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  • Nouvelle guerre froide | Quelles perspectives pour le conflit ukrainien?

    La Russie reconnaîtra l’indépendance des deux régions contestées d’Ukraine – Donetsk et Louhansk. Les troupes russes agiront en tant que «gardiens de la paix». C’est une nouvelle étape extrêmement dangereuse de ce qui pourrait devenir la pire guerre que l’Europe ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale.

    Par Sotsialisticheskaya Alternativa (section russe d’ASI)

    Les bellicistes attisent la folie guerrière depuis plus de trois mois maintenant. Les puissances occidentales ont annoncé que l’occupation russe de l’Ukraine commencerait le 16 février à 3 heures du matin, heure locale. À mesure que l’échéance approchait, les cris des bellicistes se faisaient de plus en plus forts et un certain degré de panique s’est installé en Ukraine. Le gouvernement a annoncé la mobilisation des troupes et des réservistes. Les compagnies aériennes ont cessé de voler, tandis que les places sur les vols encore actifs ont été multipliées par cinq – après tout, la guerre est toujours rentable pour certains ! 40 pays ont annoncé qu’ils évacuaient les familles des diplomates de Kiev – certains vers la ville de Lviv, en Ukraine occidentale. Vingt vols affrétés ont été organisés pour permettre aux VIP, aux oligarques et à leurs familles de fuir, tandis que l’aide et les équipements militaires affluaient en Ukraine.

    Pendant ce temps, la population était invitée à «ne pas paniquer» !

    À l’approche de l’échéance, un journal russe a commenté avec cynisme que «la guerre a été reportée». Plusieurs Ukrainien·nes ont sans doute soupiré de soulagement à leur réveil mercredi. La porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova, a qualifié de «honteuses» les affirmations américaines concernant une attaque imminente. Elle a demandé aux médias de l’informer des futures dates d’une attaque russe contre l’Ukraine afin qu’elle puisse planifier ses vacances. Le 16 février, le Kremlin a déclaré avoir vaincu «l’hystérie suscitée dans le monde entier, qui n’est rien d’autre qu’une campagne d’information absolument sans précédent visant à provoquer et à alimenter les tensions en Europe».

    Pourtant, les tensions continuent de s’intensifier. La Maison Blanche affirme que l’invasion de l’Ukraine est imminente. Boris Johnson déclare que le Kremlin va s’emparer de tout le pays, et la ministre britannique des affaires étrangères, Liz Truss, parle d’une prise de contrôle de l’Europe de l’Est par la Russie.

    Le Kremlin a contredit ces affirmations, niant tout projet d’invasion. Le ministère russe de la défense a diffusé des vidéos montrant des troupes et des équipements rentrant dans les casernes. Mais au lieu de renvoyer les troupes russes en Biélorussie «pour des exercices conjoints», il a été annoncé qu’elles resteraient pour de bon. La Russie a poursuivi ses manœuvres en organisant de nouveaux exercices de guerre au cours du week-end pour tester des missiles balistiques hypersoniques.

    Les combats s’intensifient dans l’est de l’Ukraine

    Le week-end a été marqué par de nouveaux signes inquiétants. La matinée de vendredi a commencé par des échanges d’artillerie le long de la frontière entre le territoire contrôlé par Kiev et les républiques contestées de l’est de l’Ukraine – les républiques populaires de Donetsk et Louhansk (RPD/RNL). Comme le soulignent les résidents locaux, il ne s’agit pas d’une nouveauté puisque la guerre se poursuit depuis 8 ans et que plus de 14 000 personnes ont perdu la vie, mais cette augmentation est spectaculaire. Les observateurs de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) rapportent qu’ils ont eu lieu dans plus de 30 endroits. Plus tard dans la journée, la jeep du chef de la police de Donetsk a explosé devant son bureau, bien qu’un résident local ait fait remarquer qu’il n’avait jamais vu des officiers aussi haut placés conduire une voiture aussi bon marché.

    Lundi, une réunion télévisée du Conseil de sécurité russe, clairement mise en scène, a eu lieu. L’un après l’autre, les hauts responsables ont appelé à la reconnaissance des deux républiques contestées, la RPD et la RPL. Lorsque le Procureur général a dépassé les bornes en déclarant qu’il soutenait l’appel à l’adhésion de la RPD et de la RPL à la Fédération de Russie, il a été corrigé par Poutine, qui a déclaré qu’il n’en était pas question : nous discutons simplement de la reconnaissance de l’indépendance des deux républiques.

    Plus tard dans la soirée, Poutine est apparu à la télévision pour «s’adresser à la nation». Au cours d’une excursion historique d’une demi-heure remontant au 9e siècle, il a expliqué comment l’Ukraine faisait partie de la Russie. Dans une partie importante de son discours, il a attaqué Lénine et les bolcheviks qui, a-t-il dit, «ont créé l’Ukraine moderne en utilisant des méthodes très brutales par rapport à la Russie elle-même en la séparant, en lui arrachant une partie de son territoire historique.» Staline, cependant, selon Poutine, «à la veille et après la “Grande guerre patriotique” [Seconde Guerre mondiale], l’a ramenée dans l’URSS…». Il a ensuite soutenu l’approche stalinienne de la question nationale après la révolution, lorsque Staline a tenté de mettre en place la Fédération socialiste de Russie avec une Ukraine subordonnée à la Russie, en opposition à la formation de l’URSS par Lénine avec l’Ukraine comme partenaire égal.

    Il a ensuite décrit la vague de corruption qui s’est emparée de l’Ukraine, l’absence de démocratie, et ce qu’il a appelé le coup d’État d’inspiration occidentale qui a pris le pouvoir en 2014. Il s’est plaint que les personnes au pouvoir organisent un harcèlement, une véritable terreur contre ceux qui s’opposent à ces «actions anticonstitutionnelles». Les politiciens, les journalistes, les militants sociaux sont moqués et humiliés publiquement. Les villes ukrainiennes sont frappées par une vague de pogroms et de violence, une série de meurtres ouverts et impunis. Beaucoup de gens, en regardant ce discours, se demanderont s’il ne parlait pas plutôt de la Russie elle-même !

    Il termine en annonçant que la Russie reconnaît désormais officiellement l’indépendance et la souveraineté de la RPD et de la RPL. Les troupes russes ont reçu l’ordre de se rendre dans les deux républiques en tant que «gardiens de la paix». En quelques heures, il a été signalé que des chars russes étaient déjà à Donetsk.

    Il s’agit d’un développement extrêmement dangereux. Un haut diplomate américain a suggéré hier que «l’arrivée de troupes russes dans la région du Donbass ne serait pas nouvelle». Mais c’est remarquablement naïf. Il est déjà clair qu’il y aura un conflit sur les frontières des «républiques indépendantes».

    Ni la RPD ni la RPL n’occupent l’ensemble des anciennes régions de Donetsk et de Louhansk, des parties importantes de la région, dans le cas de Donetsk, plus de 40 % des 4 millions d’habitants et deux tiers de la zone restent sous le contrôle de Kiev. Leonid Kalashnikov, haut responsable de la Douma russe et membre du parti communiste, a appelé les troupes à prendre le contrôle de l’ensemble des deux régions. Si le rôle des «gardiens de la paix» est de confronter les troupes ukrainiennes à la ligne de front actuelle pour qu’elles s’emparent de ces régions au complet, le risque d’une escalade dramatique de la guerre est bien réel.

    Reste-t-il un espoir pour la diplomatie ?

    Après la conférence de Munich sur la sécurité qui s’est tenue en fin de semaine, les négociations diplomatiques peuvent se poursuivre, mais il est presque certain qu’il est maintenant trop tard pour faire une différence. La première réaction de Macron et Scholz à l’annonce de Poutine a été d’exprimer leur déception, tout en espérant que les négociations pourraient se poursuivre.

    Pendant la conférence de Munich, le président ukrainien Zelensky a exprimé un réel mécontentement face à l’inaction occidentale. Depuis le début, les États-Unis ont essayé de présenter un front uni avec l’UE contre la Russie. Ils ont dû surmonter la résistance allemande à la menace de sanctions contre le gazoduc Nord Stream 2. Lors de la rencontre, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a félicité la ministre allemande des affaires étrangères et membre du parti vert Annalena Baerbock pour avoir agi de manière coordonnée et complémentaire, tandis que le chancelier Scholz a promis que l’Allemagne avait besoin
    d’avions qui volent, de navires qui peuvent prendre la mer, de soldats qui sont équipés de manière optimale pour leurs tâches dangereuses – ce sont des choses qu’un pays de notre taille, qui porte une responsabilité très spéciale en Europe, doit pouvoir se permettre. Nous le devons aussi à nos alliés de l’OTAN.

    Mais derrière les discours sanguinaires de personnalités comme Johnston, les appels de Zelensky à lancer des «sanctions préventives» contre la Russie sont restés lettre morte.

    L’attention s’est ensuite portée sur le président français Emmanuel Macron. Pendant la conférence de Munich, il a annoncé qu’il avait reçu des «assurances personnelles» du président Poutine. Ce n’est pas la première fois, bien sûr, qu’un dirigeant mondial revient d’une conférence à Munich en revendiquant de telles assurances, comme l’a fait l’ancien Premier ministre britannique Neville Chamberlain en 1938 après avoir rencontré Hitler. Le ministre britannique de la défense a parlé de «l’odeur de Munich», laissant entendre que le résultat était une répétition de l’«apaisement» d’avant la Seconde Guerre mondiale. Au moins, Macron n’a pas brandi un morceau de papier. Néanmoins, la prochaine étape prévue devait être un retour au «format Normandie» – des négociations entre la France, l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie sur la mise en œuvre de Minsk 2 et le statut de la RPD/RPL. S’il existe aujourd’hui la moindre possibilité d’un accord diplomatique, ce sera dans ce sens.

    Il sera loin d’être facile de parvenir à un accord. La Russie utilisera l’occupation effective des deux républiques pour exercer une pression énorme sur Kiev, même si elle n’empiète pas davantage sur le pays. Zelensky, quant à lui, subira d’énormes pressions pour ne pas céder. Mais l’existence même de la RPD et de la RPL empêchera l’Ukraine de rejoindre l’OTAN ou l’UE, les États qui ne peuvent garantir leurs propres frontières n’étant pas acceptés.

    Souffrances en Ukraine orientale

    Les personnes vivant en RPD et en RPL sont actuellement les plus touchées par la crise. Au cours du week-end, les chefs de guerre pro-russes ont annoncé la mobilisation de leurs forces de défense et l’évacuation des femmes, des enfants et des personnes âgées vers la Russie. Des dizaines de milliers de personnes ont fui pendant la nuit mais ont dû dormir dans des bus vétustes par des températures négatives. Plusieurs ont le sentiment d’avoir été poussé·es par la panique à partir inutilement – une mère de famille a raconté qu’on l’avait persuadée de partir avec ses enfants, sans même avoir le temps d’en parler à son mari.

    Pendant ce temps, les politiciens russes sont cyniquement déconnectés de la réalité. Alors que la télévision russe couvre l’arrivée de bus remplis d’enfants réfugiés et de grands-mères en larmes en provenance de l’Est de l’Ukraine, des députés suggèrent qu’ils soient logés dans les appartements de ceux qui sont morts de la covid. D’autres proposent que les employé·es de l’État perdent leur 13e salaire mensuel (une prime de fin d’année destinée à compenser les mauvais salaires) pour payer cette mesure. Les patients qui se remettent de maladies graves sont renvoyés des hôpitaux et les foyers d’étudiants sont repris pour accueillir les réfugié·es.

    De nombreux rapports émanant de la RPD/RPL suggèrent un grand scepticisme à l’égard des autorités. Des personnes s’adressant anonymement à la presse affirment que les attaques sont exagérées et se plaignent de ne pas pouvoir parler ouvertement par téléphone, sachant qu’elles sont écoutées. L’un d’entre eux a fait le commentaire suivant : «Les nantis, les hommes d’affaires, les banquiers et les bandits – ils ont tous fui en 2014». D’autres parlent d’une guerre attisée par les politiciens.

    Les intérêts des Ukrainiennes et des Ukrainiens ordinaires sacrifiés

    L’Ukraine risque d’en subir les conséquences pendant des mois, voire des années. Les entreprises étrangères ont fui et la fièvre de la guerre a entraîné une fuite de capitaux de 15 milliards de dollars, une somme qui fait oublier l’aide financière d’un peu plus de 2 milliards de dollars promise par les États-Unis et l’UE la semaine dernière.

    C’est ce qu’a reflété le discours de Volodymyr Zelensky lors de la Conférence sur la sécurité de Munich ce week-end. Il a parlé de l’Ukraine comme du «bouclier de l’Europe», mais s’est plaint que depuis 2014, l’OTAN et l’UE refusent de l’accepter comme membre. Il a averti que le «format Budapest» (l’accord de 1994 en vertu duquel l’Ukraine a renoncé aux armes nucléaires en échange de garanties de sécurité) avait laissé le pays sans armes et sans sécurité. Dans ce cas, a-t-il dit, «nous serons libérés de nos obligations». Il poursuit : « Si on nous dit tous les jours qu’il y aura une guerre demain, que se passera-t-il dans le pays à part la panique ? Qu’adviendra-t-il de notre économie ? Vous nous dites : réalisez des réformes, améliorez votre gestion, luttez contre la corruption – et alors nous vous aiderons. Mais à nos frontières, il y a 150 000 soldats. Peut-être devriez-vous faire quelque chose à ce sujet avant d’exiger que nous fassions quelque chose ? »

    Une nouvelle guerre froide

    La situation actuelle s’inscrit dans le cadre de la polarisation et du réalignement croissants du monde entre les intérêts impérialistes américains et chinois. L’OTAN a renforcé sa présence en Europe de l’Est, avec des bases en Pologne, en Roumanie et dans les trois États baltes, qui ont tous une frontière avec l’ancienne Union soviétique. 12 000 soldats de l’OTAN soutiennent le quart de million de personnel local dans ces pays. Depuis 2016, le ministère américain de la défense a envoyé une aide militaire d’une valeur de 1,65 milliard de dollars à l’Ukraine, tandis que le Royaume-Uni a envoyé 1,7 milliard de dollars depuis 2020. D’autres puissances de l’OTAN, comme le Canada, la France et la Turquie, ainsi que les pays baltes, ont également apporté leur aide, mais à une échelle bien moindre. Pendant les tensions actuelles, l’OTAN a rapidement envoyé davantage d’unités et d’équipements en Ukraine et chez ses voisins. Il s’agit d’une conséquence réelle de la politique intransigeante de l’administration Biden, qui désigne la Chine comme le «principal concurrent» et la Russie comme «le plus dangereux».

    Les efforts de Biden pour persuader l’Allemagne et la France de présenter un front uni se heurtent à leurs intérêts. En effet, si une guerre totale se développe, il y aura une crise économique et une vague massive de réfugié·es. L’Allemagne dépend de la Russie pour son approvisionnement en énergie, notamment en gaz. Des sanctions entraîneront des pénuries d’énergie et une hausse massive des prix pour les consommateurs européens. C’est en partie pour cette raison que les États-Unis ont poussé l’UE à diversifier ses fournisseurs d’énergie, afin qu’elle ne soit pas aussi dépendante de la Russie. L’Allemagne a subi des pressions pour qu’elle retire son soutien à Nord Stream 2, qui attend la certification finale pour commencer à fonctionner.

    Dans ce contexte, les États-Unis ont retiré de manière inattendue leur soutien au gazoduc de la Méditerranée orientale, qui aurait permis le transit direct de l’énergie d’Israël et du Moyen-Orient vers l’Europe. Il semble que cela ait été fait pour apaiser la Turquie, car Erdogan a exprimé son soutien ouvert à l’Ukraine dans cette crise, et offre une voie détournée pour transférer des armes à Kiev. Une usine de fabrication de drones turcs a déjà été construite à Kiev.

    Après avoir crié au loup pendant des semaines, la Maison Blanche a doublé la mise, prédisant des opérations sous faux drapeau par les Russes comme prétexte pour envahir. La stratégie militaire du Kremlin comprend la conduite d’une «guerre hybride» – l’utilisation combinée de la guerre électronique, de mercenaires (Moscou pourrait faire valoir l’ignorance et nier sa responsabilité de façon plausible), de l’ingérence politique et des provocations. Il n’est pas le seul à le faire. Les forces impérialistes américaines, britanniques, françaises et autres pratiquent depuis longtemps de telles méthodes. Leur utilisation, cependant, dans les coulisses, rend difficile l’analyse de qui a fait quoi, quand et où. Le dangereux mélange de bellicisme occidental et de cyberguerre russe a créé une situation qui sera bientôt impossible à contrôler.

    L’impérialisme russe

    Les politiques du Kremlin se sont également durcies au cours de la dernière décennie. Lorsqu’il se plaint aujourd’hui de l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est, il oublie que pendant la première décennie du mandat de Poutine, il a «coopéré» avec l’OTAN, l’autorisant même à utiliser une base aérienne en Russie comme point de passage vers l’Afghanistan. Lors de sa première élection, Poutine a même évoqué la possibilité que la Russie rejoigne l’OTAN ! En 2019, cependant, la Russie est entrée en concurrence directe avec l’OTAN. Après avoir renforcé sa position au niveau mondial en Syrie et en Afrique centrale, elle a accru son influence en Biélorussie et au Kazakhstan. Le plus inquiétant pour l’impérialisme américain est que la coopération sino-russe s’intensifie. Pendant les jeux d’hiver de Pékin, Xi et Poutine ont signé un nouvel accord pour que la Russie augmente ses exportations d’énergie à la Chine en échange d’une opposition commune à de nouvelles «révolutions de couleur».

    Les photos des longues discussions à la table de Poutine, d’abord avec Macron, puis avec le ministre des affaires étrangères Sergey Lavrov et le ministre de la défense Sergey Shoigu au bout d’une table encore plus longue, sont révélatrices de l’atmosphère dans laquelle le Kremlin prend désormais ses décisions ! Depuis le début de la pandémie, Poutine est isolé de la société et les conseils qu’il reçoit sont de plus en plus déséquilibrés. Lavrov, lors de sa rencontre, a rendu compte des discussions avec Macron et d’autres. Il a déclaré que, bien qu’aucun progrès n’ait été réalisé sur les principales demandes de la Russie, notamment le retrait de l’OTAN aux frontières de 1997, il y a eu des développements intéressants dans d’autres domaines. M. Lavrov a déclaré qu’il y avait encore de la place pour la diplomatie, mais que si Poutine le voulait, il devrait aller de l’avant avec la reconnaissance de la RPD et de la RPL.

    Une décision formelle de reconnaître les deux républiques a été adoptée par la Douma d’État, à l’initiative du parti communiste réactionnaire. Alors que de nombreux députés du parti au pouvoir ont voté en faveur de la résolution, la position du Kremlin a été de prendre note de la décision, de suggérer que les députés de la Douma reflètent l’opinion publique et de laisser à Poutine le soin de décider de la date de signature de la proposition.

    Malgré son caractère autoritaire, le régime doit tout de même tenir compte du fait que les Russes accepteront ou non une guerre pour l’Ukraine. 2022 n’est pas 2014, lorsqu’une vague patriotique massive a résulté de la prise de contrôle de la Crimée. Aujourd’hui, la plupart des Russes n’a pas le cœur à une guerre contre l’Ukraine : ils sont aux prises avec une baisse du niveau de vie, une inflation galopante et, pendant la pandémie, plus d’un million de «morts en trop» en Europe de l’Est. La méfiance à l’égard de tout ce que dit le gouvernement s’accroît. Des rapports font état d’une opposition à une invasion totale, même dans les rangs de l’armée et des services spéciaux.

    Poutine peut être heureux d’avoir le soutien de Pékin, mais si une guerre prolongée épuise les ressources économiques, il pourrait bien devoir demander à Xi de le renflouer.

    La position des socialistes sur l’Ukraine

    Cette situation démontre ce que nous disions il y a 30 ans, à savoir que lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, ni les économies, ni les droits nationaux et démocratiques des habitants de la région ne seraient protégés par la restauration du capitalisme.

    Les socialistes ne doivent pas prendre parti entre les différentes puissances impérialistes. Il ne nous appartient pas de juger les affirmations des Russes selon lesquelles c’est l’armée ukrainienne qui a déclenché les tirs d’artillerie, ou encore celles de Kiev (reprises par la Maison Blanche) selon lesquelles les forces des républiques contestées sont responsables, que ce sont des opérations sous faux drapeau pour justifier une invasion russe. Il est également possible que les attaques n’aient pas été sanctionnées par le Kremlin, mais que les dirigeants réactionnaires des deux républiques les ont organisées pour pousser la Russie à intervenir.

    Ce qui est important, c’est le droit de l’Ukraine d’être un État indépendant. L’Alternative socialiste internationale défend ce droit de manière inconditionnelle. Toutes les troupes impérialistes, qu’elles viennent de Russie ou de l’OTAN, doivent être retirées immédiatement d’Ukraine et d’Europe de l’Est. Pour réduire la tension, les troupes russes qui se trouvent actuellement le long de la frontière devraient retourner dans leurs casernes.

    Depuis que l’Ukraine est devenue indépendante (soit depuis l’effondrement de l’Union soviétique), son élite dirigeante et les oligarques qui la soutiennent ont entraîné le pays dans le conflit entre les puissances économiques mondiales. Les ressources naturelles du pays, les banques et les grandes entreprises doivent être retirées des mains des oligarques et des multinationales et devenir propriété publique sous le contrôle démocratique des travailleuses et des travailleurs.

