires, qui se retrouvent directement exposés à un virus qui menace leur sécurité et celle de leurs familles.

    D’autre part, les conditions de vie sont devenues étouffantes et même menaçantes pour de larges catégories de la population tunisienne, qui ne peuvent plus tolérer un enfermement prolongé, étant donné que les mesures d’aide sociale et financière approuvées par le gouvernement ne sont pas suffisantes pour maintenir les conditions minimales de vie quotidienne.

    Les décrets et les mesures approuvés par le gouvernement ne diffèrent pas, en substance, de l’approche néo-libérale. Ils reviennent à poursuivre des politiques économiques fondamentalement hostiles aux intérêts des travailleurs et des masses populaires. L’”union sacrée” établie entre les patrons et la direction de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) pour approuver ces mesures est déjà en train de se fissurer, alors que la classe ouvrière et les familles pauvres souffrent du confinement et de ce qui s’avère déjà être la pire récession économique depuis l’indépendance du pays en 1956.

    L’une de ces mesures est l’allocation de 2.500 millions de dinars pour lutter contre le coronavirus au niveau économique et social. 62% de cet argent, soit environ 1.550 millions de dinars, vont au secteur privé, et seulement 150 millions de dinars vont à l’aide aux familles démunies. En réalité, ce dernier montant est le même que celui alloué précédemment dans le budget 2020 pour environ 205.000 familles.

    En outre, environ 180 millions de dinars ont été déduits des salaires des travailleurs des secteurs public et privé. On dit que cette déduction est nécessaire pour couvrir le déficit de l’État ; or la baisse du prix du pétrole d’un dollar est censée libérer environ 10 millions de dinars de revenus supplémentaires pour le budget de l’État. La baisse du prix du pétrole a maintenant atteint environ 26 dollars. Au lieu que l’État garantisse les besoins des familles pauvres, ce sont les travailleurs qui sont privés de leurs revenus déjà maigres, tandis que les propriétaires de capitaux sont protégés et récompensés par un important renflouement.

    Pendant ce temps, ces mêmes capitalistes, par la voix de leur organisation, la Confédération tunisienne de l’industrie (UTICA), font pression pour un démantèlement du code du travail, sous prétexte que les heures de travail perdues pendant la période de confinement devront être “compensées” en introduisant plus de flexibilité dans la législation du travail en matière de congés payés, d’heures supplémentaires, etc.

    Le gouvernement tunisien a également obtenu un prêt d’urgence de 743 millions de dollars du Fonds monétaire international (FMI). En échange, il s’est engagé à poursuivre les “réformes” – telles que la réduction des salaires dans le secteur public et des subventions publiques à l’énergie. C’est ce que le ministre des finances a à l’esprit lorsqu’il déclare qu’en tant que gouvernement, ils vont prendre des “mesures douloureuses” ; bien sûr, cela ne signifie que douloureux pour les travailleurs et le peuple.

    La décision de lever ou non le confinement ne doit pas être laissée entre les mains du gouvernement actuel ni des groupes d’entreprises qui guident ses choix. Il doit s’agir d’un choix démocratique fait par les travailleurs eux-mêmes, informés par des avis médicaux et scientifiques indépendants, sans aucune pression politique ni aucun diktat extérieur.

    La levée progressive du confinement ne peut être entamée qu’après avoir évalué avec certitude que l’épidémie de l’infection à Covid-19 a été maîtrisée et que des mesures proactives ont été prises pour assurer une protection totale à tous, sans exception.

    Les salaires des ouvriers et des employés de tous les secteurs devraient être garantis, et aucune des mesures actuelles prises dans le cadre du confinement ne devrait être utilisée pour réduire les salaires des travailleurs ou pour exclure définitivement des travailleurs de leur emploi. Les aides financières allouées aux travailleurs nécessiteux et occasionnels devraient être octroyées dans l’industrie et l’agriculture. Des allocations spéciales devraient être accordées à tous les chômeurs.

    Des comités de coordination locaux devraient être constitués sous contrôle démocratique pour distribuer les subventions financières et l’aide sociale dans les communautés. Les contrôles sanitaires et commerciaux devraient être renforcés pour les réseaux de distribution, les magasins et les marchés. Les prix des produits de base doivent être plafonnés et les activités spéculatives des monopoles doivent cesser. Ceci est particulièrement important à l’approche du mois de Ramadan.

    En cette période exceptionnelle de croissance de la propagation de l’épidémie, nous renouvelons notre appel pour que les hôpitaux, sanatoriums et autres établissements médicaux privés deviennent propriété publique et soient placés sous le contrôle de représentants des travailleurs de la santé publique.

    Le nombre total de tests effectués a été bien inférieur à ce qui est requis. À peine plus de 3 000 tests ont été effectués entre la première détection, le 2 mars, et la fin du mois. Le peuple tunisien ne peut attendre, il est donc urgent d’intensifier les tests quotidiens de masse, afin de compter, de tracer et de contenir le nombre de personnes potentiellement infectées.

    L’intensification des campagnes de sensibilisation sur l’importance du respect du confinement est un facteur important pour surmonter cette crise épidémique – mais elle doit s’accompagner de garanties réelles et de procédures claires pour assurer les moyens de subsistance quotidiens de tous les citoyens.

    Le recours aux campagnes de dons n’est pas une solution pour faire face à une crise qui s’aggrave à tous les niveaux, mais juste un autre moyen de faire payer aux travailleurs et aux pauvres le manque d’investissement dans nos infrastructures de santé qui dure depuis des décennies. Nous renouvelons donc notre appel en faveur d’une augmentation des impôts pour les grandes entreprises et les particuliers riches, afin d’investir dans la construction d’un système de santé publique intégré qui réponde aux besoins de toutes les personnes en matière de soins et de traitement, dans de bonnes conditions. Les grandes entreprises qui refusent d’accepter de tels prélèvements ou qui recourent au chantage à l’emploi ou à l’investissement devraient être nationalisées sous le contrôle des travailleurs.

    Toute la dette extérieure devrait être annulée et il faudrait mettre fin à toutes les mesures d’austérité imposées par le FMI. Nous demandons l’imposition d’un contrôle étatique sur les flux de capitaux pour stopper la fuite des capitaux, et la nationalisation de toutes les banques privées.

    Les appels lancés par les économistes traditionnels et les propriétaires de capitaux pour lever le confinement et reprendre le travail ne sont pas seulement une caractéristique de cupidité isolée ici et là ; ils représentent plutôt une caractéristique inhérente au système du capitalisme, qui expose la vie de peuples entiers à des dangers permanents sans aucun égard pour la vie humaine.

    L’objectif du système est d’accumuler des profits pour une minorité de vampires humains aux dépens de milliards de travailleurs, de pauvres et de marginaux. Dans la poursuite de cet objectif, il a transformé la vie humaine en une marchandise, répandant dans son sillage la faim, la misère, les guerres et les crises. Les aspirations des peuples à un monde fondé sur la liberté, la justice sociale et la véritable dignité humaine ne peuvent se réaliser dans ce système capitaliste. La voie alternative pour l’émancipation de l’humanité est la lutte internationale pour une société socialiste

  • L’Afrique du Nord et les processus révolutionnaires en Algérie et au Soudan

    Résolution adoptée au Comité exécutif international du CIO d’août 2019

    En avril de cette année, le renversement de deux dictateurs de longue date par les soulèvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan a stupéfié la plupart des universitaires et commentateurs bourgeois, mais cela a confirmé l’analyse faite par le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) il y a huit ans. Nous expliquions alors que les révolutions initiées en Tunisie et en Egypte n’étaient pas seulement une parenthèse ou un “printemps” éphémère, mais plutôt les premières salves d’un processus long et complexe de révolution et de contre-révolution dans la région.

    Ces mouvements sont d’autant plus importants qu’un certain nombre de pays qui ont été secoués par des mouvements de masse lors de la première vague révolutionnaire en 2010-2011 ont depuis souffert de contre-révolutions brutales et de guerres dévastatrices. La contre-révolution n’a pas réussi à éliminer de manière décisive le spectre de nouveaux soulèvements populaires, ni à garantir la durabilité et la stabilité de l’ordre régional.

    La contre-révolution

    L’Egypte est gouvernée par une dictature encore plus impitoyable que celle renversée en 2011. Jamais dans son histoire moderne le pays n’a connu une répression telle que celle menée sous le règne d’Abdel Fattah al-Sisi. En avril, le régime a organisé un référendum par étapes sur des amendements constitutionnels radicaux visant à éliminer certains des derniers vestiges des acquis démocratiques de la révolution égyptienne. Ils suppriment la limite de deux mandats à la présidence, permettant à Sisi de rester au pouvoir jusqu’en 2030, et lui donnent également le contrôle total du pouvoir judiciaire, tout en élargissant le rôle de l’armée dans les affaires politiques du pays.

    Au cours de la période récente, les gouvernements occidentaux ont serré les rangs avec le régime autocratique du Caire. L’Union européenne loue Sisi comme un allié dans ses efforts pour empêcher les réfugiés d’atteindre les côtes européennes. Reflétant les perspectives à court terme des grands milieux d’affaires, l’agence de notation Moody a revalorisé le statut de l’Egypte à “stable”  en avril, commentant que “la rentabilité [du pays] restera forte”. Les chiffres officiels font également état du taux de croissance économique le plus élevé depuis une décennie (5,5 %).

    Cependant, dans des conditions où la dette extérieure a été multipliée par cinq au cours de la dernière moitié de la décennie et alors que la dette publique a plus que doublé au cours de la même période ; où 60% de la population vit dans la pauvreté et souffre du poids de l’inflation galopante et des réductions de subventions ; la stabilité souhaitée par les puissances impérialistes et les rêves de Sisi de devenir président à vie pourraient se révéler de courte durée. Plus tôt cette année, un groupe d’anciens ministres et de membres de l’intelligentsia égyptienne a écrit une lettre ouverte dans laquelle ils déclaraient : “Il suffit d’errer dans les rues du Caire pour se rendre compte de l’ampleur de la rage et de la tension internes qui pourraient dégénérer en une explosion sociale incontrôlable à tout moment”. Cela témoigne de ce qui se trame sous la surface.

    En plus de réprimer violemment la résistance des travailleurs égyptiens et de l’opposition locale en général, le régime de Sisi joue un rôle actif dans les conspirations contre-révolutionnaires dans la région. Quelques jours seulement après la destitution du président soudanais Omar el-Béchir, des délégations d’Égypte, d’Arabie saoudite et des Émirats Arabes Unis (EAU) se sont précipitées au Soudan et ont eu de nombreux entretiens avec la junte militaire soudanaise. En Libye, le régime de Sisi a fourni un soutien politique, militaire et de renseignement actif aux troupes du futur dictateur militaire libyen et admirateur de Sisi, Khalifa Haftar.

    La Libye est aux prises avec une nouvelle guerre civile qui s’intensifie et qui fait grossir les rangs des personnes déplacées et des réfugiés. Près de 100 000 personnes ont déjà été déplacées par l’offensive lancée sur Tripoli par Haftar et son “Armée Nationale Libyenne” (ANL), et ce nombre augmente chaque jour.

    Haftar espérait une victoire rapide et en douceur dans sa marche sur la capitale. Ces espoirs ont clairement tourné court. Sa prétention d’éradiquer les islamistes armés et son positionnement en tant que champion de la laïcité sont contredits par le fait que sa propre ANL est une alliance fragile composée d’un nombre important de miliciens salafistes, d’anciens officiers de l’armée de Kadhafi et de combattants de différentes tribus avec lesquels Haftar a conclu des accords. Elle pourrait devenir le théâtre de graves dissensions si l’impasse militaire actuelle se poursuit.

    L’issue de cette bataille dépendra également de l’attitude des puissances impérialistes et des différentes puissances régionales impliquées. L’émergence d’une nouvelle guerre en Libye riche en pétrole contient en effet un élément fort de “guerre par procuration”, car elle se déroule sur fond de lutte de pouvoir pour l’influence entre Paris, Rome et, surtout, les principaux acteurs régionaux. La vacuité et l’impuissance de l’ONU et de la soi-disant “communauté internationale” sont à nouveau mises en évidence, car les puissances régionales et mondiales soutiennent chacune des deux parties et alimentent directement le conflit en leur fournissant armes et munitions de pointe.

    Certains pays semblent prêts à jouer dans les deux camps, attendant de voir de quel côté l’équilibre basculera. Si Moscou a toujours semblé favoriser Haftar, elle a noué des contacts avec tous les principaux acteurs sur le terrain. Trump a salué le rôle de Haftar, soutenu par l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats Arabes Unis, dans ” la lutte contre le terrorisme et la sécurisation des ressources pétrolières de la Libye “, mais le secrétaire d’État Mike Pompeo a condamné les actions de Haftar, et les représentants du gouvernement basé à Tripoli, soutenu par la Turquie et le Qatar, continuent à soutenir que les États-Unis se tiennent à ses côtés en tant que gouvernement légitime de la Libye.

