Tag: Stalinisme

  • Moshe Zalcman, juif communiste sous Staline

    Moshe Zalcman est né en 1909 en Pologne, à Zamosc1, dans une famille très pauvre. Il ne va pas à l’école et commence à travailler à 11 ans comme apprenti cordonnier, puis tailleur, onze ou douze heures par jour.

    Par Guy Van Sinoy

    Très vite, Moshe se mêle à la vie syndicale, participe aux grèves, aux réunions. Il part à Varsovie, lit Lénine, Plekhanov, et milite dans le parti communiste polonais, à l’époque interdit. Il est arrêté, passe dix mois en prison. En 1929 il part pour la France, pour échapper à la répression.

    A Paris, où il habite le 20e arrondissement, puis le 18e, il poursuit son activité syndicale, organise la solidarité avec les détenus politiques polonais au sein d’une section juive du Secours Rouge. Mais, déjà “sans papiers”, il est expulsé à plusieurs reprises, revient à Paris… Sa situation reste précaire. Avec son accord, le parti communiste français décide de l’envoyer en l’URSS avec un ordre signé de Maurice Thorez, secrétaire général du PCF en septembre 1933.

    Arrivé sur place, on lui propose un poste de contremaître dans un atelier de couture, mais il refuse car il veut travailler comme simple ouvrier tailleur pour « construire le socialisme ». Moshe connaît la vie quotidienne du soviétique moyen en travaillant à l’usine durant les années 30. Il découvre très vite les nombreux dysfonctionnements de la production organisée de façon bureaucratique. Ses collègues de travail pestent en particulier contre le stakhanovisme, un système qui tente d’imposer des cadences de travail inhumaines (ses collègues plaisantent en cachette en comparant les stakhanovistes à des « Idiotovistes »). Moshe tente d’intervenir auprès des chefs pour améliorer la façon de travailler, mais il est vite considéré comme un emmerdeur.

    En 1937, Staline déclenche une de ses grandes purges. Juif, communiste étranger, Moshe est arrêté, torturé, condamné à dix ans de goulag. Moshe, dix fois sur le point de périr, en réchappe grâce à son métier de tailleur : en Sibérie, loin des villes, les vêtements qu’on trouve, pour les cadres, sont de qualité médiocre, mal ajustés ; les chefs de camps, contents de pouvoir disposer d’un tailleur, le laissent reprendre des forces dans une baraque… Libéré et assigné à résidence en 1947, Moshe est finalement réhabilité après la mort de Staline (1953). Il regagne la Pologne avec sa femme et son fils, puis, en 1960, revient à Paris, à la Goutte d’Or, où les loyers ne sont pas chers, et où il reprend son métier de tailleur à domicile et rédige ses mémoires en yiddish2. Il meurt le 7 mars 2000.

  • Lénine: le dictateur originel ?

    Lénine et Trotsky

    En pleine exaltation suite à la prise de Bagdad par les troupes américaines le 10 avril 2004, le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, a proclamé que ‘‘Saddam Hussein rejoint désormais Hitler, Staline, Lénine, Ceausescu dans le panthéon des dictateurs brutaux qui ont été mit en échec’’. Près d’un siècle après la mort de Lénine, les classes dirigeantes le lient toujours aux dictateurs les plus horribles du 20e sicèle. Per-Åke Westerlund (section suédoise du Comité pour une Internationale Ouvrière) examine les raisons qui se cachent derrière ces décennies de calomnie.

    Vladimir Lénine, le principal dirigeant de la révolution russe, a judicieusement observé à la mi-1917 : «Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire». (L’Etat et la révolution)

    Lénine est décédé le 21 janvier 1924, étant alors gravement malade et s’étant éloigné du travail politique depuis la fin de 1922. Cependant, depuis sa mort, les classes dirigeantes n’ont jamais essayé de le canoniser. Leur crainte de la révolution russe, «dix jours qui ébranlèrent le monde», les a amené à continuer avec «la plus sauvage malice, la haine la plus furieuse et les campagnes de mensonges et de calomnies les plus scrupuleuses». Jamais avant ou après, les capitalistes n’étaient plus près de perdre leurs profits et leur pouvoir à l’échelle mondiale que pendant la période 1917-20.

    Les campagnes anti-léninistes sont utilisées pour effrayer les travailleurs et les jeunes des idées et des luttes révolutionnaires. Pour les socialistes d’aujourd’hui, il faut répondre aux mensonges et aux calomnies dirigées contre Lénine et la révolution russe.

    L’image d’une ligne ininterrompue passant par Lénine, Staline, et continuant vers Leonid Brezhnev et Mikhaïl Gorbatchev, est peut-être la plus grande falsification de l’Histoire. Des publications comme ‘Le livre noir du communisme: Crimes, terreur, répression – par Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panne, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek, Jean-Louis Margolin (Robert Laffont, 1997) – ne dit rien sur la politique des bolcheviks dirigés par Lénine ou des décisions prises immédiatement après la révolution d’octobre 1917. Ils cachent les énormes luttes des années 1920, initiées par Lénine lui-même, pour empêcher la montée du stalinisme. Ils ne peuvent pas expliquer la guerre civile unilatérale de Staline menée dans les années 1930 contre quiconque était lié à Lénine.

    A l’opposé, l’historien EH Carr fait la distinction entre Lénine et Staline. Il décrit comment le régime de Lénine encourageait la classe ouvrière à participer activement aux affaires du parti et de la nation. Cette position sur la démocratie et les droits des travailleurs était complètement opposée à la dictature établie par Staline. Ce sont les conseils ouvriers, les soviets, qui ont pris le pouvoir en octobre 1917, et ce sont leurs délégués élus et révocables qui formèrent le gouvernement. Les droits des travailleurs, y compris le droit de grève, ont été consacrés. La mise en place de comités d’usine et de négociation collective a été encouragée. Les bolcheviks n’étaient pas favorables à l’interdiction des autres partis, pas même des partis bourgeois, tant que ceux-ci ne rentraient pas en lutte armée. Au début, la seule organisation interdite était les Cent-Noirs, parti proto-fasciste spécialisé dans les attaques physiques contre les révolutionnaires et dans les pogroms contre les juifs.

    La contre-révolution stalinienne

    Le gouvernement bolchevik s’est avéré être le plus progressiste de l’histoire dès ses premières mesures. Il s’agissait de nouvelles lois sur les droits des femmes, le droit au divorce et à l’avortement. L’antisémitisme et le racisme étaient interdits par la loi. Les nations opprimées avaient le droit de décider de leur sort. C’était le premier état qui tentait de créer un nouvel ordre socialiste, en dépit de terribles conditions matérielles.

    L ‘Union soviétique de Lénine et son programme politique ont été brisés par le stalinisme. L’arrivée au pouvoir de la bureaucratie stalinienne signifiait une contre-révolution dans tous les domaines, à l’exception de l’économie nationalisée. Les droits pour les travailleurs, les femmes et les nations opprimées étaient tous placés sous le talon de fer. Au lieu de «disparaître», ce qui était le point de vue de Lénine pour l’appareil de l’État ouvrier, il devînt une machine militaire et policière oppressante aux proportions gigantesques. Le stalinisme était une dictature nationaliste, un organisme parasite vivant sur le corps de l’économie planifiée.

    Ce n’était pourtant pas un développement inévitable de la révolution ouvrière. Le stalinisme est né dans des circonstances concrètes: l’isolement de la révolution – en particulier la défaite de la révolution allemande de 1918 à 23 – et l’arriération économique de la Russie. Le stalinisme, cependant, ne pouvait pas prendre le pouvoir sans résistance, sans une contre-révolution politique sanglante. Les purges de Staline et les chasses aux sorcières en 1936-1938 n’étaient pas des actions aveugles, mais la réponse de la bureaucratie à une opposition croissante à son règne. Le principal accusé dans ces démonstrations de pouvoir était l’allié de Lénine à partir de 1917, Léon Trotsky et ses partisans, emprisonnés et exécutés par milliers. Trotsky – qui a défendu et développé le programme de Lénine et des bolcheviks – a été expulsé de l’Union soviétique en 1929 et assassiné sur ordre de Staline à Mexico en 1940. Trotsky est devenu l’ennemi principal du régime de Staline parce qu’il avait dirigé la révolution en 1917 aux côtés de Lénine (alors que Staline avait hésité et était resté en marge). Il a analysé et exposé en détail le régime de terreur de Staline et il avait un programme pour renverser le stalinisme et pour restaurer la démocratie ouvrière.

    Les politiciens bourgeois et les sociaux-démocrates d’Europe de l’ouest ont également attaqué Trotsky en tant que leader marxiste révolutionnaire. Ils ont compris que ses idées n’étaient pas seulement une menace pour Staline, mais aussi pour le pouvoir des capitalistes. Pendant les Procès de Moscou en 1936, le gouvernement norvégien n’a pas permis à Trotsky, qui était alors en Norvège, de se défendre publiquement. Lorsque Staline, en 1943, a clôturé l’Internationale communiste (créée en 1918 pour relier des groupes révolutionnaires à travers le monde), afin de parvenir à une alliance avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, le New York Times a déclaré que Staline avait finalement renoncé à l’idée de Trotsky d’en arriver à une révolution mondiale.

    L’ancien chef d’espionnage de Staline, Leopold Trepper, a écrit plus tard: “Mais qui a protesté à cette époque? Qui s’est levé pour exprimer son indignation? Les trotskistes peuvent revendiquer cet honneur. À l’instar de leur chef, qui a été récompensé pour son entêtement d’un coup de pic à glace, ils ont combattu le stalinisme jusqu’à la mort et ils ont été les seuls à faire … Aujourd’hui, les Trotskistes ont le droit d’accuser ceux qui hurlaient autrefois avec les loups “. (The Great Game, 1977) Nous pouvons comparer son commentaire avec celui de Winston Churchill, qui, dans les années 1950, a qualifié Staline de «grand homme d’Etat russe».

    Avant la contre-révolution politique du stalinisme, la direction de Lénine et Trotsky ne s’orientait pas selon leurs propres intérêts personnels. Leurs principes guidaient leurs actions, surtout pour faire avancer la lutte des travailleurs à l’échelle mondiale. Ils admettaient quand ils avaient dû se retirer ou se compromettre.

    Le stalinisme, d’autre part, a utilisé les conditions des années de guerre civile et de famine massive pour construire un système politique entièrement nouveau. La société stalinienne a été décrite comme un idéal parfait, un monde de rêve. La dictature a été introduite, non seulement en Union soviétique, mais dans tous les partis «communistes» à l’échelle internationale. Cela a continué même lorsque l’économie des pays staliniens étaient à son apogée dans les années 1950 et 1960. Les débats et les traditions vivantes du parti bolchevik ont été arrêtées dès les années 1920 et 1930.

    C’est seulement dans les discours que le stalinisme était connecté à la révolution, à Marx et à Lénine. Il les a transformés en icônes religieuses parce que cela contribuait à renforcer le régime. La bureaucratie voulait prendre le crédit de la révolution. Le résultat final, cependant, était de discréditer les concepts mêmes du marxisme et du «léninisme» dans l’esprit des travailleurs et des opprimés à l’échelle mondiale. Le «léninisme» est devenu le slogan d’une dictature parasitaire.

    Cette falsification stalinienne des idées de Lénine et du marxisme a été acceptée sans contestation par les sociaux-démocrates et les classes dirigeantes à l’international. Ils avaient tout intérêt à cacher les vraies idées de Lénine. Trotsky et ses partisans ont défendu l’héritage politique de Lénine et se sont opposés au culte de la personnalité que Staline a construit. Contrairement aux critiques superficielles des politiciens occidentaux, Trotsky avait un programme scientifique et de classe contre le stalinisme. Trotsky, par exemple, a mis en garde contre la collectivisation forcée de Staline en 1929-1933 (alors que certains propagandistes anti-léniniste affirment que c’était Lénine qui a forcé la collectivisation).

    Dans le livre, La Révolution trahie, écrit en 1936, Trotsky explique en détail comment les politiques de Staline sont opposées à celles de Lénine: sur la culture, la famille, l’agriculture, l’industrie, les droits démocratiques et nationaux, etc. Sur tous les problèmes internationaux, le stalinisme a cassé avec le programme et les méthodes de Lénine, tout particulièrement sur la nécessité de l’indépendance de la classe ouvrière dans la révolution chinoise de 1925-27, la lutte contre le fascisme en Allemagne, la révolution espagnole dans les années 1930 et dans toutes les autres luttes décisives. Les commentateurs anti-léniniste d’aujourd’hui, en soulignant que la lutte révolutionnaire est « irréaliste », se retrouve dans le camp de Staline contre Lénine et Trotsky.

    1917: Qu’en est-il sorti?

    La révolution de février 1917 a renversé le régime dictatorial du tsar. Pourtant, le gouvernement provisoire qui a remplacé le tsar continua les politiques qui avaient conduit à la révolution. Les horreurs de la première guerre mondiale se sont poursuivies, la question foncière est restée sans solution, l’oppression nationale a été intensifiée, la faim dans les villes a empiré, il n’y avait pas d’élections et une répression massive était dirigée contre les travailleurs et les paysans pauvres. Ces développements, à peine mentionnés par les historiens bourgeois, ont jeté les bases du soutien de masse aux bolcheviks et à la révolution d’octobre.

    La droite s’appuie sur de simples slogans et sur des livres comme Le livre noir du communisme dans une tentative de calomnier les bolchéviks. Nicolas Werth, auteur du chapitre sur les bolcheviks, esquive la question des politiques menées durant l’automne de 1917. Il passe brièvement les décrets sur la paix et les terres convenus lors du deuxième congrès soviétique, réunion qui a élu le nouveau gouvernement dirigé par Lénine .

    C’est à cette occasion qu’ont été adoptées les politiques demandées par les pauvres depuis février et qu’ils ont déjà commencé à mettre en œuvre une redistribution drastique des terres. Ce sont les bolcheviks qui ont effectivement mis en œuvre le slogan des Socialistes Révolutionnaires dans l’intérêt des 100 millions de paysans et sans terre. Les SR avaient un large soutien parmi les paysans, mais se divisaient selon les lignes de classe en 1917. Son aile de gauche a rejoint le gouvernement soviétique – avant d’essayer de le renverser en 1918. Trente mille riches propriétaires, haïs par toutes les couches de la paysannerie, ont perdu leurs terres sans compensation.

    Le décret du gouvernement bolchevik sur la paix était une décision historique, espérée par des millions de soldats et leurs familles depuis plus de trois ans. Cet effet de la révolution russe et de la révolution allemande un an plus tard, en mettant fin à la première guerre mondiale (en novembre 1918), est complètement enterrée par les campagnes de calomnies contre Lénine et la révolution.

    Werth, dans Le livre noir, écrit que les bolcheviks “semblaient” appeler les peuples non russes à se libérer. En fait, le gouvernement a déclaré toutes les personnes égales et souveraines, a préconisé le droit à l’autodétermination pour tous les peuples, y compris le droit de former leurs propres États et l’abolition de tous les privilèges nationaux et religieux.

    Les décisions d’abolir la peine de mort dans l’armée et d’interdire le racisme, qui montrent les intentions réelles du régime ouvrier, ne sont mentionnées nulle part dans Le livre noir. Il en va de même pour la Russie soviétique qui est le premier pays à légaliser le droit à l’avortement et au divorce. Entièrement nouveau, c’était le droit pour les organisations de travailleurs et les gens ordinaires d’utiliser des imprimeries, rendant à la liberté de la presse plus que des mots vides. Le fait que les critiques puissent être soulevées dans les rues est vérifié par de nombreux rapports de témoins. Les mencheviks réformistes et les anarchistes opéraient en toute liberté et pouvaient, par exemple, organiser des manifestations de masse aux funérailles de Georgi Plekhanov et du Prince Kropotkine (respectivement en 1918 et 1921).

    Au troisième congrès soviétique, le premier après octobre 1917, la majorité bolchevik a augmenté. Le nouveau comité exécutif élu lors de ce congrès comprenait 160 bolcheviks et 125 sociaux révolutionnaires de gauche. Mais il y avait aussi des représentants de six autres partis, dont deux leaders mencheviks. La démocratie soviétique s’étendait dans toutes les régions et tous les villages, où les travailleurs et les paysans pauvres établissaient de nouveaux organes du pouvoir, des soviets locaux qui renversaient les anciens dirigeants. La loi soviétique signifiait que certains groupes privilégiés plus petits dans la société n’avaient pas le droit de vote : ceux qui embauchaient d’autres personnes à but lucratif ou vivaient sur le travail d’autres, des moines et des prêtres, et des criminels. Cela peut être comparé à la plupart des pays européens où, à cette époque, la majorité des travailleurs et des femmes manquaient de droits syndicaux, ainsi que du droit de vote.

    Lénine a expliqué l’importance historique de la révolution : “Le premier au monde (rigoureusement parlant le deuxième, puisque la Commune de Paris avait commencé la même chose), le pouvoir des Soviets appelle au gouvernement les masses, notamment les masses exploitées. Mille barrières s’opposent à la participation des masses travailleuses au parlement bourgeois (lequel, dans une démocratie bourgeoise, ne résout jamais les questions majeures; celles- ci sont tranchées par la Bourse par les banques). Et les ouvriers savent et sentent, voient et saisissent à merveille que le parlement bourgeois est pour eux un organisme étranger, un instrument d’oppression des prolétaires par la bourgeoisie, l’organisme d’une classe hostile, d’une minorité d’exploiteurs ».

    Dans le même temps, Lénine avait toujours une perspective internationaliste. Il a même mis en garde contre l’utilisation de l’expérience russe comme modèle à suivre partout : « La démocratie prolétarienne, dont le gouvernement soviétique est l’une de ses formes, a apporté un développement et une expansion de la démocratie sans précédent dans le monde, pour la grande majorité de la population, pour les personnes exploitées et travailleuses ». « Que les exploiteurs soient privés du droit de vote, c’est, notons-le, une question essentiellement russe, et non celle de la dictature du prolétariat en général » (La révolution prolétarienne et le Renégat Kautsky, 1918).

    Lénine a noté qu’une victoire pour la classe ouvrière « dans au moins un des pays avancés » changerait le rôle de la révolution russe : « La Russie cessera d’être le modèle et deviendra une fois de plus un pays arriéré » (Le gauchisme : la maladie infantile du communisme, 1920).