    Dans le même temps, l’Ukraine doit respecter les droits de ses propres minorités et régions. Il convient de rappeler que ce sont les tentatives du gouvernement de l’après-Euromaïdan (mouvement qui a mené à la chute du président pro-russe Ianoukovytch en 2014) de restreindre les droits de la langue russe ainsi que la crainte d’une partie de la population face à la croissance de l’influence de l’extrême droite qui ont créé le mécontentement initial que le régime russe a ensuite exploité. Les droits linguistiques doivent être respectés. Si une minorité ou une région souhaite l’autonomie, voire la sécession, elle doit avoir le droit de le faire. Mais toute décision doit être prise sans aucune présence militaire, et lors de votes démocratiques, contrôlés par la population locale.

    Nous ne pouvons faire confiance à aucune des puissances impérialistes. L’Occident a démontré à maintes reprises – en Irak, en Syrie, en Serbie, en Libye et ailleurs – qu’il n’est pas le garant de la démocratie ou de la souveraineté. Il défend les intérêts de la classe capitaliste qu’il représente. La Russie non plus n’est certainement pas un défenseur du peuple «slave» qu’elle prétend soutenir – ses propres actions contre le peuple russe lui-même le démontrent. L’État russe agit pour soutenir les intérêts de l’oligarchie russe, tout comme l’Occident. Ses «troupes de maintien de la paix» ne sont pas en Ukraine pour «maintenir la paix» mais pour défendre les intérêts économiques et politiques de l’élite dirigeante russe.

    Les socialistes doivent s’exprimer et appeler à un mouvement de masse anti-guerre et anti-impérialiste. Ce n’est peut-être pas la tâche la plus facile, car beaucoup de militant·es qui se seraient opposé·es aux attaques impérialistes contre des pays comme l’Irak sont maintenant divisé·es. Certains soutiennent la Russie et la Chine dans leur opposition à l’impérialisme américain, d’autres s’opposent à l’agression russe et soutiennent pleinement l’Ukraine et ses bailleurs de fonds impérialistes.

    Cependant, en tant que socialistes, nous ne pouvons pas soutenir l’une ou l’autre des puissances impérialistes qui se disputent le sort de l’Ukraine. Son destin en tant que pays indépendant, libre de toute intervention extérieure, ne peut être confié à l’élite dirigeante du capital occidental ou russe. Seule une lutte unie de la classe ouvrière contre les bellicistes dans chaque pays peut créer la situation dans laquelle l’Ukraine peut être véritablement indépendante.

    La classe ouvrière ukrainienne devrait jouer un rôle majeur à cet égard. Si elle s’organise pour défendre les foyers et les emplois contre les attaques militaires, si elle veille à ce que la lutte ne soit pas détournée vers des lignes nationalistes ou pro-capitalistes en menant une lutte unie de tous les travailleurs d’Ukraine, indépendamment de leur nationalité ou de leur langue, elle pourrait lancer un puissant appel à la solidarité aux travailleuses et aux travailleurs de Russie, d’Europe et des Etats-Unis. Ainsi unis, la classe ouvrière et la jeunesse peuvent mettre fin au cauchemar de la guerre, garantir le droit à l’autodétermination et ouvrir la voie à une société nouvelle, démocratique et socialiste.

  • Non à la guerre en Ukraine ! L’unité des travailleurs est la clé

    Les représentants politiques de la classe capitaliste sont incapables de trouver une issue à la crise sanitaire. Mais pour faire la guerre, pas de souci. Le gouvernement fédéral veut dégager 14 milliards d’euros pour la Défense… et quasiment rien pour nos factures d’énergie ou nos soins de santé. Entretemps, 100.000 soldats russes sont massés près de la frontière ukrainienne et le Pentagone prévoit d’envoyer jusqu’à 50.000 soldats en Europe de l’Est.

    Tout en expliquant ne pas vouloir de conflit, les deux systèmes impérialistes – les États-Unis à travers l’OTAN et la Russie – s’affrontent, attisant la folie guerrière à un niveau tel qu’un léger accident pourrait déclencher une guerre à l’ampleur inédite en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.

    L’enjeu impérialiste

    Le régime de Poutine menace d’une réponse militaire non précisée à moins qu’il ne soit garanti que l’OTAN ne s’étende plus davantage à travers l’Europe de l’Est et retire ses armes aux frontières russes. Les États-Unis, pour leur part, insistent avec arrogance sur le fait que tout pays qui le souhaite peut adhérer à l’OTAN.

    Le monde est de plus en plus polarisé entre intérêts impérialistes divergents. Biden considère la Chine comme le principal concurrent des États-Unis, mais qualifie en même temps la Russie de « plus grande menace » en raison de la manière dont celle-ci utilise sa puissance militaire. Elle a perturbé les projets américains pour l’éviction de Bachar el-Assad en Syrie et est intervenue en Libye. Les intérêts occidentaux ont reculé en République centrafricaine et au Mali, où sont arrivés des mercenaires russes. En 2014, le Kremlin a exploité les événements autour de « l’Euromaïdan » pour prendre le contrôle de la Crimée et consolider sa position à l’Est de l’Ukraine. Depuis lors, malgré les cessez-le-feu négociés à Minsk, le conflit militaire s’est poursuivi et a fait 14.000 victimes.

    Le peuple ukrainien, lui, est traité comme un pion. Son destin est décidé par des forces qui échappent à son contrôle. Ce sont les travailleurs et les pauvres d’Ukraine et des pays impérialistes qui perdront leurs vies et leurs foyers en raison de cette guerre inutile, tandis qu’une nouvelle vague de réfugiés sera traitée de manière inhumaine. Les menaces de sanctions n’ont pour effet que d’augmenter les tensions et les factures d’énergie tout en faisant craindre des troubles de livraison de gaz.

    Stopper la guerre

    Le conflit entre puissances impérialistes aux intérêts divergents crée les conditions du développement des guerres. Aucune confiance ne doit donc leur être accordée pour négocier. Les Nations Unies, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ou encore l’OTAN n’ont jamais été capables de stopper une guerre sans en faire payer le prix aux travailleurs et aux pauvres. Les forces et le matériel militaire de toutes les puissances impérialistes – celles de la Russie et celles de l’OTAN – doivent être retirés d’Ukraine et d’Europe de l’Est.

    L’Ukraine a le droit de se défendre, mais dans quel intérêt et de quelle manière ? L’élite ukrainienne appelle à « l’unité nationale ». Concrètement, cela signifie la défense du règne des oligarques qui, depuis l’indépendance, ont laissé l’Ukraine sauter d’une crise à l’autre. Alors qu’ils n’ont cessé de s’enrichir, le revenu moyen des ménages est désormais inférieur de 20 % à ce qu’il était en 2013.

    Une attaque contre l’un d’entre nous est une attaque contre nous tous

    Un puissant mouvement anti-guerre reposant sur l’unité de la classe ouvrière dans la défense de ses foyers et de ses lieux de travail pourrait lancer un appel de classe retentissant aux travailleurs en Ukraine, en Russie, aux États-Unis et ailleurs pour favoriser leur entrée en action afin de stopper la guerre. Cela exige un mouvement international, des manifestations de masse et même des grèves aux États-Unis, en Russie et dans les pays de l’OTAN. Le mouvement ouvrier a un rôle crucial à jouer pour s’opposer à quiconque tenterait de déclencher une guerre entre les peuples, non pas par pacifisme abstrait, mais dans le cadre du combat pour le renversement du système qui cause la guerre : le capitalisme.

    • Non à la guerre en Ukraine !
    • Impérialismes russe et américain : bas les pattes de l’Ukraine !
    • Belgique hors de l’OTAN, l’OTAN hors de Belgique.
    • Pas de militarisation de l’énergie : nationalisation du secteur sous contrôle ouvrier, dans toute la chaîne d’approvisionnement.
    • Pour la construction d’un mouvement anti-guerre qui force les gouvernements impérialistes à :
      ◊ Stopper la course à l’armement et le transport de troupes et de matériel militaire vers l’Europe de l’Est.
      ◊ Stopper la surenchère de provocations et de menaces.
    • Pour un avenir débarrassé des guerres, du terrorisme, de l’oppression et de l’exploitation : un avenir socialiste démocratique.
  • Nouvelle guerre froide : Non à la guerre en Ukraine !

    L’unité des travailleurs est essentielle pour lutter contre la menace de guerre

    Des tremblements de terre politiques et économiques se préparent à l’échelle mondiale alors que les forces de l’impérialisme américain et chinois passent d’un état de coopération à une concurrence ouverte. Alors que ces forces entrent en collision, l’onde de choc se propage dans le monde entier et désorganise, perturbe et réorganise les relations entre différentes puissances impérialistes. L’épicentre de cette perturbation est actuellement l’Ukraine.

    Par Социалистическая Aльтернатива (Sotsialisticheskaya Alternativa, ASI-Russie)

    Bien que les deux parties affirment ne pas vouloir de conflit, les impérialismes américain et russe s’affrontent, attisant la folie guerrière à un tel point que la loi des conséquences involontaires pourrait déclencher une guerre chaude, dont l’ampleur potentielle n’aura pas été vue en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Au milieu de tout cela, le peuple ukrainien est traité comme un pion, son destin étant décidé par des forces indépendantes de sa volonté. Ce sont les travailleurs et les pauvres d’Ukraine, et des pays impérialistes qui perdront leurs vies, leurs maisons et leurs moyens de subsistance en conséquence de cette guerre inutile.

    Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge) s’oppose totalement aux plans des vautours impérialistes et appelle à la construction d’un mouvement anti-guerre de masse reposant sur la solidarité entre travailleurs d’Ukraine, des Etats-Unis et de Russie.

    En Ukraine, les bellicistes soulignent que l’invasion est imminente. L’ancien chef des forces spéciales ukrainiennes, Sergey Krivonos, a affirmé à la télévision centrale que des plans sont en cours d’élaboration pour faire venir des milliers de parachutistes russes dans les aéroports autour de Kiev afin de s’emparer de la ville. L’ancien président Porochenko estime que l’attaque consistera en des missiles balistiques “Iskander” tirés depuis la mer et au-delà de la frontière pour détruire les principaux actifs ukrainiens. Le président Zelensky voit les envahisseurs faire entrer les chars par Kharkov. Des témoins oculaires rapportent que les aéroports de fret ukrainiens connaissent une augmentation massive des vols, tandis que dans les parcs des villes, des forces volontaires sont entraînées au combat.

    Ces derniers jours, peut-être pour calmer la population, des voix plus sobres se sont élevées à Kiev. Après l’évacuation largement médiatisée des familles des diplomates américains, britanniques et australiens de Kiev, une réunion d’urgence du “Conseil pour la sécurité nationale et la défense” de l’Ukraine a été convoquée. Lors du point de presse, son secrétaire Aleksey Danilov a déclaré : « Nous ne voyons aujourd’hui aucune base pour confirmer une invasion à grande échelle. Il est impossible que cela se produise, même physiquement (…) Aujourd’hui, nous pouvons voir (aux frontières de l’Ukraine) environ 109.000 soldats. Nous voyons environ 10 à 11 000 “convois”, des forces d’escorte. Si nos partenaires pensent qu’il s’agit d’une forte augmentation du nombre de troupes, pour nous, ce n’est pas nouveau. Une augmentation de 2 à 3.000 hommes n’est pas critique. »

    Sur ICTV également, le ministre ukrainien de la Défense, Aleksey Reznikov, a déclaré : « Aujourd’hui, à l’heure actuelle, pas une seule force de frappe des forces armées de la Fédération de Russie n’a été formée, ce qui confirme qu’elles ne préparent pas une attaque imminente. » Il a comparé la situation à celle d’avril dernier, ajoutant qu’il n’accordait pas une grande importance à l’idée qu’une attaque aurait lieu le 20 février.

    Non à l’intervention impérialiste

    Les puissances étrangères continuent cependant à faire monter la température. À l’ouest, les États baltes, la Grande-Bretagne, le Canada et la Turquie envoient des armes et de petits contingents de troupes « pour s’entraîner ». Le Pentagone, selon le New York Times, a préparé des plans pour envoyer jusqu’à 50.000 soldats en Europe de l’Est, et on rapporte aujourd’hui que 8.500 d’entre eux ont été placés en « alerte renforcée ».

    En Russie, les informations sont plus difficiles à obtenir. Il est clair qu’il y a une augmentation significative des activités militaires. L’arsenal est déplacé, des exercices conjoints Russie-Biélorussie avec utilisation d’artillerie réelle sont menés à 40 kilomètres de la frontière ukrainienne. Des exercices navals impliquant 140 navires ont été annoncés dans toutes les mers entourant la Russie, du Pacifique à la mer Noire. Des navires des puissances occidentales et de la Russie se déplacent en Méditerranée et en mer Noire.

    Les pourparlers se poursuivent sous toutes sortes de formes, mais aucune avancée n’a encore été réalisée.

    Les scénarios possibles

    Une invasion complète de l’Ukraine par la Russie est l’option la moins probable dans cette situation. Cela n’empêche pas les bellicistes occidentaux de parler comme si elle était déjà imminente. L’Institute for the Study of War, qui se présente comme une « organisation de recherche sur les politiques publiques, non partisane et à but non lucratif », engagée à aider les États-Unis à atteindre leurs objectifs stratégiques, a largement diffusé sa carte des « plans potentiels pour une invasion complète de l’Ukraine ».

    Selon cette carte, la Russie attaquera à partir de la Crimée et des républiques non reconnues de Donetsk et de Lugansk (DNR/LNR) pour détourner les forces ukrainiennes. Des forces mécanisées descendront ensuite du nord-est pour encercler Kiev, Dnipro et Kharkiv – 3 villes dont la population combinée dépasse les 5 millions d’habitants. Ensuite, des forces navales ou des troupes envoyées par avion dans la république moldave sécessionniste de Transnistrie envahiront l’ouest pour s’emparer d’Odessa et de la côte de la mer Noire. D’autres troupes entreront par la Biélorussie au nord, traversant au passage les terrains radioactifs autour de Tchernobyl.

    Si la Russie devait envahir de cette manière, le coût humanitaire serait impensable. Avec une population deux fois plus nombreuse que celle de l’ex-Yougoslavie, qui a éclaté en guerres interethniques au début des années 1990, faisant 140.000 morts et 4 millions de réfugiés, une occupation de l’Ukraine pourrait faire des centaines de milliers de morts et plusieurs millions de réfugiés. Selon toute probabilité, un tel conflit entraînerait les États baltes voisins et la Pologne.

    S’agit-il d’un scénario probable ?

    Compte tenu de la volatilité de la région, avec les récents soulèvements populaires au Bélarus et au Kazakhstan, la guerre au Nagorny-Karabakh et les manifestations de masse en Russie, en Géorgie et en Arménie, la politique étrangère agressive de l’administration Biden et les politiques autoritaires et expansionnistes du Kremlin, rien ne peut être exclu. Mais comme le soulignait Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Ce qui déterminera les événements sera l’issue de la lutte politique entre les puissances impérialistes, ainsi qu’au sein des pays impliqués.

    Le conflit porte peut-être sur le sort de l’Ukraine, mais le fait qu’au cours de la première semaine de négociations, qui a débuté par un dîner entre diplomates américains et russes à Genève, l’Ukraine n’ait même pas été invitée témoigne du cynisme extrême des puissances impérialistes. Bien que nous soyons maintenant dans la troisième semaine, aucune solution n’a été trouvée jusqu’à présent au cours de ces pourparlers.

    La Fédération de Russie s’en tient à ce qu’elle appelle ses lignes rouges : L’OTAN ne doit pas s’étendre davantage en Europe de l’Est, l’Ukraine et la Géorgie ne doivent jamais être autorisées à y adhérer, et les armes de l’OTAN ne doivent pas se trouver aux frontières russes.

    Les États-Unis, pour leur part, insistent avec arrogance sur le fait que tout pays qui le souhaite peut adhérer. Depuis lors, plusieurs pays de l’OTAN ont envoyé des armes à l’Ukraine, tandis que l’OTAN elle-même envoie des navires et des avions de chasse supplémentaires en Europe orientale. L’Ukraine est sacrifiée pour être le théâtre d’une guerre par procuration entre les puissances impérialistes.

    L’ensemble du processus s’accompagne de dangereuses manœuvres. L’impérialisme occidental, fidèlement rapporté par les médias grand public, ne connaît aucune limite. Le secrétaire d’État américain Anthony Blinken, avant sa rencontre avec le ministre russe des affaires étrangères Sergei Lavrov, a déclaré que la Russie avait derrière elle une « longue histoire de comportement agressif ». « Cela inclut l’attaque de la Géorgie en 2008 et l’annexion de la Crimée en 2014, ainsi que « l’entraînement, l’armement et la direction » d’une rébellion séparatiste dans l’est de l’Ukraine. » Il a omis, bien sûr, de mentionner qu’au cours des deux dernières décennies, les États-Unis ont bombardé Belgrade, envahi l’Afghanistan et l’Irak, mené de nombreuses interventions en Syrie, en Libye, au Yémen et dans de nombreuses régions d’Afrique.

    Bien que relativement discrets par rapport à la propagande extrême menée lors de la prise de contrôle de la Crimée il y a huit ans, les médias russes diffusent régulièrement des informations sur les provocations prévues par les forces ukrainiennes contre la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk (RPD/RPL). Fidèle à ses habitudes, c’est le parti communiste qui chante le plus fort dans le chœur des bellicistes. Il appelle la Douma d’État à reconnaître officiellement la RPD/RPL. Même le porte-parole du Kremlin prévient que cela serait perçu comme l’agression contre laquelle l’Occident met en garde. Joe Biden a affirmé que toute tentative des forces russes de franchir la frontière serait considérée comme « une invasion ». En retardant l’adoption de la proposition, les personnalités pro-Kremlin suggèrent que cela compromet leur « plan B ». Ils ne précisent pas en quoi consiste le « plan A », mais il est suggéré que cela signifie l’aboutissement des négociations.

    L’expansion de l’OTAN

    Poutine fait souvent référence à la promesse faite par l’impérialisme américain à l’ancien dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev en février 1990 selon laquelle si l’armée soviétique se retirait d’Allemagne de l’Est, et qu’elle devenait de facto membre de l’OTAN dans la nouvelle Allemagne unifiée, l’OTAN ne s’étendrait pas davantage à l’Est. Depuis lors, l’OTAN s’est étendue de plus de 800 km jusqu’à la frontière entre la Russie et les États baltes. Partie intégrante de la Russie, l’enclave de Kaliningrad est entourée sur toutes ses frontières terrestres par des États de l’OTAN. En 2008, lors du sommet de Bucarest, l’OTAN a conclu une alliance avec la Géorgie et l’Ukraine, dans le but de les faire adhérer à terme. En cas d’adhésion, les forces de l’OTAN s’étendraient sur plus de 4.000 kilomètres de frontière russe.

    Désormais annuels, les exercices « Défendre l’Europe » ont impliqué 28.000 soldats en 2021. Ils ont été mobilisés, selon le chef de l’armée américaine en Europe et en Afrique, le général Chris Cavoli « vers des zones opérationnelles dans toute l’Europe, notamment en Allemagne, en Pologne, dans les États baltes, dans d’autres pays d’Europe de l’Est, dans les pays nordiques et en Géorgie. » Ces exercices ne sont qu’une partie des activités des puissances occidentales dans la région. 5.000 soldats, 32 navires et 40 avions ont participé aux exercices des manœuvres maritimes « Sea Breeze » de l’été dernier en mer Noire.

    Cela fait partie de la polarisation continue du monde entre les différents intérêts impérialistes. L’administration Biden considère certainement la Chine comme le principal concurrent des États-Unis, et elle a construit avec détermination des alliances pour la défier au niveau mondial. Dans le même temps, elle considère la Russie comme « la plus grande menace », en raison de la manière dont elle utilise sa puissance militaire pour interférer avec l’expansion des intérêts américains et pour contribuer à diviser les alliés des États-Unis. La Russie a perturbé les plans américains visant à évincer Assad en Syrie et est intervenue en Libye. Les intérêts occidentaux ont été réduits en République centrafricaine et au Mali, où sont arrivés des mercenaires russes.

    L’Union européenne mise sur la touche

    Ces événements ont marqué une nouvelle étape dans la minimisation par les États-Unis de leurs relations avec l’Europe. La mise en place de l’alliance AUKUS et le départ soudain de l’Afghanistan avaient, comme l’a observé un commentateur, confirmé que : « les Chinois de la Maison Blanche conduisent le bus. Et ils ne considèrent pas l’UE en tant que partenaire utile sur les sujets qui comptent pour les États-Unis ». L’UE n’a pas non plus été invitée aux discussions de la semaine dernière, sauf en tant que membre individuel de l’OTAN.

    Cette situation reflète en partie les divisions au sein même de l’UE. Le Kremlin cultive depuis plusieurs années le soutien des forces populistes de droite, notamment en Italie, en France et en Autriche, tandis qu’après la crise de 2014, lorsque la Russie s’est emparée de la Crimée et que le RPD/RPL a été créé, la France et l’Allemagne ont rompu les rangs, intervenant pour tenter de résoudre la question dans ce qui est devenu le Format Normandie, responsable des pourparlers de Minsk. La Pologne aussi, déjà en conflit avec Bruxelles sur la question de savoir si les lois de l’UE l’emportent sur la constitution polonaise, est mécontente que l’UE n’agisse pas fermement sur ce conflit.