    Les hésitations et les contradictions de l’administration américaine reflètent son caractère marqué par la crise, mais aussi la diminution de son poids et de son influence géopolitique dans la région, où elle a été reléguée au second rang, au profit des acteurs régionaux mais aussi d’une politique impérialiste plus affirmée de la Russie comme de la Chine.

    La Chine et la Russie ont identifié l’Afrique du Nord comme une arène importante pour faire avancer leurs intérêts commerciaux et de sécurité. La Chine a choisi des ports d’Afrique du Nord comme éléments essentiels de sa « Belt and Road Initiative », la « nouvelle route de la soie ». Elle a également manifesté son intérêt à s’implanter dans le port tunisien de Bizerte et sur la côte méditerranéenne du Maroc.

    Il est important de noter que tant l’Algérie que le Soudan ont connu une augmentation substantielle de leurs échanges commerciaux et de leurs investissements avec la Chine au cours des deux dernières décennies. Les deux pays exportent de l’énergie vers la Chine, l’Algérie à elle seule ayant vu ses exportations vers la Chine multipliées par 60 entre 2000 et 2017. La Chine est le principal partenaire économique de l’Algérie et a investi des milliards de dollars dans des projets portuaires et d’infrastructure dans le pays. Le Soudan est également le principal bénéficiaire de l’aide étrangère de la Chine. En outre, les deux pays comptent parmi les plus gros acheteurs d’armes chinoises dans la région.

    Nouvelles explosions sociales imminentes

    Alors que certains pays subissent de plein fouet les effets de la contre-révolution et de la guerre, de puissants mouvements ouvriers vibrent dans d’autres régions d’Afrique du Nord et d’Afrique Arabe. Les mouvements révolutionnaires en cours au Soudan et en Algérie démontrent incontestablement que, quelle que soit la quantité de sang versé par les classes dirigeantes, elles ne seront pas capables d’éradiquer les lois de la lutte de classe, qui trouvera toujours un moyen de s’exprimer.

    Les tentatives des régimes algérien et soudanais d’utiliser l’état catastrophique du Moyen-Orient comme moyen de dissuasion contre la révolution dans leur propre pays n’ont pas produit les effets escomptés. Lorsque les dirigeants algériens ont brandit l’épouvantail syrien pour faire sortir les gens de la rue, affirmant que les manifestations en Syrie avaient conduit à une décennie de guerre, les manifestants algériens ont simplement répondu avec le slogan : “L’Algérie n’est pas la Syrie”.

    Cela ne veut pas dire que la violente contre-révolution qui a eu lieu au cours des deux dernières années n’a eu aucun effet sur la conscience et sur la dynamique de la lutte dans la région, bien sûr. Mais nous devons en souligner les limites, dans le contexte de toute la région qui bouillonne de colère et de désespoir. “Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts”, tel était le slogan chanté par de jeunes manifestants algériens lors d’un mouvement de protestation de masse dans la région de Kabylie en 2001, face à des balles réelles de la police. Des manifestants soudanais chantent aujourd’hui : “La balle ne tue pas. Ce qui tue, c’est le silence”. Cela résume à peu près l’état d’esprit qui prévaut parmi des millions de personnes dans la région, en particulier les jeunes et les groupes les plus pauvres.

    Bien sûr, cette humeur peut et va prendre des expressions désespérées dans certains cas, en particulier si elle n’est pas politiquement canalisée dans une alternative claire. La Tunisie, un pays que les commentateurs bourgeois continuent de distinguer comme le modèle de réussite du “Printemps arabe”, a vu tripler les cas d’auto-immolation depuis la révolution de 2011, et a été une source importante de recrues pour les groupes jihadistes dans la région. La prolifération des armes, résultant du déchirement de la Libye par la guerre, et la persistance d’un important lumpenprolétariat urbain et rural signifient également que le danger de nouveaux attentats terroristes et leur instrumentalisation par les États de la région pour favoriser la répression continueront probablement à faire partie du paysage politique, comme l’ont encore montré les attentats-suicide à l’explosif à Tunis en juin et la prolongation ultérieure de l’état d’urgence.

    Le capitalisme et l’impérialisme détruisent les conditions de vie des gens, leurs emplois et leur environnement, tout en plongeant la région dans de nouveaux conflits armés. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que plus de la moitié des jeunes dans une grande partie du monde arabe souhaitent quitter leur pays d’origine, selon le Big BBC News Arabic Survey 2018/19. Ce nombre a augmenté de plus de 10 % chez les 18-29 ans depuis 2016. L’enquête indique que 70% des jeunes marocains envisageaient de quitter leur pays.

    En dépit de ces facteurs, le nouveau ralentissement économique mondial qui se profile à l’horizon, combiné aux politiques de “l’Europe forteresse”, conduira également de nouvelles couches de travailleurs et de jeunes à la conclusion que les fléaux du système doivent être combattus sur leur propre terrain et qu’une transformation globale de la société est nécessaire. En bref, les conditions entretenues par le capitalisme entraînent inévitablement de nouvelles explosions sociales et des bouleversements révolutionnaires de masse.

    Ceux-ci ne se développeront cependant pas en ligne droite, particulièrement face à la faiblesse générale du “facteur subjectif”, l’existence de partis révolutionnaires de masse capables de conduire ces mouvements à l’assaut du capitalisme et de mener des politiques socialistes. Les événements dramatiques de la dernière décennie sont un rappel puissant que, sans la construction de tels partis, de nouvelles catastrophes seront en réserve pour les masses dans la région.

    Crise et stagnation économique

    Pas plus qu’ailleurs, le capitalisme en Afrique du Nord n’est capable de développer les forces productives. Ceci est typiquement illustré par le chômage de masse qui prévaut en tant que caractéristique chronique dans la région, en particulier chez les jeunes. Le FMI prévoit une croissance annuelle de 1,3% pour la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) en 2019, ce qui ne serait même pas suffisant pour absorber les 2,8 millions de jeunes supplémentaires qui entrent sur le marché du travail chaque année. Dans l’Arab Youth Survey 2019, la plus grande enquête d’opinion des jeunes dans le monde arabe, 56% citent le coût de la vie comme le principal obstacle auquel la région est confrontée ; 45% citent le chômage. Cela représente une énorme bombe à retardement sociale.

    Le corollaire de cette situation est l’existence d’une économie informelle extrêmement lourde. Dans le nord-est du Maroc, 70% de l’économie dépend du secteur informel. La mort, en janvier 2018, de deux jeunes hommes qui extrayaient du charbon de mines abandonnées dans la ville appauvrie de Jerada, dans l’est du pays, a mis cette réalité en évidence en déclenchant des manifestations explosives pendant plusieurs mois.

    Depuis ce qui est appelé le “Printemps arabe”, les gouvernements régionaux ont renforcé leurs fortifications frontalières et leurs systèmes de surveillance. Cela a souvent aggravé la situation économique de villes frontalières déjà en difficulté, car l’économie de contrebande n’est pas seulement une source de profits pour les douaniers, les politiciens corrompus et les réseaux mafieux de contrebande ; elle est également devenue partie intégrante du tissu social des communautés locales.

    Les villes frontalières algériennes, marocaines et tunisiennes ont été en proie à des manifestations intermittentes contre les atteintes à leurs moyens de subsistance qui en ont résulté. Dans ces zones marginalisées, la revendication d’options économiques alternatives par la création d’emplois décents et bien rémunérés et d’un vaste programme de construction et de rénovation des infrastructures, financé par l’Etat et coordonné démocratiquement par les populations locales et les organisations de travailleurs, est essentielle.

    Au cours des dernières décennies, la part de la population rurale dans la population totale de l’Afrique du Nord a considérablement diminué. Des dizaines de millions de personnes ont quitté la campagne pour la ville. Les personnes vivant dans les villes des pays du Maghreb représentaient 20% en 1950 ; elles étaient 45% en 1970, 62% en 1980, et devraient être autour de 70% en 20La destruction endémique des petites propriétés agricoles privées, la concentration de la propriété foncière et le manque d’infrastructures dans les campagnes ont poussé un grand nombre de ruraux pauvres à émigrer vers les villes, aggravant le chômage et gonflant les rangs des pauvres des villes engagés dans une lutte désespérée pour leur subsistance quotidienne, peu susceptibles de jamais trouver un emploi stable et bien rémunéré dans une économie capitaliste.

    En raison de ces caractéristiques, les jeunes chômeurs et les citadins pauvres sont enclins à jouer un rôle important dans les périodes de luttes de masse. N’étant pas attachés à des emplois formels, ils ont une liberté d’action plus immédiate et ont encore moins à perdre, et peuvent donc entrer en action avant la classe ouvrière organisée. Ceux qui ont un emploi informel ou qui sont au chômage n’ont encore qu’une influence limitée pour entreprendre des luttes victorieuses. Construire des directions militantes prêtes à mener une lutte globale sur la base de revendications unifiant ces couches avec le mouvement ouvrier est vital. Sinon, certaines parties de ces couches opprimées peuvent devenir la proie de la réaction.

    Des divisions entre ces couches sociales et la classe ouvrière salariée peuvent également apparaître. C’est dans le contexte de l’apathie de la bureaucratie syndicale, par exemple, que nous avons vu en Tunisie des chômeurs faire des sit-in bloquant des sites de production pour demander des emplois, parfois sans s’adresser aux travailleurs des entreprises qui pourraient considérer ces actions comme une menace pour leur propre emploi. Dans le contexte du chômage de masse, ces divisions seront exploitées par la classe dirigeante, par exemple en présentant les travailleurs en grève comme une “couche privilégiée” qui menace la création d’emplois et la relance de l’économie.

    De tels écarts ne peuvent être comblés qu’en reconstruisant des organisations de travailleurs fortes et en récupérant les syndicats pour les transformer en instruments de lutte pleinement démocratiques et combatifs, en s’efforçant d’unir les travailleurs, les jeunes sans emploi et tous les pauvres par des campagnes de masse (pour des emplois financés publiquement et pour partager le travail sans perte de salaire, pour un logement décent et abordable, des services publics, etc).

    Les jeunes, qui constituent l’essentiel de la population de toute la région, sont confrontés à un avenir sombre. Cependant, ces conditions façonnent aussi les perspectives radicales d’une nouvelle génération de militants révolutionnaires. Cette génération a été le moteur de tous les mouvements de masse dans la région. En Algérie, le traumatisme de la ” décennie noire ” – le conflit sanglant entre l’armée et les fondamentalistes du Front Islamique du Salut (FIS) et ses ramifications après le coup d’Etat de janvier 1992 -, a longtemps été exploité par l’élite dirigeante et, combiné à de nombreux acquis sociaux, a permis à cette dernière de résister à la tempête 2010-2011. Mais il s’est aujourd’hui largement estompé à mesure qu’une nouvelle génération plus confiante se lève, moins affectée par les défaites du passé.

    Depuis 2011, le FMI a accru la pression sur les gouvernements d’Afrique du Nord pour qu’ils suivent à la lettre ses programmes d’austérité. Ces gouvernements ont reçu l’ordre des créanciers internationaux de continuer à réduire les subventions, de réduire les effectifs du secteur public, de poursuivre les programmes de privatisation et de resserrer la politique budgétaire. Cela a ouvert la voie à l’aggravation des inégalités, aggravant la situation économique, ce qui a amené les conflits de classe à des niveaux révolutionnaires il y a un peu moins d’une décennie.

    Bien sûr, la crise économique ne fournit pas un aller simple pour la révolution. Mais il est clair que la situation économique est un facteur sous-jacent crucial qui explique l’énorme colère qui règne au sein de vastes secteurs de la population. Ces dernières années, les protestations dans tous les pays ont souvent porté sur la question du chômage, de la marginalisation économique et de l’augmentation du coût de la vie. Il ne fait aucun doute qu’une nouvelle récession mondiale aggraverait considérablement ces problèmes.

    Cela dit, les facteurs économiques ne sont pas le seul moyen potentiel de provoquer des mouvements de masse, et ils ne représentent pas non plus une explication complète en eux-mêmes de ceux qui ont eu lieu. La nature répressive de l’État dans la région, par exemple, et le mépris quotidien, le harcèlement et l’impunité dont font preuve les forces corrompues de l’État, ajoutent au mélange explosif.