    Une « Croisade » anti-soviet

    À Pétrograd, les représentants des travailleurs ont pris le pouvoir en octobre, presque sans effusion de sang. En tout cas, les bolcheviks étaient trop indulgents avec leurs ennemis. A Moscou, les généraux qui ont tenté d’arrêter les travailleurs armés n’étaient pas emprisonnés s’ils promettaient de ne pas récidiver !

    D’autre part, les ennemis de la révolution russe agissaient selon la devise : contre les bolcheviks toutes les méthodes sont permises, a noté Victor Serge dans son livre, L’An 1 de la Révolution Russe (1930). D’abord, ils espéraient que l’armée écraserait le nouveau gouvernement directement après octobre. Lorsque cela a échoué, ils ont provoqué des soulèvements et des sabotages, tout en réarmant une armée «blanche» contre-révolutionnaire.

    Les nationalités opprimées- les pays baltes, la Finlande, l’Ukraine, etc. – avaient été dominées par le gouvernement provisoire mis en place en février 1917. Compte tenu de la possibilité d’une autodétermination nationale après octobre, la bourgeoisie nationale s’est distinguée et non par le souhait pour l’indépendance, mais en invitant les troupes impérialistes à attaquer le gouvernement révolutionnaire. En Ukraine, l’armée allemande a exprimé sa gratitude en interdisant la « rada » (parlement) qui l’avait invitée. Les droits nationaux n’étaient pas garantis en Ukraine jusqu’à ce que le pouvoir soviétique sous les bolcheviks ait prévalu.

    L’auteur suédois anti-Léniniste, Staffan Skott, prouve sans conteste l’effet libérateur de la révolution, et comment cela a été écrasé plus tard par Staline: « Sous le tsar, les langues ukrainienne et biélorusse n’étaient pas autorisées. Après la révolution, la culture indépendante dans les deux pays s’est développée rapidement, avec la littérature, le théâtre, les journaux et l’art. Staline, cependant, ne voulait pas que l’indépendance n’aille trop loin et devienne une véritable indépendance. Après les années 1930, il n’y avait pas beaucoup de littérature ukrainienne et biélorusse – presque tous les auteurs avaient été abattus ou envoyés dans des camps de prisonniers pour mourir ».

    Après octobre, « les gens de l’aile gauche des socialistes révolutionnaires » ont été les seuls à coopérer avec les bolcheviks, écrit Werth dans le Livre noir du communisme, pour créer une impression d’isolement bolchevik. Mais il doit admettre qu’à la fin de 1917, il n’y avait pas d’opposition sérieuse capable de contester le gouvernement. La faiblesse de la violence contre-révolutionnaire, à ce stade, donne également une image fidèle des intentions des bolcheviks. Si l’objectif de Lénine était de commencer une guerre civile – ce que le Livre noir et d’autres prétendent – pourquoi la guerre civile n’a-t-elle pas commencée avant la seconde moitié de 1918 ?

    Au premier semestre de 1918, un total de 22 individus ont été exécutés par les « Rouges » – moins que dans le Texas sous le gouverneur George W. Bush. La politique pacifique dominait encore. Il y avait des débats animés dans les soviets entre les bolcheviks et les autres courants politiques.

    Cependant, la caste d’officier et la bourgeoisie en Russie et internationalement étaient déterminées à agir militairement. La guerre civile en Finlande au printemps 1918, où les blancs ont gagné au prix de 30 000 travailleurs et de paysans pauvres tués, était une répétition générale de ce qui se passerait en Russie. Dans le but d’envahir et de vaincre la révolution russe, une nouvelle alliance a rapidement été formée par les deux blocs impérialistes qui étaient en guerre les uns avec les autres pendant trois ans (15 millions sont morts dans la première guerre mondiale). La propagande de guerre britannique contre l’Allemagne a totalement ignoré l’invasion allemande de la Russie au printemps de 1918.

    C’est Churchill qui, en 1919, a inventé l’expression « la croisade antisoviétique des 14 nations ». À cette époque, le gouvernement soviétique était entouré par les généraux blancs, Pyotr Krasnov et Anton Dénikine, au Sud, l’armée allemande à l’Ouest et les forces tchèques à l’Est.

    La majeure partie de l’invasion a eu lieu en 1918. Des troupes britanniques sont arrivées au port de Murmansk, au nord-ouest de la Russie, en juin. Deux mois plus tard, les forces britanniques et françaises ont pris le contrôle d’Arkhangelsk, les États-Unis s’y sont joins plus tard. Les États-Unis, avec 8 000 soldats et le Japon avec 72 000, ont envahi Vladivostok dans l’Extrême-Orient en août. Les forces allemandes et turques ont occupé la Géorgie, plus tard sous contrôle britannique. La Géorgie est devenue la base de l’armée du général Denikin. Entre autres, la Roumanie était une légion d’anciens prisonniers de la République tchèque, de Pologne, de Hongrie, de Bulgarie et des pays baltes.

    Le 30 août 1918, le chef bolchevik, Moisei Uritsky, a été assassiné, et Lénine a été gravement blessé lors d’un attentat. Deux mois plus tôt, l’aile droite des socialistes révolutionnaires avait tué un autre bolchevik, V. Volodarsky, commissaire de presse pour le soviet de Pétrograd. La souplesse croissante des partis d’opposition fut de nouveau prouvée à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. Les bolcheviks ont perdu leur majorité dans le soviet de Bakou, où les mencheviks et les socialistes révolutionnaires ont accueilli les troupes britanniques pour « établir la démocratie ». Contrairement à la mythologie, les dirigeants bolcheviks ont démissionné pacifiquement, mais ont ensuite été arrêtés et exécutés sur l’ordre du général britannique W Thompson. Les réalités de la guerre civile ont triomphé de la préparation des bolcheviks pour offrir aux autres partis la possibilité de gagner une majorité dans la classe ouvrière.

    La « terreur rouge » proclamée par les bolcheviks en septembre 1918 n’avait rien de commun avec ce que l’on appelle aujourd’hui le terrorisme. La « terreur rouge » était publique, convenue par le pouvoir soviétique et dirigée contre ceux qui avaient déclaré la guerre contre le gouvernement et les soviets. C’était en défense de la révolution et de la libération des opprimés, contre l’exploitation impérialiste des colonies et des esclaves.

    Les exemples de la Finlande et de Bakou ont montré jusqu’à quel point la « terreur blanche », les généraux contre-révolutionnaires, étaient prêts à aller. Même Werth dans Le Livre Noir est obligé de se référer à l’ambiance dans le camp blanc : « En bas avec les Juifs et les commissaires », était l’un des slogans utilisés contre Lénine et Grigori Zinoviev, un bolchevik proéminent (finalement inculpé dans l’un des procès spectacle de Staline et exécuté en 1936). La brutalité de la guerre civile en Ukraine ne peut s’expliquer que par l’antisémitisme de la contre-révolution. Les soldats blancs se battaient sous des slogans tels que « l’Ukraine aux Ukrainiens, sans bolcheviks ou juifs », « Mort à l’écume juive ».

    L’Armée rouge a écrasé les soulèvements cosaques qui étaient liés aux forces de l’amiral Alexandre Kolchak. Le livre noir prétend que les cosaques étaient particulièrement persécutés, mais leurs intentions étaient claires et sans compromis : « Nous les cosaques … sommes contre les communistes, les communes (l’agriculture collective) et les juifs ». Werth estime que 150.000 personnes ont été tuées dans les pogroms antisémites conduits par les troupes de Dénikine en 1919.

    Une autre alternative?

    En Russie en 1917 et les années suivantes, il n’y avait aucune possibilité d’une « troisième voie » entre le pouvoir soviétique et une dictature réactionnaire de la police militaire. Les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, en particulier, ont quand même essayé de le tester. Déjà pendant la première guerre mondiale, les principales parties de la direction menchevique avaient capitulé et ont rejoint le camp chauviniste ou patriotique, soutenant la Russie tsariste dans la guerre impérialiste. Lorsque les soviets ont dissous l’Assemblée constituante en janvier 1918, les deux parties ont entamé des négociations avec des représentants français et britanniques. En coopération avec le Parti des Cadets bourgeois (Démocrates constitutionnels), ils ont créé une nouvelle assemblée constituante à Samara, en Russie du Sud-Ouest, en juin 1918, sous la protection de la République tchèque. Cette assemblée a dissous les soviets dans la région. Des massacres ont été menés contre les bolcheviks. Même les journaux de l’assemblée elle-même se référaient à « une épidémie de lynchages ».

    L’argument final de la campagne anti-Léniniste et antirévolutionnaire est que le « communisme » a tué plus de 85 millions de personnes – l’anticommuniste, RJ Rummel, dit 110 millions. Mais même un examen des chiffres donnés dans Le Livre Noir contrecarre la revendication que le stalinisme et le régime de Lénine étaient une seule et même chose. Stéphane Courtois affirme que 20 millions de victimes du communisme ont été tuées en Union soviétique. Pour la période 1918-23, cependant, le nombre de victimes serait « des centaines de milliers ». Ce chiffre de la guerre civile peut être comparé, par exemple, aux 600 000 morts par les bombardements américains du Cambodge dans les années 1970, ou les deux millions de tués à la suite du coup d’Etat militaire en Indonésie dans les années 1960. Le Livre noir place la responsabilité de toutes les victimes de la guerre civile en Russie, y compris les 150 000 assassinés dans les pogroms organisés par l’armée blanche, sur Lénine et les bolcheviks. Selon Serge, 6 000 ont été exécutés par les autorités soviétiques dans la deuxième moitié de 1918, alors que la guerre civile faisait rage, moins que le nombre de morts en une seule journée à la bataille de Verdun lors de la première guerre mondiale.

    Dans leur « comptage des morts », les universitaires anti-léninistes finissent par enregistrer que la plupart des décès « causés par le communisme » énumérés dans Le Livre Noir ont pris place sous Staline ou des régimes staliniens subséquents. Cela, cependant, ne change pas la position de Courtois ou d’autres anti-communistes. Ils ne mettent pas en garde contre le stalinisme, mais contre « le désir de changer le monde au nom d’un idéal ».

    L’Armée rouge l’a emporté durant la guerre civile en raison du soutien massif de la révolution socialiste, tant en Russie qu’à l’étranger. C’était la menace de la révolution à la maison qui obligeait les puissances impérialistes à se retirer de la Russie. Dans les six mois suivant le lancement de l’Internationale communiste en 1918, un million de membres s’y sont joints. La moitié d’entre eux vivaient dans des pays et des régions précédemment régis par le tsar russe. Les nouveaux partis communistes à l’échelle internationale n’ont cependant pas l’expérience des bolcheviks, qui ont construit le parti au cours de deux décennies de luttes, la révolution en 1905, le soutien massif des bolcheviks en 1913-14, etc. Les défaites des révolutions dans le reste de l’Europe – surtout en Allemagne – ont jeté les bases du stalinisme. Il est maintenant temps pour une nouvelle génération de socialistes d’apprendre les vraies leçons de Lénine et des Bolcheviks, en prévision des événements imminents.

  • 1989. Le Mur de Berlin s’effondre alors que le pouvoir est dans les rues

    Le mur de Berlin fut abattu le 9 novembre 1989. Ingmar Meinecke, membre du SAV (section allemande du Comité pour une Internationale Ouvrière majoritaire), a participé à ces événements à son adolescence.

    “Chers amis, chers concitoyens, c’est comme si l’on avait ouvert les fenêtres après toutes ces années de stagnation, de stagnation spirituelle, économique, politique, d’ennui et d’air vicié, d’excès de langage et d’arbitraire bureaucratique, d’aveuglement et de surdité officiels. Quel changement !”

    C’est par ces mots que l’écrivain socialiste Stefan Heym a commencé son discours le 4 novembre 1989 devant plus d’un demi-million de personnes sur l’Alexanderplatz à Berlin-Est. Un an seulement s’est écoulé entre les manifestations de masse dans l’ex-Allemagne de l’Est (RDA) au début du mois d’octobre 1989 et l’unification de la RDA avec la République fédérale d’Allemagne le 3 octobre 1990. En peu de temps, le gouvernement de la RDA fut renversé, le mur de Berlin érigé en 1961 par les dirigeants staliniens de la RDA et qui avait depuis servi de barrière entre les deux systèmes fut ouvert et la monnaie ouest-allemande de l’époque, le Deutsche Mark, fut introduite à l’Est.

    Au début, il semblait que toute la population de la RDA manifestait avec passion, dans le but de créer une nouvelle société basée sur un véritable socialisme. Pourtant, quelques mois plus tard, le nouveau gouvernement dirigé par la CDU conservatrice s’est engagé sur la voie de la restauration capitaliste et la RDA a disparu de la carte. Comment était-il possible que le train de la révolution ait été dévié de ses rails en direction de la restauration capitaliste ?

    Un mécontentement croissant

    Après la défaite de l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale et la division du pays par les puissances occupantes, un nouveau régime s’est constitué à l’Est en 1949. Bien que la RDA ait rejeté la forme capitaliste de l’économie, l’Etat lui-même était modelé sur la dictature bureaucratique stalinienne en URSS. L’Etat qualifiait la société de socialiste, mais elle était loin d’être une démocratie socialiste et était dirigée par un groupe de bureaucrates d’élite. Leur nature réelle fut démontrée par la répression brutale de l’héroïque soulèvement ouvrier de 1953. Mais même après 1953, la société n’a jamais été complètement calme en RDA. Pourtant, l’élite dirigeante a fait tout ce qu’elle a pu pour garder contrôle de la situation.

    Au milieu des années 80, des grèves de masse avaient eu lieu en Pologne, dirigées par le syndicat Solidarno??. En URSS, la nouvelle rhétorique de la Perestroïka et de la Glasnost commençait à apparaître et ces nouvelles tombèrent sur un terrain fertile en RDA. La direction “communiste” de la RDA a tenté d’y mettre un terme : lorsque le magazine soviétique “Spoutnik” a critiqué l’approbation du pacte Hitler-Staline par le parti communiste allemand d’avant-guerre, il a été interdit en RDA sans plus attendre.

    Mais trois événements de l’année 1989 ont alimenté le mécontentement croissant. En mai, le parti au pouvoir en RDA, le “Parti de l’unité socialiste” (SED), a affirmé à une population incrédule que 98,5% de cette dernière l’avait soutenu lors des élections locales. Puis, en juin, les dirigeants du parti ont justifié la répression brutale des travailleurs et des étudiants place Tiananmen en Chine. Enfin, tout comme c’était également le cas en Tchécoslovaquie et en Hongrie, une vague grandissante de personnes fuyaient la RDA. A la fin du mois de septembre, 25.000 personnes avaient déjà quitté le pays.

    Cette vague de réfugiés a lancé une discussion : pourquoi tant de personnes partent-elles ? Quel genre de pays les gens fuient-ils en laissant leurs biens, leurs amis et leur famille derrière eux ? La réaction officielle de “ne pas verser une larme pour ces gens” en a dégoûté plus d’un.

    L’opposition se forme

    Le lundi 4 septembre, 1200 personnes se sont rassemblées devant l’église Nikolaï de Leipzig après la “prière hebdomadaire pour la paix” pour une manifestation. Leurs slogans l’étaient : “Nous voulons sortir” et “Nous voulons un nouveau gouvernement”. Les forces de sécurité sont intervenues. Cela a été répété le lundi suivant. Le 25 septembre, il y avait déjà 8000 personnes et leur slogan “Nous voulons sortir” avait été remplacé par “Nous restons ici” !

    En septembre, les premiers groupes d’opposition se sont constitués. Le Nouveau Forum a lancé un appel, que 4500 personnes ont signé au cours de la première quinzaine de jours, avec la demande d’un dialogue démocratique dans la société. A la mi-novembre, 200.000 signatures avaient été recueillies. Mais le chef du parti Erich Honecker et la direction du SED ne voulaient pas d’un dialogue. Les demandes du Nouveau Forum ont été rejetées. Ce qui a rendu le groupe encore plus populaire.

    Les masses sortent en rue

    Lorsque des trains scellés de réfugiés de Prague ont traversé Dresde en direction de l’Ouest en octobre, de sérieux affrontements ont éclaté entre les manifestants et la police à la gare. Le soir du 7 octobre, jour du 40e anniversaire de la RDA, plusieurs centaines de jeunes se sont rassemblés sur l’Alexanderplatz de Berlin, avant de se diriger vers le Palais de la République, où Honecker and Co. célébrait les 40 ans. Deux à trois mille personnes ont chanté “Gorbi, Gorbi !” (en référence à Gorbatchev) et “Nous sommes le peuple” ! A minuit, des unités spéciales de la police populaire et de la sûreté de l’Etat ont commencé à attaquer, arrêtant plus de 500 personnes.

    Cela a fait monter la température. Deux jours plus tard, le lundi 9 octobre, tous les regards étaient tournés vers Leipzig. La RDA connaîtrait-elle sa propre “place Tiananmen” ? Trois jours plus tôt, une menace était apparue dans le Leipziger Volkszeitung : “Nous sommes prêts et désireux (…) d’arrêter ces actions contre-révolutionnaires enfin et efficacement. Si nécessaire, avec des armes.”

    Mais des fissures apparaissaient dans le pouvoir d’Etat. Trois secrétaires de la direction du district du SED de Leipzig ont participé à un appel à la désescalade diffusé l’après-midi à la radio municipale. C’est ainsi que Leipzig a connu sa plus grande manifestation à ce jour avec 70.000 personnes. L’appel “Nous sommes le peuple” retentit avec force. L’Internationale a également été chantée. Le même soir, 7000 personnes ont manifesté à Berlin et 60.000 autres dans d’autres parties du pays.

    Il n’y avait plus moyen d’arrêter la contestation. Les manifestations se sont poursuivies tout au long de la semaine : 20.000 à Halle et autant à Plauen, 10.000 à Magdebourg, 4000 à Berlin. Le lundi suivant, un nouveau record a été battu : 120.000 rien qu’à Leipzig ! Même les journaux officiels de la RDA ont commencé à parler objectivement des manifestants qui, une semaine auparavant, étaient encore qualifié d’”émeutiers, de hooligans et de contre-révolutionnaires”. Le même jour, les employés de l’entreprise “Teltower Geräte und Reglerwerk” ont démissionné de la FDGB, la fédération syndicale officielle de l’Etat, et ont annoncé la création du syndicat indépendant “Reform”, appelant les autres à suivre leur exemple. Ils ont exigé “le droit de grève, le droit de manifester, la liberté de la presse, la fin des restrictions aux déplacements et les privilèges officiels”.