    Les États-Unis souhaitent une approche unifiée avec l’UE pour appliquer les sanctions. Il semble que les sanctions contre des personnalités du régime russe, y compris, semble-t-il, contre Poutine lui-même, soient acceptées. Mais la France vient de prendre la présidence de l’UE pour six mois. Macron a explicitement déclaré que les sanctions contre la Russie ne fonctionnent pas, tandis que d’autres membres de l’UE ne sont pas d’accord sur ce qui devrait déclencher les sanctions. La sanction qui semble être largement acceptée consiste à couper l’économie russe du système d’information bancaire SWIFT.

    Le sort du gazoduc Nord Stream 2 est plus controversé. La production de gaz naturel en provenance de Grande-Bretagne, des Pays-Bas et de Norvège devrait diminuer dans les années à venir, au moment même où la demande devrait exploser, car le gaz naturel est considéré comme une source d’énergie plus propre. Pour remédier à cette situation, la Russie a construit le nouveau gazoduc Nord Stream 2 sous la mer Baltique, qui permettra d’acheminer le gaz directement vers l’Allemagne. Il présente l’avantage supplémentaire de priver l’Ukraine des revenus qu’elle tire du transit du gaz.

    Le gazoduc a été rempli à la fin du mois de décembre et attend maintenant que les autorités allemandes délivrent la certification finale pour pouvoir commencer à fonctionner. Un quart du pétrole et plus de 40 % du gaz de l’UE proviennent actuellement de Russie. On estime que Nord Stream 2 a la capacité de répondre à lui seul à un tiers des futurs besoins en gaz de l’UE. Des sanctions contre Nord Stream 2 signifieraient un sérieux affaiblissement de l’économie, en particulier lorsque les prix de l’énergie s’envolent.

    C’est pourquoi les États-Unis se sont heurtés à une résistance pour bloquer Nord Stream 2. La nouvelle coalition fédérale allemande a connu sa première crise majeure sur cette question. Le chancelier Olaf Scholz, du parti social-démocrate, s’oppose publiquement aux sanctions contre Nord Stream 2, ce qui reflète les intérêts de l’élite économique allemande. Merkel a soutenu le projet, et l’ancien chancelier Gerhard Schröder est président du comité des actionnaires de Nord Stream 2. La ministre des affaires étrangères Annalena Baerbock, membre des Verts, appelle toutefois à des sanctions. Elle explique qu’il s’agit d’une “politique étrangère féministe”, bien que si des sanctions et une guerre résultent de cette politique, ce serait un revers majeur pour les femmes en Ukraine et en Russie.

    La Turquie, également membre de l’OTAN, est un autre acteur de ce dangereux jeu de guerre. Erdogan a suggéré que le pays pourrait servir d’hôte aux négociations entre la Russie et l’Ukraine, manquant manifestement l’ironie lorsqu’il a critiqué la Russie en disant « Vous ne pouvez pas gérer ces choses en disant ‘je vais envahir quelque chose, je vais le prendre’. »

    La Turquie et la Russie ont une relation que l’on peut décrire comme une rivalité coopérative, parfois d’accord lorsqu’il s’agit de critiquer les États-Unis, d’autres fois en conflit comme en Syrie. À la suite de la récente guerre du Haut-Karabakh, où l’Azerbaïdjan a bénéficié d’un soutien important de la part de la Turquie, Erdogan a publiquement soutenu la revendication de Kiev sur la Crimée. Une usine proche de Kiev a commencé à produire des drones de conception turque, qui ont déjà été utilisés dans l’est de l’Ukraine.

    Les relations américano-turques sont au plus bas. L’achat par Erdogan de missiles à la Russie en 2019 a entraîné des sanctions de la part des États-Unis. Maintenant, le pays veut acheter des chasseurs américains pour moderniser son armée de l’air. Une partie de l’élite américaine considère toujours Ankara comme un allié potentiel contre la Russie, donc ferme les yeux sur le danger d’un effondrement de l’économie turque, la croissance de l’autoritarisme, et les désaccords précédents par peur de couper complètement les relations, et de laisser la Turquie beaucoup plus proche du pivot Chine-Russie en développement.

    Les plans du Kremlin

    Conscient que le développement de la guerre froide va, selon toute vraisemblance, pousser le Kremlin à se rapprocher du régime chinois, Biden a intérêt à affaiblir une force militaire aussi importante avant qu’une telle union ne gagne trop de terrain. Les affirmations de la Maison Blanche selon lesquelles cette démarche s’inscrit dans le cadre de sa politique de « promotion d’une action collective mondiale pour stimuler la démocratie » ont été balayées par la précipitation à soutenir la répression brutale du régime du Kazakhstan.

    Dans un essai extraordinaire publié par le Kremlin à la mi-2019, Poutine justifie sa conviction que l’Ukraine fait partie de la Russie en se référant, entre autres, à : « Le choix spirituel fait par saint Vladimir… le trône de Kiev [qui] occupait une position dominante dans la Rus antique… la coutume depuis la fin du IXe siècle… le conte des années révolues… les paroles d’Oleg le prophète à propos de Kiev : “Qu’elle soit la mère de toutes les villes russes”. »

    À l’approche des temps modernes, il s’en prend aux bolcheviks de Lénine pour avoir permis au peuple ukrainien de décider lui-même de son destin, en disant : « Le droit pour les républiques de faire librement sécession de l’Union a été inclus dans le texte de la Déclaration sur la création de l’Union des républiques socialistes soviétiques et, par la suite, dans la Constitution de l’URSS de 1924. Ce faisant, les auteurs ont planté dans les fondations de notre État la bombe à retardement la plus dangereuse, qui a explosé dès que le mécanisme de sécurité fourni par le rôle dirigeant du PCUS a disparu… »

    Ces citations à elles seules réfutent toute suggestion selon laquelle Poutine veut restaurer l’URSS ou, comme le font certaines personnalités de gauche, justifier le soutien à la Russie en tant que régime plus progressiste. Il s’inspire de l’ancien empire russe, évoquant systématiquement une union, selon l’ancienne terminologie tsariste, du Bélarus, de la Malorussie (Ukraine du Nord et de l’Ouest), de la Novorossiya (Ukraine du Sud jusqu’à la Moldavie) et de la Crimée.

    Ni dans cet article ni dans la “Stratégie de sécurité nationale” récemment publiée, le Kremlin ne propose une intervention directe pour prendre l’une de ces régions. Mais les commentateurs parlent de “cygnes noirs” – des événements inattendus qui offrent des opportunités d’action. En 2014, le Kremlin a profité des événements autour de l’”Euromaïdan” pour s’emparer de la Crimée et établir une position dans l’est de l’Ukraine. Depuis lors, le conflit militaire s’est poursuivi, faisant jusqu’à présent 14.000 victimes.

    Au cours des deux dernières années, d’autres “cygnes noirs” sont apparus. Le soulèvement en Biélorussie, dont la défaite a été provoquée par l’opposition libérale, a ramené le régime bélarusse dans l’orbite du Kremlin. La guerre du Haut-Karabakh a vu la Turquie renforcer son influence en Azerbaïdjan aux dépens de la Russie, mais a permis au Kremlin de renforcer son emprise sur l’Arménie. Le soulèvement au Kazakhstan a vu le régime de ce pays s’éloigner de la stratégie “multi-vecteurs” de Nazarbayev, qui consistait à trouver un équilibre entre la Russie, la Chine et les États-Unis, Tokayev étant devenu dépendant des forces russes pour soutenir son régime.

    Mais la nouvelle “stratégie de sécurité nationale” publiée l’année dernière est beaucoup plus affirmative. Selon le directeur du Carnegie Moscow Center, la précédente stratégie écrite en 2015 portait sur une autre époque : « À l’époque, les relations avec l’Occident s’étaient déjà fortement détériorées en raison de la crise ukrainienne, mais étaient encore considérées comme récupérables ; une grande partie de la phraséologie libérale héritée des années 1990 était encore utilisée ; et le monde semblait encore plus ou moins unifié. La version actuelle […] est un manifeste pour une ère différente : une ère définie par la confrontation de plus en plus intense avec les États-Unis et leurs alliés ; un retour aux valeurs russes traditionnelles. »

    Il est sans doute vrai que le ton et les ultimatums du Kremlin sont devenus beaucoup plus agressifs.

    Comment cela va-t-il se concrétiser dans la pratique ? Le “plan A” semble bien être la poursuite des négociations pour limiter l’expansion de l’OTAN vers l’est. Mais la Maison Blanche ne semble pas prête à accepter un compromis sur cette question. Plus le Kremlin fait monter les enchères avec ses mouvements de troupes et ses jeux de guerre pour faire pression sur l’Ouest, plus l’Ouest déplace des armes vers l’Ukraine et brandit la menace d’une guerre, plus le risque d’une escalade accidentelle est grand. Le “plan B” semble se rapprocher alors que les négociations sont au point mort. Une décision officielle du Parlement et du gouvernement russes de reconnaître les deux républiques confirmerait le processus, par lequel la Russie a commencé à délivrer en masse des passeports russes et à ouvrir les relations commerciales. Les troupes russes se déplaceraient alors dans les deux républiques.

    Une nouvelle escalade, si des missiles de l’OTAN sont placés en Ukraine, pourrait entraîner le déplacement des missiles russes vers d’autres pays. Cuba et le Venezuela ont été mentionnés. Une autre option serait une intervention rapide dans la partie principale du pays pour porter un coup à l’armée ukrainienne, avant de se retirer comme cela s’est produit lors de la guerre de 2008 contre la Géorgie, lorsque l’armée russe a attaqué la ville de Gori.

    Une escalade plus profonde en Ukraine semble problématique. En 2014, d’âpres combats ont empêché le camp pro-russe d’ouvrir le corridor dans le sud autour de la ville de Marioupol. Poutine a dû renoncer à son objectif initial de s’emparer de l’ensemble de la “Novorossiya”. Aujourd’hui, l’armée ukrainienne est mieux entraînée et équipée, mais surtout, la population ukrainienne considérera une telle attaque comme une invasion et y résistera avec acharnement.

    Contrairement à cette époque, où une frénésie patriotique après la prise de contrôle de la Crimée s’est installée, la population russe est aujourd’hui beaucoup plus méfiante à l’égard du Kremlin. L’Omicron a frappé la population largement non vaccinée, tandis que la situation économique et le renforcement spectaculaire de l’autoritarisme ont sapé le soutien au régime. Un sondage d’opinion publié cette semaine suggère que la majorité des Russes ne croit toujours pas qu’il y aura une guerre, bien qu’une majorité la craigne, considérant la situation non pas comme un conflit avec l’Ukraine mais avec l’Amérique, dans laquelle : « L’Ukraine – est un simple pion dans le jeu plus vaste joué par l’Amérique… c’est simplement le jeu des États-Unis, avec les pays occidentaux et l’OTAN, qui utilisent l’Ukraine pour faire pression sur la Russie. »

    De manière très significative, les grandes entreprises ont elles aussi peu d’enthousiasme pour une guerre. Le récent krach boursier a fait disparaître 150 milliards de dollars de la valeur des grandes entreprises et le rouble est en chute libre. Pour l’instant, les entreprises ne s’expriment pas. Comme le fait remarquer un banquier d’affaires anonyme : « Si personne ne veut la guerre, ne vous attendez pas à ce que les grandes entreprises se lèvent et expriment leur opposition. Nous sommes devenus des passagers. Les milieux d’affaires ne discuteront de la guerre que dans leurs cuisines. Tout le monde restera silencieux en public. »

    Ce commentaire expose cependant un réel danger. Depuis 2014, la base sociale de l’autocratie du Kremlin est devenue de plus en plus étroite. Poutine est de plus en plus isolé, ce qui est aggravé par sa peur du coronavirus. Les visiteurs de sa résidence doivent se mettre en quarantaine pendant deux semaines, avant de passer par un “tunnel de désinfection” spécialement fabriqué. La situation est donc très dangereuse, car il n’y a plus de contrôles, plus de mises en garde pour empêcher le Kremlin de prendre des décisions désastreuses.

    L’Ukraine en crise

    En apparence, et surtout si l’on écoute les discours du président Volodymyr Zelensky, 2021 a été une bonne année pour l’Ukraine. Le PIB a chuté en 2020 de 4 % pendant la pandémie, il a réussi à croître en 2021 de 3,1 %. Le ministère de l’économie, et Zelensky lui-même, se vantent que le PIB du pays a désormais atteint son plus haut niveau post-soviétique, soit 200 milliards de dollars. Pourtant, cette affirmation ne tient pas la route : selon le même ministère, le PIB en 2020 n’était que de 156 milliards de dollars. En 2008, il était de 180 $ et en 2013 de 183 $.

    D’autres statistiques démontrent la situation réelle. Les revenus des ménages sont inférieurs de 20% à ce qu’ils étaient en 2013, l’inflation est officiellement d’environ 10% et le chômage a atteint 9,7%. Lorsqu’il a été élu, Zelensky a promis que le PIB augmenterait de 40% en 5 ans, qu’il ferait pression pour que l’Ukraine rejoigne l’UE et qu’il résoudrait le conflit dans l’Est de l’Ukraine par des négociations avec la Russie. Il a échoué sur tous ces points.

    Compte tenu de ces échecs, la cote de Zelensky dans les sondages est en baisse. L’année dernière, dans un élan populiste, il a présenté une loi censée restreindre les droits des oligarques à posséder des entreprises et des médias, ainsi qu’une campagne contre la “corruption”. La première de ces mesures a été considérée comme une attaque contre les oligarques pro-russes, ce qui lui a valu les foudres du Kremlin. Quant aux mesures contre la corruption, comme l’a exprimé un commentateur : « Jusqu’à présent, aucun des principaux corrompus n’a souffert, et il y a une raison concrète à cela : la coopération avec le bureau du président ! »

    Alors que les critiques se multipliaient au sein de ses propres cercles, Zelensky a désormais pris des mesures contre certains de ses anciens partisans, limogeant par exemple le président de la Rada, le Parlement, Dmytro Razumkov.

    Ces mesures n’ont pas contribué à rétablir sa cote. De fortes augmentations des prix des services publics se profilent également à l’horizon. Selon un sondage d’opinion réalisé en décembre, 67 % de la population estime que le pays va dans la mauvaise direction, contre 36 % il y a deux ans. Seuls 5 % des personnes interrogées ont déclaré que leur situation matérielle s’était améliorée au cours des deux dernières années, tandis que le conflit militaire, la hausse des prix des services publics et les bas salaires ont tous été cités par plus de 60 % des personnes interrogées comme les « problèmes les plus graves ».

    C’est dans ce contexte que l’atmosphère guerrière est attisée en Ukraine. En décembre, Zelensky a annoncé qu’un coup d’État pro-russe était sur le point d’avoir lieu. Ce complot semble avoir été régurgité par le Foreign Office de Boris Johnson, qui prétend cette semaine avoir découvert un complot visant à installer un gouvernement pro-russe à Kiev. Cette suggestion est accueillie avec dérision à Kiev. Un ancien porte-parole du ministère ukrainien des affaires étrangères a réagi en déclarant : « Ce scénario ne fonctionnerait que si une véritable invasion prenait le contrôle de Kiev. La ville serait décimée, ses terres brûlées, et un million de personnes fuiraient. Nous avons 100 000 personnes dans la capitale avec des armes, qui se battront… Il y a peut-être un plan, mais ce sont des conneries. »

    Cette dernière affirmation du gouvernement de Johnson donne une autre tournure aux divisions en Europe. Essayant sans doute de détourner l’attention de la crise existentielle à laquelle son gouvernement est confronté, Johnson a déclaré que le ministère britannique des Affaires étrangères intensifiait son activité pour faire respecter l’unité de l’OTAN derrière la direction des États-Unis, tout en critiquant la suggestion de Macron selon laquelle il est maintenant temps d’établir une structure de défense européenne, et le flottement du gouvernement allemand sur les sanctions de Nord Stream 2.

    En Ukraine, le nombre de personnes qui pensent désormais que la guerre peut être évitée par des négociations est en baisse. Une minorité pense que la Russie prépare une invasion à grande échelle. De l’avis de beaucoup, il est beaucoup plus probable que la Russie fasse une incursion et intensifie son activité militaire dans la zone de conflit entre les républiques non reconnues et le reste de l’Ukraine. Un sondage d’opinion réalisé à la mi-décembre a montré qu’une majorité de personnes vivant en Ukraine résisteraient à une invasion de la Russie, 33 % d’entre elles prenant les armes pour le faire.

    La situation est rendue plus complexe par le sentiment d’avoir été abandonnés par l’Occident. Il y a un sentiment croissant d’anti-OTAN avec des commentaires tels que : « C’est comme s’ils nous avaient abandonnés. Seuls la Grande-Bretagne, les pays baltes et la Pologne se portent bien. Et aux États-Unis, le président est mauvais, une loque, mais il y a aussi des gens bien là-bas, qui devraient se lever pour s’opposer au président. »

    La polarisation mondiale qui se développe modifie les relations entre la Russie et la Chine. Il n’y a pas si longtemps, elles se disputaient l’influence. Aujourd’hui, elles se rapprochent – toutes deux ont des régimes autoritaires de droite, ont peur de leurs propres peuples et utilisent l’agression américaine dans la guerre froide qui se développe actuellement pour présenter leurs pays comme étant confrontés à une attaque étrangère. Ils ont tous deux soutenu le coup d’État au Myanmar, Lukashenko au Belarus et le régime du Kazakhstan.

    La Chine considère la situation en Ukraine comme un autre exemple d’agression américaine. Il y a toutefois une nuance importante. Elle a demandé à Poutine de ne pas déclencher de guerre en Ukraine avant la fin des Jeux olympiques d’hiver. Poutine prévoit d’assister à l’ouverture des jeux et testera sans doute le soutien qu’il peut attendre de Pékin, tandis que si la situation s’envenime en Ukraine, cela créera un précédent pour les actions de la Chine en mer de Chine méridionale et à Taïwan.

    La guerre peut-elle être évitée ?

    Les différentes parties n’ont peut-être pas l’intention d’intensifier le conflit. Mais avec leur bellicisme et leurs ultimatums, leurs intérêts nationaux/impérialistes, la situation pourrait facilement devenir incontrôlable. Même si une guerre ne se développe pas, étant donné la polarisation croissante du monde entre les différents intérêts impérialistes, ce n’est qu’une question de temps avant que de nouveaux conflits “par procuration” ne se développent ici ou ailleurs. D’où la nécessité de construire un mouvement anti-guerre de masse. Sur quelle base ?

    Il ne peut y avoir aucune confiance dans les négociations de paix menées par les puissances impérialistes. C’est le conflit entre les intérêts des différentes puissances impérialistes qui crée les conditions du développement de telles guerres. Les forces et les équipements de toutes les forces impérialistes – Russie et OTAN – doivent être retirés d’Ukraine et d’Europe de l’Est.

    L’Ukraine a le droit de se défendre, la question est de savoir dans quel intérêt et de quelle manière. L’élite dirigeante appellera à l’unité nationale, ce qui signifie en réalité la défense du pouvoir des oligarques, qui, depuis l’indépendance, a laissé l’Ukraine sauter d’une crise à l’autre tandis que les riches deviennent tout simplement de plus en plus riches. L’extrême droite et les bellicistes attiseront les humeurs nationalistes réactionnaires, ce qui laissera les Ukrainiens se battre seuls, et plutôt que de mettre fin au conflit, ils augmenteront la haine et prolongeront le conflit.

    Mais la guerre n’est pas dans l’intérêt de la classe ouvrière. Une classe ouvrière organisée défendrait ses foyers et ses lieux de travail, et unie dans un mouvement anti-guerre puissant en Ukraine pourrait lancer un appel de classe aux travailleurs de Russie et d’ailleurs pour qu’ils agissent eux-mêmes pour arrêter la guerre.

    Pour arrêter réellement la guerre, il faut cependant un mouvement international, des manifestations de masse et même des grèves aux États-Unis, en Russie et dans les pays de l’OTAN. Mais comme l’ont montré les précédents mouvements anti-guerre, même les énormes protestations mondiales contre l’invasion de l’Irak, impliquant des millions de personnes, n’ont pas suffi à arrêter la guerre.

    ASI soutient l’appel lancé par nos camarades de Sotsialisticheskaya Alternativa en Russie et en Ukraine pour s’opposer à la guerre : « Les socialistes appellent tous les travailleurs et étudiants conscients à commencer à construire un mouvement anti-guerre fort et international, en le retournant contre quiconque tente d’allumer une guerre entre les peuples. Nous ne nous battons pas pour un pacifisme abstrait, mais pour une lutte unie contre le système qui cause la guerre, la pauvreté, la catastrophe climatique et écologique, les pandémies et l’autoritarisme. »

    Pour cela, il faut construire des mouvements politiques puissants pour s’opposer aux élites dirigeantes capitalistes qui profitent de la guerre, pour que les compagnies pétrolières et gazières et les autres ressources détenues par les oligarques deviennent des propriétés publiques démocratiques, et pour mettre fin à la domination des bellicistes impérialistes en garantissant les droits réels à l’autodétermination et la construction d’une fédération socialiste véritablement démocratique en Europe et dans le monde.