    Les structures de pouvoir de l’Afrique du Nord sont basées sur un enchevêtrement complexe entre le pouvoir politique et économique de la classe dirigeante – comme l’illustre la monarchie régnante au Maroc, qui a construit un empire commercial tentaculaire sur l’économie du pays. Dans des pays comme l’Egypte, le Soudan et l’Algérie, l’armée est plus qu’une composante vitale de l’Etat bourgeois ; ses hauts gradés détiennent également un énorme pouvoir économique. Cela signifie que toute revendication économique peut rapidement prendre un caractère politique, et vice versa.

    Ces caractéristiques – faiblesse et dépendance économiques, régimes autoritaires – sont le résultat de la position de l’Afrique du Nord dans le système capitaliste mondial. L’impérialisme et le capitalisme ont produit un développement inégal et combiné, dans lequel la majorité des pays sont dominés et subordonnés aux grandes puissances. Les régimes d’Afrique du Nord tentent d’équilibrer et de satisfaire les différentes puissances qui, en retour, soutiennent leur règne brutal. Au cours des dernières décennies, les attaques néolibérales contre les conditions de vie, exigées par le FMI, ont souligné le caractère international de la crise dans la région. Il en va de même pour la course aux armements et les guerres menées avec les puissances impérialistes impliquées.

    Prolétarisation des couches intermédiaires

    Cette année u Maroc, des dizaines de milliers d’enseignants employés dans le cadre de contrats occasionnels ont participé de grèves répétées et parfois prolongées, exigeant leur intégration dans le système éducatif national avec leurs collègues et la fin de la privatisation des écoles publiques.

    En fait, les enseignants se sont avérés être parmi les secteurs les plus militants de la classe ouvrière, à l’avant-garde d’importantes batailles de classe en Tunisie, au Maroc, en Algérie et au Soudan. Dans les quatre pays, ils ont été impliqués dans des actions de grève et des protestations plus dures ces dernières années, réclamant de meilleurs salaires et de meilleures conditions, mais aussi des revendications politiques audacieuses. En Algérie par exemple, les enseignants ont joué un rôle de premier plan dans le mouvement de masse qui a renversé Bouteflika, six syndicats indépendants d’enseignants et de travailleurs de l’éducation appelant leurs membres à se mettre en grève le 13 mars pour rejoindre la lutte et demander à Bouteflika de partir. Au Soudan, les enseignants, mais aussi les médecins, ont joué un rôle clé dans le soulèvement contre Al Bashir.  

    Cela reflète un phénomène social plus large. Les commentateurs dominants ont souvent fait valoir que la classe moyenne était l’élément moteur du mouvement révolutionnaire dans ce qu’ils appellent le “Printemps arabe”, comme ils le font aujourd’hui, en particulier par rapport au Soudan. Mais ce qui est souvent appelé la classe moyenne libérale ou les “couches moyennes” (enseignants, médecins, avocats, journalistes…) connaissent, pour la plupart, des conditions qui s’apparentent de plus en plus à un nouveau prolétariat. Avant d’organiser les récentes manifestations, l’Association Professionnelle Soudanaise (SPA, qui regroupe les syndicats pour la plupart professionnels et qui a joué un rôle mobilisateur important dans la révolution) a attiré l’attention du public pour la première fois avec une étude sur le salaire minimum des professionnels soudanais, les trouvant tous sous le seuil de pauvreté, dans certains cas à moins de 50 dollars par mois.

    Une partie de ces couches se considère encore comme une ” élite éduquée ” au-dessus du reste de la classe ouvrière. C’est certainement le cas pour la direction du SPA au Soudan, qui a essayé de trouver une ” troisième voie ” inexistante entre la mobilisation révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière et des masses pauvres d’une part, et les négociations avec les généraux contre-révolutionnaires d’autre part. En cela, ils reflètent typiquement les oscillations politiques de la classe moyenne à une époque où les contradictions de classe s’accentuent.

    Pourtant, la crise économique, des décennies de politiques néolibérales sauvages et la forte dépréciation des monnaies locales ont durement frappé les couches moyennes, brisant aux yeux de beaucoup le mirage de faire partie de la classe moyenne – et c’est précisément l’une des raisons pour lesquelles elles se rebellent contre l’ordre existant. Cela en a poussé beaucoup à adopter les méthodes de lutte de la classe ouvrière et à incorporer le mouvement syndical.

    Tunisie

    Les mouvements ouvriers organisés dans tous les pays du Maghreb ont commencé l’année par des grèves dans le secteur public. En Tunisie, cela s’est traduit par une grève générale de 24 heures dans la fonction publique et le secteur public le 17 janvier. Alors que les principales revendications officielles de la grève portaient sur les augmentations salariales et les plans de privatisation du gouvernement, la grève avait un caractère profondément politique, avec des slogans adoptant clairement une attitude conflictuelle contre le gouvernement du pays et le FMI.

    Le système politique actuel de la Tunisie présente les caractéristiques d’un régime démocratique bourgeois, mais extrêmement instable, plutôt qu’un régime consolidé. Comme nous l’avons déjà expliqué, cette prétendue “anomalie tunisienne” n’est possible que grâce au rôle influent de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), qui a agi comme un puissant contrepoids à la restauration d’une dictature.

    Une lecture mécanique de cette situation conclurait qu’il s’agit d’une épine dans le pied de la théorie de Trotsky sur la révolution permanente. En réalité, la Tunisie est en pleine mutation et la parenthèse révolutionnaire ouverte en janvier 2011 n’est pas fermée.

    En 1930, Trotsky écrivit “Une lettre sur la révolution italienne”, dans laquelle il explique qu’après la chute du régime fasciste de Mussolini, l’Italie pourrait redevenir une “république démocratique”. Mais il a poursuivi en expliquant que ce ne serait pas ” le fruit d’une révolution bourgeoise, mais l’avortement d’une révolution prolétarienne insuffisamment mûrie. En cas de crise révolutionnaire profonde et de batailles de masse au cours desquelles l’avant-garde prolétarienne n’aura pas été en mesure de prendre le pouvoir, il se peut que la bourgeoisie rétablisse son pouvoir sur des bases démocratiques”.

    Un processus similaire est en cours en Tunisie aujourd’hui – la direction de l’UGTT jouant un rôle similaire pour aider la classe dirigeante à consolider sa contre-révolution bourgeoise comme l’ont fait les dirigeants du Parti Communiste Italien après la guerre – avec la différence importante qu’il n’existe aucune base économique proche de la reprise économique de l’après guerre pour aider la classe dirigeante tunisienne à construire une démocratie bourgeoise stable. 

    Cela se manifeste clairement par l’état de crise politique prolongé et ininterrompu auquel la Tunisie est confrontée depuis huit ans, avec déjà dix gouvernements depuis la chute de Ben Ali, une arène politique très fragmentée, des scissions régulières dans les rangs des principaux partis bourgeois et la formation constante de nouveaux partis, dans un contexte de désaffection populaire de masse envers tout le pouvoir politique.

    Malheureusement, cette situation n’a pas épargné la gauche tunisienne. En mai, neuf députés de la coalition de gauche ” Front Populaire ” ont remis leur démission du bloc parlementaire de la coalition, ce qui a ouvert la voie à une crise interne qui menaçait le Front populaire depuis longtemps. Cette crise résulte de ses trahisons politiques passées et de sa stagnation actuelle, aggravées par une culture interne de plus en plus bureaucratique et les luttes de pouvoir sans principes entre ses principales composantes stalinienne et maoïste, à l’approche des élections présidentielles de novembre.

    Révolutions au Soudan et en Algérie

    La classe ouvrière et les syndicats

    Les soulèvements qui ont secoué l’Algérie et le Soudan, tout en n’ayant pas connu jusqu’ici les mêmes répliques internationales qu’en 2011, ont de profondes implications pour l’ensemble de la région. Le fait que les deux pays soient à la croisée des chemins entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne accentue ce point. Ce n’est pas un hasard si, cette année déjà, au moins dix gouvernements africains ont eu recours à des coupures d’Internet et à des coupures des réseaux sociaux, la plupart d’entre eux pour tenter d’étouffer la contestation. Les régimes voisins sont sans doute nerveux. En avril, trois jours seulement après la démission de Bouteflika, la Cour d’appel marocaine a confirmé les peines de prison allant jusqu’à 20 ans prononcées contre des dizaines de militants et dirigeants du mouvement de protestation ” Hirak ” en 2016-2017 dans la région nord du Rif.

    Les mouvements au Soudan et en Algérie représentent la continuité révolutionnaire de ce qui s’est passé il y a 8 ans, tout en ayant développé leurs propres traits originaux. Il est important de noter qu’ils ont également absorbé certaines des leçons tirées des expériences révolutionnaires du passé récent.

    C’est particulièrement le cas en ce qui concerne la défaite des masses en Egypte. La différence entre la réaction largement festive des masses révolutionnaires égyptiennes au renversement de Moubarak et la réaction des mouvements soudanais et algériens au renversement de leur dictateur était notable. Dans ce dernier cas, le niveau de défiance à l’égard de l’armée se situait dès le début à un niveau comparativement différent, et des slogans rejetant explicitement un scénario égyptien étaient affichés. Un slogan populaire chanté lors du sit-in à Khartoum était “Soit la victoire, soit l’Egypte”. Un autre, entendu en Algérie, est : “L’Algérie est in-Sisi-ble.” Cela montre que l’expérience du coup d’Etat militaire égyptien a pénétré la conscience populaire internationale – en particulier dans des pays comme le Soudan et l’Algérie, avec leur histoire de coups d’Etat militaires et où l’armée occupe un rôle clé dans la machine étatique.

    Les mouvements en Algérie et au Soudan ont également réaffirmé l’énorme pouvoir potentiel de la classe ouvrière. Bien que numériquement petite, la classe ouvrière soudanaise a une riche tradition de lutte, ayant connu trois révolutions depuis 1964. Ce n’est pas un hasard si le berceau du mouvement au Soudan se trouvait à Atbara, une ville industrielle du nord-est du Soudan qui a été le berceau du mouvement syndical du pays et un ancien bastion du Parti communiste.

    La classe ouvrière algérienne occupe pour sa part une position stratégique, comme l’une des plus fortes de la région et du continent africain dans son ensemble. Le pays est le troisième fournisseur de gaz naturel en Europe et un grand producteur de pétrole.

    En Algérie, le déroulement de deux grèves générales successives a accéléré les scissions et les défections au sein du régime et a contribué à forcer la classe dirigeante à finalement abandonner Bouteflika. Début mars, le soutien exprimé au mouvement par les sections locales de l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) dans les bastions ouvriers historiques de Rouiba et de Reghaïa, dans les grandes banlieues industrielles d’Alger (où l’on trouve la plus grande concentration industrielle du pays), a marqué un tournant décisif, annonçant l’entrée de la classe ouvrière comme force sociale dans ce mouvement.

    On pourrait dire que l’implication de la classe ouvrière a été plus spectaculaire à la veille du renversement de Bouteflika que depuis. C’est ce qui a poussé le Financial Times à se rassurer en déclarant à la mi-juin que “les manifestations de rue, qui attirent chaque vendredi des centaines de milliers de personnes de tous horizons, ont évité les appels à la grève générale ou à l’occupation permanente des places publiques, ce qui serait perçu comme des escalades”. Pourtant, il est clair que l’expérience des vagues de grèves de masse du mois de mars restera gravée dans l’esprit de chaque travailleur algérien et devrait revenir à l’ordre du jour dans un avenir proche.

    La chute d’Al Bashir et de Bouteflika a également initié un processus de réappropriation des syndicats par la classe ouvrière. Elle a pris des formes et des profondeurs diverses dans les deux pays, mais va généralement dans la même direction : des tentatives pour développer des structures syndicales de base démocratiquement contrôlées par la base.

    Les syndicalistes algériens et les dirigeants des principales fédérations régionales de l’UGTA ont organisé des rassemblements pour exiger la démission immédiate du secrétaire général de l’UGTA, Sidi Said, ardent défenseur de l’ancien régime. Parmi les slogans, il y a ” tout pour reconquérir l’UGTA pour la lutte des classes. Tout pour chasser le régime et les oligarques de l’UGTA. Tout pour dégager Sidi Saïd et de sa clique”. Sous la pression, Sidi Said a été contraint d’annoncer qu’il ne serait pas candidat à sa succession au 13e congrès de la fédération les 21 et 22 juin, un congrès qui avait été initialement annoncé pour janvier 2020.

    Cependant, bien que moins publiquement compromis, le nouveau secrétaire général de l’UGTA est un produit de la même clique bureaucratique, et le congrès est resté une affaire contrôlée par la bureaucratie et hautement protégée visant à assurer “un changement dans la continuité” et à tenir les “fauteurs de troubles” à distance. La lutte pour purger le syndicat des bureaucrates corrompus et favorables au régime reste à l’ordre du jour et devrait être couronnée par la demande d’un congrès spécial où seuls les délégués dûment et démocratiquement mandatés par la base décideraient de l’avenir du syndicat.