    Erich Honecker a démissionné de son poste de secrétaire général du SED le 18 octobre et Egon Krenz lui a succédé. Mais cela n’a rien fait pour calmer les masses, elles sont descendues dans la rue en nombre de plus en plus important. Krenz a été accueilli avec suspicion par les masses. Lors de la manifestation du lundi 23 octobre à Leipzig, à laquelle ont participé 250.000 personnes, les slogans étaient “Egon, qui nous a demandé notre avis ?”, “Des élections libres”, « Des visas pour Hawaï ! » Mais il ne s’agissait plus seulement de manifestations. Dans la caserne de la police anti-émeute de Magdebourg, les appelés ont élu un conseil de soldats. Les élèves ont pris des mesures pour annuler les sanctions disciplinaires sur le comportement et ont aboli les cours du samedi.

    La percée

    Les manifestations à Leipzig n’ont cessé de croître – 20.000 le 2 octobre, 70.000 le 9 octobre, 120.000 le 16 octobre, 250.000 le 23 octobre, 300.000 le 30 octobre et finalement 400.000 le 6 novembre. Il y a eu aussi une manifestation de plus de 500.000 personnes (certains disent jusqu’à un million) à Berlin-Est le 4 novembre. Fin octobre, les protestations ont balayé tout le pays : au Nord comme au Sud, grandes et petites villes, avec des travailleurs et des intellectuels. Parmi les principales revendications figuraient la gratuité des déplacements, une enquête sur les violences étatiques des 7 et 8 octobre, la protection de l’environnement ainsi que la fin des privilèges et du monopole du pouvoir du SED. Le gouvernement a finalement démissionné le 7 novembre. Le 8 novembre, l’ensemble du Politburo a suivi.

    Dans la soirée du 9 novembre, Günter Schabowski, membre du Politburo, s’est adressé à la presse. Peu avant la fin de son discours, à 19h07 précises, il a annoncé que la RDA avait ouvert les frontières. L’excitation s’est répandue. Il a expliqué qu’à partir de huit heures le lendemain, tout le monde pouvait obtenir un visa. Les gens, cependant, n’ont pas attendu pour obtenir des visas, mais ont commencé à assiéger les postes-frontières vers Berlin-Ouest. Les gardes-frontières ont été surpris. À minuit, des commandants ont pris la décision individuelle d’ouvrir les points de passage sous la pression des masses. Le Mur est tombé. Au cours des semaines qui ont suivi, tout le pays a voyagé vers l’ouest.

    La ” lutte acharnée ” et l’hésitation de l’opposition

    Une lutte acharnée a alors éclaté entre les masses dans les rues, les groupes d’opposition et la bureaucratie d’Etat. La question que personne n’osait vraiment dire à haute voix, mais qui planait au-dessus de tout, était « qui a le pouvoir ? » L’appareil d’État et de parti perdait de plus en plus d’influence, mais les groupes d’opposition ne prenaient pas les rênes du pouvoir. Au début, les masses s’attendaient à ce que les chefs des groupes d’opposition, souvent des figures accidentelles, ainsi que certains réformateurs du SED, comme le nouveau chef du gouvernement Hans Modrow, et des artistes et intellectuels de renom le fassent.

    Lorsque l’ampleur de la corruption a été révélée début décembre, les travailleurs étaient plus déterminés que jamais à se débarrasser de l’ensemble de l’ancien establishment. Ils venaient de voir comment, en Tchécoslovaquie, une grève générale de deux heures avait rapidement amené le Parti communiste à la raison. Le 6 décembre, le Nouveau Forum de Karl-Marx-Stadt a également exigé une grève générale d’une journée à l’échelle nationale. Cet appel a été immédiatement condamné à l’unisson par le FDGB, les partis de l’opposition officielle et Bärbel Bohley, l’un des dirigeants nationaux du Nouveau Forum. Ils avaient tous peur que la situation ne dégénère. L’appel a été retiré. Néanmoins, une grève d’avertissement politique de deux heures des travailleurs de plusieurs entreprises de Plauen a eu lieu le 6 décembre, accompagnée d’actions de grève indépendantes dans d’autres lieux.

    Le gouvernement Modrow essayait maintenant d’impliquer l’opposition afin de stabiliser la situation. Le 22 novembre, le Politburo du SED s’est prononcé en faveur de l’organisation d’une “table ronde” avec l’opposition. Il s’est réuni pour la première fois le 7 décembre et a publié une déclaration dans laquelle il a déclaré : « Bien que la Table Ronde n’exerce aucune fonction parlementaire ou gouvernementale, elle a l’intention d’adresser au public des propositions pour surmonter la crise. (….) Elle se considère comme une composante du contrôle public dans notre pays. »

    Mais le contrôle, c’est encore autre chose que le fait de gouverner. Surpris par le rythme de l’évolution de la situation, les groupes d’opposition ont voulu poursuivre le dialogue avec le SED et les autorités de l’Etat au lieu de prendre le pouvoir eux-mêmes. Rolf Henrich, co-fondateur du Nouveau Forum, a déclaré dans une interview au journal “Der Morgen” du 28 octobre que le mouvement pouvait se passer de programme. Au lieu de cela, il préconisait un dialogue thématique qui ne se déroulerait plus uniquement dans la rue.

    Cette tiédeur et cette indécision de l’opposition découlaient de son incapacité à répondre à deux questions fondamentales. Premièrement : comment l’ancien gouvernement et la bureaucratie pourraient-ils vraiment être chassés du pouvoir ? Deuxièmement : à quoi devrait ressembler la nouvelle société, en particulier son système économique, et quel serait le rôle de l’autre partie de l’Allemagne, l’Allemagne de l’Ouest capitaliste ? Ces questions figuraient désormais en permanence à l’ordre du jour et n’étaient pas toujours clairement définies, mais entremêlées.

    Jusqu’en novembre, la révolution de la RDA était clairement pro-socialiste. C’est ce qui ressort des communiqués de presque tous les groupes d’opposition, des banderoles, des chants et des discours prononcés lors des manifestations. L’écrivaine Christa Wolf a déclaré le 4 novembre : “Imaginez une société socialiste où personne ne s’enfuit” et a reçu un énorme applaudissement pour cela. “Pouvoir illimité aux conseils” pouvait-on lire sur une banderole. Mais comment parviendrait-on à ce “meilleur socialisme” ou à ce règne des conseils ? Il n’y a pas eu de réponses. Le pouvoir était dans les rues. Mais l’opposition de l’automne 1989 l’y a laissé jusqu’à ce qu’il soit finalement repris par le premier ministre ouest-allemand Helmut Kohl, ce qui a ouvert la voie à la réunification capitaliste.

    La situation économique s’est révélée décisive. A partir de décembre, les rapports sur l’état de faiblesse de l’économie de la RDA ont commencé à s’accumuler. Dès lors, des chiffres et des faits secrets sur la faible productivité et l’endettement du pays ont été connus. Les visites à l’Ouest sensibilisaient les travailleurs de la RDA à l’amélioration du niveau de vie dans cette région. Les divisions sociales en Allemagne de l’Ouest sont passées au second plan. Après l’expérience de la RDA, l’atmosphère s’est tournée contre l’idée d’une nouvelle “expérience”. La confiance en soi de la classe ouvrière a été gravement affaiblie par le mauvais état des entreprises publiques. A cela s’ajoutait le manque de direction tel que décrit ci-dessus.

    A partir de décembre, le gouvernement fédéral et la classe capitaliste en Allemagne de l’Ouest ont pris un virage. Jusque-là, ils avaient été prudents pour ne pas aller trop brusquement dans le sens de la réunification. La transition lente de la RDA vers le capitalisme leur avait paru moins dangereuse. Mais ils se sont peu à peu rendu compte qu’une RDA aux frontières ouvertes pouvait déstabiliser la République fédérale. En même temps, ils ont reconnu la faiblesse de la bureaucratie du SED et de l’opposition en RDA et ont saisi l’occasion d’occuper ce vide en intégrant toute la RDA à la République fédérale et en ouvrant ainsi un nouveau marché.

    La majorité des travailleurs de la RDA ne voulait plus d’expériences en 1990. Mais ils ont ensuite été exposés à l’expérience de la contre-révolution capitaliste et à l’écrasement d’une économie d’Etat qui a conduit à des millions de chômeurs à une suite de fermetures d’usines, de privatisations et de dévaluations de la monnaie. Cette situation est devenue quasi permanente, l’Est est encore aujourd’hui désavantagé à bien des égards par rapport à l’Ouest.

    Une occasion manquée

    Jusqu’en novembre 1989 et même après, de nombreux éléments de la révolution politique que le révolutionnaire russe Léon Trotsky considérait nécessaire contre le stalinisme, cette distorsion bureaucratique du socialisme, se sont manifestés au cours de ces événements. Mais en fin de compte, c’est un autre résultat que Trotsky avait considéré comme une possibilité qui est arrivé : la restauration capitaliste. Le facteur décisif était qu’aucune force d’opposition n’avait développé des racines solides parmi les travailleurs pour indiquer la voie à suivre vers une société viable, concrète et véritablement socialiste.

    Stefan Heym a résumé cette occasion manquée quelques années plus tard : “N’oubliez pas, il n’y avait aucun groupe, aucun groupe organisé qui voulait prendre le pouvoir. (…) Il n’y avait que des individus qui s’étaient réunis et avaient formé un forum ou un groupe ou quelque chose comme ça, mais rien dont on ait besoin pour faire une révolution. Cela n’existait pas. Tout a donc implosé et il n’y avait personne d’autre que l’Occident pour prendre le pouvoir. (…) Imaginez que nous ayons eu le temps et l’occasion de développer un nouveau socialisme en RDA, un socialisme à visage humain, un socialisme démocratique. Cela aurait pu être un exemple pour l’Allemagne de l’Ouest et les choses auraient pu être différentes.”

  • Europe de l’Est, 1989. Des mouvements révolutionnaires aux conséquences contre-révolutionnaires

    Le 13 septembre 1989, un gouvernement dirigé par le syndicat Solidarnosc est arrivé au pouvoir en Pologne : le premier gouvernement ‘‘non-communiste’’ de l’ancien bloc soviétique depuis 1948. Deux mois plus tard, le mur de Berlin s’effondrait. Même si l’année 1989 s’est terminée par l’exécution télévisée et en direct du dictateur roumain Nicolae Ceau?escu et de son épouse Elena, les événements spectaculaires de cette année 1989 ont inspiré la classe ouvrière du monde entier, du moins à cette époque.

    Analyse de Rob Jones – Sotsialisticheskaya Alternativa (Russie)

    En deux ans à peine, l’ex-Allemagne de l’Est (RDA) a été rattachée à la République fédérale d’Allemagne (RFA), la Yougoslavie s’est retrouvée divisée et, après l’échec du coup d’Etat d’août 1991, l’Union soviétique s’est écroulée. Le capitalisme fut restauré dans toute la région. La guerre froide prit fin avec l’effondrement du Pacte de Varsovie, le bloc militaire mis en place contre l’impérialisme américain. Pour le philosophe bourgeois Francis Fukuyama, c’était la ‘‘fin de l’histoire’’.

    La catastrophe après 1989

    Ces mouvements de masse espéraient que la vie s’améliorerait en étant débarrassés des horribles bureaucraties staliniennes. Mais la décennie suivante a une connu dépression économique plus terrible encore que celle des années 1930. L’économie auparavant bureaucratiquement planifiée fut remplacée par le chaos du marché libre. Selon la Banque mondiale – l’un des principaux architectes de la transition – le PIB d’Europe centrale et orientale a chuté de 15% entre 1989 et 2000 et de 40% dans l’ancienne URSS. Le nombre de personnes vivant dans la pauvreté absolue est passé de 4% à 20%.

    Des guerres ont éclaté en Europe et en Asie centrale pour la première fois depuis 1945. En ex-Yougoslavie, en raison de la lutte pour la partition du pays entre les nouvelles élites et les puissances impérialistes, les conflits ethniques ont coûté la vie à 140.000 personnes et en ont déplacé 4 millions. Au moins 150.000 personnes sont mortes dans les deux guerres russo-tchétchènes et 60.000 autres dans la guerre civile tadjike. Les conflits en Moldavie, en Géorgie, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et à l’est de l’Ukraine attendent toujours leur résolution à l’heure actuelle.

    Les racines du stalinisme

    Les dirigeants soviétiques autour de Staline et puis de ses successeurs, dont le prétendu réformateur Khrouchtchev, étaient très éloignés des idéaux de Lénine, Trotsky et des bolchéviks en 1917. La Révolution russe visait à construire une véritable société démocratique et socialiste où les ressources du pays seraient collectives, la production et la distribution étant planifiées par des comités ouvriers démocratiquement élus. Les bolchéviks étaient internationalistes et avaient garanti le droit à l’autodétermination des nations de l’ancien empire russe, tout en préconisant une fédération volontaire d’États socialistes. Les bolchéviks étaient convaincus que la nouvelle république ouvrière ne pourrait survivre et se développer vers le socialisme que si des révolutions émergeaient dans des pays plus développés.

    La vague révolutionnaire qui a mis fin à la première guerre mondiale et à la monarchie allemande, qui a donné naissance aux républiques soviétiques de Hongrie et de Bavière ainsi qu’à des soviets en Autriche et en Tchécoslovaquie a malheureusement échoué. La nouvelle république russe fut attaquée par 15 armées impérialistes venues au secours des armées blanches russes réactionnaires. Nombre des meilleurs ouvriers révolutionnaires impliqués dans les combats y ont trouvé la mort. D’autres ont dû quitter les usines pour gérer le nouvel État. A la fin de la guerre civile, la Russie révolutionnaire était épuisée, détruite et isolée.

    Une couche de bureaucrates, dont beaucoup s’étaient initialement opposés à la révolution, a vu sa position renforcée par l’absence de révolution internationale et s’est trouvé un dirigeant en la personne de Joseph Staline. Cette couche a usurpé le pouvoir politique à la classe ouvrière. Elle a consolidé son pouvoir au travers d’une véritable nouvelle guerre civile avec arrestations massives, terreur de masse et exécution d’anciens bolcheviks. L’internationalisme a été remplacé par l’idéologie du ‘‘socialisme dans un seul pays’’. Cette contre-révolution politique a établi un appareil d’État bureaucratique par lequel de nombreux éléments de la société tsariste et même capitaliste supervisaient l’économie planifiée nationalisée. Comme Trotsky l’a déclaré, la restauration d’une véritable démocratie soviétique ne nécessitait pas une révolution sociale pour changer la base économique de la société, mais une révolution politique pour renverser la bureaucratie.

    Le stalinisme se répand en Europe de l’Est

    En dépit de l’incompétence de la bureaucratie stalinienne, l’Union soviétique est sortie victorieuse de la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’économie planifiée ainsi qu’à la détermination du peuple soviétique. L’Europe de l’Est, dont une partie de l’Allemagne, était contrôlée par l’armée soviétique. Au fur et à mesure de la progression de cette dernière, les anciens États bourgeois s’effondraient et un mouvement révolutionnaire émergeait, surtout en Tchécoslovaquie. Staline entendait toutefois maintenir le capitalisme dans la région en y plaçant des régimes fantoches en guise de tampons entre l’Est et l’Ouest. Ce projet était intenable. Craignant le développement de républiques socialistes indépendantes et leur impact sur l’idée du ‘‘socialisme dans un seul pays’’, l’armée soviétique a dissous les mouvements révolutionnaires. L’économie bureaucratiquement planifiée a été étendue à toute la région. Alors que la révolution russe avait connu une dégénérescence bureaucratique, les nouveaux régimes en Europe de l’Est étaient bureaucratiquement déformés dès l’origine.

    L’économie planifiée a souffert d’une terrible gestion bureaucratique et de gaspillage mais, pendant un certain temps, elle s’est avérée être plus efficace que celle du marché occidentale. L’économie soviétique s’est développée pour quasiment atteindre les conditions de vie occidentales dans les années 1970. Dans les économies dévastées d’Europe de l’Est, la croissance par habitant au cours des 20 années qui ont suivi la guerre a été environ 2,4 fois plus élevée que dans l’ensemble de l’Europe capitaliste.

    Cela explique en grande partie pourquoi les soulèvements de RDA (1953) et de Hongrie (1956), n’avaient pas de caractère antisocialiste mais se concentraient sur le retrait de l’armée soviétique et le remplacement du totalitarisme bureaucratique par la démocratie ouvrière.
    Quand Staline est arrivé au pouvoir, la bureaucratie comptait quelques centaines de milliers de personnes. Dans les années 80, elle était devenue un monstre de 20 millions de personnes. Les richesses de la société étaient gaspillées non seulement par le vol et la corruption, mais aussi par l’incompétence bureaucratique qui a entraîné la perte de près de 30% de la production industrielle et agricole. Il fallait graisser la patte de quelqu’un même pour être enterré. Au sommet régnait une petite élite au style de vie particulièrement luxueux, illustrée par la passion de Leonid Brejnev pour les voitures de luxe.

    Le Printemps de Prague

    La situation était plus difficile en Europe de l’Est. Les staliniens exigeaient d’énormes réparations de guerre. D’autre part, le régime soviétique priorisait le développement de l’industrie lourde, en particulier dans le secteur de la défense, au détriment des biens de consommation.

    Des déséquilibres sont apparus et ont surtout touché la Tchécoslovaquie, dont l’économie industrielle était relativement développée avant-guerre. En 1953, Moscou a ordonné la dévaluation de la monnaie, ce qui a réduit le niveau de vie de 11%. L’économie a eu du mal à croître se développer la décennie suivante. Lorsqu’Alexander Dubcek est devenu premier secrétaire du Parti communiste tchèque, il a lancé un programme visant à libéraliser l’économie et à introduire des droits démocratiques limités : le ‘‘socialisme à visage humain’’, dont l’écho a été illustré par le Printemps de Prague en 1968.