  • L’impérialisme capitaliste d’État chinois


    Dans cette première partie, Per-Åke Westerlund examine la croissance de l’impérialisme chinois et ce que cela signifie pour la construction de la solidarité internationale des travailleurs contre le capitalisme international. La seconde partie sera publiée demain.

    Par Per-Åke Westerlund, Exécutif international de l’ISA

    Ces dernières décennies, la Chine, devenue l’atelier du monde, a été le principal moteur de la mondialisation capitaliste. Les entreprises multinationales, en particulier celles des États-Unis, ont réalisé des superprofits sans se soucier de la dictature et des conditions de travail en Chine. Il s’agissait d’un processus gagnant-gagnant pour les classes dirigeantes des deux États – la croissance économique et la faible inflation ont contribué à masquer et à atténuer l’accumulation des contradictions.

    Ce processus ne pouvait pas durer éternellement et a commencé à s’inverser. A l’instar de l’impérialisme allemand contre l’Empire britannique jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’impérialisme américain est aujourd’hui concurrencé par Pékin dans tous les domaines – économie, technologie, finances, armée et relations internationales. L’impérialisme “engendre des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents”, expliquait Lénine, et à son époque, cela a débouché sur une guerre ouverte. Aujourd’hui, nous avons une guerre froide.

    Une confrontation impérialiste à long terme

    Le bilan de l’impérialisme américain est clair comme de l’eau de roche. Washington n’a jamais hésité à recourir à la guerre et à la force pour maintenir son pouvoir. C’est la plus grande puissance militaire que le monde ait jamais vue. Son concurrent, l’impérialisme chinois, est une dictature brutale contre les travailleurs et toute opposition. Ces deux forces sont maintenant positionnées pour une confrontation impérialiste mondiale à long terme. La guerre froide variera en intensité, comportera de nouveaux rebondissements et alliances, mais ne disparaîtra pas. En parallèle, la course aux armements s’intensifie, et les dépenses militaires et exportations d’armes atteignent des records.

    Les socialistes et la classe ouvrière doivent avoir une position socialiste indépendante et révolutionnaire et organiser la lutte contre toutes les forces impérialistes. Aucune puissance impérialiste, et encore moins les forces militaires, ne pourront jamais “libérer” les opprimés. Les politiciens capitalistes américains qui, aujourd’hui, condamnent soudainement la dictature en Chine, ont fermé les yeux sur celle-ci pendant des décennies – et font encore de même avec des régimes dictatoriaux comme celui de l’Arabie Saoudite. De même, la lutte contre l’impérialisme américain ne peut en aucun cas justifier le soutien au régime de Pékin. Cependant, certains groupes de “gauche” ont soutenu les bombardements américains en Libye en 2011 et d’autres qualifient la critique de la dictature chinoise de soutien à l’impérialisme américain.

    Il n’y a aucun doute sur qui profite du régime en Chine aujourd’hui. C’est une société extrêmement inégalitaire qui compte 878 milliardaires en dollars, soit une augmentation de 257 en 2020 et bien plus que les 649 milliardaires américains. Dans la même veine, l’éducation, les soins de santé et le logement sont largement privatisés et les travailleurs n’ont aucun droit sur les lieux de travail. L’accaparement des terres par les autorités et les scandales environnementaux sont fréquents.

    Les vrais socialistes se définissent par leur soutien aux luttes des travailleurs partout dans le monde. En Chine, les travailleurs qui luttent pour leurs droits subissent une répression sévère de la part du régime, y compris des enlèvements, la torture et la prison. La machine étatique d’oppression est énorme – des millions de personnes sont employées dans la police, l’armée, les agences de renseignement et l’énorme appareil de surveillance. Ce système fonctionne en coopération avec des entreprises chinoises privées et publiques – mais aussi avec les entreprises américaines et occidentales présentes dans le pays. Les capitalistes et les gouvernements internationaux craignent les mouvements révolutionnaires, quel que soit le pays – s’ils apportent parfois un soutien hypocrite, c’est pour faire dérailler ces luttes et les étouffer de leur étreinte.

    Alternative Socialiste Internationale défend la solidarité et le soutien à la lutte des travailleurs en Chine, à Hong Kong et dans le monde. Toute lutte pour les conditions de travail, les emplois, les salaires, l’environnement, l’éducation et d’autres questions importantes devient immédiatement une lutte contre la dictature du PCC (Parti Communiste Chinois) à Pékin. La répression brutale de l’État finit par être utilisée contre toute plaintes et manifestations locales. Par conséquent, les revendications démocratiques – le droit de manifester, d’organiser des syndicats, la liberté d’Internet et des médias – sont au cœur de toute lutte en Chine et à Hong Kong, et sont intimement liées à la lutte pour l’amélioration des conditions de vie et de l’environnement. Les revendications démocratiques deviennent révolutionnaires car elles constituent une menace pour le régime et ne peuvent être obtenues que par une lutte de masse révolutionnaire de la classe ouvrière.

    Les socialistes doivent être préparés à la confrontation entre l’impérialisme américain et l’impérialisme chinois. Le véritable internationalisme de la classe ouvrière signifie solidarité et lutte contre le système capitaliste et impérialiste mondial, pour que les travailleurs et les opprimés prennent le pouvoir.

    Qu’est-ce que l’impérialisme ?

    Le classique de l’analyse marxiste est « l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme » de Lénine, écrit en 1916. Pour comprendre et expliquer cette nouvelle phase, il analyse le capitalisme mondial plutôt qu’un ou deux pays, et les processus sur une plus longue période. C’est ce que les marxistes appellent aujourd’hui des perspectives. L’impérialisme se développe avec la concentration du capital. Les entreprises géantes en croissance deviennent des monopoles, « une loi générale et fondamentale du stade actuel de développement du capitalisme ». Cela signifie qu’en s’associant avec les banques et en étant contrôlé par elles, le capital financier prend le pouvoir. C’est un capitalisme en décomposition et parasitaire : « l’essentiel des profits va aux “génies” de la manipulation financière ». Il n’y a plus de “frontière” entre le capital spéculatif et le capital productif.

    Toutes les caractéristiques de l’impérialisme décrites par Lénine existent depuis des décennies en Chine. L’économie produit pour un marché de masse, en Chine et dans le monde, mais l’appropriation des bénéfices est privée, pour les capitalistes étrangers et chinois. Quelques monopoles dominent dans toutes les sphères de l’économie – finance, énergie, internet, etc – et, en Chine, avec des caractéristiques de capitalisme d’État. Lénine, dans L’impérialisme, a montré les « liens personnels » des grandes entreprises avec les banques et le gouvernement, en Allemagne et ailleurs. C’était également le cas pour la confiscation de terres et la spéculation foncière, une question qui a suscité de nombreuses contestations en Chine.

    En Chine, les entreprises privées et les puissants capitalistes travaillent main dans la main avec la dictature d’État du PCC. Les plus grands milliardaires sont membres du PCC et les ministres, généraux et dirigeants du parti sont plus riches que n’importe quel autre gouvernement dans le monde. Le concept de “ploutocratie et bureaucratie” de Lénine – les super riches et l’État – a atteint sa perfection en Chine sous la forme du capitalisme d’État. Cependant, comme dans toutes les sociétés capitalistes, cela ne crée en aucun cas la stabilité, mais empile les contradictions et prépare de nouvelles crises.

    Pas de super-impérialisme

    Lénine s’est fermement opposé à la théorie de Karl Kautsky, selon laquelle l’impérialisme fusionnerait en une seule union, “l’ultra-impérialisme”. Selon cette théorie, les guerres et les conflits cesseraient, tandis que l’exploitation financière se poursuivrait. C’était un argument contraire au marxisme, qui définit la bourgeoisie comme des classes capitalistes nationales, incapables de surmonter leurs intérêts nationaux. En outre, la théorie du super-impérialisme entretenait l’illusion d’un développement pacifique de l’impérialisme. C’était la théorie de Lassalle qui considérait la bourgeoisie comme “une masse grise”, au lieu de comprendre ses conflits internes et ses scissions, sur une scène mondiale.

    Selon Lénine, “une caractéristique essentielle de l’impérialisme est la rivalité entre plusieurs grandes puissances dans la lutte pour l’hégémonie, c’est-à-dire pour la conquête de territoires, non pas tant directement pour elles-mêmes que pour affaiblir l’adversaire et saper son hégémonie”. L’impérialisme moderne signifie “la compétition entre plusieurs impérialismes”. Après la Seconde Guerre mondiale, l’impérialisme américain était le leader du bloc capitaliste, dans une guerre froide contre l’Union soviétique principalement, mais aussi contre la Chine. Ces deux derniers pays étaient des économies planifiées bureaucratiques non capitalistes dirigées de manière dictatoriale par des partis “communistes” qui n’étaient pas de véritables partis, mais l’appareil d’État. Lorsque le stalinisme s’est effondré en Union soviétique et que le capitalisme a été rétabli en Chine, l’impérialisme américain semblait rester la seule superpuissance.

    Toutefois, le rapport de forces entre les puissances évolue au fil du temps, principalement en fonction de la puissance économique. La croissance de l’économie chinoise par rapport à celle des États-Unis et le développement de l’Asie comme principale arène de croissance économique ont entraîné un changement progressif et une concurrence. Dans un certain sens, c’est devenu comme la concurrence du capitalisme allemand contre les Britanniques à partir des années 1870. Dans des domaines de production clés tels que l’acier, l’Allemagne est passée de la moitié du niveau de production britannique à une production deux fois plus importante. Sur la base de l’expérience de la Première Guerre mondiale, Lénine a demandé : “sous le capitalisme, quelle autre résolution des contradictions peut être trouvée que celle de la force ?” Aujourd’hui, bien que les États-Unis et la Chine soient tous deux capitalistes, il y a une guerre froide. Ce qui empêche une guerre chaude, c’est l’existence d’armes nucléaires qui pourraient détruire le monde entier. Une raison toute aussi importante est qu’une grande majorité de la population s’oppose à la guerre.

    Des incidents militaires et des guerres par procuration, comme en Syrie, sont possibles, mais une guerre totale entre les États-Unis et la Chine n’est pas sur la table pour le moment. La guerre froide se poursuivra et, contrairement à de nombreuses prédictions, les classes dirigeantes des deux camps risquent de perdre du terrain en conséquence. Le soutien initial au nationalisme sera contrecarré par le coût du conflit et les graves crises politiques, économiques, environnementales et sociales internes dans les deux pays et blocs.

    Diviser le monde

    Dans la définition de l’impérialisme de Lénine, le développement des monopoles et le rôle du capital financier sont liés à la mondialisation : l’exportation de capitaux, le développement des entreprises multinationales et transnationales, et “la division territoriale du monde entier entre les plus grandes puissances capitalistes”. En quelques décennies, à la fin des années 1800, les principales puissances impérialistes se sont partagé le monde. Lénine les appelle “deux ou trois puissants pillards mondiaux armés jusqu’aux dents”. [Ce partage du monde] était le résultat d’un « énorme “surplus de capital”… dans les pays avancés ». Les capitalistes y ont été forcés par la concentration du capital et du monopole. Celle-ci a conduit à une course aux ressources et aux marchés, aux profits et au pouvoir, dans les pays moins développés où “le prix de la terre est relativement bas, les salaires sont bas, les matières premières sont bon marché”. Il s’agissait également d’une “lutte pour les sphères d’influence”.

    Dans les années 1800, l’Empire britannique était le premier producteur pour le marché mondial. Sa supériorité technologique dans la production de textiles, de machines, etc., a ruiné la production locale à petite échelle dans d’autres pays, par exemple en Amérique latine. Bien que Lénine ait décrit le processus comme un partage définitif du globe, il a également souligné que “des repartages sont possibles et inévitables”. Cela s’est bien sûr avéré à maintes reprises depuis lors, notamment lors des deux guerres mondiales impérialistes. Les années 1900 ont également vu l’impérialisme américain devenir la puissance impérialiste dominante, reléguant les autres puissances impérialistes au second plan.

    Pendant une période relativement longue, l’impérialisme américain a accepté la croissance économique de la Chine, car Pékin semblait accepter de rester une sorte de sous-traitant. Cependant, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, alors que l’économie chinoise est en passe de devenir la plus importante au monde, plusieurs processus ont modifié l’équilibre entre les deux puissances. Le modèle capitaliste d’État chinois semblait moins endommagé par la crise mondiale de 2008-09 et le régime a pris des mesures audacieuses. En 2015, le programme “Fabriqué en Chine 2025” a été publié : il vise à ce que la Chine devienne le leader dans les domaines de la technologie et à devenir moins dépendant de l’Occident et des États-Unis.

    L’initiative Nouvelle Route de la Soie (Belt and Road Initiative, BRI) est un réseau géant d’accords entre la Chine et les gouvernements de plus de 100 pays sur tous les continents. Son lancement montre que la Chine suit la loi générale du capital qui dépasse les frontières nationales. Les routes, les chemins de fer, les ports, les aéroports, les pipelines, etc. de la BRI relieront les États participants à l’économie chinoise par le biais du commerce, de prêts et de dettes. La BRI donne à la Chine un accès aux infrastructures, aux sources d’énergie et aux terres. Elle augmentera l’utilisation de la technologie chinoise dans les pays participants. Les investissements directs étrangers annuels de la Chine ont quadruplé entre 2009 et 2016, atteignant près de 200 milliards de dollars. Au total, les sorties d’Investissement Direct à l’Etranger de la Chine entre 2005 et 2020 s’élèvent à près de 2100 milliards de dollars. Un tiers de cette somme a été investi dans les ressources énergétiques.

    Les chemins de fer

    Dans L’impérialisme, Lénine écrit : « La construction des chemins de fer semble être une entreprise simple, naturelle, démocratique, culturelle, civilisatrice : elle apparaît ainsi aux yeux des professeurs bourgeois qui sont payés pour masquer la hideur de l’esclavage capitaliste, ainsi qu’aux yeux des philistins petits-bourgeois. En réalité, les liens capitalistes, qui rattachent par mille réseaux ces entreprises à la propriété privée des moyens de production en général, ont fait de cette construction un instrument d’oppression pour un milliard d’hommes (les colonies plus les semi-colonies), c’est-à-dire pour plus de la moitié de la population du globe dans les pays dépendants et pour les esclaves salariés du capital dans les pays “civilisés”. 200 000 kilomètres de nouvelles voies ferrées dans les colonies et les autres pays d’Asie et d’Amérique représentent plus de 40 milliards de marks de capitaux nouvellement investis à des conditions particulièrement avantageuses avec des garanties spéciales de revenus, des commandes lucratives aux aciéries, etc., etc. »

    Au cours des dix dernières années, 34 pays ont signé des contrats avec des sociétés chinoises pour la construction de nouveaux chemins de fer. Il s’agit notamment des lignes Chine-Laos, Addis-Abeba-Djibouti, Mombasa-Nairobi, Lagos-Ibadan, et de nombreux autres chemins de fer spectaculaires. Ils sont construits par les principales entreprises chinoises de construction ferroviaire, financés par des prêts de la Chine et faisant également appel à un grand nombre d’ouvriers et de techniciens chinois. Au total, des projets ferroviaires d’une valeur de 61,6 milliards de dollars ont été signés entre des gouvernements et des entreprises chinoises entre 2013 et 2019. Les projets d’infrastructure ne sont pas des œuvres de bienfaisance, mais sont construits pour transporter plus efficacement les importations et les exportations, donnant accès au pétrole, aux minéraux et aux autres ressources naturelles, et établissant un lien politique entre le régime du PCC en Chine et les gouvernements du monde entier.

    Les dettes

    Déjà en 1916, Lénine soulignait également que le capital financier avait une forte emprise sur les pays dans le besoin. « De nombreux pays étrangers, de l’Espagne aux États des Balkans, de la Russie à l’Argentine, au Brésil et à la Chine, se présentent ouvertement ou secrètement sur le grand marché monétaire avec des demandes de prêts parfois très persistantes. » En outre, il a montré comment les prêts étaient liés à des demandes d’exportation : « La chose la plus habituelle est de stipuler qu’une partie du prêt accordé doit être consacrée à des achats dans le pays créancier, notamment à des commandes de matériel de guerre, ou de navires, etc. »

    Dans les années 2000, la Chine est devenue le principal créancier et exportateur de capitaux. Une étude des économistes Sebastian Horn, Carmen M. Reinhart et Christoph Trebesch (Harvard Business Review, février 2020) a révélé que « l’État chinois et ses filiales ont prêté environ 1 500 milliards de dollars en prêts directs et en crédits commerciaux à plus de 150 pays dans le monde. Cela a fait de la Chine le plus grand créancier officiel du monde – dépassant les prêteurs traditionnels et officiels tels que la Banque mondiale, le FMI ou tous les gouvernements créanciers de l’OCDE réunis. »

    La plupart des prêts sont liés à des investissements dans les infrastructures et les ressources naturelles par l’État chinois et les entreprises chinoises. Il en résulte une dépendance extrême des pays débiteurs vis-à-vis de la Chine. La plupart des prêts sont basés sur des conditions commerciales ; moins de cinq pour cent seulement sont sans intérêt.

    « Pour les 50 principaux pays en développement bénéficiaires, nous estimons que le stock moyen de la dette due à la Chine est passé de moins de 1 % du PIB des pays débiteurs en 2005 à plus de 15 % en 2017. Une douzaine de ces pays ont une dette d’au moins 20 % de leur PIB nominal envers la Chine (Djibouti, Tonga, Maldives, République du Congo, Kirghizistan, Cambodge, Niger, Laos, Zambie, Samoa, Vanuatu et Mongolie). » (Horn, Reinhart et Trebesch).

    L’enquête sur les prêts accordés par la Chine, jusqu’en 2017, souligne son rôle majeur dans le capital financier mondial. « Si l’on ajoute les dettes de portefeuille (dont les 1 000 milliards de dollars de dette du Trésor américain achetés par la banque centrale chinoise) et les crédits commerciaux (pour acheter des biens et des services), les créances globales du gouvernement chinois sur le reste du monde dépassent 5 000 milliards de dollars au total. En d’autres termes, les pays du monde entier devaient plus de 6 % du PIB mondial en dettes à la Chine en 2017. » (Horn, Reinhart et Trebesch).

    En novembre 2020, la Zambie est devenue le premier pays au cours de la pandémie à faire défaut sur le paiement de sa dette. Sur sa dette de 11,2 milliards de dollars, 3 milliards sont dus à la Chine, mais en réalité ce qui est dû à la Chine est bien plus. Le régime chinois s’est particulièrement intéressé à ce pays qui est le deuxième producteur de cuivre d’Afrique. Pendant la pandémie, Pékin a également promis des prêts pour couvrir l’achat de vaccins chinois, par exemple 500 millions de dollars au Sri Lanka.

    Le but des prêts et des connexions chinoises avec les gouvernements et présidents n’est pas d’améliorer la vie des masses pauvres de ces pays. Au contraire, le paiement des dettes prend une part croissante dans les dépenses publiques, les conditions de travail se dégradent et l’exploitation et la pauvreté augmentent, comme c’est le cas actuellement en Zambie. De nombreux régimes de l’initiative “Nouvelle Route de la Soie” sont autoritaires et s’attaquent constamment aux droits démocratiques. Le régime et le système chinois font partie intégrante du système capitaliste mondial.

  • Accord sino-iranien – La «nouvelle guerre froide» remodèle les relations internationales

    Au ministère des Affaires étrangères d’Iran, après la signature de l’accord de coopération de 25 ans entre la Chine et l’Iran, mars 2021. Photo : Fars News Agency, sous licence Creative Commons Paternité 4.0 International.

    Un accord de « partenariat stratégique » a été signé entre la Chine et l’Iran fin mars. Il marque une nouvelle étape dans les tensions croissantes entre les impérialismes chinois et états-unien.

    Par Nina Mo, Sozialistische LinksPartei (Parti de gauche socialiste, section autrichienne d’ASI)

    L’accord récemment signé entre l’Iran et la Chine pour une durée de 25 ans augmente encore les tensions impérialistes entre les États-Unis et la Chine, tout en les révélant au grand jour. Il témoigne de l’influence croissante qu’exerce la Chine au Moyen-Orient, tout en démontrant le déclin l’impérialisme états-unien, en particulier dans cette région. Bien que l’on ignore encore le contenu exact de l’accord final, ses premières moutures prévoyaient que la Chine investisse jusqu’à 400 milliards de dollars dans l’économie iranienne au cours des 25 prochaines années en échange d’une réduction sur ses achats de pétrole iranien. La majeure partie de ces investissements se feront dans le secteur gazier et pétrolier.

    L’Iran aurait également promis d’importantes concessions économiques à la Chine, allant jusqu’à lui laisser des monopoles, notamment dans le secteur des technologies, ainsi que dans la mise en œuvre de la stratégie de sécurité de la Chine pour l’initiative « Nouvelle route de la soie ». Avec le renfort de la coopération militaire, l’Iran devrait devenir un important débouché pour les armes chinoises au Moyen-Orient.