    Bien que l’UGTA ait conservé d’importants bastions régionaux et sectoriels, son soutien a été considérablement érodé par des décennies de trahisons et l’étroite collaboration de ses dirigeants avec l’État et les patrons. Dans ce contexte, plusieurs ” syndicats autonomes ” ont vu le jour ces dernières années et ont gagné une certaine influence, en particulier dans les secteurs publics tels que la santé et l’éducation. L’année dernière, ces syndicats ont convergé vers une Confédération des Syndicats Autonomes (CSA) qui représente environ quatre millions de travailleurs. C’est pourquoi la nécessaire réappropriation de l’UGTA par sa base devrait être combinée avec des propositions de front commun orientées vers ces syndicats autonomes, afin de construire l’unité d’action des travailleurs.

    Au Soudan, la situation est quelque peu différente, car le mouvement syndical y a souffert de méthodes beaucoup plus brutales de répression d’Etat. Dans les années 1990, les syndicats ont été purgés comme jamais auparavant, leurs membres emprisonnés et torturés en masse, et des sanctions draconiennes ont été imposées aux travailleurs en grève. L’Union Générale des Travailleurs Soudanais officielle est devenue complètement soumise au pouvoir en place. La SPA elle-même a dû fonctionner clandestinement pendant la plus grande partie de sa courte existence.

    Mais une indication de la ténacité des traditions syndicales est que depuis la chute d’Al Bashir, des tentatives de ressusciter des syndicats qui avaient été détruits par son régime ont été entreprises, avec certains de leurs anciens membres, avec une nouvelle couche de jeunes travailleurs, s’organisant pour les reconstruire. Ce fut le cas des cheminots d’Atbara, des dockers de Port Soudan, des travailleurs de la Banque Centrale du Soudan, des journalistes qui ont formé un ” Comité pour la Restauration de l’Union des Journalistes Soudanais “, etc. En outre, les travailleurs ont aussi, dans certains cas, pris le contrôle des syndicats officiels en chassant les dirigeants qui avaient collaboré avec l’ancien régime. Sous la pression, un gel a même été imposé aux syndicats affiliés au régime par la junte militaire après la destitution de Bachir. Au moment où le premier plan de grève a été mis en place, le Conseil militaire de transition (TMC) a annulé le gel, permettant à ces syndicats collaborateurs de reprendre leurs activités pour tenter de faire obstacle au développement de syndicats indépendants.

    Les comités

    Bien que largement sous-rapporté, le développement des comités révolutionnaires locaux (les ” comités de résistance “) semble avoir pris au Soudan un caractère de grande portée, peut-être plus qu’en Egypte et en Tunisie en 2011. Cela s’explique en partie par le fait que la formation des premiers comités de résistance au Soudan remonte déjà à 2013, lorsque le pays a connu une recrudescence des protestations contre le régime ; ces comités sont réapparus à une échelle plus large et plus organisée cette fois, et ont inclus la création de comités de grève dans un certain nombre de lieux de travail. Le régime est très conscient du danger de cette évolution, ce qui explique pourquoi les dirigeants des comités de résistance des quartiers de Khartoum ont été tués dans des assassinats ciblés par les milices du régime.

    Le fait qu’Internet ait été presque entièrement coupé par le TMC à partir de début juin a contribué à mettre le rôle de ce réseau de comités locaux de résistance sur le devant de la scène, car les manifestants ont été contraints de trouver un moyen de contrer la fermeture des télécommunications et d’Internet de la junte et ont utilisé ces comités pour rassembler leurs voisins, organiser des réunions communautaires, appeler à des manifestations, distribuer des tracts imprimés pour remplacer la communication numérique, etc.

    Bien que cela puisse changer, sous cet angle important, le caractère révolutionnaire du mouvement a été beaucoup plus prononcé au Soudan qu’en Algérie. En Algérie, si des comités de lutte sont apparus dans certains cas, et si des “comités autonomes” ont été mis en place par des étudiants dans la plupart des facultés universitaires, ce processus semble beaucoup plus inégal et moins avancé – même comparé au mouvement de masse en Kabylie en 2001, lorsque les masses ont créé des comités se substituant clairement aux structures étatiques officielles.

    Violence étatique et contre-révolutionnaire

    Dans ce dernier cas, ainsi qu’au Soudan aujourd’hui, la répression meurtrière de l’État a également incité les gens à créer des comités de défense pour se protéger. Pourtant, en Algérie, la violence de l’État a jusqu’à présent été largement contenue.

    Le seul fait que les généraux algériens, connus pour leurs méthodes brutales, semblent réticents à recourir à la violence contre les manifestants en dit long sur le volcan social sur lequel ils sont assis, et sur la peur d’allumer quelque chose de beaucoup plus grand. Les militaires ont jusqu’à présent hésité à mener une répression sanglante, craignant que cela ne fasse qu’intensifier la lutte contre le régime actuel. Les chiffres des manifestations hebdomadaires du vendredi ont diminué en juin, mais la situation reste extrêmement volatile et toute tentative de contenir le mouvement à grande échelle l’enflammerait immédiatement. Lahouari Addi, sociologue algérien à l’Institut d’études politiques de Lyon, a également mis en lumière une autre raison importante de la retenue du commandement militaire : “parce qu’ils ne sont pas sûrs que leurs troupes leur seront loyales”.

    Bien entendu, cela ne va pas de soi. Jusqu’à présent, le régime a opté pour une forme de répression plus ciblée et plus préventive pour faire une démonstration de force en vue d’une réaction plus large. Il s’agit notamment de l’arrestation d’un certain nombre de militants, dont la plus importante est Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des Travailleurs (PT), qui a été arrêté le 9 mai, accusée de “conspiration contre l’autorité de l’Etat”. Tout en ayant un passé militant et toujours qualifiée de “trotskiste” par la presse, Hanoune est connue pour ses liens étroits avec la famille de Bouteflika. Après les premières manifestations en février, elle s’est ridiculisée en affirmant que les slogans du mouvement n’étaient “pas contre Bouteflika”. Son arrestation semble avoir autant à voir avec les règlements de comptes entre factions rivales au sein du régime qu’avec ses critiques modérées du gouvernement actuel.

    Au Soudan, l’exposition des divisions de classe au sein de l’armée et la rébellion des rangs inférieurs ont joué un rôle très important dans les soulèvements révolutionnaires de 1964 et 1985. La sympathie instinctive pour la lutte révolutionnaire activement exprimée par de nombreux soldats de base et officiers subalternes a également été l’une des motivations qui ont poussé l’état-major général à se débarrasser d’Omar Al Bashir en avril, dans l’espoir de garder le contrôle sur ses propres troupes. C’est pourquoi des appels audacieux de classe aux rangs de l’armée, ainsi que la constitution de forces de défense populaires et ouvrières sous contrôle démocratique, devraient être un aspect clé de notre approche pour désarmer et vaincre la réaction. En se rangeant du côté du peuple, les soldats risquent bien sûr d’être traduits en cour martiale et sévèrement punis. Cela signifie qu’un véritable clivage entre les rangs de l’armée et leurs officiers réactionnaires ne peut se concrétiser qu’en proposant un programme politique et social audacieux capable de donner confiance aux soldats que la révolution peut gagner, et de les inciter à une action décisive.

    Les traditions de mutinerie au sein de l’armée soudanaise sont l’une des principales raisons pour lesquelles le régime d’Al Bashir avait soutenu les services de sécurité de l’État et incorporé des groupes paramilitaires pour construire un appareil d’État souple en cas de contestation révolutionnaire de son pouvoir. Son régime a supervisé une expansion massive des services de renseignement et des milices diverses.

    En 2014, l’UE a lancé le “processus de Khartoum”, dont une partie consiste à externaliser la police des frontières vers les États de la région pour arrêter les flux migratoires entre la Corne de l’Afrique et la mer Méditerranée. Il s’agit de former et de financer des gardes-côtes libyens qui rassemblent les migrants en mer et les renvoient dans les conditions brutales des camps de prisonniers libyens où ils sont victimes de la faim, de la torture, de viols et d’esclavage. Il s’agit également de fournir au gouvernement soudanais des millions d’euros qui ont été acheminés aux paramilitaires des ” Forces de soutien rapide ” (FSR), ramifications des brutales milices janjawides impliquées dans les atrocités massives pendant le conflit du Darfour, qui ont ainsi été chargées de resserrer l’étau sur les migrants et réfugiés africains tentant de fuir vers l’Europe. En d’autres termes, l’UE a un rôle direct dans le soutien et la professionnalisation des milices qui ont participé au massacre contre-révolutionnaire du 3 juin.

    Le massacre de Khartoum du 3 juin a marqué un tournant contre-révolutionnaire au Soudan. Comme l’a bien dit un commentateur, cette semaine-là, “le Darfour était venu à Khartoum”. Il ne fait aucun doute que derrière cette attaque meurtrière se cachait la crainte, non seulement chez la classe dirigeante nationale, mais aussi chez les despotes régionaux soutenus par le TMC (en particulier les monarques en Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis, ainsi que le régime égyptien) d’un mouvement qui était devenu une source d’inspiration pour des millions de personnes dans la région. Ils ont encouragé les dirigeants de Khartoum à s’attaquer au cœur de ce mouvement, poussés par leur désir de mettre fin aux tentations révolutionnaires qui pourraient se développer dans leur propre territoire.

    L’appréciation tactique de ce stratagème était plutôt tempérée dans les capitales et ambassades occidentales. Dans une déclaration publique inhabituelle, le département d’État américain a révélé que son sous-secrétaire d’État avait téléphoné au vice-ministre saoudien de la défense pour lui demander d’utiliser son influence saoudienne afin de calmer le carnage au Soudan. Bien que la Russie ait adopté une position belligérante, faisant écho à la justification du massacre par les FSR, la soi-disant “troïka” (Etats-Unis, Grande-Bretagne et Norvège) et l’Union africaine, via la médiation éthiopienne, ont depuis redoublé d’efforts pour tenter de contenir les “excès” du Conseil Militaire et pousser l’opposition à accepter un accord de partage du pouvoir avec lui.

    Il est clair que certaines ailes de la classe dirigeante, en particulier à l’ouest, sont conscientes et inquiètes qu’une nouvelle déstabilisation du pays pourrait entraîner de nouvelles vagues de réfugiés frappant à leurs portes ; mais plus immédiatement, qu’une répression sanglante et prématurée du mouvement pourrait provoquer une nouvelle escalade révolutionnaire.

    Et ils ont raison. En effet, le massacre du 3 juin n’a pas eu le même effet d’entraînement sur la révolution que le massacre de la place Rabia-El-Adaouïa par l’armée égyptienne en août 2013, par exemple, qui a ouvert la voie à une période de répression soutenue par le régime nouvellement instauré de Sisi. Comme Marx l’a expliqué, une révolution a besoin de temps en temps du fouet de la contre-révolution. C’est ce qui s’est passé au Soudan début juin : la réponse de la classe ouvrière au carnage s’est accompagnée d’une grève générale nationale qui a duré 3 jours. Les niveaux impressionnants d’adhésion à la grève dans tous les secteurs, malgré les menaces ouvertes des dirigeants du TMC, ont témoigné de l’humeur militante et de la détermination des travailleurs.

    La SPA – stratégie et tactique

    Pendant la grève, la SPA a encouragé les manifestants à construire des barricades sur les routes principales et les rues secondaires, mais au lieu de les surveiller, elle leur a conseillé à tort de fuir immédiatement. “Barricader et se retirer”, disaient-ils dans leurs messages. “Évitez les frictions avec les forces Janjawides.”

    Cette tactique laisse les gens isolés les uns des autres, surtout quand Internet est coupé. Cela compromet la possibilité de débattre collectivement de la manière de résister et de combattre le régime, et de montrer la force du mouvement et empêche l’échange d’expériences et le renforcement de la confiance des gens dans les manifestations de masse, les piquets de grève et les assemblées sur les lieux de travail et dans les quartiers. Les gens sont laissés à la merci des milices et des forces de l’État qui se voient confier le contrôle de l’espace public, et les masses restent sans préparation pour affronter et vaincre leur assaut. Depuis lors, les manifestants ont instinctivement réagi contre cette approche, en organisant des marches et des manifestations nocturnes, afin de reconquérir les rues.