    Dans un premier temps, le Kremlin, la résidence des dirigeants d’Union soviétique, a tenté de persuader Dubcek d’abandonner ces réformes. Sous la pression des Etats staliniens voisins, en août : le Printemps de Prague fut écrasé par les chars soviétiques.
    Solidarnosc

    Dans la Pologne voisine, la flambée des prix rendait la vie difficile. Le mécontentement a été violemment réprimé en 1976. Mais des cercles d’opposition clandestins ont constitué un nouveau syndicat indépendant. Les grèves du chantier naval ‘‘Lénine’’ de Gdansk, en 1980, ont donné naissance au syndicat Solidarnosc. L’année suivante, il a organisé avec succès une grève générale de quatre heures avec 14 millions de grévistes, dont de nombreux communistes ordinaires. En décembre 1981, l’état de siège était déclaré.

    Solidarnosc a été créé pour défendre le droit des travailleurs à s’organiser contre la hausse des prix, pour des salaires décents et, dans une large mesure, contre la bureaucratie polonaise. Stimulé par la longue histoire d’oppression tsariste de la Pologne, Solidarnosc a également fait campagne contre la présence soviétique. Mais l’influence des intellectuels autour du groupe ‘‘KOR’’ et de l’Eglise catholique, dont le dirigeant syndical, Lech Walesa, a poussé le syndicat non seulement dans une direction antistalinienne, mais aussi de plus en plus antisocialiste en général.

    Ce n’était pas inévitable. Lors du premier congrès de Solidarnosc, avant la déclaration de l’état de siège, le syndicat se considérait comme un instrument de négociation pour obtenir des concessions du gouvernement. Il y a même été suggéré que les affiliés travaillent volontairement le samedi pour aider le pays à sortir de la crise économique. Une minorité radicale, autour de 40% des délégués, affirmait que ‘‘l’autonomie des travailleurs sera la base d’une république autonome’’, chose reprise dans le programme de Solidarnosc.

    L’autogestion proposée par ce groupe, qui se voulait radicale, a ouvert la voie à des entreprises économiquement indépendantes et ouvertes au marché. En fin de compte, cela aurait conduit à la restauration du capitalisme, comme ce fut le cas en Yougoslavie. La minorité radicale n’a pas proposé de programme pour faire face à la bureaucratie stalinienne.

    Le général Jaruzelski, qui a déclaré la loi martiale, a ensuite affirmé que le Kremlin ne voulait pas l’aider et que les Etats-Unis soutenaient sa prise de pouvoir. Son problème était que le vent du changement soufflait sur l’Union soviétique. A la mort de Brejnev, en 1982, le président du KGB Youri Andropov lui succéda. Selon lui, un changement était nécessaire pour maintenir le pouvoir de la bureaucratie soviétique. Son règne de courte durée, suivi de celui encore plus court de Viktor Tchernenko, a ouvert la voie à Mikhaïl Gorbatchev en 1985.
    En Pologne, Jaruzelski a entamé un dialogue avec Solidarnosc. Au fil du temps, les radicaux avait été isolés et remplacés par des partisans déclarés du capitalisme. En 1988, Margaret Thatcher s’est rendue à Gdanks pour discuter d’abord avec la direction communiste et ensuite avec Solidarnosc. À peine dix mois plus tard, des élections libres eurent lieu, remportées de manière éclatante par Solidarnosc.

    Les origines des conflits ethniques

    En Yougoslavie, après avoir affronté Staline en 1948, Tito avait maintenu la bureaucratie au pouvoir tout en entretenant une certaine indépendance vis-à-vis de Moscou. Tito a utilisé son autorité de dirigeant de la résistance durant la Seconde Guerre mondiale et est parvenu à instaurer un équilibre entre les sept nations de Yougoslavie, notamment grâce à la forte croissance de l’économie. A sa mort en 1980, le modèle du ‘‘socialisme de marché’’ reposant sur ‘‘l’autogestion’’ faisait face à une dette extérieure croissante et à un taux de chômage de 20%. L’aide du FMI était conditionnée à l’instauration de ‘‘réformes’’ destinées à ouvrir l’économie à l’Occident.

    Le mécontentement grondait. Le nouveau dirigeant serbe, Slobodan Milosevic, a alors tenté de renforcer la domination serbe et s’est heurté à une résistance farouche de la part des dirigeants des autres républiques, qui voulaient récupérer leur part du gâteau alors que le pays s’effondrait. Lorsque Milosovic a tenté d’abolir l’autonomie kosovare en Serbie, les mineurs kosovars se sont mis en grève. C’était la base des conflits ethniques des années ‘90.

    La ‘‘Perestrojka’’ et la ‘‘Glasnost’’ sèment le chaos

    Face à la crise de l’Union soviétique, Gorbatchev représentait les bureaucrates qui voulaient donner un nouveau souffle à l’économie. Il a commencé par interdire l’alcool, mesure qui a entrainé une pénurie de sucre due à la distillation illégale. Ensuite, son programme de réforme de glasnost (ouverture) et de perestroïka (reconstruction) a conduit au chaos économique. Constatant la crise de l’élite dirigeante, les masses soviétiques ont gagné la confiance de s’exprimer. Elles avaient été tenues à l’écart de la politique pendant soixante ans, leur retour sur la scène fut d’abord prudent, mais ensuite explosif.

    La contestation concernait souvent l’environnement. L’air de nombreuses villes était tellement pollué que l’espérance de vie y avait chuté. Le lac Baïkal et la mer Caspienne étaient pollués par les déchets industriels. La mer d’Aral en Asie centrale, autrefois le quatrième plus grand lac du monde, était pratiquement asséché en raison de la culture intensive de coton en Ouzbékistan.

    La question nationale était une autre source de mécontentement. Lorsque les bolchéviks sont arrivés au pouvoir en 1917, leur approche à l’égard des minorités nationales était très sophistiquée et sensible. Le gouvernement capitaliste provisoire au pouvoir en Russie de février à octobre 1917 avait promis la liberté aux minorités nationales, sans tenir ses promesses. Les bolchéviks, par contre, ont mis moins d’une semaine pour reconnaître le droit de la Finlande à l’indépendance. Cela a rapidement été suivi du soutien à l’indépendance de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Transcaucasie, du Belarus, de la Pologne et de la Lettonie. Mais sous Staline et ses successeurs, tout était décidé dans l’intérêt de la bureaucratie d’Etat centralisée.

    Les frustrations refoulées ont été libérées lorsque les minorités nationales se sont débattues pour échapper à la répression et au centralisme. Alors que les masses luttaient pour la libération nationale, une grande partie de l’élite dirigeante, sentant approcher la fin de l’Union soviétique, a joué la carte nationaliste pour instrumentaliser cette aspiration à l’émancipation nationale.

    Un sanglant avertissement concernant les événements ultérieurs a vu le jour en 1988. Pour mettre fin à un mouvement de masse en faveur du transfert du Haut-Karabakh de l’Azerbaïdjan à l’Arménie, le parti communiste a organisé un pogrom sanglant : des centaines d’Arméniens ont été tués. Le conflit ethnique qui en a résulté a duré des années et n’est toujours pas résolue.

    La chute du Mur de Berlin

    Les événements d’Europe de l’Est ont accéléré l’évolution de la situation en Union soviétique, ce qui a à son tour accéléré les processus ailleurs. Quand les Allemands de l’Est ont constaté l’essor du débat public à Moscou, auquel s’opposaient les dirigeants de la RDA, et que les gouvernements hongrois et tchécoslovaque ont décidé d’autoriser les voyages en Europe occidentale, des manifestations ont eu lieu chaque semaine, culminant en novembre avec un défilé d’un million de personnes à Berlin-Est.

    Il n’y avait au début aucun désir de réunification avec l’Allemagne de l’Ouest capitaliste. Les revendications des manifestants étaient : ‘‘élections libres, médias libres, liberté de circulation et socialisme démocratique’’. Aucune force organisée n’a cependant réellement répondu à ces exigences. La bourgeoisie ouest-allemande a saisi l’occasion de réunifier le pays sous son contrôle. Après la chute du mur de Berlin, une ‘‘thérapie de choc’’ a été appliquée avec la réintroduction rapide et brutale du capitalisme.

    Les grèves des mineurs en Union soviétique

    Le glas du régime soviétique a sonné en juillet 1989, lorsqu’une grève massive a éclaté dans les mines de charbon de Kouzbass en Sibérie, dans le Donbass en Ukraine, à Vorkouta dans le cercle polaire et à Karaganda dans la steppe du Kazakhstan.

    L’élite dirigeante prétendait que l’Union soviétique était une ‘‘société socialiste développée’’ dirigée dans l’intérêt de la classe ouvrière. La réalité était bien différente. Beaucoup de travailleurs connaissaient de terribles conditions de vie et de travail. Les mineurs de Sibérie et du cercle polaire arctique avaient des salaires relativement élevés, mais il n’y avait rien à quoi dépenser son argent. Il n’était pas rare que plusieurs familles vivent ensemble dans des baraquements de bois datant d’avant la révolution !

    Lorsqu’est survenue une pénurie de savon et de rasoirs, la colère a éclaté. Des centaines de milliers de mineurs se sont mis en grève et ont exigé de meilleures conditions de vie et moins de bureaucratie. Les grévistes étaient confrontés à un choix. S’ils avaient disposé de leur propre parti politique, ils auraient pu renverser la bureaucratie pour construire une société véritablement socialiste, c’est-à-dire contrôlée et administrée par les travailleurs eux-mêmes, à tous les niveaux. Cela aurait pu conduire à la liberté syndicale et politique, à la liberté de circulation et à la liberté de manifester. Le droit à l’autodétermination aurait pu conduire à une véritable union d’États socialistes libres et égaux. Les ressources libérées par la fin du gaspillage et de la surconsommation bureaucratiques auraient considérablement amélioré les conditions de vie des travailleurs.

    Mais les travailleurs n’étaient pas politiquement préparés. De plus, une couche croissante de la bureaucratie ourdissait ses propres plans. Les dirigeants du parti enviaient le style de vie occidental, très certainement la jeunesse privilégiée et les membres du KGB qui importaient chez eux la mode occidentale et écoutaient de la musique importée. Beaucoup de ces bureaucrates parasitaires, en voyant le système étouffer, espéraient que le capitalisme leur sauverait la peau.

    Ils préconisaient de plus en plus de réformes orientées vers le marché capitaliste. Pour restaurer ‘‘une société civilisée’’, selon eux, l’industrie devait passer aux mains du privé… les leurs de préférence ! La classe ouvrière s’est retrouvée sans alternative, ces idées ont donc pu gagner du terrain dans toute la société.

    La ‘‘perestroïka’’ de Gorbatchev visait à réduire le gaspillage et la mauvaise gestion de la bureaucratie sans pour autant qu’elle ne perde le pouvoir : les réformes d’en haut visaient à empêcher la révolution d’en bas. Cela a toutefois ouvert une brèche pour la restauration capitaliste en Union soviétique et en Europe de l’Est.

    Inspiration et déception

    Tous ceux qui ont participé à ces événements ont dû être impressionnés par la détermination et l’initiative de ceux qui se sont battus pour une société meilleure. Les travailleurs de Budapest qui n’ont eu besoin que de quelques jours pour organiser un système politique national basé sur des conseils ouvriers élus et un parlement ouvrier. Ceux qui ont changé les panneaux de signalisation pour confondre les chars soviétiques qui ont envahi la Tchécoslovaquie. Ces femmes polonaises qui ont organisé la résistance clandestine pendant l’état de siège. Ces ingénieux ouvriers berlinois qui n’avaient pas d’imprimante et ont transformé une vieille machine à laver. Ces Azerbaïdjanais du Haut-Kharabakh qui ont caché leurs voisins arméniens des pogroms inspirés par les staliniens. Ces mineurs sibériens qui se sont mis en grève et ont pris le contrôle de leurs villes. La liste est sans fin.

    Il est également frappant de constater la rapidité avec laquelle les événements se sont déroulés, souvent causés par des questions apparemment innocentes, que ce soit la construction d’une nouvelle mine de phosphate ou la manipulation des élections locales, la dévastation causée par un séisme ou le manque de savon dans les douches. Boris Popovkin, un mineur de Vorkuta (et plus tard membre du Comité pour une Internationale Ouvrière), a démontré la nécessité d’une action décisive en juillet 1989 lorsqu’il a convaincu ses collègues ouvriers, lors d’une réunion de masse, de rejeter la proposition de compromis du comité de grève. Il a averti que ‘‘les tactiques de compromis ne mènent jamais au succès’’. Le mouvement s’est développé à partir de là et, en deux ans, il a fait tomber la toute-puissante bureaucratie stalinienne.

    Au fur et à mesure que les événements se déroulent à un rythme rapide, la conscience fait de même. Mais comme le montrent les événements de 1989, il y a une lutte idéologique pour la direction politique du mouvement. Ce qui a commencé comme un mouvement potentiellement révolutionnaire contre le stalinisme en Europe de l’Est a finalement conduit au transfert du pouvoir aux contre-révolutionnaires. Si les travailleurs ne veulent pas que les forces de classe hostiles l’emportent, ils doivent créer leur propre alternative politique : un parti avec un programme socialiste. Le travail de construction d’une telle alternative ne peut être reporté jusqu’au début du mouvement. Nous devons nous y atteler dès maintenant.

    Les événements de 1989 ont illustré la force de la classe ouvrière organisée. Il nous incombe maintenant de veiller à ce que la prochaine fois, nous soyons prêts à canaliser cette énergie pour créer une société socialiste véritablement démocratique et internationaliste.

     

     

     

  • 30 ans depuis la chute du Rideau de Fer : Comment le monde a été redessiné

    Dans son article publié hier sur notre site au sujet de la chute du mur de Berlin, Tanja Niemeier réfutait l’interprétation donnée par le vainqueur, qui prétend que le mouvement avait dès le début été un choix délibéré en faveur de la restauration du capitalisme. En réalité, ce mouvement a été partie intégrante d’un processus révolutionnaire dans lequel la contre-révolution capitaliste l’a finalement emporté. Au cours de ce processus, le monde a été fortement bouleversé. Un article d’Eric Byl initialement publié en 2009.

    Le Rideau de Fer

    Pour ceux qui ont vécu la période d’après-guerre, le changement provoqué par la chute du Bloc de l’Est a été bien plus important que le passage de la machine à écrire Olivetti à Internet. Le Bloc de l’Est, c’était cet autre monde derrière le Rideau de Fer. Il fallait être membre du parti communiste, professeur de mathématiques ou de physique, ou encore participant à un voyage organisé pour pouvoir y pénétrer.

    Je me rappelle un voyage de ce type au cours de l’été 1982, à la fin de l’époque Brejnev. Il commençait par une étape à Varsovie en Pologne, juste après l’emprisonnement des dirigeants du syndicat indépendant Solidarnosc et la proclamation de l’Etat de siège par Jaruzelski. Nous y étions attendus par une haie de mitrailleuses. Pour une première prise de contact au delà du Rideau, c’était remarquable. Pour le reste, ce fut un voyage impressionnant avec des visites au Musée de l’Ermitage, à la Place Rouge et au Cirque de Moscou. Mais ce n’était pas une propagande pour le communisme. Le régime était déjà à bout de souffle.

    Ce n’est qu’en 1985, pendant mon service militaire, que j’ai revu le Rideau de Fer. J’étais allongé en tenue de camouflage avec des jumelles d’une portée de quelques centaines de mètres. D’où nous étions, nous n’étions pas capables de distinguer un homme d’une poutre, mais nous voulions tous essayer de deviner à quoi ressemblait « l’autre côté ».

    L’homme est-il capable de fonctionner dans une économie nationalisée et planifiée?

    Vu de l’Ouest, le Bloc de l’Est semblait être un bloc monolithique et immuable. Les tentatives de changement en Allemagne de l’Est en ’53, en Hongrie en ’56, en Tchécoslovaquie en ’68 et en Pologne en ’70 et en ’80 avait toutes été réprimées par des chars, envoyés si nécessaire d’Union Soviétique. Mais ce n’était pas seulement – et même pas avant tout – la répression et les systèmes de parti unique qui faisaient conclure aux commentateurs sérieux que le Bloc de l’Est était insensible aux révolutions. C’était aussi le développement économique impressionnant des économies étatisées et planifiées.

    Dans son livre “La Révolution trahie” écrit en 1936 (soit six ans après son bannissement d’URSS et quatre ans avant son assassinat par des agents de Staline), Léon Trotski écrivait: “Le socialisme a démontré son droit à la victoire… Si même l’U.R.S.S. devait succomber sous les coups portés de l’extérieur et sous les fautes de ses dirigeants – ce qui, nous l’espérons fermement, nous sera épargné -, il resterait, gage de l’avenir, ce fait indestructible que seule la révolution prolétarienne a permis à un pays arriéré d’obtenir en moins de vingt ans des résultats sans précédent dans l’histoire.”

    Lors de discussions, les socialistes révolutionnaires comme nous se voient souvent opposer le raisonnement : “Une économie nationalisée et planifiée ne peut pas fonctionner parce que la nature humaine fait que l’homme a besoin de « stimulants » pour être productif. Si les gens sont assurés de leur revenus, ils ne foutent plus rien”. Le capitalisme n’est pas le premier système à se présenter comme l’ordre « naturel » des choses ; les esclavagistes et la noblesse féodale l’ont précédé sur ce plan.

    Il a fallu des décennies avant que les capitalistes aient pu adapter «l’homme» à leur système de production. Avant, les paysans travaillaient lorsque c’était nécessaire. Dans les débuts du capitalisme, les travailleurs, une fois leur salaire en poche, restaient absents durant des jours entiers, jusqu’à ce que l’argent soit dépensé. Prester quotidiennement un nombre fixe d’heures suivant un horaire fixe, était quelque chose d’incompréhensible. Nous ne remettons pas en question l’enseignement obligatoire, mais lorsque la Prusse a été le premier pays à introduire l’obligation scolaire en 1819, elle l’a fait pour créer “l’uniformité et l’obéissance”. Bref, chaque système de société, chaque système de production adapte l’homme à ses besoins. Ce ne sont pas nos idées qui déterminent nos conditions de vie, mais bien nos conditions de vie qui pilotent nos idées.