    Il est difficile de prédire les effets réels de cet accord sur l’économie iranienne elle-même, d’autant plus que les données concrètes n’ont toujours pas été entièrement révélées. Mais cet afflux important de capitaux chinois pose la question de savoir si les entreprises publiques iraniennes s’ouvriront à la privatisation ou si, en général, la présence de capitaux chinois pourrait repousser la part de marché détenue par les entreprises « nationales ». Cela pourrait entraîner encore plus de luttes de classe autour d’enjeux tels que la privatisation, les conditions de travail, etc., ainsi qu’une hausse des conflits au sein du régime lui-même. Le fait que certaines personnalités membres des factions ultra-orthodoxes du régime, liées au corps des Gardiens de la révolution islamique (qui contrôle, par exemple, une grande partie du secteur de l’énergie), se soient opposées à cet accord en est un indice parmi d’autres. Bien sûr, cet accord n’en est encore qu’à un stade précoce, et il reste à voir comment sa mise en œuvre se déroulera.

    Incidences politiques et politiques nationales

    Certains analystes bourgeois ont tendance à exagérer l’ampleur réelle de l’accord ; en effet, son effet principal et immédiat ne concerne pas tant ses aspects économiques que les stratégies politiques de ses deux parties dans le contexte de la crise du capitalisme mondial et des revirements dans les relations internationales.

    Contrairement à ce qu’affirment certaines personnes, cet accord n’apportera pas une nouvelle croissance économique et des investissements économiques permettant de reconstruire massivement l’Iran et d’y créer un grand nombre d’emplois. Étant de plus en plus isolé sur le plan international, et faisant face à une pression grandissante de la part des États-Unis (l’élection de Joe Biden n’ayant en rien contribué à la réduire), le régime iranien considère le partenariat politique avec la Chine comme un contrepoids nécessaire. En outre, avec la forte diminution des exportations de pétrole au cours des dernières années, le régime fait également face à un déficit budgétaire record, ce qui renforcera l’inflation (les premiers effets s’en ressentent déjà).

    Vu l’intensification des luttes ouvrières à propos de questions politiques et économiques ces dernières années, le renversement du régime islamique est une menace sérieuse et réelle. Pour le régie, sa propre survie est une de ses préoccupations les plus vitales. Le régime tente de jouer sur la division entre les puissances mondiales pour sortir de sa stagnation économique et éviter une grave crise politique et sociale. Le pays est miné par la pauvreté, la faim et de graves problèmes économiques. La crise de la COVID a été extrêmement mal gérée par le régime ; d’après les autorités, plus de 60 000 personnes sont mortes de la COVID-19 dans le pays. Des évaluations indépendantes suggèrent que les chiffres réels seraient environ quatre fois plus élevés.

    Éviter les faux amis : la nécessité d’une riposte propre à la classe ouvrière

    Non seulement cet accord a accru les tensions au sein de la classe dirigeante iranienne (les forces ultra-islamistes utilisent leur opposition à l’accord pour renforcer leur propagande nationaliste), il a aussi déclenché une vaste controverse au sein des forces opposées au régime, en Iran comme en-dehors. Une campagne intitulée « Non à la République islamique » (#No2IR), qui s’oppose à l’accord tout en appelant au boycott des élections cette année, a récemment pris de l’ampleur. Il est dominé par des célébrités et des monarchistes tels que Reza Pahlavi, l’ancien prince héritier iranien, l’une des figures les plus en vue de la campagne. Le but de ces forces réactionnaires et monarchistes, en s’opposant à l’accord, n’est pas de défendre les intérêts des travailleurs, des travailleuses et des pauvres, mais d’agir dans leurs propres intérêts et dans les intérêts de l’Occident et de l’impérialisme états-unien. Ils affirment par exemple que le régime iranien a « vendu aux enchères les ressources naturelles et la richesse nationale de l’Iran à la Chine ».

    Ce type de propagande nationaliste est particulièrement dangereux, car il se fait l’écho de préoccupations justifiées au sein de la classe ouvrière concernant les interventions économiques étrangères. Après la signature de l’accord, des manifestations ont été organisées par des travailleurs et travailleuses dans diverses villes iraniennes, ainsi que dans d’autres pays par la communauté iranienne en exil, sous des slogans tels que « Ne vendons pas l’Iran ». Ces manifestations ont une perspective nationaliste, et bien qu’elles n’aient pas d’impact majeur pour le moment, elles représentent tant l’opposition à toute politique et mesure prise par le gouvernement qu’une opposition à toute forme d’intervention étrangère. Mais à mesure que la propagande des forces pro-impérialistes s’intensifie, avec des campagnes telles que #No2IR, elles contiennent aussi le danger d’accroitre les illusions envers l’impérialisme occidental ; ce facteur ne doit pas être sous-estimé.

    Il est très clair que la nature de cet accord est de consolider les intérêts des classes dirigeantes et des régimes chinois et iranien afin de stabiliser leur régime. En tant que géant économique, la Chine, tout comme les autres puissances impérialistes, cherche à se développer en exploitant une main-d’œuvre bon marché et en s’assurant un accès aux marchés des matières premières et de l’énergie. Il ne faut pas se faire d’illusions : l’attitude des entreprises et du capital chinois n’est en rien différente de celle des entreprises et du capital occidentaux en Iran. Toutes les entreprises occidentales et orientales qui opèrent dans des pays comme l’Iran le font en exploitant les travailleurs et travailleuses et en leur imposant de rudes conditions de travail. Il n’y a aucune véritable différence entre capitaux chinois, états-uniens, russes ou européens ; il n’y pas non plus une combinaison idéale de capitaux « nationaux » et « étrangers » en Iran.

    Le mouvement ouvrier d’Iran devrait éviter de tomber dans le piège de considérer l’impérialisme chinois ou états-unien comme offrant une véritable libération pour la classe ouvrière et pour les pauvres. À la place, il doit s’opposer à l’influence néfaste des forces monarchistes, nationalistes et bourgeoises, qui tentent d’utiliser cet accord pour concrétiser leur propre programme. Pour renverser le régime iranien, la classe ouvrière doit adopter un point de vue indépendant de toutes ces forces, pour s’opposer au régime ainsi qu’au système capitaliste lui-même.

  • Malgré les projections de croissance, l’économie mondiale reste profondément instable

    Il est difficile de surestimer les ravages causés par la récession mondiale déclenchée par une pandémie en 2020. Il s’agit de la plus grande contraction économique depuis la Grande Dépression des années 1930. Dans le monde entier, des heures de travail équivalentes à 255 millions d’emplois ont été perdues. La Banque mondiale estime que le nombre de personnes en situation de “grande pauvreté”, c’est-à-dire vivant avec moins de 1,90 dollar par jour, est passé de 119 à 124 millions de personnes.

    Par Tom Crean

    Mais tout le monde n’a pas souffert. Selon une analyse du magazine Forbes, la richesse des milliardaires du monde a augmenté de 1.900 milliards de dollars en 2020 ! Les inégalités, tant au sein des nations qu’entre les pays riches et le monde “en développement”, se sont considérablement accrues.

    Les économistes capitalistes sont toutefois désormais optimistes quant aux perspectives de reprise économique mondiale en 2021. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a récemment prévu une croissance économique mondiale de 5,6 % en 2021, après une contraction de 3,5 % en 2020. Cette estimation pour 2021 est en hausse de 1,4 % par rapport à leur projection de novembre. Un bon 1 % de la croissance mondiale supplémentaire estimée est attribué à la loi de relance de 1.900 milliards de dollars adoptée par le Congrès américain au début de ce mois.

    Cette projection repose sur un certain nombre d’hypothèses très optimistes qui doivent être remises en question. Elle ne tient pas compte non plus de toutes les contradictions sous-jacentes du capitalisme contemporain. La reprise, qui repose largement sur des injections fiscales et monétaires sans précédent et non durables, sera très inégalement répartie et sera probablement de courte durée avant que la tendance de l’économie mondiale à la dépression ne se réaffirme.

    Les perspectives concernant la pandémie

    Les projections concernant l’économie mondiale ne peuvent évidemment pas être séparées de l’évolution de la pandémie et des progrès de la vaccination de la population. Certains des pays les plus riches, notamment les États-Unis et la Grande-Bretagne (ainsi qu’Israël), ont fait de grands progrès dans la vaccination de leur population après une gestion désastreuse de la pandémie. Environ un tiers des adultes américains et plus de la moitié des adultes britanniques ont désormais reçu au moins une dose de vaccin. Cela permet d’envisager une réouverture plus large et un “retour à la normale” d’ici l’été.

    En général, les projections de croissance de l’OCDE reposent sur des hypothèses optimistes quant à l’évolution de la pandémie. Mais même dans les semaines qui ont suivi l’annonce de l’OCDE, nous constatons une fois de plus que les échecs des gouvernements capitalistes à contenir le virus et à élaborer un plan mondial rationnel de vaccination continuent de créer de nouveaux dangers pour la santé de la population mondiale et pour la reprise économique.

    La situation dans l’Union européenne (UE) est très révélatrice. L’automne dernier, les médias capitalistes ont salué l’UE comme une réussite au sein des nations les plus riches, notamment par rapport aux États-Unis et au Royaume-Uni. Mais l’UE est aujourd’hui très en retard dans la course à la vaccination, puisque seulement 12 % de la population allemande, par exemple, a reçu au moins une dose. Ce retard est dû en partie à des interruptions d’approvisionnement et à l’impossibilité de s’approvisionner à un stade précoce, le tout aggravé par un processus de distribution extrêmement incompétent. Puis vint la débâcle du vaccin AstraZeneca en Europe, qui a vu la vaccination s’arrêter complètement pendant plusieurs jours avant de reprendre, plusieurs pays européens bloquant ou limitant toujours son utilisation. Cela n’a fait que contribuer à un scepticisme massif à l’égard des vaccins. Tout cela s’est produit au milieu d’une nouvelle vague désastreuse de la pandémie en Europe avec son lot de nouvelles vagues de confinement.

    En plus d’être un coup dur pour le prestige des dirigeants de l’UE comme Merkel et Macron, le chaos vaccinal combiné à la nouvelle vague de COVID a porté un autre coup à l’économie européenne et a mis un grand point d’interrogation sur sa capacité à rouvrir complètement le tourisme cet été. Selon les prévisions actuelles, l’économie de l’UE devrait se contracter de 1,5 % au premier trimestre de 2021 (contre une contraction de 0,8 % auparavant), ce qui signifie que l’UE connaît actuellement une récession à double creux.

    En dehors des pays riches, le rythme de la vaccination est encore plus lent et n’a même pas commencé dans de nombreux pays. Au rythme actuel, on estime qu’il faudrait des années pour vacciner la population mondiale. L’Inde connaît actuellement une nouvelle vague, tandis qu’au Brésil, la propagation de nouveaux variants dangereux et la négligence criminelle du régime Bolsonaro mettent le système de santé à rude épreuve.

    Dès le début, la réponse à la pandémie a été minée par des systèmes de santé qui, même dans des régions relativement riches comme l’Italie du Nord, ont été considérablement affaiblis par des décennies de coupes budgétaires néolibérales. Cette situation est aggravée par l’absence totale d’une réponse et d’une stratégie de vaccination coordonnées au niveau mondial. Les impérialistes de l’UE, du Royaume-Uni et des États-Unis ont protégé les profits et les “droits de propriété intellectuelle” des géants pharmaceutiques et ont refusé de partager gratuitement les vaccins avec le reste du monde, ce qui accélérerait massivement la campagne de vaccination.

    Une telle décision ne serait pas seulement dans l’intérêt de la société, mais aussi dans celui des capitalistes. Plus la pandémie poursuit ses ravages dans de grandes parties du globe, plus il est possible que des variants encore plus dangereux se développent et relancent la pandémie. Mais cette ligne d’action rationnelle est bloquée par la concurrence entre les puissances impérialistes.

    Au lieu de cela, nous assistons au spectacle du “nationalisme vaccinal”. D’un côté, il y a la thésaurisation des vaccins avec l’UE qui impose des contrôles à l’exportation et l’Inde, un important producteur de vaccins, qui interdit les exportations pour le moment. Les États-Unis sont susceptibles de disposer d’un stock massif de vaccins dans les mois à venir, mais ils se sont très peu engagés à partager leurs excédents avec d’autres pays. Entre-temps, la Chine et la Russie ont utilisé les dons de vaccins à des pays particuliers dans le cadre de leur offensive diplomatique dans le cadre de la nouvelle guerre froide avec les États-Unis. Les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon, qui agissent collectivement comme “la Quadrilatérale” en matière de sécurité, ont répondu par un plan visant à produire un milliard de doses de vaccin en Inde, financé par les États-Unis pour l’Asie du Sud-Est, ce qui constitue manifestement une tentative de contrecarrer la diplomatie chinoise en matière de vaccins.

    Les difficultés à atteindre l’immunité collective en raison de l’échec total d’une approche globale d’une crise mondiale et le danger de variants plus mortels laissent présager de sérieuses complications pour la perspective de croissance décrite par l’OCDE.

    L’effet des mesures de relance américaines sur l’économie mondiale

    Toutefois, à moins d’une évolution désastreuse à court terme, les pays riches – en particulier ceux où le déploiement des vaccins est rapide – verront leur économie se rouvrir plus ou moins rapidement au cours de l’année 2021 et un rebond économique significatif est probable. Après un effondrement économique en 2020 touchant 93 pays, les chiffres de croissance sembleront toutefois plus impressionnants qu’ils ne le sont réellement.

    Un facteur clé dans les projections de croissance mondiale est la demande refoulée dans un certain nombre de pays riches. Une partie de la population, notamment de la classe moyenne, a économisé de l’argent pendant la pandémie en travaillant à domicile et en ne voyageant pas. Toutefois, ce sont les mesures de relance massives adoptées dans un certain nombre de pays qui contribuent le plus à la demande. Alors que les mesures de relance adoptées aux États-Unis depuis le début de la pandémie équivalent à 27 % du PIB, celles de l’Allemagne équivalent à 20 % et celles du Japon à probablement 30 %.

    Mais il est clair que le nouveau plan de relance américain revêt une importance internationale particulière. Il équivaut à un pourcentage stupéfiant de 9% du PIB américain ; l’OCDE prévoit maintenant que l’économie nationale américaine connaîtra une croissance de 6,5% cette année, un niveau de croissance jamais atteint depuis le début des années 80. Les effets d’entraînement de l’augmentation de la demande américaine sur les principaux partenaires commerciaux des États-Unis, notamment le Canada et le Mexique, mais aussi la Chine et l’Union européenne, sont également importants. L’année dernière, la demande des pays riches en Equipement de protection individuels (EPI), ordinateurs, équipements d’exercice et divers autres biens de consommation durables a contribué massivement aux exportations chinoises, permettant à la Chine d’être la seule grande économie à afficher une croissance nominale, même si les performances de l’économie ont été considérablement exagérées par le régime. Sur base du nouveau plan de relance américain, la banque UBS a revu à la hausse ses prévisions de croissance des exportations chinoises pour cette année, les faisant passer de 10 % à 16 %.

    Dans les pages financières des grandes publications bourgeoises, on discute beaucoup de la manière dont le projet de loi de relance entrainerait une hausse de l’inflation aux États-Unis et obligerait la Réserve fédérale à augmenter les taux d’intérêt pour couper dans une économie en “surchauffe”. Le plan de relance de Biden et les précédents plans de relance de 2020 ont tous été financés exclusivement par l’emprunt. Après avoir utilisé pendant des décennies le spectre de l’inflation pour justifier des mesures d’austérité, la Réserve fédérale et le département du Trésor américain ont opéré un virage à 180 degrés et déclarent désormais que l’inflation n’est plus une préoccupation majeure. Le directeur de la Fed, Jerome Powell, a déclaré que même si l’inflation se manifestait dans le courant de l’année, elle serait temporaire et ne justifierait pas une hausse importante des taux d’intérêt, ce qui est important car si le coût des emprunts devait augmenter, cela pourrait déclencher la prochaine récession et compliquer les plans de relance. En fait, de nouvelles mesures seront probablement nécessaires, même si elles sont plus ciblées, tandis que les inévitables tentatives de remplacer les mesures de relance par l’austérité risquent de déstabiliser l’économie mondiale au cours de la prochaine période.

    Il faut souligner que la capacité des États-Unis à emprunter des sommes aussi faramineuses repose sur des taux d’intérêt historiquement bas et une inflation faible, ainsi que sur la position du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale. L’impérialisme américain est dans la position privilégiée de pouvoir accéder à des fonds apparemment illimités à très peu de frais. Comme l’a dit Léon Trotsky à propos des politiques du New Deal dans les années 1930, il s’agissait d’une “politique américaine par excellence”, indisponible à la plupart des pays et certainement pas aux pays pauvres. Et si les mesures de relance des pays riches peuvent donner un certain coup de pouce aux pays pauvres, elles auront également tendance à détourner davantage les investissements des pays pauvres et à exacerber leurs propres crises de la dette.

    Biden a maintenant dévoilé un autre plan d’infrastructure massif en deux étapes de 3 à 4 trillions de dollars qui, selon lui, sera financé par une augmentation de l’impôt sur les sociétés et des taxes sur les riches. Bien que cela soit présenté comme faisant partie d’une stratégie de lutte contre le changement climatique et comme un programme d’emploi visant à remédier aux inégalités, ce plan s’inscrit également dans le cadre de l’intensification de la concurrence avec l’impérialisme chinois. Mais alors qu’une partie de la classe dirigeante considérera l’augmentation de l’impôt sur les sociétés comme un prix nécessaire à payer pour atteindre certains objectifs stratégiques, celle-ci rencontrera une résistance importante de la part des sections qui s’opposent à l’augmentation des impôts avec une ferveur toute religieuse.

    L’éloignement de la politique néolibérale

    L’ampleur des mesures adoptées par la classe dirigeante américaine dans cette crise représente un changement de cap majeur. Se référant à l’ampleur de l’intervention fiscale et à la campagne de vaccination, le Financial Times (3/13/21) a récemment souligné : “Pris dans son ensemble, cet élan d’activisme gouvernemental fait écho au New Deal de Franklin Delano Roosevelt pendant la Dépression et aux réformes de la Grande Société de Lyndon Johnson dans les années 1960. Le président américain et de nombreux démocrates espèrent également qu’il pourra devenir une puissante réfutation du commentaire de Ronald Reagan en août 1986 : “les mots les plus terrifiants de la langue anglaise sont : “Je suis du gouvernement et je suis là pour vous aider”. Ce mantra a inauguré une période de déréglementation, de faibles impôts, de dépenses intérieures limitées et de croyance dans les marchés libres comme principaux piliers de la politique économique américaine. Ces recettes ont commencé à être remises en question après la crise financière mondiale, même si elles ont été partiellement ravivées sous l’administration de Donald Trump. Pourtant, elles n’ont pas pu faire face aux assauts de la pandémie, qui a laissé les Américains aspirer à une plus grande implication de Washington, offrant à Biden une chance de combler ce vide.”

    L’abandon de la politique néolibérale par l’élite américaine que décrit le Financial Times résulte de plusieurs facteurs, comme l’a souligné Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge). Tout d’abord, il s’agit de la deuxième crise massive à laquelle le capitalisme est confronté en un peu plus d’une décennie. Pendant la crise financière de 2008-9, l’accent a été mis sur la politique monétaire, en injectant de l’argent (notamment par le biais de l’assouplissement quantitatif) sur les marchés financiers pour soutenir le système bancaire. Mais comme l’admettent les banquiers centraux eux-mêmes, se concentrer uniquement sur la politique monétaire aurait été désastreux cette fois-ci. Les confinements nationaux ont engendré la menace d’un effondrement de la demande et d’une misère de masse qui ne pouvait être évitée que par une intervention fiscale d’une ampleur sans précédent depuis le New Deal.

    Deuxièmement, dans le cas de l’administration Biden, il y a une détermination à “tirer les leçons” de 2008-9. De l’avis de nombreux économistes libéraux, les mesures de relance limitées combinées à une austérité massive dans l’UE et aux États-Unis à cette époque ont rendu la reprise économique ultérieure beaucoup plus lente et moins profonde.

    Enfin, la classe dirigeante américaine constate que les inégalités de masse et la polarisation politique extrême ont contribué à la rébellion Black Lives Matter de l’été dernier, puis à la menace de coup d’État de Trump et à l’assaut du Capitole le 6 janvier. Ils se rendent compte qu’ils risquaient de perdre le contrôle de la situation et qu’il est donc nécessaire de faire des gestes pour restaurer la confiance dans l’État afin de prendre de l’avance sur la prochaine explosion sociale.

    La situation reste profondément instable

    Le rebond probable de l’économie mondiale représente-t-il le début d’une reprise plus générale ? Certains médias bourgeois ont comparé la situation aux conséquences de la Première Guerre mondiale et à l’épidémie de grippe espagnole dévastatrice de 1918-20 qui a été suivie par les “années folles” aux États-Unis et en Europe.

    Ces attentes sont infondées. La cause sous-jacente de la crise actuelle et de la crise de 2008-09 est le caractère de plus en plus parasitaire et sclérosé du capitalisme. Durant l’ère néolibérale, qui a débuté à la fin du boom d’après-guerre, à la fin des années 70, la classe capitaliste a restauré sa rentabilité en s’attaquant au secteur public et au niveau de vie des travailleurs. Elle a également profité de l’ouverture de nouveaux marchés après l’effondrement du stalinisme. Cela a conduit à une augmentation massive des inégalités et a sapé la capacité des travailleurs à absorber la richesse produite. Il en a résulté une diminution de la rentabilité des investissements productifs et une baisse de la croissance de la productivité, les capitaux excédentaires étant injectés dans le casino financier.