    La grève générale aurait pu durer plus longtemps si ses dirigeants, ne sachant pas quoi en faire, ne l’avaient pas annulée après trois jours, sans avoir obligé le Conseil Militaire à céder. Les dirigeants de la SPA avaient d’abord appelé à une grève générale politique ouverte et à une désobéissance civile de masse afin de ” faire tomber le régime militaire comme seule mesure restante ” pour sauver la révolution. Ils avaient également déclaré avant la grève qu’il n’y aurait plus de négociations avec le TMC. Au lieu de cela, ils ont décidé de montrer leur “bonne volonté” au TMC et aux médiateurs éthiopiens venus dans le pays pour encourager un accord sur un gouvernement de transition, en annulant la grève et en retournant directement à la table des négociations.

    C’est la logique inéluctable d’essayer de maintenir un bloc politique uni au sein de la coalition de l’opposition, les ” Forces de la Déclaration de Liberté et de Changement ” (FDCF). Le SPA représente le noyau activiste du FDCF, mais ce dernier est une alliance interclasses impliquant des partis pro-capitalistes tels que le Parti Oumma, qui agit depuis le début ouvertement comme un frein paralysant à la lutte révolutionnaire. Ce parti, qui inspire beaucoup de méfiance à cause de ses alliances régulières avec l’ancien régime, s’est publiquement opposé à la première grève générale le 10 juin et a tweeté le tout premier jour de la deuxième grève générale : “Ce n’est pas bien de continuer une désobéissance civile sans limite dans le temps.”

    Le dimanche 30 juin, les masses se sont à nouveau montrées prêtes pour un affrontement révolutionnaire, lançant une nouvelle et imposante contre-offensive, la ” Million’s March “, qui a abouti à ce qui fut probablement la plus grande manifestation de rue de l’histoire soudanaise pour exiger la fin du régime militaire.

    Au milieu de ces pics successifs d’action de masse, les dirigeants de la SPA auraient pu lancer un appel aux comités de résistance, aux comités de grève et à d’autres organisations de base pour qu’ils s’unissent aux niveaux local, régional et national, dans le but de fédérer une assemblée nationale de délégués révolutionnaires qui aurait pu former un gouvernement de travailleurs et des masses révolutionnaires, déposer le Conseil Militaire et se partager le pouvoir.

    Au lieu de cela, les politiques de collaboration de classe du FDCF, auxquelles les dirigeants de la SPA ont lié leur destin, les ont conduits à la conclusion d’un accord formel de partage du pouvoir avec le Conseil militaire le 4 juillet. Cet accord a institué un ” conseil souverain ” composé de 11 personnes, cinq militaires, cinq civils et une autre présentée comme un civil (en réalité, un officier militaire à la retraite). La junte est également chargée de nommer l’un des siens à la tête du conseil pour les 21 premiers mois suivant sa formation. Cela signifie que la majorité des membres du Conseil sera loyale à la TMC, et qu’on ne touche pas à son emprise effective sur les principaux leviers du pouvoir et les milices terroristes.

    Nul doute que cet accord servira à désorienter et à démobiliser les masses, et que la junte reprendra sa répression contre le mouvement révolutionnaire sous prétexte de rétablir “l’ordre”. Un tel accord avec les bourreaux de la révolution est une trahison ouverte des masses révolutionnaires et a semé la confusion dans les rues. Après huit mois de lutte acharnée, et en l’absence d’une alternative perceptible, des éléments de lassitude existent et une partie des masses a vu dans cet accord le seul moyen réaliste de “maîtriser” le TMC. Cependant, l’euphorie supposée décrite par les médias après l’annonce de l’accord était plutôt calme et limitée, et les illusions actuelles seront très probablement éphémères.

    La conclusion de ce pacte a été accueillie avec amertume et colère par les sections les plus avancées des travailleurs et des jeunes militants révolutionnaires. Il a également mis en évidence graphiquement les contradictions de classe au sein du FDCF. Notre agitation devrait donc mettre un accent renouvelé sur la nécessité de rompre avec toutes les forces et tous les éléments politiques de la FDCF qui reposent sur cet accord pourri, et prêts à faire des compromis avec les généraux bouchers. Nous devrions utiliser cet exemple tragique pour souligner la nécessité de dirigeants responsables et d’un parti de masse indépendant qui soient sans réserve du côté de la lutte révolutionnaire menée par les travailleurs et les masses opprimées. Les forces pour construire un tel parti peuvent émerger du processus d’accentuation de la différenciation politique qui résultera inévitablement de l’accord récent.

    En effet, aucun partage de pouvoir pacifique n’est possible entre la révolution et la contre-révolution. L’arrangement actuel n’empêchera pas que les intérêts des millions de travailleurs, de jeunes, de femmes et de pauvres qui luttent pour un Soudan libéré de la dictature et de la pauvreté soient mis sur la voie d’une nouvelle collision avec les intérêts des généraux assassins et des chefs de guerre à la tête du TCM.

    Les ” Leçons d’Espagne ” de Trotsky restent une lecture extrêmement précieuse pour éduquer les nouvelles générations sur ces questions programmatiques clés. Il y expliquait que “le mot “républicain”, comme le mot “démocrate”, est un charlatanisme délibéré qui sert à dissimuler les contradictions de classe”. Remplacez ” républicain ” par ” civil “, et c’est aussi pertinent aujourd’hui qu’à l’époque. La revendication d’un gouvernement civil a toujours été utilisée par les forces bourgeoises locales et les puissances impérialistes pour défendre un gouvernement qui protège la continuation et les intérêts du capitalisme au Soudan.

    Cependant, il est également vital d’apprécier les différents niveaux de conscience des masses sur ces questions dans les processus révolutionnaires actuels au Soudan et en Algérie. Cette demande est comprise différemment pour les larges couches de la population des deux pays qui ont repris ce slogan, dont beaucoup n’ont connu que la domination militaire. Comme le nouveau conseil souverain au Soudan n’a même pas une façade entièrement civile, il est probable que la demande d’un ” gouvernement civil ” continuera d’avoir un large écho pendant un certain temps et sera perçue par beaucoup comme un moyen de faire comprendre la nécessité de faire tomber la junte militaire. Il est donc important d’articuler habilement notre revendication d’un gouvernement ouvrier et paysan pauvre, non pas en s’attaquant de front à la revendication d’un gouvernement civil, mais en soulignant les intérêts de classe opposés qui se cachent derrière ce slogan.

    Tout gouvernement de coalition pro-capitaliste, quelle que soit sa composition civile ou semi-civile formelle, sera extrêmement instable, naviguant entre les aspirations réveillées mais insatisfaites de millions de Soudanais, l’appui d’appareils militaires et de sécurité bien établis et une situation économique catastrophique, avec des dettes énormes et une inflation rampante. L’ambassadeur de Grande-Bretagne à Khartoum a déclaré à juste titre que “si la volonté du peuple soudanais n’est pas respectée, alors je pense que nous retournerons au soulèvement populaire”. Mais si la classe ouvrière et les masses populaires soudanaises ne prennent pas le pouvoir en main, des ailes de l’élite dirigeante seront tentées de résoudre la crise à leur manière, en coupant court à la longue période d’instabilité par le recours à un coup d’Etat, ou “nouveau 3 juin”, peut-être à une plus grande échelle.

    La possibilité pour la classe dirigeante de jouer la carte de l’islamisme, en utilisant l’islam politique de droite pour tromper le mouvement révolutionnaire et protéger les intérêts du capital, comme elle l’a fait pendant un temps en Tunisie et en Egypte, semble plus limitée. L’islam politique est en déclin tant au Soudan qu’en Algérie. Au Soudan, les Frères Musulmans ne sont pas une force d’opposition importante ; ils ont partagé le pouvoir avec Al-Bashir depuis son coup d’Etat en 1989. L’une des principales caractéristiques du soulèvement soudanais est son opposition ouverte au pouvoir des militaires et de leurs alliés fondamentalistes. Les masses soudanaises ont crié des slogans accusant les islamistes d’être responsables de la tyrannie du régime.

    En Algérie, l’expérience de la décennie noire a rendu la population profondément méfiante à l’égard des deux. Le MSP, branche algérienne des Frères Musulmans, a pour sa part collaboré avec l’armée et soutenu Bouteflika depuis sa première prise de pouvoir en 1999 jusqu’en 2012. La plupart des manifestants rejettent les tentatives des fondamentalistes de détourner le mouvement aussi fermement que la prétention des généraux d’en faire autant. Les manifestants en Algérie ont même expulsé certaines personnalités islamistes de leurs manifestations.

    A cela s’ajoute le fait remarquable que les femmes ont joué un rôle de première ligne dans ces luttes de masse dès le premier jour. Les femmes ont joué un rôle majeur dans l’histoire révolutionnaire de l’Algérie et renouvellent ces traditions, mettant en avant leurs propres revendications et s’organisant activement dans le mouvement plus large. Au Soudan, au cours de la répression du 3 juin et des jours suivants, des viols et des agressions sexuelles contre des militantes et des manifestantes ont été perpétrés par des agents de sécurité et des milices pour briser l’esprit révolutionnaire des femmes. Un manifestant a été cité par la BBC : “La [milice] sait que s’ils brisent les femmes, ils brisent la révolution.”

    Le climat actuel n’est donc pas très propice à l’agenda politique préconisé par les fondamentalistes islamiques. Cela dit, la stagnation et les revers du processus révolutionnaire, combinés aux sentiments de frustration populaire qu’ils peuvent engendrer, pourraient créer un terrain plus fertile pour ces forces réactionnaires dans l’avenir. Le TMC lui-même a essayé de monter des groupes salafistes contre l’opposition en accusant cette dernière d’être largement contrôlée par des “figures athées anti-charia”. A cela s’ajoutent les manœuvres contre-révolutionnaires proactives et l’argent acheminé par les Etats du Golfe Wahhabites.

    Jeux régionaux

    La nouvelle situation créée par l’éviction d’Al Bashir au Soudan se déroule dans un contexte d’intensification de la lutte internationale pour l’influence dans la région. Une rivalité entre l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis, d’une part, et le Qatar, la Turquie et l’Iran, d’autre part, a gagné la Corne de l’Afrique. Le Soudan est devenu un champ de bataille clé de cette rivalité.

    Entre 2000 et 2017, les États du Golfe ont investi 13 milliards de dollars dans la Corne de l’Afrique, principalement au Soudan et en Éthiopie. En décembre dernier, des représentants de Djibouti, du Soudan et de la Somalie se sont réunis à Riyad pour discuter de la création d’une nouvelle alliance de sécurité pour la mer Rouge. Les Émirats Arabes Unis ont une base militaire en Érythrée depuis 2015 et en construisent une autre au Somaliland. Le régime saoudien prévoit également d’en construire une à Djibouti.

    La Turquie a également fait des incursions dans la région, encourageant des relations étroites avec le gouvernement somalien, y établissant des installations militaires et obtenant des contrats pour les entreprises turques, qui gèrent désormais les ports et aéroports de la capitale. Le régime turc a conclu divers accords commerciaux et militaires avec le régime d’Al Bashir en 2017, notamment un accord pour la remise de l’île soudanaise de Suakin à l’Etat turc, afin d’établir une présence militaire sur la mer Rouge.

    Le renversement d’Al Bashir a ouvert une nouvelle situation, permettant un certain remaniement des cartes, l’axe saoudien devançant la Turquie et développant un ascendant sur les dirigeants militaires actuels à Khartoum. Les chefs du Conseil militaire ont déclaré que l’île de Suakin est une ” partie inséparable ” du Soudan, se sont engagés à soutenir le régime saoudien contre toute menace émanant de l’Iran et à continuer de déployer des troupes soudanaises au Yémen pour aider les Saoudiens dans leur guerre contre les Houthis.

    La coalition saoudienne-émiratienne a utilisé des soldats soudanais pour externaliser sa guerre contre le Yémen, réduisant ainsi le nombre de morts saoudiennes et atténuant ainsi la dissension interne. Cependant, le fait que les masses soudanaises revendiquent de rapatrier les troupes soudanaises du champ de bataille yéménite dans le contexte de leur lutte révolutionnaire, montre combien l’action de masse de la classe ouvrière dans un pays peut aider à renverser les tendances réactionnaires au niveau régional. Bien sûr, la façon dont cela peut être se faire dépend du programme et de la direction qui guidera ces luttes. Pourtant, il ne fait aucun doute que la poursuite de la guerre au Yémen et de l’envoi de Soudanais pauvres pour servir de chair à canon aux intérêts de l’élite saoudienne alimenteront la rage révolutionnaire contre le ” nouveau ” régime à Khartoum.

    Question nationale

    Comme nous l’avons vu dans nos rangs par le passé, les termes “printemps arabe” et “révolution arabe” doivent être traités avec prudence. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit des mouvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan, pays où d’importantes minorités de la population ne sont pas arabes et où existent des questions nationales sensibles. Un programme marxiste pour résoudre la question nationale, reliant la lutte contre l’oppression nationale à un programme de classe, est crucial pour surmonter les tentatives de la classe dirigeante d’exploiter et d’approfondir les divisions nationales.