    Socialisation du travail, individualisation de son appropriation

    Malgré ces difficultés, le capitalisme était à l’origine très productif. Jusque là, le travail avait été principalement une occupation individuelle. Le producteur créait son produit de la conception jusqu’au produit final. Si division du travail il y avait, elle était largement marginale. Le capitalisme a amplifié et perfectionné la division du travail. Il a simplifié les opérations effectuées par chaque individu et donné à chacun une place spécifique dans le processus du travail. Les fileurs ont été séparés des tisserands, des opérations artisanales compliquées ont été réduites à une série d’interventions simples, qui ont plus tard été imitées par des machines. Le travail n’était plus principalement une occupation individuelle mais devenait une occupation sociale. Le capitalisme a ainsi été capable de développer la science et la technique d’une manière inconnue précédemment.

    Mais pendant que le travail devenait une occupation sociale, l’appropriation de son résultat continuait à se faire de façon individuelle. La croissance des forces productives n’avait qu’un objectif: augmenter l’exploitation des travailleurs afin d’assurer encore plus de profits. Inévitablement les énormes capacités productives du travail socialisé allaient entrer en conflit avec les limitations qu’imposait l’appropriation individuelle de son résultat. En langage “moderne” : le marché n’est plus capable d’absorber les marchandises produites. Les propriétaires de capitaux n’investissent plus dans la production, mais préfèrent spéculer. Les consommateurs sont poussés non seulement à dépenser leur salaire d’aujourd’hui, mais aussi celui qu’ils doivent encore gagner dans le futur. La crise est ainsi postposée, mais ce n’est que partie remise : lorsqu’elle survient, elle frappe encore plus fort.

    Durant la grande dépression de 1929-33, la production s’est écroulée de 25% aux Etats-Unis et de plus de 30% en France. Entre 1929 et 1936, la production britannique n’a augmenté que de 4% et celle de l’Allemagne n’a retrouvé le niveau de 1929 qu’en 1936 malgré l’énorme effort de guerre. Le Japon, le pays capitaliste qui connaissait alors la croissance la plus importante, a pu augmenter sa production de 40% grâce à l’effort de guerre. Mais même cette croissance japonaise n’était rien comparée à celle réalisée en Union Soviétique qui a connu durant la même période une croissance industrielle de 250%.

    Les deux blocs et l’Etat-providence

    Bien que, durant les procès de Moscou de ’36 et de ’38, Staline avait fait tuer à peu près toute la direction du Parti Communiste d’URSS et l’état-major de l’armée, la victoire des Alliés dans la Deuxième Guerre mondiale a été principalement due à l’Armée Rouge. Celle-ci a finalement imposé sa suprématie mais au coût de 20 millions de vies humaines. Ceci n’a été possible que parce que l’Union Soviétique assiégée a pu mobiliser toutes les forces productives de la société grâce à son économie nationalisée et planifiée.

    Pendant les années ’50, l’économie soviétique a connu une croissance moyenne de 12% par an, plus que n’importe quel pays capitaliste en pleine période d’expansion. Exprimé en Geary Khamis Purchasing Power Parity (un standard de monnaie international qui permet de comparer des économies) le Produit Intérieur Brut par habitant en Union Soviétique s’était élevé à 2.841 $ en 1950 grâce à l’économie planifiée, quatre fois plus que l’Inde (619 $) qui, avant la Première Guerre mondiale, avait pourtant une production semblable à celle de l’Union Soviétique. Dix ans plus tard, en 1960, le PIB/habitant avait encore cru de 25% à 3.945 $.

    Après la Deuxième Guerre mondiale, deux blocs fondamentalement contradictoires se sont formés : l’Occident impérialiste, basé sur la propriété privée des moyens de production, et le Bloc de l’Est, basé sur une économie natio-nalisée et planifiée. L’attraction pour le communisme a forcé la classe dirigeante en Europe Occidentale à faire des concessions importantes au mouvement ouvrier. Celles-ci allaient de nationalisations du secteur de l’énergie et des transports à la création d’un service national de santé en Grande-Bretagne, ou encore l’introduction de la concertation sociale et de la sécurité sociale par le biais d’un pacte social en Belgique. Cela a formé la base de ce qu’on appellera plus tard « l’Etat-providence ». Des augmentations salariales annuelles de 10% et des allocations qui permettaient réellement de compenser les revenus perdus par le chômage, la maladie ou le vieillissement étaient la règle.

    Ces réformes avaient pour but de prévenir des révolutions. La social-démocratie (les PS) et dans certains cas les partis communistes ont joué un rôle-clé. Ainsi en Belgique, dès 1944, a été formé un gouvernement d’unité nationale regroupant libéraux, socialistes et communistes, avant même les premières élections d’après guerre en 1945. A peu près tous les partis sociaux-démocrates se déclaraient d’une façon ou d’une autre en faveur d’une nouvelle société socialiste sans classes, même si cette perspective était repoussée quelque part dans un futur lointain. Le Parti Ouvrier Belge a changé de nom et adopté pour la première fois explicitement le terme « socialiste » dans son nom. La croissance d’après-guerre a été la base matérielle du succès de la social-démocratie, tout comme la disparition de cette croissance a provoqué le début de sa longue agonie. Révolution coloniale

    Aucun des deux blocs ne se gênait pour intervenir militairement lorsque ses intérêts étaient menacés. Le plus souvent, de l’autre côté du Rideau de Fer, on détournait alors le regard. L’impérialisme occidental a mis directement en selle des dictateurs ou leur a apporté son soutien en Europe, en Afrique, en Asie et en Amérique Latine. Et le bloc stalinien l’a imité.

    Mais l’existence de deux blocs qui s’étaient engagés dans une terrible course à l’armement, garantissait au moins un refuge à des régimes dissidents. Des officiers ou des guérilleros qui prenaient le pouvoir dans le Tiers-Monde, se rapprochaient du Bloc de l’Est pour échapper à l’impérialisme occidental et copiaient en même temps le modèle d’état stalinien. A l’inverse, des régimes dissidents du Bloc de l’Est, tel que celui de Tito en Yougoslavie, avaient assez facilement accès à des prêts en Occident. Des dirigeants nationaux utilisaient d’ailleurs les contradictions entre les deux blocs afin de mener, dans une certaine mesure, une politique indépendante. C’est ainsi que le président égyptien Nasser a réussi à nationaliser le canal de Suez en 1956.

    La bureaucratie devient un frein absolu au développement des forces productrices

    La crise actuelle du capitalisme illustre une nouvelle fois que “la main invisible” du marché qui fait fructifier ou qui sanctionne les investissements présente une série de défauts. Dans une économie nationalisée et planifiée, il n’existe pas de “main invisible” qui règle l’économie, même si ce n’est que de façon chaotique. Lorsque les socialistes révolutionnaires comme nous mettent l’accent sur la nécessité de la démocratie ouvrière dans une économie nationalisée et planifiée, ce n’est pas seulement par souci démocratique, mais aussi par nécessité économique. Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui sont les mieux capables d’estimer quels produits, de quelle qualité et en quel nombre permettent de satisfaire les besoins sociaux. Les nouveaux moyens de communication et les capacités scientifiques et techniques offrent aujourd’hui des possibilités pratiquement illimitées.

    Mais la bureaucratie qui s’est accaparé le pouvoir en Union Soviétique lors de la contre-révolution stalinienne dès 1924 avait tout intérêt à cacher son rôle parasitaire dans la production. Contrairement à la bourgeoisie en Occident, elle était dès le début un frein au développement. Mais là où elle pouvait compenser au début le manque de démocratie ouvrière par l’efficacité d’un bureau central de planification, au fur et à mesure que l’économie se développait et se complexifiait, cette bureaucratie se transformait d’un frein relatif en un frein absolu pesant sur les avantages de l’économie planifiée. En 1963, l’économie de l’Union Soviétique connaissait son premier fléchissement, suivi d’autres en ’72, en ’75 et de manière encore plus accélérée en 1980, 1981 et 1985. La bureaucratie « étranglait » de plus en plus l’économie.

    Des reformes par en haut pour éviter la révolution par en bas

    Afin de sauvegarder sa position dominante, la bureaucratie stalinienne a alterné des périodes de “centralisation”, de lutte contre les excès dans les régions, avec des périodes de “décentralisation”, d’augmentation du pouvoir concédé aux autorités régionales. En terminologie marxiste, cela s’appelle du “bonapartisme”, c’est-à.-dire essayer de sauvegarder sa position en “surfant” sur les contradictions. L’introduction de la “perestroïka” (reformes économiques) et de la “glasnost” (ouverture politique) par Gorbatchev en 1986 n’était rien d’autre que la Xième tentative d’éviter la révolution par en bas par des réformes d’en haut. Dans «La Révolution trahie», Trotski avait expliqué que la bureaucratie continuerait à défendre l’économie planifiée tant que celle-ci serait la base de son pouvoir et de ses revenus. A partir du moment où elle ne l’était plus, la bureaucratie a préféré, plutôt que de céder la place à la démocratie ouvrière, opter pour la restauration capitaliste.

    Gorbatchev a suscité pas mal d’illusions en URSS, mais aussi et surtout en Occident. La gauche ne savait en général qu’en penser. Certains prétendaient que, grâce à Gorbatchev, l’Union Soviétique s’était remise sur la route du socialisme, ce qui les forcés par ensuite à devoir effectuer un tournant à 180°. D’autres voyaient dans Boris Eltsine et le dirigeant sandiniste nicaraguayen Daniel Ortega l’« espoir du socialisme ». Et lorsque, le 19 août 1991, l’aile militaire de la bureaucratie en Union Soviétique a revendiqué sa part du gâteau lors d’une tentative de coup d’Etat qui a rapidement échoué, d’autres encore affirmaient qu’il fallait soutenir les putschistes puisque ils défendaient l’”économie nationalisée et planifiée”.

    Le PSL, le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) et sa section en Russie n’avaient, par contre, pas la moindre illusion ni dans les réformes de Gorbatchev, ni dans les putschistes autour de Ianaiev, ni dans les proclamations «libérales» et «démocratiques» de Boris Eltsine. A ce moment, ces trois fractions étaient toutes des défenseurs convaincus du marché libre et de la restauration du capitalisme. Leurs divergences d’opinion ne portaient que sur le rythme de ce processus et la répartition exacte de la proie. La section du CIO en Russie a participé au mouvement contre le putsch militaire avec un programme totalement indépendant, expliquant dès le début qu’Eltsine et Ianaiev étaient les deux faces d’une même médaille.

    Une défaite pour le mouvement ouvrier

    Bien qu’avec la chute du stalinisme, c’est une caricature effrayante du socialisme qui a disparu, le CIO à toujours considéré la restauration du capitalisme comme une défaite pour le mouvement ouvrier. En Union Soviétique et en Europe Orientale, cela a été expérimenté en pratique dans les années qui ont suivi. Entre 1989 et 1996, le PIB/habitant en Union Soviétique s’est écroulé, passant de 7.109 $ (toujours en GK PPP) à 3.912 $. En comparaison, au cours de la même période, celui de l’Inde a cru de 2.361 $ à 3.613 $. En 2001, l’espérance de vie en Russie était de 71,8 ans pour les femmes et de 58,9 pour les hommes, contre 74,5 et 63,6 dix ans plus tôt. Ce n’est qu’en 2007 que le PIB/habitant dans la fédération de Russie est revenu au niveau de 1989 ; et encore, cela est du principalement aux hausses historiques des prix du pétrole et du gaz. Les politiques de limitation du loyer à 4% du revenu (à l’exception de la Russie où c’était 10%), de soins de santé et d’enseignement gratuits ont fait place aux intérêts privés des anciens bureaucrates relookés en nouveaux capitalistes. Le nombre de pauvres est monté à 150 millions pour tout l’ancien Bloc de l’Est.

    Le stalinisme, tel que nous l’avons connu après la guerre, est devenu un phénomène appartenant à l’Histoire. Là où des staliniens arrivent encore au pouvoir, comme au Népal, ils essaient désormais d’arriver rapidement à un accord avec l’impérialisme. Dans le monde néocolonial, la possibilité de manœuvrer entre les deux blocs n’existe plus sous sa forme «classique» depuis la chute du stalinisme. Le régime du président afghan Najibullah, qui avait été porté au pouvoir par l’Armée Rouge après son intervention militaire dans ce pays en ’79, s’est ainsi effondré comme un château de cartes après la fin de l’URSS. La possibilité de s’abriter de l’impérialisme en se rapprochant du Bloc de l’Est a disparu. Le monde bipolaire a fait place à un nouvel ordre mondial encore plus brutalement impérialiste.

    Bien que beaucoup de travailleurs en Occident n’avaient pas la moindre illusion dans le Bloc de l’Est, son existence confirmait que le capitalisme n’était pas le seul système de société possible. L’effondrement du stalinisme s’est accompagné d’une offensive idéologique énorme en Occident sur le thème “Le capitalisme a gagné”. Les dirigeants de la social-démocratie n’ont pas offert la moindre résistance, ils ont au contraire éliminé toute référence au socialisme. Depuis lors, les “sociaux-démocrates” se sont prononcés sans aucune gêne en faveur du marché. Ils ont joué des coudes entre eux à qui serait le plus apte à gouverner. Au cours de ce processus, leur base traditionnelle de travailleurs a décroché de plus en plus et a été remplacée par des couches plus aisées. La base ouvrière a été abandonnée aux populistes de droite tandis que la social-démocratie se transformait sur le « modèle » du Parti Démocrate des Etats-Unis. La voie a ainsi été ouverte pour une offensive néolibérale de libéralisations, de privatisations et de démantèlement des services sociaux.

    La chute du stalinisme a été incontestablement une défaite pour le mouvement ouvrier. Elle s’est surtout fait sentir dans les anciens pays du Bloc de l’Est et dans le monde néocolonial. En Occident, elle a permis l’offensive néolibérale qui a accompagné la mondialisation, établissant un régime politique de liberté de mouvement illimitée pour le capital. Mais cette défaite n’a été en aucun cas comparable à celle qu’a représenté la prise du pouvoir par le fascisme dans les années ’30 et la Deuxième Guerre mondiale. La force potentielle du mouvement des travailleurs est restée en gros intacte, principalement dans les pays capitalistes avancés mais également sur le plan mondial. La crise du capitalisme et les tentatives de faire payer celle-ci par le mouvement ouvrier mèneront à nouveau à des luttes de classe et à une recherche d’alternatives au capitalisme. L’époque d’un véritable socialisme démocratique commence à se dessiner.

  • [Archives] 1989: La chute du Mur de Berlin. Histoire d’une révolution manquée.

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    L’histoire est généralement écrite par les vainqueurs. Aucun hasard, donc, dans le fait que d’innombrables reportages, articles de journaux et livres consacrés aux événements de 1989 soient marqués de l’empreinte de la classe capitaliste régnante.

    Dossier de Tanja Niemeier (texte initialement publié en 2009)

    On parle donc de la fin d’une dictature brutale, de la victoire « de la démocratie et des libertés » ou encore de la réunification d’une nation divisée pendant 40 ans. Inévitablement, il est aussi question du courage de la population de RDA (la République Démocratique Allemande) qui s’est à l’époque soulevée pour mettre fin au régime bureaucratique. La réunification de l’Allemagne sur base capitaliste vient ensuite naturellement couronner la lutte – effectivement courageuse et admirable – du mouvement de masse.

    Mais ce 20e anniversaire survient alors que l’économie capitaliste est en pleine crise. Les conséquences de celle-ci ne sont pas encore sensibles pour chacun, mais une grande partie des travailleurs et des jeunes sont bien conscients que ce sera à eux de payer. La colère monte et la crise de légitimité du système prend de l’ampleur. Mais la version stalinienne du socialisme qui a pris fin il y a une vingtaine d’années a, elle aussi, subi une lourde crise de légitimité. La population désirait plus de démocratie, plus de liberté,… Quelle est dès lors l’alternative? Tant en 1989 qu’en 2009, voilà la question centrale à laquelle il est nécessaire de s’efforcer de répondre.

    «Le socialisme a échoué», «Marx est mort, Jésus vit». Ces déclarations qui ont fait le tour du monde immédiatement après la chute du Mur ont marqué la conscience de la classe ouvrière internationale. La chute du Mur de Berlin symbolise communément la chute du ‘socialisme’ (en réalité le stalinisme). Le globe a été remodelé et la gauche s’est retrouvée réduite à un état de frustration et de démotivation. Le virage à droite déjà en cours au sein de la social-démocratie (les PS et autres partis sociaux-démocrates et travaillistes) et des directions syndicales s’est fortement accentué. Pour tous ceux qui aujourd’hui sont à la recherche d’une alternative économique et idéologique au capitalisme, il est crucial de parvenir à une juste compréhension de ces événements.

    Glasnost et Perestroïka

    Le contexte international est le point de départ à prendre afin de bien comprendre la naissance du mouvement de protestation responsable des développements révolutionnaires en RDA d’octobre 1989 à janvier/février 1990.

    Dans les pays du Bloc de l’Est, l’économie n’était pas organisée selon les principes du marché ‘libre’ mais selon ceux d’une économie planifiée. Les moyens de production n’étaient pas dans les mains du privé et la maximalisation des profits n’était pas l’objectif de la production. Les transports en commun, le logement, l’enseignement, les livres, la nourriture et même les jouets ou encore les fleurs étaient disponible à bas prix. Mais l’économie était bureaucratiquement planifiée et ne connaissait que fort peu de participation et de contrôle de la part des travailleurs et des usagers. Tout était centralement planifié d’en haut. Faute de démocratie, cette planification rigide et bureaucratique a abouti à de nombreuses pénuries (notamment incarnée par des délais de 10 ans pour obtenir une voiture ou de 8 ans pour un téléphone) ainsi que parfois à une mauvaise qualité des produits. Dans les années ’80, la bureaucratie s’était développée au point de constituer un frein total sur l’économie planifiée de la plupart des pays. Les pénuries devenaient de plus en plus alarmantes et le PIB était en perte de vitesse rapide.