    Le rebond, alimenté par des dépenses massives de l’État, ne résoudrait aucun de ces problèmes. Même aux États-Unis, alors que le rebond pourrait ramener des millions de personnes au travail, il sera loin de résoudre la dévastation causée par la crise de 2020, y compris l’endettement massif affectant de grandes sections de la classe ouvrière, la forte baisse de la participation des femmes au marché du travail, et les centaines de milliers de petites entreprises qui ne rouvriront pas.

    Le rebond est également payé par une augmentation massive de la dette publique qui, aux États-Unis, a atteint une ampleur sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette situation n’est pas viable, d’autant plus qu’il n’y a aucune perspective d’une période prolongée de croissance significative. Au lieu de cela, comme dans toutes les crises précédentes, la classe dirigeante cherchera à présenter la facture de la crise à la classe ouvrière au cours de la période suivante, ce qui ne fera qu’accroître l’avilissement et l’inégalité.

    En outre, l’hypothèse selon laquelle l’inflation et les taux d’intérêt resteront très bas, ce qui a permis une telle frénésie d’emprunts, est ahistorique. L’inflation pourrait augmenter à la fin de cette année, même si le contexte global reste déflationniste. Mais quelles que soient les assurances actuelles de la Fed, une forte poussée d’inflation, même temporaire, pourrait forcer une hausse des taux d’intérêt et mettre fin rapidement au rebond.

    Outre la possibilité d’une “surchauffe” de l’économie réelle, il y a une crise financière imminente qui est également alimentée par l’injection massive de liquidités sur les marchés financiers depuis mars de l’année dernière, qui ont également contribué à prévenir une implosion. Cela a créé des bulles spéculatives dans les actions et autres actifs, y compris le logement.

    Un autre élément déclencheur de la prochaine phase de la crise économique mondiale pourrait être le défaut de paiement imminent de la dette de toute une série de pays pauvres qui ne disposent pas des outils monétaires et fiscaux dont disposent les pays impérialistes et qui ont été généralement frappés bien plus durement par la récession économique. La situation du Liban est particulièrement extrême : la corruption rampante et les dysfonctionnements de l’appareil d’État ont provoqué un effondrement bancaire et une hyperinflation. De larges pans de la population ont été paupérisés. Tel pourrait être le sort de nombreux pays au cours de la prochaine période.

    En bref, il n’y a aucune base pour un retour à une situation stable pour le capitalisme. Les gouvernements ont utilisé une puissance de feu monétaire sans précédent pour éviter un effondrement complet en 2008-9. Ils utilisent maintenant une puissance de feu budgétaire et monétaire sans précédent pour faire face à cette crise. Que feront-ils lorsque la prochaine crise frappera ?

    ASI a qualifié cette période de dépressive. Cela ne signifie pas que toutes les lignes de tendance doivent constamment pointer vers le bas, mais plutôt qu’il n’y a pas de chemin vers une croissance stable pour le capitalisme. Et une période de dépression ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de reprises temporaires, comme ce fut le cas lors de la Grande Dépression des années 1930.

    Démondialisation

    La tendance dépressive est aggravée par la tendance à la démondialisation. La pandémie a exercé une pression énorme sur les chaînes d’approvisionnement mondiales et a mis en évidence les problèmes massifs du modèle de production “just-in-time”, en particulier dans le domaine des soins de santé, les pays et les régions s’efforçant de garantir l’accès aux fournitures médicales vitales. Plus récemment, le porte-conteneurs Ever Given, coincé pendant une semaine dans le canal de Suez et bloquant une artère commerciale vitale, est devenu emblématique de ces tensions.

    La rivalité stratégique entre les États-Unis et la Chine a accéléré le processus de “découplage” économique entre les deux pays. Pendant des années, la Chine a consciemment cherché à utiliser les investissements de l’État pour développer sa force dans les technologies de pointe. Elle a cherché à sécuriser l’approvisionnement en matières premières essentielles au niveau mondial et à renforcer les industries stratégiques. Les États-Unis vont maintenant prendre la même direction. Une pénurie de puces électroniques a déjà entraîné l’arrêt temporaire d’un certain nombre de chaînes de production aux États-Unis, ce qui alimente les discussions sur la manière de garantir l’approvisionnement américain de ce composant essentiel à la fabrication. Tout cela pointe vers plusieurs chaînes d’approvisionnement régionales plutôt que vers un système mondial intégré.

    Sous Trump, les États-Unis ont imposé d’importants tarifs douaniers sur les importations chinoises. Certains s’attendaient à ce qu’ils soient annulés ou réduits sous Biden. Mais jusqu’à présent, rien n’indique que ce soit le cas. Au contraire, les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et l’Union européenne ont récemment imposé des sanctions à des responsables chinois en raison de leur politique à l’égard de la minorité ouïghoure du Xinjiang, ce qui a entraîné des contre-sanctions de la part de la Chine. Un nouvel accord d’investissement entre la Chine et l’UE semble désormais compromis. Pendant ce temps, en Chine, des boycotts sanctionnés par l’État sont organisés contre les détaillants étrangers qui ont critiqué leur politique.

    On fait souvent la comparaison avec la guerre froide entre l’Union soviétique et les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Mais il s’agissait d’un conflit entre deux systèmes sociaux concurrents qui ne faisaient pas partie d’un marché mondial intégré. Il s’est également produit pendant la plus grande reprise économique de l’histoire du capitalisme. La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui ressemble davantage à la période de l’entre-deux-guerres, de 1918 à 1939, une période de stagnation généralisée pour le capitalisme, avec des rivalités mondiales croissantes.

    Un niveau élevé de protectionnisme était également un trait caractéristique de l’entre-deux-guerres, en particulier des années 1930. Il est bien sûr vrai que l’économie mondiale est beaucoup plus intégrée aujourd’hui et qu’il n’est pas facile d’y remédier. Mais c’est la ligne de tendance qui est importante. La réaffirmation des intérêts nationaux et le fait que les pays soient de plus en plus divisés en deux “camps” mineront davantage le type d’économie mondiale intégrée qui existait au cours des dernières décennies. Toutefois, le recours croissant des gouvernements capitalistes à l’intervention de l’État et à une politique économique nationaliste ne permettra pas d’éviter ou de résoudre de nouvelles crises, pas plus qu’il ne l’a fait dans les années 30.

    Pas d’issue sous le capitalisme

    Si de nouveaux variants ou de nouveaux problèmes liés aux campagnes de vaccination peuvent affecter l’ampleur de la reprise économique cette année, ils ne l’arrêteront probablement pas complètement. Mais le rebond sera temporaire et toute une série de facteurs peuvent déclencher la prochaine étape de la crise. Et, bien entendu, les bénéfices éventuels seront répartis de manière très inégale dans le monde.

    Une reprise temporaire peut, cependant, avoir un impact positif sur la lutte des classes dans de nombreux pays, en donnant aux travailleurs plus de confiance pour agir. Dans de nombreux pays, nous avons déjà constaté que les travailleurs de la santé et le personnel enseignant étaient prêts à se soulever malgré leur épuisement.

    La colère est massive en raison de la façon dont les systèmes de santé dégradés ont causé tant de pertes de vie et de l’échec à protéger les travailleurs de première ligne pendant la pandémie. Toute tentative d’annuler les aides et les protections qui empêchent les gens de tomber dans la misère suscitera une forte résistance. La demande de changements permanents au profit de la masse de la population augmentera.

    L’aspiration à des changements fondamentaux sera encore plus forte à mesure que les effets du changement climatique s’aggraveront. C’est l’autre crise, encore plus profonde, qui a été temporairement reléguée au second plan par la pandémie et la crise économique.

    En voyant jusqu’où le capitalisme est prêt à aller pour sauver ce système en décomposition, des dizaines de millions de personnes se demanderont pourquoi nous ne pouvons pas nous débarrasser complètement du capitalisme. Tous les développements contemporains montrent qu’il est urgent d’adopter une planification rationnelle, démocratique et globale, basée sur la propriété publique des secteurs économiques clés, afin de relever les défis auxquels nous sommes confrontés en tant qu’espèce.

  • Opportunités et dangers à « l’ère du désordre » – Document de perspectives mondiales d’ASI

    Neil Cummings, “Le capitalisme, c’est la crise”, Occupy London, 2011, flickr.com

    Nous publions ici le texte d’un document sur les perspectives mondiales discuté, amendé et approuvé par le Comité international d’Alternative Socialiste Internationale lors de sa session du 23 au 26 février 2021. // Document sous forme de brochure

    Introduction

    Près de quatre mois se sont écoulés depuis la rédaction du document intitulé “Opportunités et dangers à l’ère du désordre”. Dans cette période de changements rapides, c’est un délai très long. Par conséquent, une série de développements cruciaux sont survenus que ce document ne couvre pas. Cependant, nous pensons que les principales tendances qui y sont identifiées ont été, en général, confirmées et renforcées.

    Comme le soulignait le document, “la polarisation massive va se poursuivre et, avec elle, l’affaiblissement supplémentaire des institutions bourgeoises”. L’année 2021 avait à peine commencé que les gens du monde entier regardaient avec stupéfaction des milliers de partisans de Trump et de l’extrême droite prendre d’assaut le Capitole à Washington DC – le point culminant de la campagne démagogique de Trump, qui a duré des mois, centrée autour du récit d’une “élection volée”. Ces événements ont profané une institution sacro-sainte du capitalisme américain. Les sections dominantes de la classe dirigeante américaine qui avaient soutenu Trump durant quatre ans n’ont pas pu digérer ces événements en raison de leurs effets déstabilisants. L’assaut contre le Capitole a conduit à un certain renforcement de l’État sur l’extrémisme d’extrême droite pour reprendre le contrôle de la situation et a déclenché la deuxième procédure de destitution de Trump au Sénat.

    Tout en aiguisant les conflits internes au Parti républicain, ces événements ont également montré la relative résilience du noyau dur des électeurs de Trump, que de nombreux élus républicains ne souhaitent pas s’aliéner. En ce sens, ni le délabrement de la démocratie bourgeoise américaine, ni le danger de voir se développer en son sein des mouvements populistes de droite et d’extrême droite plus affirmés – deux phénomènes que les événements du 6 janvier ont illustrés de manière graphique – ne seront fondamentalement inversés par l’arrivée de Biden à la Maison Blanche.

    Sans aucun doute, la nouvelle administration Biden a l’intention de “tirer un trait” sur les quatre dernières années du mandat de Trump, en projetant une nouvelle image de changement. Sur le front intérieur en particulier, la profondeur de la crise économique et sanitaire dont Biden a hérité l’oblige à faire plus que simplement repeindre la façade. Le nouveau plan de sauvetage américain de 1.900 milliards de dollars, qui comprend de « l’argent-hélicoptère », des investissements dans les soins de santé publics et des aides aux collectivités locales, confirme un changement dans les politiques économiques de la classe dirigeante américaine, qui s’éloigne du guide de jeu néolibéral. En outre, l’administration Biden envisage également de consacrer 2 000 milliards de dollars aux infrastructures et à la création d’emplois et de verser 300 dollars par mois et par enfant pour lutter contre la pauvreté infantile, qui atteint 21 %. Le rapport 2019 sur la compétitivité mondiale du Forum économique mondial a classé les États-Unis au 13e rang pour la qualité des infrastructures. Biden a averti que la Chine “mangera notre déjeuner” si l’Amérique ne “renforce pas” ses dépenses d’infrastructure en s’adressant aux sénateurs après son premier appel téléphonique avec Xi Jinping : “Ils investissent des milliards de dollars pour régler toute une série de problèmes liés aux transports, à l’environnement et à bien d’autres choses. Nous devons simplement faire mieux”.

    Ces mesures peuvent et vont très certainement donner un peu de répit à la nouvelle administration Biden, mais elles ne résoudront pas les contradictions structurelles sous-jacentes au cœur de la crise. Elles indiquent toutefois que les mesures de relance massives et les interventions accrues de l’État observées tout au long de l’année dernière ont pris une dynamique propre et ne seront pas rapidement ou facilement abandonnées – même si la durabilité et l’accessibilité financière de ces mesures, mises en œuvre à l’échelle internationale, varieront considérablement d’un pays à l’autre. En général, cependant, les ailes dominantes de la bourgeoisie comprennent que les ravages de la dépression mondiale de l’année dernière signifient que d’importants pans de l’économie sont encore sous assistance respiratoire, et que débrancher maintenant risquerait de tuer le patient, en plus d’augmenter les niveaux déjà élevés d’instabilité politique et sociale. Nous sommes donc d’accord avec le Wall Street Journal qui a récemment commenté : “Les lendemains de la crise de Covid pourraient voir beaucoup plus d’interventions gouvernementales”.

    Si l’on considère que l’économie mondiale a enregistré l’an dernier le plus grand et le plus large effondrement de son histoire, touchant 93 % des pays, il est probable que de nombreux pays connaîtront une forme de reprise économique en 2021. Mais cela ne signifiera évidemment pas un retour aux niveaux antérieurs de production ou à une croissance stable, et plusieurs facteurs pourraient provoquer un nouveau ralentissement mondial ou des rechutes de récession plus localisées, sous le poids de nouvelles vagues et de nouveaux confinements – comme cela semble de plus en plus probable dans la zone euro – ou déclenchées par une nouvelle crise financière – dont la menace, comme notre document l’a déjà expliqué, n’a pas disparu. Les scénarios pour l’économie mondiale seront dans une large mesure influencés par le niveau d’efficacité de la vaccination à l’échelle mondiale.

    Le regain initial d’optimisme des bourgeois à ce sujet, l’automne dernier, a fait place à une vision plus sobre, à mesure que les complications, les contradictions et le chaos du déploiement de vaccins sont apparus de façon spectaculaire. L’anarchie du marché, le fossé qui se creuse entre les pays pauvres et les pays riches, l’objectif lucratif des entreprises pharmaceutiques, le prestige et les intérêts concurrents des classes dirigeantes nationales, tout cela fait obstacle à une réponse rapide, globale et efficace. Selon l’OMS, au 10 février, environ 130 pays – où vivent quelque 2,5 milliards de personnes – n’avaient pas encore reçu une seule dose de vaccin. Mais même dans les pays de l’UE, seuls 4 % de la population ont jusqu’à présent reçu au moins une dose. Un calcul de Bloomberg montre qu’au rythme actuel de la vaccination, il faudrait sept ans au monde pour atteindre l’immunité de groupe.

    Cette lenteur et le manque de capacité de production et de distribution de vaccins dont disposent de nombreux pays du monde néocolonial laissent plus de place à la propagation de nouvelles variantes de la maladie, potentiellement plus dangereuses et résistantes aux vaccins. Cela peut encore compromettre les efforts déjà entrepris, même dans les pays les plus avancés, et pourrait contribuer, ironiquement, à un approfondissement de la fragmentation géopolitique et des tendances à la démondialisation.

    Le chaos et l’inefficacité qui caractérisent le déploiement mondial des vaccins sont d’une grande importance politique. Comme ce fut le cas lors de la première vague avec les pénuries d’EPI (équipements de protection individuels), de respirateurs, de tests, etc., la crise de la vaccination du capitalisme met en lumière les entraves que le capitalisme impose à la production et à la distribution des biens les plus nécessaires. Le phénomène du “nationalisme vaccinal”, qui a déjà donné lieu à de vifs affrontements entre le Royaume-Uni et l’UE et qui a menacé de dynamiter l’accord sur le Brexit quelques jours seulement après sa conclusion, revêt une importance particulière. La précipitation des classes dirigeantes nationales à vacciner d’abord “les leurs”, motivée par le désespoir de rouvrir la machine à profit et de devancer les rivaux sur le plan économique, est l’une des plus grandes menaces pour la lutte contre le Covid, qui nécessite un programme de suppression et de vaccination international.

    Même si la pandémie de Covid-19 devait être maîtrisée, cette pandémie a de toute façon été un test sur l’ampleur et les effets toujours plus rapides de la catastrophe environnementale générée par le mode de production capitaliste. Le chercheur en environnement John Vidal, qui s’est entretenu avec des experts scientifiques et médicaux du monde entier, a récemment averti que, compte tenu de la destruction continue de l’habitat naturel des animaux, le pire est à venir en matière de menaces virales. Il exhorte à se préparer à une pandémie pire que le Covid “à l’échelle de la peste noire”, qui pourrait “ravager le globe en quelques semaines”. Le fait même que de tels scénarios soient discutés de façon plausible au sein de la communauté scientifique donne un aperçu des niveaux de barbarie que réserve la poursuite de ce système.

    Le conflit entre les États-Unis et la Chine va s’accélérer. Biden a présenté sa politique étrangère comme une rupture radicale avec celle de Donald Trump. Comme nous l’avons déjà souligné dans le document, les premiers signes indiquent qu’une relation plus glaciale avec le régime saoudien est à l’ordre du jour et qu’il devra “faire quelque chose” au sujet de ses promesses de campagne pour mettre fin à la guerre au Yémen, une guerre que l’administration d’Obama a contribué à créer. Les conditions d’une relance de l’accord sur le nucléaire iranien s’avèrent toutefois être un champ de mines politique, et le président iranien Rouhani – qui a exigé un allègement des sanctions avant de retourner à la table des négociations – termine son mandat cet été.

    Les dernières semaines ont également mis à bas les illusions selon lesquelles une administration démocrate annoncerait une réinitialisation qualitative des relations entre les États-Unis et la Chine. “Le président Trump a eu raison d’adopter une approche plus dure à l’égard de la Chine”, a déclaré le secrétaire d’État Antony Blinken lors de l’audition qui a confirmé sa nomination. Même si il ne s’agira pas d’une politique linéaire, la grande confrontation inter-impérialiste est là pour rester et risque de s’approfondir. Biden a promis une “concurrence extrême” avec la Chine, dans un contexte d’intensification des conflits en mer de Chine méridionale et d’intensification de l’impasse sur les nouvelles technologies, qui entraînent de nombreux autres pays dans leur sillage.

    Récemment, plusieurs accords commerciaux ont été signés, mais leurs détails doivent encore être négociés – comme c’est le cas de l’accord entre l’UE et la Chine, signé en 2020 mais qui ne sera pas finalisé avant 2022, voire jamais, et qui doit encore être ratifié par le Parlement européen. En outre, ces accords commerciaux ne peuvent occulter le contexte de la guerre froide de plus en plus polarisée dans lequel ils s’inscrivent. Le différend entre l’Australie et la Chine, qui a atteint des sommets presque immédiatement après la signature de l’accord RECP en Asie-Pacifique, en est une illustration. Pendant ce temps, la rhétorique des “droits humains” de la diplomatie de Biden semblera superficiel alors que son administration cherche à renforcer les alliances avec les rivaux régionaux de la Chine, au premier rang desquels se trouve le régime de Narendra Modi en Inde – dont le caractère de plus en plus antidémocratique est indiqué, entre autres, par ses tentatives violentes de réprimer les partisans de la révolte paysanne héroïque, longue de plusieurs mois et très populaire qui secoue son régime.

    Ayant besoin de projeter sa force sur les fronts intérieur et extérieur, le régime chinois a intensifié la répression à Hong Kong. En janvier, le PCC a procédé à la plus grande purge de figures de l’opposition depuis qu’il a imposé la loi sur la sécurité nationale dans la ville, et les syndicats de travailleurs ont été mis au pas. ASI, comme nous l’indiquions dans le document, doit accorder aux revendications démocratiques “une importance critique et renouvelée en cette période”. Ce point a trouvé une expression nouvelle et brûlante avec le coup d’État militaire au Myanmar le 1er février. Mais il en va de même pour l’autre aspect de la proposition : le fait que le passage des classes capitalistes à des formes de pouvoir plus autoritaires “ne se fera pas sans de sérieuses ripostes”. Les généraux ont “déclenché une nouvelle dynamique révolutionnaire à un moment d’intense bouleversement social et économique”, comme l’a décrit avec justesse un article du Financial Times. Des centaines de milliers de jeunes et de travailleurs sont descendus dans la rue pendant des jours et des jours pour résister au coup d’État dans le cadre d’une campagne de désobéissance civile de masse. Il est de la plus haute importance que la classe ouvrière ait commencé à s’élever en tant que force indépendante dans une vague croissante d’actions de grève impliquant des médecins, des enseignants, des cheminots, des fonctionnaires, des contrôleurs aériens, des employés de banque, des mineurs de cuivre… De manière significative, certains officiers de police ont été touchés par ce mouvement croissant, affichant ouvertement leur solidarité avec les masses dans les rues. En Haïti, des milliers de personnes ont défilé dans les rues au début du mois de février en scandant “A bas la dictature !” alors que le président profondément corrompu Jovenel Moïse s’accroche au pouvoir en gouvernant par décret depuis plus d’un an. Il a récemment utilisé un prétendu complot pour un coup d’Etat comme prétexte pour réprimer l’opposition et consolider son règne despotique.