    Le Soudan n’a jamais été une nation intégrée ; comme la plupart des pays africains, c’est un cadeau empoisonné hérité des politiques de “diviser pour mieux régner» de l’impérialisme occidental. Les 43 millions d’habitants du territoire actuel du Soudan sont composés à 70 % d’Arabes, les 30 % restants étant des groupes ethniques arabisés de Bejas, de Coptes, de Nubiens et d’autres peuples. Il y a aussi près de 600 tribus au Soudan qui parlent plus de 400 dialectes et langues. Les divisions raciales et tribales, en particulier entre les Arabes ethniques qui vivent le long du Nil et les Africains à la peau plus foncée qui constituent la majorité dans les régions périphériques, ont été pleinement exploitées par le régime d’Al Bashir pour consolider son pouvoir.

    Cependant, lorsqu’en février, Al Bashir a tenté d’attribuer les manifestations à de prétendus étudiants terroristes du Darfour, la tactique s’est retournée contre eux de manière spectaculaire, de nombreux manifestants ayant repris le slogan : “Oh, raciste arrogant, nous sommes tous du Darfour”. Cela met en évidence l’une des caractéristiques uniques de ce mouvement par rapport aux luttes révolutionnaires passées au Soudan : qu’il se soit propagé à tout le pays. Les révolutions de 1964 et 1985 se sont principalement limitées à la capitale et aux villes du Nord, avec une forte division entre le centre et les périphéries ; il s’agit cette fois-ci d’un mouvement “national”, qui a naturellement englobé tous les coins du pays, unissant en action les travailleurs et les pauvres quelle que soit leur origine ethnique.

    Cela étant dit, si la lutte révolutionnaire n’est pas menée à la victoire et n’aboutit pas à terme à une restructuration fondamentale de la société selon les lignes socialistes impliquant le droit à l’autodétermination pour toutes les nationalités opprimées (comme les peuples des Monts Nouba et du Darfour), les divisions de longue date, notamment le danger de guerre ethnique, peuvent refaire surface.

    En Algérie, l’éruption spectaculaire des masses s’est également produite à une échelle géographique étendue, avec un essor dans les 48 wilayas (départements) du pays. Le mouvement est particulièrement mobilisé dans la région de la Kabylie, où les griefs économiques et sociaux se mêlent à une forte identité amazighe (berbère) forgée par des décennies de tentatives du régime algérien pour supprimer les droits linguistiques et culturels de la minorité amazighe, en imposant une politique d’arabisation et la marginalisation économique. La reconnaissance de la langue amazighe comme langue nationale et officielle est un développement récent (2016), qui ne s’est faite que sous une pression énorme des masses.

    La possibilité que cette question refasse surface, en partie sous l’impulsion des provocations chauvines de la clique militaire d’Alger, a été récemment démontrée par les attaques du chef d’état-major de l’armée Gaïd Salah contre la proéminence du drapeau amazigh dans les manifestations de rue. Après avoir annoncé le 19 juin que seuls les drapeaux nationaux seraient autorisés, des dizaines de manifestants portant des drapeaux amazighs ont été arrêtés par la police.

    Le régime algérien s’est efforcé au fil des années de se cacher continuellement derrière une certaine façade ” progressiste “. Par exemple, il soutient rhétoriquement la cause des peuples sahraouis et palestiniens, et a adopté une approche prudente sur les interventions étrangères en Libye, en Syrie et au Yémen. Il a également refusé l’installation de centres de transit pour les migrants à l’intérieur du pays. Cependant, ce n’est qu’un côté de la médaille. Si l’Algérie n’est pas encore devenue un valet complet de l’impérialisme, elle est de connivence avec l’impérialisme sur de nombreux fronts. Le régime a signé un ” partenariat exceptionnel ” avec l’impérialisme français, avec lequel il a collaboré dans son intervention militaire au Mali. En février, l’armée algérienne a participé, au Burkina Faso puis en Mauritanie, à des manœuvres militaires de grande envergure placées sous la supervision de l’Africom. Ces contradictions dans la politique étrangère d’un régime traditionnellement orienté vers le soi-disant “non-alignement” ne peuvent que s’accentuer dans la période à venir, une période de concurrence inter-impérialiste accrue au niveau régional et de réveil politique de masse au niveau national.

    Des contradictions similaires persistent dans l’économie algérienne. Les secteurs de l’énergie et des mines restent majoritairement étatiques, à la consternation de l’aile néo-néolibérale du régime et des entreprises occidentales qui veulent accélérer les réformes du marché libre. Ces dernières années, le gouvernement algérien a freiné une grande partie de la libéralisation de l’économie promise, arrêté la privatisation des industries publiques et maintenu la “loi sur l’investissement” – qui stipule que les entreprises nationales qui s’associent à des partenaires étrangers doivent détenir la majorité des actions. Ces questions continueront d’alimenter les tensions entre les factions rivales de la classe dirigeante, d’autant plus dans le contexte d’un mouvement ouvrier plus affirmé, et du détrônement de la figure politique principale qui jouait le rôle “d’arbitre” de ces tensions.

    Droits démocratiques et lutte pour le socialisme

    Sur les traces des traditions bonapartistes algériennes, le général Ahmed Gaïd Salah tente de se faire passer pour le nouvel homme providentiel. Pour tenter de conquérir la population, il a jeté en prison certains des principaux oligarques et amis de Bouteflika et a lancé des enquêtes anti-corruption. Pour affirmer son autorité, il s’est appuyé sur l’application de l’article 102 de la Constitution, qui sacrifie le Président mais maintient la Constitution hyper-présidentielle actuelle, le gouvernement, le conseil constitutionnel, les deux chambres du Parlement et toutes les institutions de l’ancien régime.

    L’élection présidentielle initialement prévue par le régime pour le 4 juillet a été annulée, en raison de leur rejet massif dans les rues, et alors que de plus en plus de maires et de magistrats, sous la pression croissante de la base, annonçaient leur refus de les organiser. Dans un tel contexte, l’appel rassembleur en faveur d’élections libres à une assemblée constitutionnelle révolutionnaire nationale, supervisée par des comités locaux devant être formés dans toutes les communautés pour assurer le caractère démocratique et non corrompu du vote, revêt une pertinence particulière.

    Alors que les masses sortent d’un régime autoritaire, les marxistes devraient accorder l’importance qui leur revient à la défense et à la lutte pour tous les droits démocratiques, tels que la liberté de réunion, la liberté de la presse, le droit d’organisation et de grève, la libération des détenus politiques, etc. Mais, bien sûr, ils ne devraient pas être isolés, mais faire partie d’un programme global de changement socialiste. En outre, nous devons souligner que la classe ouvrière et le peuple révolutionnaire ne peuvent avoir confiance qu’en leurs propres forces pour conquérir et maintenir ces droits. Par exemple, c’est la lutte de masse en Algérie qui a permis la reconquête du droit de manifester dans tout le pays, notamment dans la capitale Alger, où cela était interdit par le régime depuis 2001.

    Le PST (Parti Socialiste des Travailleurs) en Algérie, qui fait partie du Secrétariat Unifié, plaide en faveur d’un ” gouvernement provisoire pour défendre la souveraineté nationale “. Le Parti communiste soudanais prône une ” autorité transitoire démocratique et civile “. Ces slogans suggèrent qu’un stade démocratique stable peut être assuré sans renverser le capitalisme ; ils ne délimitent pas le contenu de classe du gouvernement pour lequel les masses révolutionnaires doivent se battre. Ce sont deux variantes de l’ancienne théorie menchévique, adoptée plus tard par les staliniens, selon laquelle les étapes démocratiques et socialistes de la révolution sont deux chapitres historiques distinctement indépendants, nourrissant la dangereuse illusion qu’une forme viable de régime démocratique favorable aux masses peut être obtenue sans remettre en question les relations bourgeoises de propriété.

    En pratique, cette théorie a ouvert la voie à des alliances politiques traîtresses et à des collaborations gouvernementales avec des ennemis pro-capitalistes, se drapant d’un masque progressiste pour mieux tromper les masses et mettre fin à leur lutte. Ces politiques ont irrémédiablement entraîné des défaites catastrophiques pour la classe ouvrière dans les révolutions, de la Chine en 1925-27 à l’Iran dans les années 1980. Elles constituent une partie centrale de l’explication de la faiblesse de la gauche aujourd’hui dans une grande partie du Moyen-Orient et de l’Afrique.

    Le Parti communiste soudanais (SCP), qui avait autrefois exercé une influence politique considérable en tant que l’un des plus grands partis communistes du continent, a été historiquement décimé à la suite de cette politique désastreuse des ” étapes “, se mettant toujours à la remorque de ce qui était présenté comme les sections ” progressistes ” de la bourgeoisie nationale, plutôt que de poursuivre une politique de classe indépendante pour unir les masses derrière des objectifs socialistes.

    Malheureusement, les dirigeants actuels du SCP ne semblent pas avoir tiré de leçons de leur propre histoire. Dans un communiqué publié début juin, le parti a ouvertement admis : “Nous devons nous soumettre aux souhaits de la majorité de nos partenaires du FDCF et avons accepté de nous asseoir avec le TMC pour négocier un transfert de pouvoir basé sur des modalités de partage du pouvoir avec le TMC. Pour notre part, nous avons vu qu’un changement de position aussi drastique serait coûteux, ne répondant pas aux aspirations de millions de personnes de notre peuple à un véritable changement, et surtout, nous avons du endurer le fort mécontentement visible de certains de nos loyaux membres, amis et sympathisants. Cependant, comme nous étions régis par les termes et les règles du FDCF, nous avons choisi d’agir de manière pragmatique et de prendre la position qui assure l’unité de l’opposition sous la direction du FDCF.”

    C’est dans la même logique que s’inscrit le slogan d’un ” gouvernement des compétences nationales ” défendu par le Front Populaire en Tunisie en 2013. Elle a abouti à la conclusion d’un accord programmatique entre le Front populaire et “Nidaa Tounes”, c’est-à-dire le principal parti politique représentant l’ancien régime dictatorial et les forces pro-restauration, sous prétexte de construire un front “civil” contre les islamistes de droite d’Ennahda. Le Front populaire ne s’est jamais vraiment remis de cette terrible trahison et a gaspillé une formidable opportunité révolutionnaire qui avait objectivement posé la question du pouvoir de la classe ouvrière en Tunisie durant l’été de cette année-là.

    Pour remporter des victoires dans la lutte révolutionnaire de masse et jeter les bases pour en finir avec de la misère, de la crise, de l’exploitation et de l’oppression actuelles, une transformation socialiste de la société est nécessaire. Trotsky a expliqué dans la théorie de la révolution permanente comment toutes les tâches de la révolution démocratique bourgeoise – la question nationale, la terre, les droits démocratiques, la “modernisation” – sont liées à la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme.

    Alors que les magnifiques soulèvements révolutionnaires en Algérie et au Soudan ont montré une fois de plus l’héroïsme révolutionnaire dont sont capables les travailleurs, les femmes et les jeunes, les directions des forces politiques actuelles de la gauche organisée ne sont malheureusement pas à la hauteur des tâches historiques posées par ces mouvements. Cela ne fait que souligner l’importance pour le CIO de renouveler ses efforts pour aider à la construction de forces marxistes révolutionnaires dans ces pays et dans toute la région.

  • Tunisie. La grève générale du secteur public paralyse le pays

    Ce jeudi, 750.000 travailleurs du secteur public ont participé à une grève nationale appelée par l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) contre le gel des salaires et d’autres mesures d’austérité imposées par le FMI, en collaboration avec l’actuel gouvernement de Youssef Chahed.

    Les services publics étaient en grande partie paralysés, les écoles et les facultés universitaires fermées, tandis que les vols, les activités portuaires, les transports publics, les hôpitaux et autres services étaient également perturbés. Des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées au siège de l’UGTT dans la capitale Tunis, et ont défilé sur l’avenue centrale de la capitale, l’avenue Bourguiba, en criant des slogans anti-gouvernement et anti-FMI tels que ‘‘Dégagez !’’, ‘‘Le peuple veut la chute du régime’’, ‘‘Peuple et travailleurs unis contre le FMI’’, etc.

    Des rassemblements et manifestations similaires ont eu lieu dans de nombreuses autres villes de Tunisie. Les camarades du CIO sont intervenus dans les manifestations à Tunis, en vendant leur journal et en distribuant des centaines d’exemplaires de leur tract, dont voici une traduction ci-dessous, accompagnée de quelques photos de la manifestation qui a pris place à Tunis.