    En 1985, Michail Gorbatchev est arrivé au pouvoir en Union Soviétique. Son programme de Glasnost (ouverture) et de Perestroïka (réforme), considéré comme «un nouveau vent frais» par beaucoup de gens, est en fait le premier pas vers la restauration capitaliste. Les illusions sont nombreuses face à ces changements qui surviennent en URSS et face à la tolérance d’une certaine forme de discussion publique qui s’installe, y compris en Allemagne de l’Est.

    Tout d’un coup, des critiques se font ouvertement entendre, aux terrasses des cafés et ailleurs. Elles portent surtout sur le manque de droits démocratiques et l’absence de liberté de circulation. Mais elles révèlent les préoccupations qu’éprouvent les gens face à la situation économique. Les premières petites actions de protestation commencent alors. L’église est souvent au «centre» pour l’opposition, vu son statut spécial. La bureaucratie, en alerte, recourt à la répression.

    Le mécontentement se manifeste

    Au printemps 1989, deux évènements précipitent le mouvement de masse révolutionnaire. Le 2 mai, la Hongrie ouvre sa frontière avec l’Autriche. Pour la première fois depuis longtemps, la possibilité existe de quitter la RDA sans grandes difficultés. D’autre part, le 7 mai, se tiennent les élections communales. Étant donné que de plus en plus de critiques ouvertes sont formulées contre le régime, il est clair pour la population que le soutien réel pour le régime stalinien de RDA est devenu très faible. Quand le résultat des élections est rendu public, c’est la stupéfaction: les 98,77% obtenus par les candidats du gouvernement sont une provocation. La colère est profonde et, le soir même, 1.500 manifestants descendent dans les rues de Berlin-Est.

    L’exaspération monte encore suite à ce qui se passe en Chine. Le 4 juin, les protestations des étudiants et des travailleurs sont écrasées dans un bain de sang Place Tienanmen. Ces événements sont suivis dans le monde entier. En Allemagne de l’Est, ces nouvelles ont un arrière-goût amer: le régime de la RDA approuve la répression. Dans Neue Deutschland, le journal de propagande de la bureaucratie, on peut lire à ce sujet: «elle (la répression] a été une réponse nécessaire face à l’émeute d’une minorité». Un tel scénario semble donc possible en RDA en cas de protestations.

    L’exode – «wir wollen raus»

    En août et septembre 1989, le nombre d’Est-allemands qui décident de fuir la RDA via la Hongrie et la Tchécoslovaquie augmente brusquement. Fin septembre déjà, 25.000 personnes, dont beaucoup de jeunes, ont quitté le pays. En octobre 57.000 autres les suivent et, durant la seule première semaine de novembre, 9.000 personnes quittent la RDA chaque jour. A l’intérieur du mouvement de contestation, des questions surgissent inévitablement : «Que va-t-il se passer si tout le monde part? L’économie va-t-elle s’effondrer du fait du manque de main d’œuvre? Nous ne voulons pas partir. Ce sont nos maisons. Mais nous voulons du changement. Nous voulons que quelque chose arrive.» Mais l’exode n’est pas le seul phénomène à avoir le vent en poupe; la participation aux manifestations suit elle aussi une courbe ascendante.

    La bureaucratie tente encore de tenir bon. Le 1er octobre, les festivités pour les 40 ans de la RDA sont l’occasion pour la bureaucratie de montrer sa puissance avec une grandiose fête autoglorificatrice. A la veille de celle-ci, la répression des manifestations est sévère : 1.300 manifestants sont arrêtés.

    Les premiers désaccords commencent alors à apparaître au sein même du régime. Pour la sixième «manifestation du lundi» à Leipzig, la tension est à son comble. Au minimum 70.000 manifestants sont là, la plus grande mobilisation à ce jour. En face, aucune réaction du régime, aucune répression. Pour le mouvement, c’est une victoire, un signe de faiblesse de la bureaucratie. Sa confiance renouvelée, le mouvement devient alors plus offensif.

    Erich Honecker, Premier ministre de l’époque et porte-parole du régime, en est la première victime. Il est sacrifié par le régime pour tenter de calmer le mouvement. Le 17 octobre, il apprend son licenciement pour «raisons de santé».

    Les manifestations du lundi: «Wir bleiben hier– Wir sind das Volk»

    Mais plutôt que se s’apaiser, le mouvement s’étend et se radicalise. Les slogans principaux deviennent «Nous restons ici» et «Nous sommes le peuple». Les manifestations du lundi continuent à grandir. Le 9 octobre, 70.000 personnes défilent. Elles sont 120.000 le 16, 250.000 le 23 et jusqu’à 300.000 le 30. Sur le plan géographique également, le mouvement est en pleine croissance. Les masses entrent alors sur la scène politique et le régime est victime de divisions internes. Il s’agit là de deux caractéristiques essentielles d’une révolution.

    Aucune revendication ne réclame alors la restauration du capitalisme ou l’unification avec la République Fédérale Allemande. Il est question de plus de démocratie, d’élections libres et de la fin du régime du parti unique du SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne) qui est bétonné dans la Constitution. A chaque manifestation on peut entendre l’Internationale chantée par les manifestants. Dans une interview accordée à la BBC, Jens Reich, une figure dirigeante du courant d’opposition Nouveau Forum, déclare même : «Selon moi, la RDA peut continuer à exister en tant qu’entité indépendante au sein de l’Europe. Nous sommes un pays socialiste et voulons le rester. Naturellement des réformes et des changements sont nécessaires, mais la réunification allemande n’est pas à l’ordre du jour. Je ne pense pas que ce serait réaliste ou souhaitable.»

    «C’est une manifestation socialiste»

    L’apogée du mouvement révolutionnaire survient le 4 novembre, à Berlin, lors d’une manifestation qui réunit de 500.000 à 1 million de personnes. Là encore, aucun doute n’est possible quant au caractère socialiste du mouvement. S’il est exact que se trouvent pour la première fois des banderoles avec les slogans de «Allemagne, mère patrie», ce sont des cas fort isolés. Par contre, tout au devant du cortège, une banderole déclare: «C’est une manifestation socialiste». Un des orateurs, l’écrivain Stefan Heym, appelle ainsi au développement d’un véritable socialisme, d’un socialisme qui reste fidèle à son nom. D’autres parlent de socialisme à visage humain, terme faisant référence au soulèvement du Printemps de Prague de 1968 contre la bureaucratie stalinienne en Tchécoslovaquie.

    Les orateurs comprennent encore des représentants du SED, dont Gregor Gysi (aujourd’hui à la tête de la formation Die Linke). Ces derniers montrent de la compréhension pour les manifestants et leurs demandes de réformes, mais tentent en même temps de faire accepter le remplacement d’Enrich Honecker par un autre bureaucrate vivement critiqué, Egon Krenz, comme un changement suffisant.

    Personne ne demande de retour au capitalisme. Les banderoles se réfèrent à la révolution socialiste d’octobre 1917 en Russie: «Longue vie à la révolution d’Octobre de 1989», mais aussi et surtout abordent des revendications qui expriment, consciemment ou inconsciemment, le besoin d’une révolution politique: «Non aux privilèges», «Des privilèges pour tous», «Utilisez votre pouvoir – création de conseils ouvriers», «Contre le socialisme de monopole, pour un socialisme démocratique», «Des élections libres. Maintenant!»

    A ce moment, le régime, totalement isolé du reste de la société, est dans l’incapacité de continuer à fonctionner. Le pouvoir est dans la rue. Les mots d’ordre de cette manifestation, à la fois concrets et fermes, peuvent être les premiers pas pour appliquer en pratique un programme de révolution politique. Malheureusement, à la fin de la manifestation, les orateurs se contentent d’appeler les gens à rentrer chez eux et à éviter certaines stations de tram et de métro pour ne pas faire trop de bruit… La manifestation du 4 novembre illustre les forces et les faiblesses de cette révolution. Ce mouvement a été en mesure non seulement de mobiliser les masses, mais aussi de faire vaciller le vieux régime. Les masses ont pu sentir leur propre force. Mais le mouvement a gardé un caractère spontané, sans structure d’organisation. Aucune des principales courants d’opposition n’a mis en avant un programme et une stratégie pour concrétiser ce fameux «socialisme démocratique à visage humain». L’idée de l’auto-organisation des masses pour prendre en main leur vie quotidienne dans leurs entreprises, à l’école, à l’université, dans les quartiers,… reste du domaine de l’abstrait. Là où ont surgi des conseils ou des comités, le manque de coordination est trop important pour parvenir à un fonctionnement national. Aucune véritable structure de pouvoir n’émerge pour remplacer l’ancienne. Les conséquences de cette situation sont lourdes et néfastes pour la révolution.

    La chute du Mur

    La manifestation du 4 novembre est une claire illustration du pouvoir des masses. La reconnaissance officielle de l’opposition et l’annonce d’élections pour le mois de mai 1990 auraient été impossibles à obtenir sans la pression de la manifestation. Le 9 novembre, la population est-allemande arrache la liberté de circuler. Le Mur de Berlin s’effondre.

    Entre le 9 et le 19 novembre, 9 millions de personnes visitent Berlin-Ouest ou l’Allemagne de l’Ouest (soit presque la moitié des habitants de la RDA). Seules 50.000 d’entre elles décident de ne pas rentrer. Un sondage d’opinion montre que 87% des sondés veulent continuer à vivre en RDA.

    Le gouvernement ouest-allemand et l’élite capitaliste ont observé attentivement ces évènements tout au long des derniers mois. Le 22 août, le chancelier CDU de l’époque, Helmut Kohl, affirmait qu’il n’avait aucun intérêt à déstabiliser l’Allemagne de l’Est. Mais, dès novembre, le gouvernement ouest-allemand commence à appuyer l’idée d’une réunification sur base capitaliste. La crainte est grande qu’une mobilisation socialiste de masse à l’Est n’ait également des conséquences sur la conscience de la classe ouvrière occidentale.

    Les Tables Rondes

    Si la bureaucratie de la SED est à ce moment affaiblie et isolée, l’opposition souffre d’irrésolution. Malgré toutes les critiques exprimées contre le régime, le Nouveau Forum déclare: «(…) La manière dont la SED gère les choses n’est pas bonne. Mais le Nouveau Forum n’est pas en mesure de reprendre le gouvernement et, pour cette raison, il est finalement préférable que le gouvernement travaille avec l’opposition»

    C’est ainsi que se constituent les Tables Rondes, une aide apportée au régime au moment où la répulsion de la population à son endroit atteint des sommets. Car la fin de la censure a révélé des faits jusqu’alors tenus secrets, comme le niveau de vie de l’élite bureaucratique et l’ampleur des écoutes et de la surveillance de la Stasi (sécurité d’Etat).

    La revendication «Assez du régime, assez du SED» était certes présente à chaque manifestation. Mais la colère que provoque les révélations sur le style de vie décadent de l’élite bureaucratique change le rôle joué jusque là par la classe ouvrière en tant que force organisée. Jusque là, les manifestations ont lieu principalement le soir et les week-ends. Les travailleurs y sont présents en masse, mais ils considèrent ces actions comme une activité de soirée, après avoir été travailler.

    Cette attitude est l’expression de la conscience des travailleurs. Malgré les critiques, une loyauté ainsi qu’un certain sens des responsabilités existent face à la production économique. Sans propriété privée des moyens de production, les grèves ne peuvent toucher que la population elle-même, et plus particulièrement encore au moment où sévissent des difficultés économiques et une pénurie de main d’œuvre.

    La révélation des énormes moyens gaspillés par l’élite, dont le niveau de vie est comparable à celui d’une classe capitaliste occidentale, est une gifle en plein visage. Les travailleurs passent alors à des actions de grève pour déstabiliser le régime. Des discussions se développent aussi pour la mise en place d’un syndicat démocratique et combatif. Une grève générale est annoncée pour le 11 décembre, mais elle n’aura pas lieu. Tant le gouvernement que l’opposition y sont opposés car une grève générale aurait provoqué un large débat parmi les travailleurs dans tout le pays quant aux différents types de société. L’opportunité existe à ce moment de lancer un début de démocratisation de la planification et de la production. L’absence de direction conséquente assure la victoire du camp capitaliste.

    Le début de la contre-révolution

    L’attitude hésitante du mouvement d’opposition et sa participation aux Tables Rondes avec la SED permet au gouvernement ouest-allemand de Kohl de se profiler comme l’opposant le plus conséquent au régime de la RDA. En conséquence, le nombre de drapeaux allemands aux manifestations augmente, de même que le nombre de voix réclamant la réunification.

    A la Table Ronde de fin novembre, il apparaît que 59.000 des 85.000 personnes employées par la Stasi sont toujours en service et que le système informatique est inutilisable. De grandes manifestations prennent d’assaut les bâtiments de la Stasi, événements qui approfondissent encore la haine contre le régime.

    L’ennemi principal reste toutefois l’élite bureaucratique. Lors des manifestations suivantes, les banderoles s’en prennent au SED, entre-temps rebaptisé PDS (Parti du Socialisme Démocratique): «Parti Des Staliniens», «Parti De la Stasi» ou encore «Privilèges, Domination, Stagnation».

    Afin de calmer les esprits et par peur de la grève générale imminente, les élections sont avancées au 18 mars. Sous la pression d’une très mauvaise situation économique, les groupes d’opposition ne voient pas d’autre alternative que d’introduire dans l’économie des éléments capitalistes. Les élections débouchent sur une victoire inattendue de l’ « Alliance pour l’Allemagne » d’Helmut Kohl. A côté de ses 42,8%, les 16,4% du PDS font pâle figure. Ce résultat, combiné à la propagande ouest-allemande qui fait l’apologie d’une économie de marché sociale, ouvre la voie à la réunification de l’Allemagne sur une base capitaliste le 3 octobre 1990.

    20 ans plus tard, il est clair que pour l’immense majorité des Est-allemands, l’avenir doré tant promis n’est pas arrivé. La classe ouvrière est-allemande garde toujours de bons souvenirs des éléments positifs de l’économie planifiée, même après l’expérience de 20 ans de capitalisme. En septembre 2005, le magazine Der Spiegel a publié un sondage d’opinion très frappant. 73% des Est-allemands interrogés approuvaient la critique du capitalisme de Karl Marx et 66% disaient que «le socialisme est une belle idée qui a été mal appliquée dans le passé».

  • [Archives] 1989: La chute du Mur de Berlin. Histoire d’une révolution manquée.

    berlinwall_tanja

    L’histoire est généralement écrite par les vainqueurs. Aucun hasard, donc, dans le fait que d’innombrables reportages, articles de journaux et livres consacrés aux événements de 1989 soient marqués de l’empreinte de la classe capitaliste régnante.

    Dossier de Tanja Niemeier (texte initialement publié en 2009)

    On parle donc de la fin d’une dictature brutale, de la victoire « de la démocratie et des libertés » ou encore de la réunification d’une nation divisée pendant 40 ans. Inévitablement, il est aussi question du courage de la population de RDA (la République Démocratique Allemande) qui s’est à l’époque soulevée pour mettre fin au régime bureaucratique. La réunification de l’Allemagne sur base capitaliste vient ensuite naturellement couronner la lutte – effectivement courageuse et admirable – du mouvement de masse.

    Mais ce 20e anniversaire survient alors que l’économie capitaliste est en pleine crise. Les conséquences de celle-ci ne sont pas encore sensibles pour chacun, mais une grande partie des travailleurs et des jeunes sont bien conscients que ce sera à eux de payer. La colère monte et la crise de légitimité du système prend de l’ampleur. Mais la version stalinienne du socialisme qui a pris fin il y a une vingtaine d’années a, elle aussi, subi une lourde crise de légitimité. La population désirait plus de démocratie, plus de liberté,… Quelle est dès lors l’alternative? Tant en 1989 qu’en 2009, voilà la question centrale à laquelle il est nécessaire de s’efforcer de répondre.

    «Le socialisme a échoué», «Marx est mort, Jésus vit». Ces déclarations qui ont fait le tour du monde immédiatement après la chute du Mur ont marqué la conscience de la classe ouvrière internationale. La chute du Mur de Berlin symbolise communément la chute du ‘socialisme’ (en réalité le stalinisme). Le globe a été remodelé et la gauche s’est retrouvée réduite à un état de frustration et de démotivation. Le virage à droite déjà en cours au sein de la social-démocratie (les PS et autres partis sociaux-démocrates et travaillistes) et des directions syndicales s’est fortement accentué. Pour tous ceux qui aujourd’hui sont à la recherche d’une alternative économique et idéologique au capitalisme, il est crucial de parvenir à une juste compréhension de ces événements.

    Glasnost et Perestroïka

    Le contexte international est le point de départ à prendre afin de bien comprendre la naissance du mouvement de protestation responsable des développements révolutionnaires en RDA d’octobre 1989 à janvier/février 1990.

    Dans les pays du Bloc de l’Est, l’économie n’était pas organisée selon les principes du marché ‘libre’ mais selon ceux d’une économie planifiée. Les moyens de production n’étaient pas dans les mains du privé et la maximalisation des profits n’était pas l’objectif de la production. Les transports en commun, le logement, l’enseignement, les livres, la nourriture et même les jouets ou encore les fleurs étaient disponible à bas prix. Mais l’économie était bureaucratiquement planifiée et ne connaissait que fort peu de participation et de contrôle de la part des travailleurs et des usagers. Tout était centralement planifié d’en haut. Faute de démocratie, cette planification rigide et bureaucratique a abouti à de nombreuses pénuries (notamment incarnée par des délais de 10 ans pour obtenir une voiture ou de 8 ans pour un téléphone) ainsi que parfois à une mauvaise qualité des produits. Dans les années ’80, la bureaucratie s’était développée au point de constituer un frein total sur l’économie planifiée de la plupart des pays. Les pénuries devenaient de plus en plus alarmantes et le PIB était en perte de vitesse rapide.

    En 1985, Michail Gorbatchev est arrivé au pouvoir en Union Soviétique. Son programme de Glasnost (ouverture) et de Perestroïka (réforme), considéré comme «un nouveau vent frais» par beaucoup de gens, est en fait le premier pas vers la restauration capitaliste. Les illusions sont nombreuses face à ces changements qui surviennent en URSS et face à la tolérance d’une certaine forme de discussion publique qui s’installe, y compris en Allemagne de l’Est.