    Il ne fait aucun doute que la classe ouvrière et la jeunesse ont accéléré le rythme de la lutte dans le monde entier, avec de nouvelles révoltes qui font les gros titres presque quotidiennement. De manière significative, le récent rapport du Forum économique mondial a identifié la “désillusion des jeunes” comme l’un des principaux facteurs de risque mondiaux pour 2021. Le mouvement de protestation qui a secoué la Tunisie pendant des semaines depuis la mi-janvier, les récentes manifestations étudiantes qui ont éclaté en Grèce et en Turquie, la vaste vague de protestations déclenchée par l’arrestation d’Alexei Nalavny en Russie : tous ces événements ont vu la jeunesse se battre à l’avant-scène en faisant preuve d’une extrêmement basse tolérance face à l’autoritarisme, à la corruption et à la pauvreté. Ces derniers mois ont confirmé la radicalisation tout aussi ferme qui touche des sections de la classe ouvrière organisée elle-même, souvent avec comme fer de lance les travailleurs de la santé et de l’éducation, de la Grande-Bretagne à Chicago, du Pays basque à la Bolivie.

    Bien sûr, les forces substantielles mobilisées dans de nombreux pays par les sceptiques d’extrême droite liés au Covid illustrent le danger que les forces réactionnaires développent également une capacité de mobilisation. Cependant, la base sociale de ces protestations est plutôt dominée par la classe moyenne et la petite-bourgeoisie que par la classe ouvrière, ce qui s’exprime également dans leur programme : en faveur de la “liberté” contre l’État et le droit de garder leurs entreprises ouvertes, contre les vaccinations et les multinationales pharmaceutiques, sceptiques à l’égard de la science et alimentant les théories complotistes réactionnaires et parfois un antisémitisme ouvert. La droite, qui est souvent à la tête de ces manifestations, ne peut pas être combattue en exposant moralement qu’elle est de droite et en défendant les mesures gouvernementales, mais en combinant la mobilisation contre la droite avec la critique des politiques sanitaires capitalistes dans une perspective socialiste. Ceci étant dit, certaines des couches impliquées dans ces protestations reflètent un sentiment anti-système très confus et pourraient potentiellement être gagnées par le mouvement des travailleurs si celui-ci mettait plus clairement son empreinte sur les événements.

    L’instabilité politique et les conflits entre les classes dirigeantes s’aggravent également dans tous les pays. À la mi-janvier, l’Europe a vu trois gouvernements nationaux tomber en une seule semaine aux Pays-Bas, en Estonie et en Italie, les classes dirigeantes ayant du mal à naviguer sur les rapides de cette crise sans précédent. Le discrédit croissant des politiciens, coalitions et partis de l’establishment offrira de nouvelles ouvertures aux forces qui se présentent comme anti-establishment et anti-système. Cela peut être le cas à droite, comme l’ont montré les récentes élections présidentielles au Portugal, qui ont vu le parti d’extrême droite Chega réaliser des gains importants dans un contexte d’effondrement du vote de gauche, en particulier du Bloc de gauche (BE) qui a servi de bouée de secours au gouvernement PS et à sa gestion désastreuse de la pandémie. Mais cela peut aussi être le cas à gauche, comme l’a montré le premier tour des élections en Équateur le 7 février, où les masses ont infligé une défaite écrasante à l’administration de droite sortante. Andrés Arauz, un associé de l’ancien président réformateur Correa, a remporté le plus grand nombre de voix et le candidat du parti indigène Pachakuti, Yaku Perez, a bénéficié d’une augmentation inattendue de son soutien et a manqué de peu une place au second tour (sur fond d’allégations de fraude électorale à son encontre). Ces résultats sont une continuation et une expression politiques du soulèvement de masse d’octobre 2019.

    En Catalogne, après plus de 3 ans d’impasse, les élections régionales ont vu s’intensifier la polarisation. Le parti Vox a fait son entrée au Parlement catalan pour la première fois, mais aussi la CUP, un parti de gauche, qui a augmenté ses voix de 50% par rapport aux dernières élections de 2017. Fait important, les partis pro-indépendance obtiennent leur plus grande majorité à ce jour, ce qui, ajouté à la probable victoire écrasante du SNP en Écosse lors des élections écossaises de mai, souligne les points évoqués dans le texte concernant la question nationale et sa persistance en tant que facteur clé de la crise à venir.

    Alors que l’année 2020 s’est achevée sur une victoire historique du mouvement pour le droit à l’avortement en Argentine, le gouvernement polonais a appliqué un mois plus tard la décision de la Cour constitutionnelle interdisant l’avortement dans ce pays, en dépit de l’énorme mouvement de résistance qui avait secoué l’élite dirigeante l’automne dernier. Tous ces développements font ressortir ce que notre document avait souligné : le fait que, dans le monde entier, la succession de développements progressistes et réactionnaires, de poussées de la réaction et de soulèvements de masse a été énormément aiguisée et accélérée par la crise sanitaire – provoquant de brusques changements dans la conscience de masse, et présentant à notre Internationale révolutionnaire à la fois de nouvelles séries de dangers et des opportunités croissantes pour construire nos forces.

    Opportunités et dangers à « l’ère du désordre ».

    La pandémie de Covid-19 a changé le monde à jamais, plongeant le capitalisme dans un tourbillon de crises d’une ampleur sans précédent, avec des conséquences dramatiques sur tous les aspects de la vie et englobant toutes les parties de la planète. Elle a considérablement aggravé le conflit stratégique mondial entre les deux plus grandes puissances impérialistes, les États-Unis et la Chine, ce qui bloque encore davantage les efforts visant à trouver une réponse “globale”.

    Si les causes fondamentales de cette crise résident dans les contradictions de l’économie capitaliste, le Covid-19 n’est pas une anomalie ni un “grain de sable dans la machine capitaliste” ; il est un sous-produit de ses contradictions – en particulier de la destruction de l’environnement que le système a créée. En soi, l’existence même de ce virus dans la population humaine est une mise en accusation du mode de production actuel, un avertissement que le capitalisme déséquilibre complètement l’écosystème et génère des dangers biologiques et environnementaux à une échelle croissante qui menace les espèces à une échelle massive de même que l’existence de la civilisation humaine.

    Le virus a été bien plus qu’un simple catalyseur de la dépression économique actuelle. Les effets de la pandémie qui en résultent ne sont pas une “voie à sens unique”, mais une interaction dialectique dans laquelle la cause devient l’effet et l’effet devient la cause, la pandémie intensifiant la profondeur de la crise du système qui l’a engendrée en premier lieu.

    Le COVID a été un accélérateur, car il a mis sous pression toutes les conditions préexistantes. Il a déclenché et intensifié la récession économique qui était imminente. Il a encore accru les inégalités de revenus, de genre et de couleur de peau. L’idéologie néolibérale, qui s’est effilochée, est maintenant en lambeaux. Les limites de l’État-nation ont été fortement mises en évidence par le nationalisme vaccinal. Elle a également renforcé la prise de conscience du fait que toute l’humanité partage une planète et un avenir commun et a stimulé le soutien aux idées de planification et de coopération. D’un point de vue économique, cette pandémie a complètement mis en pièces l’idée du capitalisme comme système “autorégulé”. La “main invisible du marché” a totalement perdu le contrôle des forces qu’elle a libérées – et a été forcée de faire place à la “main directrice de l’État” dans une tentative désespérée de retrouver un semblant de contrôle sur la situation. Mais comme la propriété privée des moyens de production, la maximisation du profit et la concurrence entre États-nations restent les pierres angulaires du capitalisme mondial, cette tentative est vouée à l’échec et ne fera qu’aggraver la situation. La mauvaise gestion initiale désastreuse de l’épidémie par l’État chinois souligne également les limites des “solutions” capitalistes d’État.

    Le monde est entré dans une phase qualitativement nouvelle d’instabilité généralisée, remodelant les relations mondiales et les relations entre les classes, accélérant toutes les contradictions préexistantes tout en en créant de nouvelles. Malgré inéluctabilité que des phases de stabilisation temporaires dans tel ou tel pays ou région prennent place, les convulsions révolutionnaires et contre-révolutionnaires, caractéristiques importantes de la décennie précédente, seront considérablement amplifiées.

    Cette crise crée des catastrophes monumentales pour les masses et ouvre la voie à des catastrophes encore plus grandes à l’avenir. Mais elle ouvre également la voie à d’énormes changements dans la conscience de dizaines de millions de travailleurs et de jeunes dans le monde entier, ainsi qu’à des bouleversements politiques et sociaux volcaniques sur tous les continents. Les questions posées auparavant par une minorité avancée deviendront de plus en plus des questions brûlantes posées par une grande masse de personnes. Déjà, la crise a ébranlé de nombreuses croyances établies, jeté à bas le corpus idéologique du néolibéralisme et provoqué un débat sur l’organisation de la société humaine à une échelle jamais vue depuis plusieurs décennies.

    Les conditions objectives auxquelles l’humanité est confrontée aujourd’hui réclament une planification démocratique et le socialisme mondial comme jamais auparavant. Cependant, comme Lénine l’a souligné, il n’y aura pas de crise finale du capitalisme – à moins qu’il ne reçoive le coup de grâce par la classe ouvrière, il continuera à faire souffrir des milliards de personnes, à détruire davantage l’environnement et à provoquer de nouvelles guerres. Le capitalisme a duré bien plus longtemps que ne l’imaginaient les grands dirigeants marxistes du XIXe et du début du XXe siècle. Il a fait preuve d’une grande flexibilité, mais aussi de répression brutale et de duplicité. Mais sa longévité a accumulé d’énormes contradictions, également plus grandes que ce que les dirigeants du passé auraient pu imaginer. Aujourd’hui, ces contradictions interagissent et se heurtent, accumulant de multiples crises et désastres pour le capitalisme et, si elles ne sont pas résolues, pour l’humanité. Il est difficile d’envisager une quelconque période de stabilité à l’avenir. Cependant, le capitalisme ne va pas disparaître, il va plutôt s’efforcer de trouver de nombreux moyens de s’échapper. La classe dirigeante va s’agiter et faire des zigzags sauvages, appliquer des politiques contradictoires, fouiller dans le passé pour trouver des solutions et adopter de nouvelles idées. Elle pourrait bien tenter des réformes, dépenser de grandes quantités d’argent public, pratiquer une austérité brutale, etc. La classe ouvrière et la jeunesse se tourneront largement vers des solutions internationales et coopératives, et de plus en plus vers le socialisme, pour mettre fin à la prison de l’instabilité et de la souffrance sans fin. Nous serons confrontés à des périodes d’accalmie, voire de désespoir, mais surtout à des mouvements et des explosions titanesques. Les vingt dernières années furent une répétition générale de ce qui attend une classe ouvrière qui a laissé l’effondrement du stalinisme derrière elle. La dure vérité du 21e siècle est que le capitalisme doit être supprimé pour libérer l’humanité d’un avenir sombre, et entrer à la place dans un monde de sécurité, de bien-être et d’harmonie écologique. L’intervention consciente des marxistes dans cette période menaçante et explosive et la construction de puissants partis révolutionnaires armés d’une Internationale pour aider la classe ouvrière à renverser le capitalisme et à construire le socialisme, restent en fin de compte le seul vaccin contre ce système malade.

    La rupture métabolique avec la nature devient un gouffre

    Dans l’ombre des crises sanitaires et économiques, la crise climatique continue de s’aggraver. En l’état actuel des choses, les glaces de l’océan Arctique ont diminué de 44 % depuis 1979, le niveau des mers a augmenté de 25 centimètres depuis 1880, le dioxyde de carbone dans l’atmosphère a augmenté de 6 % au cours des dix dernières années (pour atteindre 413 ppm), et la température moyenne a augmenté de 1,2 degré Celsius depuis l’époque préindustrielle. D’ici janvier 2021, le monde a moins de sept ans pour mettre fin aux émissions fossiles afin de pouvoir contenir le réchauffement climatique dans les limites de l’objectif de 1,5 degré fixé dans l’accord de Paris. Pourtant, 87 % de la production énergétique mondiale est d’origine fossile.

    En 2020, les émissions de carbone ont chuté d’environ 7 % en raison des confinements et du ralentissement économique. Les illusions initiales dans la capacité de “guérison de la nature” ont cependant été mises à mal – l’année 2020 a établi plusieurs records inquiétants. Les 29 tempêtes tropicales qui se sont formées cette année sur l’océan Atlantique représentent le plus grand nombre de tempêtes depuis que ces statistiques sont enregistrées, soit 1851. 82 % des mers du monde ont connu au moins une vague de chaleur marine cette année. Début décembre, 2020 semble être la deuxième année la plus chaude jamais enregistrée, juste derrière 2016, selon l’Organisation météorologique mondiale (OMM) qui note également que la décennie 2011-2020 sera la plus chaude jamais enregistrée, 2015-2020 seront les six années les plus chaudes.

    Le nouveau domaine de recherche “attribution des phénomènes météorologiques extrêmes” peut désormais montrer un lien clair et évident entre les phénomènes météorologiques extrêmes et le changement climatique – par exemple, la vague de chaleur sans précédent qui a frappé la Sibérie en 2020, avec entre autres effets la fuite catastrophique de pétrole à Norilsk causée par la fonte du permafrost, a été rendue au moins 600 fois plus probable par le changement climatique.

    Certains points de basculement ont peut-être déjà été franchis : des études ont montré cette année que la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique se poursuivra même si les objectifs de Paris étaient atteints. Les vastes incendies de forêt de l’année dernière et leur contribution à l’augmentation de 2,6 % des émissions de carbone, contre une moyenne annuelle de 1,4 % depuis 2010, sont un avertissement des cercles vicieux qui se mettent en place. Selon l’OMM, l’augmentation moyenne de la température pourrait déjà dépasser 1,5 degré d’ici 2024.

    La crise climatique est étroitement liée à d’autres bombes à retardement écologiques, telles que l’extinction massive d’espèces en cours (68 % des animaux vertébrés ont disparu depuis 1970 selon le WWF, et 24 % des insectes pourraient avoir disparu au cours des 30 dernières années). L’empiétement de l’agriculture et de l’industrie sur la nature, si critique dans le déclenchement de la pandémie de Covid-19, a atteint des niveaux extrêmes – rares et en diminution sont les zones qui ne sont pas “fortement touchées par l’activité humaine” sur terre et en mer. Neuf personnes sur dix vivent désormais dans des zones gravement touchées par la pollution atmosphérique, qui, selon les estimations, est à l’origine de la mort de sept millions de personnes chaque année.

    Cela souligne la profonde division de classes derrière le tournant de ce que Marx a décrit comme une rupture métabolique entre les humains et notre environnement en un gouffre béant. La moitié la plus pauvre de la population mondiale est responsable pour moins de la moitié des émissions de carbone des 1 % les plus riches. L’idée selon laquelle c’est le capitalisme en tant que système qu’il faut supprimer pour avoir une chance d’arrêter et de s’adapter au changement climatique et à la dégradation de l’environnement, va s’imposer dans l’esprit de larges couches de jeunes, de communautés de la classe ouvrière et de travailleurs dans les années à venir.

    Nouveaux confinements – un coup de massue pour l’économie mondiale

    Selon les dernières perspectives pour l’économie mondiale du FMI (14 octobre), la crise du coronavirus infligera des dommages durables au niveau de vie dans le monde entier. Le FMI s’attend à ce que l’économie mondiale se contracte de -4,4%, soit moins que les -5,2% estimés en juin. C’est de loin le pire résultat depuis la Grande Dépression du début des années 30. Ces chiffres pourraient bien se révéler trop optimistes. Le rapport du FMI a été publié juste avant que la résurgence de la pandémie n’atteigne son apogée. Depuis lors, les mesures de confinement partiel et les restrictions se sont intensifiées car, six mois après le début de la pandémie, les gouvernements sont toujours incapables de garantir des conditions de travail et de vie sûres.

    Dans de nombreux pays, des couvre-feux ont été mis en place. Les cafés et les restaurants sont fermés. Jusqu’à un tiers d’entre eux ne rouvriront jamais. Les interdictions de voyager sont réintroduites et les agences de voyage font faillite. Le nombre de personnes que l’on peut rencontrer est limité, de même que la libre circulation. Les pays ont du mal à sauver leurs systèmes de santé de l’effondrement. C’est notamment le cas de la République tchèque et d’autres pays d’Europe centrale et orientale qui ont été relativement épargnés par la première vague du virus mais qui sont maintenant dans l’œil du cyclone. Pendant des années, les professionnels de la santé de la région ont émigré en grand nombre, principalement vers l’Europe occidentale, attirés par de meilleurs salaires et conditions de vie. En Hongrie, les médecins sont payés 3 euros de l’heure et ne sont pas impressionnés par l’augmentation de salaire de 120 % promise, liée au fait qu’ils peuvent être déployés partout dans le pays.

    Mais même dans les pays les plus riches, le système de santé est menacé. Le maintenir à flot est une priorité, tout comme d’éviter la fermeture d’écoles et des lieux de travail, car « l’économie ne peut pas se permettre un autre blocage complet », pour citer le nouveau premier ministre belge. En France, 25 % des foyers d’infection proviennent des lieux de travail, les écoles étant la deuxième source principale d’infection. Les classes dirigeantes sont prêtes à sacrifier nos vies pour leurs profits, mais dans de nombreux pays, cette approche devient intenable et aboutit à de nouveaux confinements, même s’ils sont un peu moins draconiens que les mesures mises en place lors de la première vague. C’est comme un coup de massue sur les pronostics de croissance économique de la bourgeoisie, avec de larges répercussions sur tous les aspects de la vie.

    La ruée vers un vaccin

    D’autre part, au moment de la rédaction de ce document, il semble y avoir des perspectives de plus en plus positives concernant le développement d’une première génération de vaccins anti-Covid au cours de l’hiver 2020/21. Bien que cela puisse offrir un certain répit à l’économie mondiale, et être potentiellement considéré par la bourgeoisie comme une voie de sortie des confinements intermittents à court et moyen terme, nous devons souligner qu’un vaccin anti-Covid ne vaccinera pas l’économie mondiale contre la menace de la nouvelle Grande Dépression qui se développe, ni ne bannira la pandémie dans un avenir prévisible. En outre, la crise de légitimité de l’establishment politique a renforcé la tendance au “scepticisme à l’égard des vaccins”, les sondages réalisés dans plusieurs pays, des Amériques à l’Europe, indiquent qu’environ la moitié des populations de ces pays ne prendraient pas le premier tour de vaccination. Cependant, cela n’affectera probablement pas l’approche globale de la bourgeoisie, dont la priorité immédiate est de réduire le nombre de morts afin de rouvrir complètement l’économie.

    Même dans les pays occidentaux, la production massive et la distribution des vaccins sera un long processus et sera assailli de problèmes et de contradictions. Là encore, la dimension de guerre froide est très prononcée, rappelant la course à l’espace entre les États-Unis et l’URSS, dans la “diplomatie des vaccins” concurrente des capitalistes chinois, russes et occidentaux envers leurs propres populations et celles d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. L’incompétence et le chaos qui ont caractérisé la ruée vers les équipements de protection individuels (EPI), les tests et les ventilateurs – découlant des entraves capitalistes de la propriété privée et de l’État-nation – au début de cette année, ont refait surface et referont surface dans la quête d’un programme de vaccination mondial efficace.

    La question de la vaccination mettra également en lumière l’inégalité croissante entre les classes, les nations et les régions du monde, qui est une caractéristique majeure de la situation mondiale. Les facteurs de production, de stockage, de logistique et de réfrigération sont déjà cités comme des obstacles à la fourniture et à la distribution de la première génération de vaccins anti-Covid dans le monde néocolonial. Les limites extrêmes de la “planification” capitaliste seront sous les feux de la rampe dans les mois à venir, car les intérêts nationaux et des entreprises concurrents interfèrent avec toute distribution rapide et efficace des vaccins existants. ASI doit développer une propagande et un programme de transition centré sur la nécessité d’un programme mondial de vaccination anti-Covid de masse, universel et gratuit, en faisant passer avant tout les intérêts des travailleurs de première ligne et des personnes vulnérables dans le monde entier.

    Le gouffre entre Wall Street et Main Street s’élargit

    Le FMI admet que près de 90 millions de personnes tomberont dans une pauvreté extrême d’ici la fin de 2020, alors que la Banque mondiale estime ce nombre à 150 millions. Cela ferait passer de 8,4 à 9,1 % la part de la population mondiale vivant avec moins de 1,90 $ par jour. Tous les prétendus gains réalisés dans la réduction de la pauvreté au cours des deux dernières décennies, principalement concentrés en Chine, seront effacés. Selon Oxfam, un demi-milliard de personnes supplémentaires pourraient être poussées dans la pauvreté avant la fin de la pandémie. Plus de personnes pourraient mourir de faim que de la maladie elle-même. Cela pourrait conduire à des révoltes de la faim, comme nous l’avons vu à de nombreuses reprises dans l’histoire.

    Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), l’équivalent de plus d’un demi-milliard d’emplois à temps plein ont été perdus au cours du deuxième trimestre de 2020. Cette dévastation est concentrée parmi les travailleurs les plus vulnérables, les travailleurs à bas salaires, les travailleurs migrants et les travailleurs informels. Les femmes représentent 54 % des pertes d’emploi et 39 % de la main-d’œuvre mondiale. Les statistiques officielles du chômage sous-estiment l’ampleur réelle de la catastrophe. Dans l’ensemble de l’OCDE et des économies émergentes, quelque 30 millions de travailleurs découragés n’apparaissent pas dans les statistiques officielles. En Chine, la plupart des chômeurs sont des migrants internes également absents des statistiques officielles, des rapports indépendants crédibles affirment que 50 millions de ces travailleurs migrants sont toujours sans emploi malgré le soi-disant rebond économique.