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    Les politiques néolibérales adoptées par les gouvernements successifs avant et après la révolution du 17 décembre au 14 janvier étaient et sont toujours contraires aux objectifs et aux exigences de la révolution tunisienne. Elles reflètent les seuls intérêts d’une minorité qui monopolise la richesse de la nation et creuse la fracture de classe, par des choix dits “de développement” qui sont fondamentalement hostiles aux exigences de “liberté, dignité et justice sociales” de la révolution.

    Suite à l’échec des récentes négociations sociales entre le gouvernement actuel et l’UGTT sur l’augmentation des salaires dans le secteur public, la direction syndicale a été contrainte d’appeler à une grève générale du secteur public le 17 janvier pour défendre les intérêts de la classe ouvrière. Tayaar al’Amal al’Amal al Qaa’dii [section tunisienne du Comité pour une Internationale Ouvrière] affirme son soutien inconditionnel à cette grève.

    La responsabilité politique de l’échec des négociations sociales repose pleinement du côté du gouvernement actuel, qui continue de faire des choix économiques qui accentuent la marginalisation et l’exclusion sociale dans les villes et à la campagne, privant des couches croissantes de la population tunisienne des choses les plus élémentaires pour mener une vie décente.

    Nous appelons tous les travailleurs, les pauvres et les marginalisés à s’unir et à enraciner leurs revendications dans une mobilisation et une organisation soutenues contre les politiques d’appauvrissement sans fin imposées par tous les gouvernements depuis le début de notre révolution en 2011. Les intérêts de la classe ouvrière et de toutes les couches marginalisées et opprimées de la population ne peuvent être satisfaits que si nous reconnaissons nos ennemis dans la classe capitaliste qui contrôle la richesse et le pouvoir politique dans ce pays et luttons pour une alternative claire qui consacre la société “de liberté, de dignité et de justice sociale” que souhaite la majorité.

    Nous disons donc :

    • NON aux plans du FMI et au remboursement de la dette ! Nous exigeons des salaires et une couverture sociale adaptés au coût de la vie !
    • NON aux privatisations ! Pour la renationalisation des entreprises privatisées, pour la propriété publique des banques, des grandes entreprises et des grands domaines agricoles, sous contrôle démocratique !
    • Pour un vaste plan d’investissement public dans les infrastructures et le développement régional, afin d’offrir des emplois décents et bien rémunérés aux chômeurs !
    • Pour une grève générale des secteurs public et privé combinés, comme prochaine étape pour construire un plan durable de mobilisations sociales et syndicales contre le gouvernement Chahed !
    • Pour un gouvernement des travailleurs, des paysans pauvres et des jeunes !
    • Pour la solidarité et la résistance internationale des travailleurs, des marginalisés et des jeunes contre le capital et ses agents ! Pour une société socialiste !

  • Iran & Tunisie: la flamme de la révolte n’est pas éteinte

    ‘‘Ils pourront toujours couper toutes les fleurs, ils n’arrêteront jamais le printemps.’’ Pablo Neruda

    Ces dernières semaines et ces derniers mois, des mouvements sociaux ont éclaté au Maroc, en Algérie, dans le Kurdistan irakien,… Mais les masses de deux pays de la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord, l’Iran et la Tunisie, ont particulièrement impressionné par l’ampleur de leur révolte dans des conditions pourtant extrêmement difficiles.

    Par Nicolas Croes, article tiré de l’édition de février de Lutte Socialiste

    Là-bas aussi, l’austérité, ça suffit !

    Le 28 décembre dernier, la colère s’est emparée de la rue iranienne. Cette vague de manifestations et d’actions est partie des provinces pour atteindre tout le pays et la capitale. La présentation du budget 2018 a agi comme détonateur de l’agitation sociale. Sous prétexte de ‘‘relancer l’économie et d’attirer les investisseurs étrangers’’ – un refrain bien connu par chez nous également – le président ‘‘modéré’’ Hassan Rohani a annoncé une batterie de nouvelles mesures d’austérité. Parmi elles, la réduction des budgets sociaux (notamment la suppression d’une aide sociale pour 34 millions de personnes) et l’augmentation des prix du carburant (d’environ 40% sur le pétrole et le gazole) et des denrées alimentaires.

    Une dizaine de jours plus tard, le 8 janvier, c’est en Tunisie qu’une vague de mobilisations a déferlé sur les quatre coins du pays à la suite du mouvement spontané ‘‘Fech Nestannew – Qu’est-ce qu’on attend ?’’ Là aussi contre la cherté de la vie. Là encore contre un sévère durcissement de la politique d’austérité suite au vote de la ‘‘loi de finances 2018’’. Au programme : hausse de certains droits de douane, de divers impôts, et de la TVA (de 1%) ou encore menace de prélèvement supplémentaire de 1 % sur les salaires.

    Dans les deux cas, le régime a fait appel à tout son arsenal répressif. La ‘‘démocratie tunisienne’’ tant vantée par les dirigeants occidentaux a eu recourt à l’état d’urgence systématiquement renouvelé depuis 2015. Entre le 8 et le 11 janvier uniquement, 773 personnes ont été arrêtées. L’an dernier déjà, certains sites de production avaient été militarisés par le gouvernement tunisien en réaction aux mouvements sociaux du Sud du pays. Mais alors que divers dirigeants de puissances occidentales s’étaient très vite prononcés, avec hypocrisie, en faveur de la révolte en cours en Iran et contre la répression des autorités, ils n’ont offert que leur silence à la rue tunisienne. Un malaise qui s’explique par le fait qu’en Tunisie, les événements prennent place au sein de leur propre sphère d’influence.

    Une rage sociale qui ne tombe pas du ciel

    Il est bien difficile de comprendre le caractère massif de ces révoltes sociales sans les placer dans un contexte plus large. En Tunisie, 7 ans après le renversement révolutionnaire de Ben Ali le 14 janvier 2011, la crise sociale reste entière. La situation a même empiré, notamment sous les coups de fouets du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale sous prétexte de s’en prendre à la dette publique, dont le remboursement est le premier poste de dépense du budget. Les gens sont fatigués des promesses non tenues, de la négligence politique, de l’arrogance et de la corruption de l’élite riche, laquelle contraste avec leur propre niveau de vie en chute libre (le coût de la vie a augmenté de 35 % depuis 2011).

    Ce constat s’impose également en Iran. ‘‘Les travailleurs iraniens rêvent d’une vie meilleure depuis quatre décennies mais aujourd’hui, les gens ordinaires doivent souvent occuper deux ou trois emplois tout simplement pour survivre’’, affirme Mehdi Kouhestaninejad, un syndicaliste iranien de longue date qui vit actuellement au Canada et qui est actif dans le mouvement international de solidarité pour les droits des travailleurs en Iran. ‘‘Beaucoup de gens en Iran et à l’étranger peuvent être choqués par ce qui se passe, mais les syndicalistes avertissent depuis 10 ans qu’il y aura un soulèvement contre la classe dirigeante et leur kleptocratie’’, dit-il encore.(1) ‘‘La révolte est beaucoup plus celle des “va-nu-pieds” que des classes moyennes : elle témoigne de la misère, de la baisse du niveau de vie dans une société où la rente pétrolière enrichit indûment, et par la corruption, les élites du régime’’, rajoute le sociologue franco-iranien Farhar Khosrokhavar.(2)

    Les manifestants entendaient également dénoncer les excuses du régime qui reposent sur le manque de moyens alors qu’il finance les projets du Hezbollah au Liban ou intervient en Syrie auprès de Bachar el-Assad ou encore en Irak et au Yémen. Ce n’est toutefois pas le président qui a la main sur la politique régionale de l’Iran, mais les gardiens de la révolution, piliers conservateurs du régime. Les slogans des manifestants ont d’ailleurs visé sans distinction Hassan Rohani (le président réputé modéré), l’ayatollah Ali Khamenei (le guide suprême), et les Gardiens. Une différence de taille avec les manifestations de masse de 2009.

    Et pour la suite ?

    Les similitudes sautent aux yeux, y compris avec des situations bien plus proches de notre quotidien, mais il est évident que la manière dont les protestations peuvent se développer varie fortement entre la dictature iranienne et le régime autoritaire tunisien.

    Il existe un syndicat en Tunisie, l’UGTT, qui a pignon sur rue et qui organise plus d’un million de travailleurs. Malheureusement, les dirigeants de cette force sociale considérable rechignent assez systématiquement à mobiliser tout leur poids derrière les protestations sociales. La direction syndicale a passé toute l’année 2017 à soutenir ouvertement le gouvernement de Youssef Chahed ! Il y a sept ans, c’est une série de grèves générales régionales qui a renversé le tyran Ben Ali. Pourquoi ne pas faire de même avec Chahed, son budget et son gouvernement ?

    Il est tout à fait possible de construire un vaste front uni de résistance rassemblant les militants de Fech Nestannew, les travailleurs et les syndicats, les organisations de chômeurs et les communautés locales en lutte, etc. Mais comme le disent nos camarades tunisiens d’Al-Badil al-Ishtiraki (‘‘Alternative Socialiste’’) : ‘‘à moins que le mouvement ne construise sa propre expression politique indépendante basée sur les exigences de la révolution, les classes dirigeantes capitalistes constitueront continuellement des équipes gouvernementales qui correspondent à leurs seuls intérêts et écrasent les aspirations du peuple’’.

    Pour éviter que cela ne se reproduise, des comités d’action doivent être mis en place sur les lieux de travail et dans les quartiers afin de construire le mouvement par la base, de fédérer une lutte politique de masse visant à renverser le gouvernement actuel, et de préparer la formation d’un gouvernement révolutionnaire, basé sur des représentants démocratiquement élus des travailleurs, des paysans pauvres et des jeunes. A l’aide d’un programme socialiste, basée sur la propriété publique des banques, des usines, des grandes propriétés foncières et des services, un avenir radicalement différent pourrait être construit pour la majorité.

    Tirer les leçons du passé révolutionnaire

    La Tunisie dispose d’une large expérience révolutionnaire, qui ne se limite d’ailleurs pas à l’année 2011, mais l’Iran n’est pas en reste avec la révolution de 1978-1979 et les manifestations de 2009. En dépit des efforts du régime pour briser toute communication, les médias sociaux et d’autres moyens peuvent aider à diffuser les informations, les propositions pour la lutte et les expériences pratiques d’organisation en dépit de la dictature afin de préparer les prochaines étapes à franchir. En 2009, le mouvement avait été en grande partie récupéré sur sa fin par des dirigeants ‘‘modérés’’ comme Hassan Rohani qui ont aujourd’hui perdu tout crédit.

    Le rythme des manifestations et des grèves peut ralentir, ce qui était le cas au moment d’écrire ces lignes, mais la situation en Iran a fondamentalement changé. Cette expérience peut jeter les bases de la construction d’un mouvement ouvrier capable de défier aussi bien le régime, que les manœuvres de l’impérialisme occidental et le capitalisme. Les premières étapes doivent être le rassemblement des activistes dans des groupes et des comités pour coordonner les activités et élaborer les revendications et le programme. La gauche doit entamer un dialogue pour former un front uni, comme un pas en avant vers la création d’un parti ouvrier de masse démocratiquement dirigé qui puisse rassembler les travailleurs, les pauvres et les jeunes dans la lutte pour une alternative.

    Le mouvement ne doit entretenir aucune illusion ni envers des dirigeants occidentaux hypocrites tels que Trump, qui prétend soutenir le peuple iranien tout en se liant à la dictature saoudienne, ni envers de prétendues alternatives issues de l’élite iranienne pro-occidentale. Le peuple ne pourra disposer d’une vie meilleure que s’il prend lui-même son destin en main, en renversant le système d’exploitation capitaliste et en construisant une nouvelle société reposant sur la propriété collective et démocratique des ressources naturelles et des moyens de production.

    Seule une société dirigée par des représentants des travailleurs et des pauvres peut résoudre les crises chroniques que connait l’ensemble de la région, en accordant des droits démocratiques et en mettant un terme à la pauvreté et à l’oppression fondées sur le genre, la religion et l’ethnicité. Une révolution des travailleurs en Iran ou en Tunisie stimulerait les forces progressistes, démocratiques et socialistes dans tout le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord pour surmonter les idées et les forces islamistes réactionnaires.

    (1) https://theintercept.com/2018/01/06/iran-protests-working-class-rouhani/
    (2) http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/05/en-iran-le-blocage-est-total_5237812_3232.html

  • Tunisie: A bas la loi des finances! A bas le gouvernement Chahed!