    Tout d’un coup, des critiques se font ouvertement entendre, aux terrasses des cafés et ailleurs. Elles portent surtout sur le manque de droits démocratiques et l’absence de liberté de circulation. Mais elles révèlent les préoccupations qu’éprouvent les gens face à la situation économique. Les premières petites actions de protestation commencent alors. L’église est souvent au «centre» pour l’opposition, vu son statut spécial. La bureaucratie, en alerte, recourt à la répression.

    Le mécontentement se manifeste

    Au printemps 1989, deux évènements précipitent le mouvement de masse révolutionnaire. Le 2 mai, la Hongrie ouvre sa frontière avec l’Autriche. Pour la première fois depuis longtemps, la possibilité existe de quitter la RDA sans grandes difficultés. D’autre part, le 7 mai, se tiennent les élections communales. Étant donné que de plus en plus de critiques ouvertes sont formulées contre le régime, il est clair pour la population que le soutien réel pour le régime stalinien de RDA est devenu très faible. Quand le résultat des élections est rendu public, c’est la stupéfaction: les 98,77% obtenus par les candidats du gouvernement sont une provocation. La colère est profonde et, le soir même, 1.500 manifestants descendent dans les rues de Berlin-Est.

    L’exaspération monte encore suite à ce qui se passe en Chine. Le 4 juin, les protestations des étudiants et des travailleurs sont écrasées dans un bain de sang Place Tienanmen. Ces événements sont suivis dans le monde entier. En Allemagne de l’Est, ces nouvelles ont un arrière-goût amer: le régime de la RDA approuve la répression. Dans Neue Deutschland, le journal de propagande de la bureaucratie, on peut lire à ce sujet: «elle (la répression] a été une réponse nécessaire face à l’émeute d’une minorité». Un tel scénario semble donc possible en RDA en cas de protestations.

    L’exode – «wir wollen raus»

    En août et septembre 1989, le nombre d’Est-allemands qui décident de fuir la RDA via la Hongrie et la Tchécoslovaquie augmente brusquement. Fin septembre déjà, 25.000 personnes, dont beaucoup de jeunes, ont quitté le pays. En octobre 57.000 autres les suivent et, durant la seule première semaine de novembre, 9.000 personnes quittent la RDA chaque jour. A l’intérieur du mouvement de contestation, des questions surgissent inévitablement : «Que va-t-il se passer si tout le monde part? L’économie va-t-elle s’effondrer du fait du manque de main d’œuvre? Nous ne voulons pas partir. Ce sont nos maisons. Mais nous voulons du changement. Nous voulons que quelque chose arrive.» Mais l’exode n’est pas le seul phénomène à avoir le vent en poupe; la participation aux manifestations suit elle aussi une courbe ascendante.

    La bureaucratie tente encore de tenir bon. Le 1er octobre, les festivités pour les 40 ans de la RDA sont l’occasion pour la bureaucratie de montrer sa puissance avec une grandiose fête autoglorificatrice. A la veille de celle-ci, la répression des manifestations est sévère : 1.300 manifestants sont arrêtés.

    Les premiers désaccords commencent alors à apparaître au sein même du régime. Pour la sixième «manifestation du lundi» à Leipzig, la tension est à son comble. Au minimum 70.000 manifestants sont là, la plus grande mobilisation à ce jour. En face, aucune réaction du régime, aucune répression. Pour le mouvement, c’est une victoire, un signe de faiblesse de la bureaucratie. Sa confiance renouvelée, le mouvement devient alors plus offensif.

    Erich Honecker, Premier ministre de l’époque et porte-parole du régime, en est la première victime. Il est sacrifié par le régime pour tenter de calmer le mouvement. Le 17 octobre, il apprend son licenciement pour «raisons de santé».

    Les manifestations du lundi: «Wir bleiben hier– Wir sind das Volk»

    Mais plutôt que se s’apaiser, le mouvement s’étend et se radicalise. Les slogans principaux deviennent «Nous restons ici» et «Nous sommes le peuple». Les manifestations du lundi continuent à grandir. Le 9 octobre, 70.000 personnes défilent. Elles sont 120.000 le 16, 250.000 le 23 et jusqu’à 300.000 le 30. Sur le plan géographique également, le mouvement est en pleine croissance. Les masses entrent alors sur la scène politique et le régime est victime de divisions internes. Il s’agit là de deux caractéristiques essentielles d’une révolution.

    Aucune revendication ne réclame alors la restauration du capitalisme ou l’unification avec la République Fédérale Allemande. Il est question de plus de démocratie, d’élections libres et de la fin du régime du parti unique du SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne) qui est bétonné dans la Constitution. A chaque manifestation on peut entendre l’Internationale chantée par les manifestants. Dans une interview accordée à la BBC, Jens Reich, une figure dirigeante du courant d’opposition Nouveau Forum, déclare même : «Selon moi, la RDA peut continuer à exister en tant qu’entité indépendante au sein de l’Europe. Nous sommes un pays socialiste et voulons le rester. Naturellement des réformes et des changements sont nécessaires, mais la réunification allemande n’est pas à l’ordre du jour. Je ne pense pas que ce serait réaliste ou souhaitable.»

    «C’est une manifestation socialiste»

    L’apogée du mouvement révolutionnaire survient le 4 novembre, à Berlin, lors d’une manifestation qui réunit de 500.000 à 1 million de personnes. Là encore, aucun doute n’est possible quant au caractère socialiste du mouvement. S’il est exact que se trouvent pour la première fois des banderoles avec les slogans de «Allemagne, mère patrie», ce sont des cas fort isolés. Par contre, tout au devant du cortège, une banderole déclare: «C’est une manifestation socialiste». Un des orateurs, l’écrivain Stefan Heym, appelle ainsi au développement d’un véritable socialisme, d’un socialisme qui reste fidèle à son nom. D’autres parlent de socialisme à visage humain, terme faisant référence au soulèvement du Printemps de Prague de 1968 contre la bureaucratie stalinienne en Tchécoslovaquie.

    Les orateurs comprennent encore des représentants du SED, dont Gregor Gysi (aujourd’hui à la tête de la formation Die Linke). Ces derniers montrent de la compréhension pour les manifestants et leurs demandes de réformes, mais tentent en même temps de faire accepter le remplacement d’Enrich Honecker par un autre bureaucrate vivement critiqué, Egon Krenz, comme un changement suffisant.

    Personne ne demande de retour au capitalisme. Les banderoles se réfèrent à la révolution socialiste d’octobre 1917 en Russie: «Longue vie à la révolution d’Octobre de 1989», mais aussi et surtout abordent des revendications qui expriment, consciemment ou inconsciemment, le besoin d’une révolution politique: «Non aux privilèges», «Des privilèges pour tous», «Utilisez votre pouvoir – création de conseils ouvriers», «Contre le socialisme de monopole, pour un socialisme démocratique», «Des élections libres. Maintenant!»

    A ce moment, le régime, totalement isolé du reste de la société, est dans l’incapacité de continuer à fonctionner. Le pouvoir est dans la rue. Les mots d’ordre de cette manifestation, à la fois concrets et fermes, peuvent être les premiers pas pour appliquer en pratique un programme de révolution politique. Malheureusement, à la fin de la manifestation, les orateurs se contentent d’appeler les gens à rentrer chez eux et à éviter certaines stations de tram et de métro pour ne pas faire trop de bruit… La manifestation du 4 novembre illustre les forces et les faiblesses de cette révolution. Ce mouvement a été en mesure non seulement de mobiliser les masses, mais aussi de faire vaciller le vieux régime. Les masses ont pu sentir leur propre force. Mais le mouvement a gardé un caractère spontané, sans structure d’organisation. Aucune des principales courants d’opposition n’a mis en avant un programme et une stratégie pour concrétiser ce fameux «socialisme démocratique à visage humain». L’idée de l’auto-organisation des masses pour prendre en main leur vie quotidienne dans leurs entreprises, à l’école, à l’université, dans les quartiers,… reste du domaine de l’abstrait. Là où ont surgi des conseils ou des comités, le manque de coordination est trop important pour parvenir à un fonctionnement national. Aucune véritable structure de pouvoir n’émerge pour remplacer l’ancienne. Les conséquences de cette situation sont lourdes et néfastes pour la révolution.

    La chute du Mur

    La manifestation du 4 novembre est une claire illustration du pouvoir des masses. La reconnaissance officielle de l’opposition et l’annonce d’élections pour le mois de mai 1990 auraient été impossibles à obtenir sans la pression de la manifestation. Le 9 novembre, la population est-allemande arrache la liberté de circuler. Le Mur de Berlin s’effondre.

    Entre le 9 et le 19 novembre, 9 millions de personnes visitent Berlin-Ouest ou l’Allemagne de l’Ouest (soit presque la moitié des habitants de la RDA). Seules 50.000 d’entre elles décident de ne pas rentrer. Un sondage d’opinion montre que 87% des sondés veulent continuer à vivre en RDA.

    Le gouvernement ouest-allemand et l’élite capitaliste ont observé attentivement ces évènements tout au long des derniers mois. Le 22 août, le chancelier CDU de l’époque, Helmut Kohl, affirmait qu’il n’avait aucun intérêt à déstabiliser l’Allemagne de l’Est. Mais, dès novembre, le gouvernement ouest-allemand commence à appuyer l’idée d’une réunification sur base capitaliste. La crainte est grande qu’une mobilisation socialiste de masse à l’Est n’ait également des conséquences sur la conscience de la classe ouvrière occidentale.

    Les Tables Rondes

    Si la bureaucratie de la SED est à ce moment affaiblie et isolée, l’opposition souffre d’irrésolution. Malgré toutes les critiques exprimées contre le régime, le Nouveau Forum déclare: «(…) La manière dont la SED gère les choses n’est pas bonne. Mais le Nouveau Forum n’est pas en mesure de reprendre le gouvernement et, pour cette raison, il est finalement préférable que le gouvernement travaille avec l’opposition»

    C’est ainsi que se constituent les Tables Rondes, une aide apportée au régime au moment où la répulsion de la population à son endroit atteint des sommets. Car la fin de la censure a révélé des faits jusqu’alors tenus secrets, comme le niveau de vie de l’élite bureaucratique et l’ampleur des écoutes et de la surveillance de la Stasi (sécurité d’Etat).

    La revendication «Assez du régime, assez du SED» était certes présente à chaque manifestation. Mais la colère que provoque les révélations sur le style de vie décadent de l’élite bureaucratique change le rôle joué jusque là par la classe ouvrière en tant que force organisée. Jusque là, les manifestations ont lieu principalement le soir et les week-ends. Les travailleurs y sont présents en masse, mais ils considèrent ces actions comme une activité de soirée, après avoir été travailler.

    Cette attitude est l’expression de la conscience des travailleurs. Malgré les critiques, une loyauté ainsi qu’un certain sens des responsabilités existent face à la production économique. Sans propriété privée des moyens de production, les grèves ne peuvent toucher que la population elle-même, et plus particulièrement encore au moment où sévissent des difficultés économiques et une pénurie de main d’œuvre.

    La révélation des énormes moyens gaspillés par l’élite, dont le niveau de vie est comparable à celui d’une classe capitaliste occidentale, est une gifle en plein visage. Les travailleurs passent alors à des actions de grève pour déstabiliser le régime. Des discussions se développent aussi pour la mise en place d’un syndicat démocratique et combatif. Une grève générale est annoncée pour le 11 décembre, mais elle n’aura pas lieu. Tant le gouvernement que l’opposition y sont opposés car une grève générale aurait provoqué un large débat parmi les travailleurs dans tout le pays quant aux différents types de société. L’opportunité existe à ce moment de lancer un début de démocratisation de la planification et de la production. L’absence de direction conséquente assure la victoire du camp capitaliste.

    Le début de la contre-révolution

    L’attitude hésitante du mouvement d’opposition et sa participation aux Tables Rondes avec la SED permet au gouvernement ouest-allemand de Kohl de se profiler comme l’opposant le plus conséquent au régime de la RDA. En conséquence, le nombre de drapeaux allemands aux manifestations augmente, de même que le nombre de voix réclamant la réunification.

    A la Table Ronde de fin novembre, il apparaît que 59.000 des 85.000 personnes employées par la Stasi sont toujours en service et que le système informatique est inutilisable. De grandes manifestations prennent d’assaut les bâtiments de la Stasi, événements qui approfondissent encore la haine contre le régime.

    L’ennemi principal reste toutefois l’élite bureaucratique. Lors des manifestations suivantes, les banderoles s’en prennent au SED, entre-temps rebaptisé PDS (Parti du Socialisme Démocratique): «Parti Des Staliniens», «Parti De la Stasi» ou encore «Privilèges, Domination, Stagnation».

    Afin de calmer les esprits et par peur de la grève générale imminente, les élections sont avancées au 18 mars. Sous la pression d’une très mauvaise situation économique, les groupes d’opposition ne voient pas d’autre alternative que d’introduire dans l’économie des éléments capitalistes. Les élections débouchent sur une victoire inattendue de l’ « Alliance pour l’Allemagne » d’Helmut Kohl. A côté de ses 42,8%, les 16,4% du PDS font pâle figure. Ce résultat, combiné à la propagande ouest-allemande qui fait l’apologie d’une économie de marché sociale, ouvre la voie à la réunification de l’Allemagne sur une base capitaliste le 3 octobre 1990.

    20 ans plus tard, il est clair que pour l’immense majorité des Est-allemands, l’avenir doré tant promis n’est pas arrivé. La classe ouvrière est-allemande garde toujours de bons souvenirs des éléments positifs de l’économie planifiée, même après l’expérience de 20 ans de capitalisme. En septembre 2005, le magazine Der Spiegel a publié un sondage d’opinion très frappant. 73% des Est-allemands interrogés approuvaient la critique du capitalisme de Karl Marx et 66% disaient que «le socialisme est une belle idée qui a été mal appliquée dans le passé».

  • [ARCHIVES] Les années ’90 en Russie et en Europe de l’Est : Le capitalisme tue

    russie_restauration«”La thérapie de choc” responsable d’un million de décès », voilà le titre pour le moins stupéfiant du Financial Times du 15 Janvier 2009. Des recherches effectuées sur la mort de trois millions d’hommes en âge de travailler dans les anciens pays ‘communistes’ d’Europe de l’Est au début des années ‘90 ont été publiées dans la revue médicale renommée The Lancet. Elles démontrent qu’ «au moins un tiers de ces décès sont dus à la privatisation massive qui a conduit à un chômage généralisé et à une profonde désorganisation sociale».

    Par Clare Doyle, CIO (texte initialement publié en 2009)

    L’article poursuit : «A cette étude s’ajoute une masse croissante de recherches (…) démontrant dans quelle mesure la transition économique a entraîné beaucoup de souffrances, allant de maladies physiques et mentales à la mort.» L’un des scientifiques responsables de cette recherche, Martin McKee de la London School of Hygiene and Tropical Medicine, condamne la politique de la thérapie de choc préconisée par Jeffrey Sachs (et le Financial Times aussi d’alleurs, si mes souvenirs sont bons…)

    J’ai vécu en Russie à cette époque, en travaillant pour le Comité pour une Internationale Ouvrière (internationale à laquelle le est affilié le Parti Socialiste de Lutte), et j’ai essayé de mettre en garde avec force les travailleurs et les jeunes contre le piège de la privatisation. Avec une immense campagne de propagande, le gouvernement voulait faire croire aux travailleurs qu’ils auraient un réel intérêt dans leurs entreprises, ce qui a eu un certain effet après des décennies de propriété étatique sans contrôle ni gestion par les travailleurs mais avec l’abrutissante dictature du parti unique stalinien.

    La privatisation semblait aux yeux de nombreux travailleurs être un meilleur pari. Deux ans après, comme cette étude le mentionne, au moins un quart des usines d’Etat avaient été privatisées (un tiers en 1993), mais l’inflation avait atteint des proportions proches de celles de l’Amérique latine et le chômage, inconnu dans l’économie planifiée, a frappé des millions de travailleurs qui n’avaient toujours jusqu’alors perçu aucun bénéfice des entreprises. Le président, Boris Eltsine, s’est révélé être un dictateur et l’économie s’est effondrée de 50%. Evidemment, cela a tué des gens!

    L’alcoolisme et la mauvaise alimentation étaient des problèmes historiques mais, comme le rapport le confirme, la soudaine destruction des acquis des travailleurs a été un cauchemar qui eu un effet sur la classe ouvrière de la plus effroyable des façons. Même la vodka vendue dans la rue était frelatée et mortelle.

    Les Oligarques

    Les gagnants dans ce processus qui a conduit la classe ouvrière russe dans une profonde misère ont été les quelques hauts responsables du parti et les amis du président. Ces derniers se sont emparés des usines, des mines et des aciéries, des ressources pétrolières et gazières avec comme seule préoccupation d’accumuler de vastes fortunes, avec des méthodes qui se sont souvent révélées n’être que du pur gangstérisme. De nombreux meurtres ont eu lieu en plein jour – des assassinats de rivaux, de politiciens ou de journalistes – et ils se déroulent encore aujourd’hui.

    Quant aux oligarques qui se sont retrouvés du mauvais côté du Kremlin, comme Khordokovsky et Berezovsky, ils ont fini en prison ou en exil. D’autres, comme certains amis de politiciens britanniques, Derepaska, Potanin ou Prokhorov, se sont retrouvés dans la cour de Poutine.

    Dernièrement, certains de ces barons-voleurs ont souffert de l’effondrement du prix du pétrole et la crise financière mondiale. Des milliards ont été essuyés et on a vu l’Etat prendre un rôle plus direct dans leurs entreprises. Mais aucun d’entre eux ne va se retrouver à la rue, mendiant pour un morceau de pain, comme tant de personnes en Russie l’ont fait et seront encore amenés à le faire aussi longtemps que survivra le capitalisme.

    Le Premier ministre Poutine déclare maintenant que l’effondrement de l’Union soviétique a été “la plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle” mais, à l’époque, il ne figurait pas parmi ceux qui se sont opposés à la restauration du capitalisme.

    Le capitalisme aujourd’hui

    Le régime chinois actuel est peut-être plus conscient du contenu du rapport de The Lancet et de sa mise en garde : la réforme «casse-cou» du marché signifie une catastrophe sociale. Ce régime essaye donc d’opérer une transition lente et contrôlée mais est maintenant aux prises avec un problème supplémentaire ; le fait que le capitalisme est frappé par une désastreuse récession mondiale. Le capitalisme est un système en crise, générant chômage de masse et pauvreté, et ce pays après pays.