    Les protestations qui ont éclaté cette semaine contre la nouvelle Loi des Finances 2018, une batterie de mesures contre les classes populaires, remet en perspectives le conte de fées des observateurs libéraux sur la «transition démocratique réussie» en Tunisie. En réalité, le pays reste un champ de bataille ouvert entre les forces de la révolution et de la contre-révolution.

    Par Serge Jordan et Al-Badil al-Ishtiraki (« Alternative Socialiste »), groupe de partisans du Comité pour une Internationale Ouvrière en Tunisie

    Depuis quelques jours, des manifestations sociales ont éclaté dans de nombreuses régions du pays, ainsi que des émeutes et des clashs parfois violents entre jeunes et policiers, en particulier dans les régions intérieures marginalisées et dans les banlieues populaires de Tunis et d’autres villes. Ayant initialement répondu à une campagne lancée par des activistes sur les médias sociaux (#Fech_Nestannew # ???_?????? = « Qu’attendons-nous? »), le peuple exprime sa rage longtemps mijotée contre des conditions de vie qui ne font que s’empirer de jour en jour.

    Le budget 2018 voté le 9 décembre comprend une série de pilules amères pour les pauvres, notamment la hausse de la TVA qui élève les prix des produits de base tels que médicaments, carburants et aliments, la mise en place d’une nouvelle « contribution sociale généralisée », et de nouveaux droits de douane sur les produits importés. Des études financières indiquent que les ménages tunisiens débourseront jusqu’à 300 dinars de plus en moyenne chaque mois à cause de ces mesures.

    Ce vaste hold-up des poches des travailleurs et des classes populaires a été concocté avec la supervision et les applaudissements du Fonds Monétaire International, lequel exerce une pression intense pour accélérer le rythme des soi-disant «réformes structurelles», visant à financer le remboursement de la dette publique aux spéculateurs financiers. Contrairement à un mythe répandu, cette dette n’a rien à voir avec le « haut volume salariales » des travailleurs de la fonction publique, mais est un cadeau empoisonné de la mafia au pouvoir avant la révolution, et dont le peuple tunisien n’a jamais vu le moindre millime.

    L’État a répondu au mouvement par la force, arrêtant des centaines de personnes, y compris par la traque préventive d’activistes ayant publié des déclarations ou écrit des slogans appelant aux manifestations. Lundi soir, un homme de 43 ans est mort après avoir été écrasé par un véhicule de police dans la ville de Tebourba, à 30 km à l’ouest de la capitale Tunis. Il n’a échappé à personne que pendant que le gouvernement applique méthodiquement des mesures d’austérité sévères, les ministères de la Défense et de l’Intérieur voient leurs budgets renforcés, dans un contexte de criminalisation croissante des protestations. L’état d’urgence, constamment renouvelé depuis novembre 2015, est utilisé pour réprimer les droits démocratiques, alors que l’année dernière, la militarisation de certains sites de production a été décrétée par le gouvernement en réaction aux mouvements sociaux dans le sud du pays. Sur tout cela, Trump et les autres dirigeants impérialistes occidentaux, rapides dans leur soutien hypocrite aux protestations récentes en Iran, sont restés absolument silencieux, du fait que cette fois-ci, cela se passe au sein de leur sphère d’influence.

    Fossé de classe

    Le grotesque écart de richesses, au cœur du soulèvement révolutionnaire contre le régime de Ben Ali il y a sept ans, n’a fait que s’élargir depuis. Alors que même l’Union Européenne, une institution au service des patrons et des banquiers, identifie la Tunisie comme un « paradis fiscal » pour les super riches, les prix des denrées de base, en particulier alimentaires, battent des records – un phénomène amplifié par la spéculation du marché et le démantèlement organisé du système de subventions par les gouvernements successifs. Le déficit commercial a triplé en sept ans, faisant baisser la valeur du dinar tunisien, ce qui pousse à la hausse le coût du service de la dette et écrase le niveau de vie de la majorité de la population. Pas étonnant que dans un récent sondage, 73,3% estiment que l’économie tunisienne va « dans la mauvaise direction ».

    La situation dans les régions pauvres de l’intérieur du pays est particulièrement inflammable, les communautés locales n’ayant constaté aucun changement ni vu venir aucun investissement public significatif. Beaucoup de jeunes ont le sentiment qu’ils ont troqué leur sang en 2010-2011 pour encore plus de misère et de chômage. Dans ces régions, la moindre étincelle peut allumer un feu de prairies, comme le montre l’exemple de Sejnane, une localité qui a connu deux grèves générales en moins d’un mois fin 2017, pour protester contre le chômage, la pauvreté et la dégradation des services publics. Ce mouvement a été déclenché par l’auto-immolation d’une mère de cinq enfants devant le bâtiment des autorités locales, un épisode tragique qui rappelle l’étincelle des soulèvements dans le monde arabe en décembre 2010.

    Même selon les chiffres de la Banque mondiale, la classe moyenne en Tunisie a été réduite de moitié depuis 2011. Dans ce seul constat est exprimé le dilemme auquel est confronté le capitalisme en Tunisie: la classe dirigeante a été forcée par la révolution de 2011 à se parer d’une démocratie parlementaire; pourtant, cette « démocratie » n’a pas de base économique stable. Les six dernières années ont enregistré une croissance économique moyenne inférieure à 1%, les capitalistes ne peuvent donc pas se permettre de faire des concessions substantielles aux travailleurs et aux pauvres qui pourraient fournir à leur système politique remodelé une base de soutien social durable.

    Témoin de cette réalité, neuf gouvernements se sont succédés en moins de sept ans depuis le renversement de Ben Ali. Tous ont vacillé, ou se sont écrasés, sur le rocher des explosions populaires. Ce ne sera pas différent avec le gouvernement actuel. La soi-disant coalition «d’unité nationale» de Youssef Chahed est composée de quatre partis, avec les rôles principaux joués par Nidaa Tounes (qui est essentiellement une machine de recyclage de l’ancien RCD dissous) et Ennahda (le parti islamiste de droite qui a gouverné le pays jusqu’en 2013). Tous deux sont confrontés à des crises internes et ont subi des scissions.

    Nidaa Tounes est également le parti du président de la République Caïd Essebsi, et est gouverné par son propre fils Hafedh. Ce dernier est le personnage le plus détesté en Tunisie, et le leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi, arrive en deuxième position sur cette liste peu glorieuse. Selon les projections, environ 70% des gens s’abstiendront lors des prochaines élections municipales. Tout cela témoigne de l’impopularité évidente de l’establishment au pouvoir, accentuée par un remaniement qui a ramené au sein du cabinet ministériel des individus ayant des liens directs avec le régime Ben Aliste.

    L’année dernière, le gouvernement a tenté de réduire son discrédit croissant en lançant une «campagne anti-corruption». La corruption est encore plus répandue aujourd’hui qu’elle ne l’était sous Ben Ali. Etroitement contrôlée et centralisée à l’époque par les cercles proches de l’ex-dictateur, elle a maintenant prospéré partout. La corruption colossale de l’élite dirigeante fut un facteur important qui a alimenté la révolution, et les politiciens actuels en sont très conscients. Cette campagne anti-corruption a principalement consisté en quelques arrestations de personnalités impliquées dans des réseaux de contrebande, mais il n’y a aucune confiance publique dans le gouvernement pour s’attaquer sérieusement à ce problème – certainement depuis que les partis au pouvoir se sont eux-mêmes illustrés comme architectes de la malnommée «loi de réconciliation» qui blanchit de fait les fonctionnaires de l’État impliqués dans des affaires de corruption sous l’ère de Ben Ali, une loi adoptée au Parlement en septembre dernier.

    Rôle déplorable des dirigeants syndicaux

    Honteusement, les dirigeants centraux de l’UGTT ont déployé une attitude bienveillante et coopérative à l’égard du gouvernement sur ses plans d’austérité – bien que le récent mouvement les ait forcés à prendre des distances rhétoriques. Tout au long de l’année 2017, la presse capitaliste était pleine d’éloges du secrétaire général Noureddine Taboubi, son élection à la tête de la fédération syndicale ayant marqué un tournant vers des formes plus explicites de collaboration de classe. Ayant agi comme «conseillers sociaux» du cabinet néo-libéral actuel, et n’ayant rien fait pour préparer la résistance contre la guerre sociale que ce dernier a engagé contre les travailleurs et les pauvres, les membres du bureau de l’UGTT gesticulent à présent pour prétendre être du côté des opprimés. Très justement, les manifestants n’ont pas attendu le feu vert des sommets syndicaux pour envahir les rues, sinon ils auraient attendu éternellement.

    Ces dirigeants syndicaux vocifèrent contre les actes de violence et de pillage. Il est certain que de tels actes de vandalisme jouent directement dans les mains de l’appareil d’État, en discréditant les revendications du mouvement et en justifiant la répression contre les manifestants pacifiques ; ils doivent donc être résolument combattus. Les agents provocateurs et les pilleurs doivent être isolés et marginalisés par le mouvement. Cependant, la responsabilité de ces développements incombe également à ces mêmes dirigeants syndicaux. Beaucoup de jeunes pauvres et aliénés sont en effet attirés dans l’impasse des actions désespérées du fait que ces «dirigeants» ont déserté leur poste, ne prenant aucune initiative sérieuse pour mener une lutte déterminée contre les conditions sociales intolérables vécues par la jeunesse tunisienne.

    Si ces dirigeants ne sont pas prêts à prendre des mesures sérieuses pour élargir et renforcer le mouvement actuel, ils doivent être remplacés par d’autres qui le sont. La nécessité de construire un puissant mouvement de grève contre la Loi des Finances doit être fermement mise à l’ordre du jour dans toutes les branches de l’UGTT à travers le pays. Après tout, c’est le déploiement de la puissance du mouvement ouvrier organisé qui a scellé le sort de Ben Ali il y a sept ans – c’est la même puissance qui peut vaincre aujourd’hui tous ceux qui essaient de poursuivre la politique économique de l’ancien régime.

    Les dirigeants de la coalition de gauche du «Front Populaire» ont raison d’appeler à intensifier les mobilisations. Mais leur appel parallèle pour des «élections anticipées» est en-dessous des exigences du moment. Bien sûr, nous ne sommes pas par principe contre des élections qui mettraient un terme prématuré au mandat de l’administration actuelle. Mais lancer une telle idée au beau milieu de la lutte trahit les préoccupations habituelles des dirigeants du Front Populaire de détourner le résultat des luttes sociales dans les canaux sûrs de la politique institutionnelle. Beaucoup n’ont pas oublié qu’en 2013, ces dirigeants ont gaspillé deux merveilleuses opportunités révolutionnaires avec une stratégie similaire.

    Selon nous, un vaste front uni de résistance rassemblant les militants de Fech_Nestannew, les travailleurs et les syndicats, les organisations de chômeurs et les communautés locales en lutte, les activistes politiques et sociaux, doit être organisé et intensifié jusqu’à ce que la Loi des Finances soit dégagée, et avec elle, son concepteur sous la forme du gouvernement Chahed. Mais comme le démontre amplement l’expérience des sept dernières années, à moins que le mouvement ne construise sa propre expression politique indépendante basée sur les exigences de la révolution, les classes dirigeantes capitalistes constitueront continuellement des équipes gouvernementales qui correspondent à leurs seuls intérêts et écrasent les aspirations du peuple.

    Pour éviter que cela ne se reproduise, des comités d’action doivent être mis en place sur les lieux de travail et dans les quartiers afin de construire le mouvement par la base, de fédérer une lutte politique de masse visant à renverser le gouvernement actuel, et de préparer la formation d’un gouvernement révolutionnaire, basé sur des représentants démocratiquement élus des travailleurs, des paysans pauvres et des jeunes. A l’aide d’un programme socialiste, basée sur la propriété publique des banques, des usines, des grandes propriétés foncières et des services, un avenir radicalement différent pourrait être construit pour la majorité.

    Nos revendications:

    -A bas la Loi des Finances – refus du paiement de la dette

    -Non à la hausse des prix – défense et extension des subventions de l’Etat – pour des salaires et des allocations sociales adaptés au coût de la vie

    – Libération immédiate de tous les militants arrêtés – fin immédiate de l’état d’urgence

    -Pour une série de grèves générales régionales, en vue de préparer une grève générale nationale de 24h pour faire tomber le gouvernement Chahed

    -Pour un vaste plan d’investissement public dans les infrastructures et le développement des régions intérieures, afin de fournir des emplois aves salaires décents pour les chômeurs

    -Nationalisation des banques, des grandes entreprises et des grandes propriétés agricoles, sous contrôle démocratique de la population

    -Pour un gouvernement révolutionnaire basé sur des représentants des travailleurs, des paysans pauvres et des jeunes, démocratiquement élus sur les lieux de travail, dans les villages et les quartiers

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