    L’étude dévoile l’augmentation du taux de mortalité en Lettonie, en Lituanie, en Estonie, en Russie et au Kazakhstan, les pays les plus affectés, qui a été de 42% chez les hommes entre 1991 et 1994. Aujourd’hui, ces pays sont parmi les premiers touchés par le nouveau tsunami de destructions capitaliste. La Russie a connu des protestations de masse dans plus de 50 villes contre les tentatives du gouvernement de faire payer la crise du système aux travailleurs et à la classe moyenne. Début janvier, la Lettonie et la Lituanie (ainsi que de la Bulgarie) ont connu des batailles de rue entre la police et les manifestants en colère. L’Estonie est passée, comme eux, d’un taux de croissance élevé à une contraction de 3,5% et la popularité de son gouvernement est en chute libre.

    Le Sunday’s Observer a titré : «l’Europe de l’Est face à un “printemps de mécontentement”». Alors que ces nouveaux pays capitalistes approchent du 20e anniversaire de l’effondrement du stalinisme, un spécialiste de l’Europe de l’Est, le Dr Jonathan Eyal, avertit que les pays de la région sont mal préparés pour une telle crise et risquent une explosion sociale.

    Alors que les travailleurs et les étudiants d’Europe de l’Est commencent à s’identifier et à suivre l’exemple de ceux d’Athènes, de Paris et de Rome, une nouvelle ère s’ouvre. Des millions de personnes ont été tuées et mutilées sous l’ère de Staline, mais encore plus de millions d’autres ont eu leur vie anéantie par le capitalisme. Actuellement, une lutte massive pour une véritable alternative socialiste démocratique revient fermement à l’ordre du jour.

    Note :

    Dans le Financial Times, Jeffrey Sachs a nié toute responsabilité dans la dramatique détérioration de la santé et de l’espérance de vie en Russie. Il déclaré, “J’ai démissionné comme conseiller en 1994 pour protester contre la montée de la corruption en Russie et l’échec de l’ouest à être utile aux réformateurs …”. Les dégâts étaient déjà faits à ce moment là!

  • [Archives] 1956. Khrouchtchev: Le stalinien qui a dénoncé Staline

    KhrouchtchevEn février 1956, lors de la 20ème conférence du Parti Communiste d’Union Soviétique, le premier secrétaire Nikita Khrouchtchev a dénoncé les crimes de Staline (mort en 1953). Cependant, comme les événements révolutionnaires de 1956 l’ont démontré, cette dénonciation de Staline n’entrainait pas de rejet du stalinisme.

    Après la défaite des nazis, l’armée soviétique a occupé l’Europe de l’Est. Graduellement, par une série de gouvernements de «front populaire» et grâce à une poigne de fer sur l’armée, la police et la justice, des régimes staliniens – copies de l’Union Soviétique – ont été installés.

    Les conditions de vies étaient rudes. Les dommages de guerre ont entraîné le dépeçage des usines et des machines, emportés en Union Soviétique. Un système d’organisation du travail sévère, impliquant le travail à la pièce et des objectifs très élevés de production sous gestion autoritaire, (connu sous le nom de «Stakhanovisme”) a été imposé. Des milliers de militants ouvriers ont été expulsés des partis communistes au fur et à mesure que la société était purgée de tous les potentiels adversaires politiques par l’appareil policier stalinien.

    Les partisans du révolutionnaire russe Léon Trotsky (un adversaire implacable du stalinisme) avaient expliqué que malgré le fait que l’occupation de l’Europe de l’Est avait temporairement renforcé le régime stalinien, le rôle parasitaire de la bureaucratie allait inévitablement entrer en conflit avec le fonctionnement de l’économie planifiée. Cela provoquerait un conflit entre la classe ouvrière et la bureaucratie. La revendication de démocratie ouvrière ne pouvait être réalisée que par une «révolution politique».

    L’expression la plus claire de cette révolution politique nécessaire s’est produite en Hongrie, également en 1956 (bien qu’une brève vague de grève en Pologne avait eu lieu plus tôt dans l’année et avait pris le caractère d’un soulèvement ouvrier).

    Cet évènement avait commencé par un développement de la dissidence parmi les intellectuels (le “cercle Petofi”) et parmi les étudiants ainsi que par des scissions au sein du parti communiste hongrois, ce qui avait ouvert la voie pour que l’opposition de la classe ouvrière puisse elle aussi se développer. Au mois d’octobre, une révolution politique était était à l’ordre du jour. Rapidement, les travailleurs ont embrassé le programme de Lénine de 1919 contre la bureaucratisation.

    Dans la capitale, Budapest, des conseils ouvriers (c-à-d des soviets), ont été établis avec l’élection de représentants et avec le droit de révoquer ces derniers. Leurs salaires ont été limités et l’armée a été remplacée par des milices ouvrières. La liberté d’expression a aussi été établie, à l’exception des contre-révolutionnaires capitalistes. Pour réaliser tout cela, deux grèves générales et deux soulèvements avaient été nécessaires de la part de la classe ouvrière dans l’ensemble de la Hongrie.

    Les troupes soviétiques d’occupation ont été contaminées par cette atmosphère révolutionnaire et elles ont été retirées à la hâte, pour être remplacées par des troupes plus dignes de confiance pour le régime.

    Khrouchtchev, qui avait plus tôt dénoncé Staline, a en fait recouru aux mêmes méthodes brutales pour écraser la révolution. En conséquences, les partis communistes occidentaux ont connu des scissions et de nombreuses défections de masse. Khrouchtchev a survécu et le système répressif stalinien a été préservé pour plusieurs décennies, mais la révolution des ouvriers de 1956 a prouvé que les déclarations du XXe Congrès du PCUS étaient hypocrites.

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    hongrie56Sur les événements de 1956 en Hongrie

    A l’occasion du 50e anniversaire du soulèvement de 1956, nous avions publié un dossier détaillé sur ces événements.

    >Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier

  • [Archives] URSS: L’échec de la gestion stalinienne

    Gorbatchev_stalinisme

    «Au mieux, Gorbatchev […] peut il permettre à la bureaucratie de gagner un peu de temps.» Voilà la conclusion de notre déclaration de l’été 1988 concernant le programme économique de Gorbatchev. Mais les événements se sont déroulés bien plus vite que nous l’avions prévu. En l’espace de quatre ans, Gorbatchev a été contraint de démissionner, l’Union Soviétique – qui était alors la deuxième superpuissance mondiale – s’était effondrée et les restes de l’économie planifiée s’écroulaient. Après le coup d’État manqué des staliniens partisans de la ligne dure en août 91, Boris Eltsine a présidé à la privatisation de l’économie russe (la «thérapie de choc») en 91-92. Gorbatchev voulait simplement rénover et moderniser le parti (PCUS – Parti Communiste d’Union Soviétique) et l’État stalinien, mais il a ouvert la voie à la contre-révolution capitaliste.

    La politique de pérestroïka, ou restructuration, lancée en 1986-87, avait un air radical mais elle n’était pourtant en essence qu’une tentative de réforme de la structure économique déjà existante. Dans tous les cas, la plupart de ces réformes avaient été testées auparavant, sous une forme ou une autre, en particulier sous le règne de Nikita Khrouchchev (1953-64) mais également durant les premières années du régime de Leonid Brejnev (les réformes de Kossyguine en 1965). Une fois de plus, Gorbatchev proposait une décentralisation, un certain degré d’autonomie pour les entreprises, plus d’incitants pour les gérants et les travailleurs, et un peu plus d’espace pour les «coopératives» (ce qui était en réalité un déguisement pour de petites firmes privées).

    Mais il était trop tard. La structure économique-administrative qui avait facilité le développement rapide des industries de base, telles que le charbon, l’acier, les chemins de fer et l’ingénierie lourde, était devenue sclérosée. Elle était incapable de s’adapter aux nouvelles technologies et en particulier à la micro-électronique qui requérait des formes de gestion beaucoup plus sophistiquées et flexibles. Les objectifs planifiés devenaient de plus en plus fictifs tandis que les gérants devaient de plus en plus recourir au marché noir pour trouver les approvisionnements nécessaires.

    Gorbatchev a reconnu beaucoup de ces problèmes. Il représentait une nouvelle génération de bureaucrates technocratiques dont le point de vue avait été exposé dans des livres tels que celui d’Aganbeguiane, «Le Défi: l’Economie de la Perestroïka», et celui de Tatiana Zaslavskaïa, «La Deuxième Révolution Socialiste: une Stratégie Soviétique Alternative» (1990). Le but de cette couche de la bureaucratie était de rénover et de moderniser l’appareil d’État et ses agences de planification. Ils craignaient de devoir affronter une révolte explosive de la classe ouvrière sur le même mode que Solidarnosc en Pologne, voire pire encore, au cas où ils ne parviendraient pas à apporter une croissance plus rapide et à améliorer le niveau de vie de la population. Toutefois, dans la pratique, ils ne sont parvenus qu’à disloquer et à saper les structures de planification existantes, sans édifier une alternative cohérente.

    Aucune amélioration de l’économie soviétique n’est survenue après que Gorbatchev soit devenu Secrétaire Général du PCUS en 1985. En fait, les pénuries de nourriture et de biens de consommation ont empiré et l’inflation a augmenté malgré la hausse des subsides d’État à de nombreux secteurs de l’économie. Alors s’est développée une vague de grèves. Après 1990, l’économie est devenue hors de contrôle. La crise économique qui ne cessait de s’approfondir a sapé le soutien politique de Gorbatchev, bien plus populaire en Occident qu’il ne l’a jamais été dans son propre pays.

    Tandis qu’une section de la bureaucratie soutenait la pérestroïka, la majorité des apparatchiks du parti, de l’État et de l’économie – bien que prêts à soutenir les réformes et la modernisation en paroles – étaient profondément hostiles à toute réelle restructuration. Gorbatchev a enlevé de leur poste toute une série de bureaucrates récalcitrants et a mené campagne pour mobiliser d’autres personnes en faveur du changement. Mais il n’est pas parvenu à comprendre que le problème n’était pas d’ordre personnel ou psychologique: c’était un problème fondamental concernant tout ce reposant sur le règne d’une caste bureaucratique.

    La bureaucratie en tant que formation sociale

    Cette caste était une formation sociale dont l’intérêt matériel passait par le maintien de son pouvoir et de ses privilèges. Tout en usurpant le contrôle politique de la classe ouvrière issu de la Révolution d’Octobre 1917, cette caste avait défendu l’industrie nationalisée et l’économie planifiée, à la base de son pouvoir et de ses privilèges. Mais avec la stagnation profondément enracinée dans le système stalinien, en particulier sous Brejnev (1964-82) et après, le point de vue de larges couches de la bureaucratie a commencé à changer. Alors qu’ils étaient au départ des «communistes» orthodoxes et loyaux au régime, leur attachement idéologique au système s’est érodé petit à petit. Bien conscients des problèmes de l’économie planifiée centralisée, ils ne croyaient plus que le «communisme» (c’est à dire, le stalinisme) dépasserait un jour le capitalisme.

    Gorbatchev, toujours dévoué à l’économie planifiée, n’est pas parvenu à comprendre ce changement d’attitude. Il croyait apparemment naïvement que les couches dirigeantes de la bureaucratie pourraient être ralliées à soutenir la pérestroïka. Mais des pans entiers de la bureaucratie étaient clairement indifférents, si pas carrément opposés à ce plan. La glasnost (transparence) et les vagues promesses de démocratisation liées à la pérestroïka menaçaient leurs positions et leurs privilèges. Ils n’avaient aucune confiance dans la rénovation et dans le renouveau de l’économie planifiée. La perspective d’une privatisation radicale de l’industrie étatisée était devenue de plus en plus attractive à leurs yeux. Dans une telle situation, les bureaucrates du parti et de l’État, les gérants ainsi que la mafia soviétique croissante, pouvaient utiliser leur pouvoir pour se saisir des actifs – légalement ou non – et se transformer ainsi en une nouvelle classe de capitalistes.

    Certains, comme les adeptes de la ligne dure stalinienne qui étaient derrière le coup d’État d’août 1991, étaient défavorables à un tel développement et cherchaient à défendre le pouvoir centralisé de l’Union Soviétique. Mais pour la plupart des bureaucrates, Eltsine, qui (en alliance avec les capitalistes occidentaux) a mis en vigueur la privatisation massive en 1991-92, était une option bien plus intéressante que Gorbatchev.

    Gorbatchev a gravement sous-estimé la résistance à laquelle il allait devoir faire face au sein de la bureaucratie. Sa tentative de transformer la direction du Parti Communiste par des élections multi-candidats a été un échec. En 1988, dans une tentative de contrer la direction du PCUS, Gorbatchev a instauré un nouveau parlement, le Congrès des Députés du Peuple, dont la plupart des membres étaient élus via des élections populaires. Ceci, toutefois, a ouvert la porte à des forces bien au-delà du contrôle de Gorbatchev : des néostaliniens, des chauvinistes russes d’ultra-droite, des nationalistes et des partis pro-capitalistes.

    En 1990, Gorbatchev est devenu le premier président (non-élu d’ailleurs) d’une Union Soviétique qui se désagrégeait; son pouvoir de décret ne pouvait empêcher le pouvoir de lui échapper des mains. De l’autre côté, l’élection de Eltsine en 1991 en tant que président de la république russe a énormément renforcé son influence en tant que meneur des partisans de la contre-révolution capitaliste.
    Il était évident que les structures étatiques du système stalinien étaient en train d’imploser. Les tensions nationales explosaient, avec la sécession des États baltes et d’autres «républiques soviétiques». En même temps, l’effondrement des régimes d’Allemagne de l’Est, de Hongrie, de Roumanie, etc., sous l’impact de mouvements de masse illustraient que les jours du stalinisme «soviétique» étaient eux aussi comptés.

    Aux côtés de l’«accélération» (de l’économie), de la glasnost et de la pérestroïka, Gorbatchev utilisait le slogan de «démocratie». Outre le fait de promouvoir des élections multi-candidats au sein du PC, il a mis en avant des propositions pour l’élection des conseils de gestion des entreprises. Il parlait du besoin d’activer «le facteur humain», l’énergie créatrice des travailleurs. Mais il n’a jamais lancé un appel à la classe ouvrière afin de vaincre l’inertie de la bureaucratie, ni même de défier son rôle en tant qu’excroissance parasitaire de l’économie planifiée. Comment cela est-il possible? Parce qu’après tout, il était lui-même enfant de la bureaucratie et ne désirait que la réformer afin de préserver son rôle en tant que caste dirigeante.

    Il n’y a pas eu de propositions concrètes de Gorbatchev pour des comités d’entreprise élus qui auraient réintroduit le contrôle ouvrier, le pouvoir de contrôler les gérants et de défendre les conditions et les droits des travailleurs, ni rien concernant des syndicats indépendants et démocratiques, et certainement pas en faveur d’organes de planification démocratiquement élus afin de gérer l’économie nationalisée. Un tel programme ne pourra jamais venir d’en haut, d’une couche dirigeante de la bureaucratie ; il ne pourra que surgir d’en bas, développé au cours des luttes des travailleurs contre le régime.

    «Toutes les conditions pour [la] révolution politique sont maintenant en place», écrivions-nous en 1988. L’économie stalinienne – une économie planifiée, nationalisée, étouffée par la bureaucratie au pouvoir – avait épuisé toutes ses capacités de croissance et ne pouvait plus assurer les ressources nécessaires à la poursuite du progrès social. La bureaucratie était paralysée politiquement, déchirée par des divisions profondes quant à la stratégie et à la politique. De larges couches de celle-ci avaient perdu toute confiance dans leur système et étaient prêtes à passer au capitalisme, afin de préserver leur pouvoir et de s’enrichir.

    Parmi la classe ouvrière, il régnait un profond mécontentement par rapport au stalinisme, une véritable haine de la bureaucratie pour son pouvoir arbitraire et sa corruption. Les travailleurs reconnaissaient les acquis de l’économie planifiée, la transformation de l’Union Soviétique en un pays moderne, industriel, incroyablement urbanisé, et ils appréciaient par-dessus tout l’apport gratuit de services essentiels tels que l’éducation et les soins de santé. En même temps, ils avaient soif d’un approvisionnement abondant en nourriture et en biens de consommation de bonne qualité, et un désir longtemps réprimé de droits démocratiques: le droit de s’informer et de s’exprimer librement, de s’organiser en syndicats et en partis politiques indépendants, et le droit d’élire les personnes qui dirigeraient le pays, à tous les niveaux. Il n’y avait aucun fait démontrant un désir largement répandu de retour au capitalisme.

    Mais l’élément absent était la conscience de classe. A cause du développement économique, la classe ouvrière d’Union Soviétique était devenue la classe sociale prédominante, concentrée en de grandes cités industrielles. Mais le stalinisme, à travers son appareil de répression et de contrôle idéologique, avait systématiquement empêché le développement d’une classe ouvrière en tant que force politique. Aucune organisation indépendante, ni syndicats, ni partis ; aucune source d’informations indépendante ; et même, aucune liberté de débattre d’idées. Des luttes de travailleurs massives avaient eu lieu au cours de la période de transition, mais les travailleurs manquaient d’organisation, d’objectifs programmatiques et de dirigeants avisés.

    Le stalinisme a atomisé la conscience de la classe ouvrière et la faiblesse politique du prolétariat a été le facteur décisif qui a permis la victoire rapide de la contre-révolution capitaliste en 1990-91. Les politiciens pro-capitalistes tels que Eltsine ont caché leurs objectifs réels derrière des attaques démagogiques sur la corruption de la bureaucratie et derrière la façade d’élections parlementaires. Ils n’ont certainement jamais averti les masses du désastre économique et social qui allait suivre la «thérapie de choc» de 1991-92.

    Eltsine a joué le rôle de fossoyeur de l’économie planifiée soviétique, un rôle qu’il a adopté et joué avec grand enthousiasme. Gorbatchev, de son côté, poussé par des événements imprévus, s’est retrouvé contre son gré dans celui du croque-mort, ouvrant les portes du cimetière de l’Histoire.

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