    Une part importante des pertes d’emploi se concentre dans les petites entreprises. L’OIT estime qu’environ 436 millions de petites entreprises dans le monde sont menacées. L’un des effets de la crise a été un bond gigantesque de la concentration du capital. On estime que les 20 % des entreprises les plus performantes du monde ont gagné 335 milliards de dollars en valeur de marché, tandis que les 20 % les moins performantes ont perdu 303 milliards de dollars en valeur de marché. Parallèlement, selon UBS, les milliardaires du monde entier ont vu leur richesse augmenter de 27,5 % depuis janvier, pour atteindre le chiffre stupéfiant de 10 200 milliards de dollars.

    Dans l’écrasante majorité des cas, ce sont les travailleurs à faible revenu, dont beaucoup de jeunes, de femmes et de groupes de couleur, qui ont subi la plus forte baisse de revenu en 2020. Ceux qui se situent en haut de l’échelle des revenus ont même vu leurs revenus augmenter, car ils ont pu travailler à domicile en toute sécurité et confortablement, ce qui leur a permis d’économiser sur les trajets domicile-travail, etc. Les personnes aisées ont accumulé des économies grâce aux dépenses mises en attente pendant la crise sanitaire. L’inégalité accrue durant celle-ci se poursuivra lors de toute reprise. On parle de plus en plus d’une reprise en forme de K, qui profiterait aux riches aux dépens des pauvres, à l’intérieur des pays ainsi qu’entre les pays riches et les pays pauvres. Même le FMI recommande des systèmes fiscaux plus progressifs. L’OCDE a élaboré un “plan” pour une “révolution” de l’impôt sur les sociétés visant à atteindre 100 milliards de dollars, ce qui augmenterait de 4 % les collectes d’impôt sur les sociétés – “si cela est accepté”. Gita Gopinath, l’économiste en chef du FMI, prévient que la période de reprise après la crise sera “longue, inégale et incertaine”. Les économies avancées devraient être, d’ici la fin 2021, 4,7 % plus petites que ce qui avait été estimé au début 2020. Les économies émergentes pourraient être plus petites de 8,1 %. Et ce, si la pandémie est maîtrisée en 2021. Le FMI ajoute que “ces reprises inégales aggravent la perspective d’une convergence mondiale des niveaux de revenus”.

    Tout cela malgré des injections monétaires à hauteur de 8.700 milliards de dollars, qui ont fait croître les bilans des banques centrales de 10 % du PIB. Historiquement, les banques centrales ont été créées par crainte d’une inflation incontrôlable, précisément pour contrer l’excès de liquidités. De la Seconde Guerre mondiale à 2008, le solde de la Fed a varié entre 4 et 6 % du PIB, mais en réponse à la Grande Récession (2008-09), il a gonflé à 22 % du PIB. Cela n’a pas conduit à une croissance de l’inflation car, comme nous l’avons souligné précédemment, les énormes sommes d’argent injectées dans le secteur financier par le biais de l’assouplissement quantitatif ont été massivement consacrées à la spéculation, se traduisant par une inflation des actifs plutôt que des prix. Un autre facteur en jeu est la dynamique déflationniste sous-jacente dans l’économie mondiale, provoquée par la surproduction et la surcapacité.

    En raison de l’ampleur de la récession, la Fed n’a pas réussi à réduire son bilan. En janvier 2020, elle était encore à 4,2 trillions de dollars, soit 19 % du PIB américain, mais en juin, elle atteignait 7,2 trillions de dollars, soit 33 %. C’était nécessaire pour empêcher l’effondrement financier imminent. Cela explique pourquoi les marchés boursiers, après des chutes record fin février et en mars, ont rebondi pour atteindre de nouveaux niveaux record. Cela a encore creusé le fossé entre Wall Street et Main Street. L’inondation d’argent public pendant la crise sanitaire a encore stimulé les bulles spéculatives. Le marché boursier s’est détaché de la réalité économique. Les prix de l’immobilier s’envolent. Le bitcoin, l’or et d’autres actifs sont en ébullition. Ces bulles peuvent, et vont probablement, éclater avec des impacts sur l’économie réelle et l’homme de la rue. La répartition inégale de l’augmentation de la masse monétaire permet d’équilibrer l’inflation dans certaines régions et la déflation dans d’autres. Alors que les travailleurs ont subi des licenciements et des pertes de revenus, les milliardaires américains ont gagné 1.000 milliards de dollars pendant la pandémie. Faute d’investissements rentables dans la production, non seulement les injections monétaires mais aussi une grande partie des stimuli fiscaux sont allés à la spéculation, faisant exploser davantage le capital fictif. Cela s’ajoute à l’actuel rallye boursier, avec des indices grimpant à de nouveaux sommets historiques, au milieu d’une crise mondiale. Alors que des millions de personnes ne parviennent pas à payer leur loyer, les prix des logements augmentent (États-Unis : 13 % en décembre en glissement annuel), car les spéculateurs immobiliers sont en concurrence avec ceux qui saisissent l’occasion des taux d’intérêt très bas pour acheter une (deuxième) maison. Les prix des semi-conducteurs, du cuivre (+25 %) et d’autres matières premières augmentent. Cet équilibre pourrait toutefois basculer, lorsque les confinements prendront fin et que l’économie commencera à se redresser. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une menace immédiate, les prochaines années pourraient voir le retour du spectre de l’inflation. En fait, une inflation limitée et contrôlée serait bien accueillie par les économistes bourgeois, car les montagnes de dettes se dévalueraient. Les banques centrales américaines et britanniques (la BCE suivra probablement) ajustent leurs objectifs d’inflation pour les rendre plus flexibles, en optant pour des taux plus élevés que les 2% considérés comme “sains”, car ils correspondent au potentiel de croissance attendu. Cependant, une inflation élevée comporte le risque de déclencher des explosions sociales, car les salaires des travailleurs ne suivent pas la hausse des prix et la valeur de l’épargne est érodée. L’inflation est difficile à contrôler, si elle dépasse les niveaux souhaités, les taux d’intérêt devraient être augmentés, ce qui compromettrait le refinancement des montagnes de dettes privées et publiques et pourrait provoquer un effet boule de neige au niveau des loyers. Le keynésianisme d’après-guerre a abouti à la stagflation, lorsque les dépenses publiques massives ont entraîné une hausse des prix mais n’ont pas réussi à relancer l’économie surpeuplée. L’illusion keynésienne qui excluait l’inflation sans plein emploi s’est avérée incorrecte, tout comme le concept classique selon lequel le chômage et l’inflation ne peuvent jamais augmenter simultanément. Les forces qui ont conduit à la “fin du keynésianisme d’après-guerre”, principalement l’accumulation de capacités excédentaires, la suraccumulation entraînant un manque de rentabilité et, par conséquent, un détournement des investissements productifs, ainsi que l’accumulation de dettes, n’ont pas non plus été surmontées par le néolibéralisme. Si les mesures keynésiennes peuvent faire de la surenchère, elles n’offrent pas de solutions aux contradictions fondamentales sous-jacentes au mode de production capitaliste.

    La menace d’un effondrement financier n’a pas du tout disparu. Depuis des années, les économistes mettent en garde contre la dette insoutenable de nombreux pays. Avant la pandémie, près de 20 % des entreprises américaines étaient devenues des entreprises zombies, maintenues en vie par des prêts qu’elles sont incapables de rembourser. Si elles s’effondraient, cela pourrait provoquer une réaction en chaîne irréversible. Mais les taux d’intérêt sont déjà historiquement bas et, comme nous l’avons montré ci-dessus, les banques centrales sont à court de munitions monétaires. Selon l’Institut des finances, le ratio dette/PIB mondial a fait un bond de 10 % au premier trimestre 2020, la plus forte hausse trimestrielle jamais enregistrée, pour atteindre 331 %. La dette publique ainsi que les dettes des ménages et des entreprises augmentent à une vitesse incroyable.

    La croissance de la dette publique a également provoqué des débats sur le seuil d’endettement, c’est-à-dire le moment où la capacité de remboursement d’un pays est dépassée par le montant des intérêts à payer, créant ce que l’on appelle “l’effet boule de neige” de la dette. On estime que le ratio entre la dette et le PIB est de 130 % en moyenne, mais il est très dépendant du taux d’intérêt réel et des chiffres de la croissance. La dette publique du Japon dépasse les 200 % depuis des années sans devenir insoutenable, tandis que la Grèce est condamnée à des excédents budgétaires primaires depuis des décennies.

    D’où l’apparition d’illusions telles que l’idée que les économies peuvent se désendetter sans jamais avoir besoin de dégager un excédent budgétaire, “tant que” les taux d’intérêt restent inférieurs à la croissance économique nominale. Il est tout simplement inconcevable que toutes les grandes économies résistent simultanément, sur une période plus longue, à la tentation d’augmenter le niveau des taux d’intérêt par rapport au niveau de la croissance économique nominale, soit pour attirer un afflux supplémentaire de capitaux, soit – bien que ce ne soit pas la menace immédiate – pour lutter contre l’inflation. Si une grande économie le faisait, les autres suivraient.

    Certains plaident pour des variantes de la Théorie monétaire moderne, à savoir que les gouvernements créent de la monnaie sans limite à partir de rien, soutenus par les banques centrales qui gonflent leurs bilans à des taux d’intérêt de 0 % pour une période indéterminée ou très longue (100 ans). Il s’agit d’une version moderne de la théorie de la planche à billet. Dans les économies capitalistes, basées sur la propriété privée et l’échange de la valeur du travail à l’échelle internationale, c’est une utopie dangereuse. Il faudrait un taux de croissance exponentiel de la production de biens et de services pour que cet afflux et cette multiplication de l’argent ne libèrent pas des taux d’inflation élevés. Les monnaies ne reflétant pas suffisamment la valeur réelle seraient mises sur une liste noire dans le commerce et les échanges internationaux, ce qui obligerait ces pays à compter exclusivement sur leurs réserves de change.

    De l’orthodoxie fiscale à l’activisme fiscal

    La Grande Dépression des années 1930 a montré que la politique du “laissez faire” ne fonctionnait pas. L’idée d’Adam Smith, selon laquelle l’intérêt général est mieux servi lorsque chacun poursuit son propre intérêt, s’est heurtée à un mur. Keynes préconisait une approche anticyclique : les gouvernements devaient dépenser pour sortir des récessions et faire un pas en arrière lorsque la reprise s’installe. Roosevelt l’a appliqué en visant à sauver le capitalisme. Cela a échoué, non pas parce qu’il n’en a pas fait assez, mais parce qu’aucune des causes sous-jacentes de la Grande Dépression n’avait été traitée. C’est la révolution, la guerre, sa destruction, son issue et le rapport de forces qui en a découlé qui ont poussé le processus bien au-delà de ce que Keynes avait jamais envisagé. La position dominante de l’impérialisme américain après la Seconde Guerre mondiale, avec l’imposition du GATT ( accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et le dollar comme monnaie d’échange internationale, combinée à l’existence d’un système alternatif sous la forme de la caricature stalinienne du socialisme et à la lutte des classes, a conduit à la mise en place d’États-providence – dans les pays capitalistes avancés et dans certaines parties du monde néocolonial – pour éviter la révolution. La fin de la reprise d’après-guerre (73-75), avec la stagflation et la baisse des taux de profit, a fait au keynésianisme d’après-guerre ce que la Grande Dépression des années 30 avait fait au “laissez-faire”.

    Le néolibéralisme n’est pas entré en scène tout de suite. Alors que les masses chiliennes abandonnent aujourd’hui la constitution de Pinochet, son coup d’État de 1973 a créé le rapport de forces nécessaire pour tester dans la vie réelle les concepts désastreux de l’école monétariste de Chicago. Ailleurs, il a fallu d’importantes batailles de classe sur une période de 5 à 10 ans, avant que la classe dirigeante n’acquière la confiance et la force nécessaires pour l’imposer comme politique dominante, ce qui s’est soldé par des défaites stratégiques pour la classe ouvrière dans des pays clés, principalement les États-Unis et la Grande-Bretagne, bientôt renforcés par les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui ont ouvert les portes à un développement plus prononcé de la City et à l’expansion des délocalisations. Le résultat de ces luttes de classes était loin d’être garanti d’emblée, mais il était clair que le keynésianisme d’après-guerre avait atteint ses limites et n’offrait aucune issue, ni pour les classes dominantes, ni pour la classe ouvrière.

    Le monétarisme a été une politique importante qui a donné le coup d’envoi de ce que l’on appellera plus tard le néolibéralisme. Le monétarisme considère essentiellement la masse monétaire, et non la politique fiscale, comme le principal outil de régulation économique, garantie par des banques centrales indépendantes des gouvernements élus. Il considère que l’intervention politique dans l’économie est soumise à des pressions en faveur de l’égalité des revenus et des richesses au détriment de l’efficacité économique. Le contrôle de la masse monétaire, élément essentiel du monétarisme, visait à stabiliser la valeur de la monnaie et à empêcher la dévaluation du capital monétaire. Cela impliquait également une diminution des investissements de l’État et une réduction des impôts sur les sociétés. Pour tenter de surmonter le problème de la suraccumulation du capital, la classe capitaliste a cherché de nouvelles possibilités d’investissement rentable et des moyens d’augmenter ses taux de profit. Cela signifiait des attaques contre les salaires et les conditions de travail ainsi que l’ouverture des marchés étrangers afin d’exporter le capital et les biens excédentaires, la libre circulation du capital, en particulier du capital financier. C’est au fur et à mesure que la déréglementation, la financiarisation, la libéralisation et les privatisations progressaient que le néolibéralisme a pris forme. Il a été encore renforcé par le processus d’accélération de la mondialisation après l’effondrement du stalinisme. Bien qu’il soit possible de mettre en évidence certaines caractéristiques, le néolibéralisme ne doit pas être compris comme un ensemble de règles fixes, mais comme des politiques qui ont évolué dans une ère historique.

    Lors de la crise de 2007-2009, bon nombre des convictions du monétarisme et du néolibéralisme se sont révélées insuffisantes pour empêcher l’effondrement de l’économie. Au lieu de rester en dehors de l’économie, l’État est intervenu massivement. Au lieu de limiter la croissance de la masse monétaire en fonction de la croissance attendue de l’économie, il l’a explosé en abaissant les taux d’intérêt des banques centrales et en mettant en place des programmes d’achat d’obligations d’État. Au lieu de réduire la dette publique, celle-ci a atteint de nouveaux niveaux record. Ces mesures qui contredisent les idées centrales du néolibéralisme ont été appliquées à nouveau au cours de la crise actuelle, cette fois à une échelle qualitativement plus grande. Aujourd’hui, malgré la crise existentielle du néolibéralisme, l’austérité, la flexibilité accrue, les aspects de la libéralisation et des privatisations sont loin d’être rayés de la carte. Ce ne fut pas non plus le cas des attaques contre la classe ouvrière quand la lutte de classe menaçait les intérêts et le pouvoir de la classe dominante durant le keynésianisme des années 30. Roosevelt a combiné l’augmentation des dépenses sociales, les travaux d’infrastructure et la création d’emplois pour sauver le système. Mais aucune de ces mesures temporaires n’a résolu les problèmes sous-jacents de l’économie et cela a été accompagné d’une répression brutale des lutte ouvrières ainsi que d’une concentration accrue du capital, cette fois en choisissant les gagnants, par opposition à la concentration “naturelle” qui a lieu dans le cadre des politiques de laissez-faire. Le changement de politique par rapport au néolibéralisme ne signifie pas qu’il n’y aura pas de tentatives pour faire porter le fardeau par les travailleurs, mais plutôt que ce sera l’austérité nationale au lieu d’un régime international.

    L’Inde, par exemple, tout en lançant son propre plan de relance budgétaire de 20 milliards de dollars, a commencé à faire passer un programme de privatisation en pleine pandémie. Une nouvelle augmentation de l’âge de la retraite est sur la table. Mais l’expérience acquise depuis la Grande Récession a montré que la politique monétaire n’a pas les munitions nécessaires pour contrer une dépression aussi profonde qu’aujourd’hui. Carmen Reinhart, économiste en chef à la Banque mondiale, qui était un des principaux défenseurs de l’austérité et de l’orthodoxie budgétaire il y a une dizaine d’années, recommande maintenant aux pays d’emprunter massivement : “D’abord vous vous souciez de faire la guerre, ensuite vous trouvez comment la payer.” Le FMI estime que les pays ont augmenté leurs dépenses et réduit leurs impôts d’un montant stupéfiant de 11,7 trillions de dollars, soit 12 % du PIB mondial en 2020 ! C’est bien plus que les mesures de relance de 2 % du PIB mondial finalement adoptées par le G20 après la Grande Récession. Cela fait conclure à Chris Gilles, rédacteur économique du Financial Times, que l’orthodoxie fiscale a été remplacée par l’activisme fiscal. Une exception importante par rapport à la crise précédente est la Chine, qui a “sauvé le capitalisme mondial” avec son monstrueux plan de relance en 2009, mais qui est cette fois-ci loin derrière les autres grandes économies. Cette situation est principalement due à la montagne de dettes, héritage de cette précédente intervention, qui réduit désormais les options politiques du régime chinois.

    Un glissement tectonique dans la politique économique

    Nous pensons que cela fait partie d’un « glissement tectonique » dans les politiques économiques des capitalistes. Bien sûr, à bien des égards, la situation à laquelle nous sommes confrontés est unique. Dans une organisation démocratique saine cela va soulever des questions de clarification, des doutes et des discussions, comme cela s’est produit lors d’autres grands événements. Une des pierres angulaires de la méthode marxiste est de s’armer des lois du développement à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité afin de mieux comprendre les processus qui se développent. Le parallèle le plus proche de la situation réelle que nous vivons est la période englobant la Grande Dépression des années 30. Le changement de politique appliqué aujourd’hui n’est pas le capitalisme dirigé par l’Etat des nazis ni l’économie bureaucratiquement planifiée du stalinisme. Il ne s’agit pas non plus des mesures de “l’État-providence” d’après la seconde guerre mondiale, qui étaient basées sur la reconstruction d’après guerre, sur le renouvellement de l’infrastructure et de la capacité de production vers une généralisation de la production de masse ; sur la domination particulière de l’impérialisme américain à l’issue de la guerre qui l’a mis en position d’imposer le GATT, le dollar comme monnaie d’échange internationale et de lancer le plan Marshall ; sur l’existence d’un système alternatif dirigé par l’URSS et sur la radicalisation des travailleurs à la suite de la guerre qui s’est partiellement exprimée dans le mouvement ouvrier organisé. Cela présente des similitudes avec les méthodes de type keynésien et l’intervention de l’État telles qu’elles étaient appliquées dans les années 30. Bien sûr, toutes comparaisons sont imparfaites et une analyse plus approfondie révélera de nombreuses différences.

    Cette politique sera-t-elle de courte durée ? Le néolibéralisme reprendra-t-il bientôt après une brève interruption, comme ce fut le cas au lendemain de la Grande Récession ? On ne peut évidemment pas exclure une répression économique. Mais ce n’est pas à ce stade la pensée dominante dans les milieux dirigeants. Cette politique sera-t-elle appliquée en ligne droite ? Non, nous connaîtrons des hauts et des bas, nous la verrons appliquée de différentes manières dans différents pays et régions du monde. Mais compte tenu de toutes ces différences, la tendance dominante dans l’économie mondiale sera à l’intensification de l’intervention de l’État – politiquement et financièrement – en accordant moins de poids au dogme “néolibéral” classique de la réduction des déficits. Le capitalisme est dans un état de multi-morbidité, une condition où plusieurs maladies affectent un corps en même temps. La propension à la crise de l’économie capitaliste est à l’origine de crises toujours plus graves de la légitimité et de la stabilité politiques, de l’écologie et de la santé, ce qui donne lieu à l’une des crises mondiales les plus profondes de l’histoire du capitalisme. Les économistes et les politiciens bourgeois sont désemparés dans leur recherche désespérée d’une issue. Le déficit fédéral américain a atteint 3,13 trillions de dollars cette année, soit 15,2 % du PIB, plus du triple de ce qu’il était en 2019 et le plus élevé depuis juste après la Seconde Guerre mondiale. La dette publique dépasse la taille de l’économie, son niveau le plus élevé depuis 1946. Néanmoins, le président de la Fed, Jerome Powell, déclare que “ce n’est pas le moment de donner la priorité à ces préoccupations”. Il estime que “le risque de trop en faire est moins grand que celui de ne pas en faire assez”. Newsweek a interrogé 12 experts économiques sur leurs conseils au prochain président américain. Le mot entendu à plusieurs reprises était “dépenser” ou, comme l’a dit un économiste, “de l’argent et beaucoup d’argent”. La boîte à outils de la bourgeoisie s’est révélée inadéquate pour résoudre la crise de 2008-2009 – les emprunts massifs actuels et la création de monnaie créeront d’autres problèmes à l’avenir.

    Le bloc des 19 pays de la zone euro se dirige vers des déficits budgétaires combinés de 1 trillion d’euros, soit 8,9 % du PIB du bloc, dix fois plus qu’en 2019. Mais Christine Lagarde, présidente de la BCE, déclare : “Il est clair que le soutien budgétaire et le soutien de la politique monétaire doivent rester en place aussi longtemps que nécessaire et qu’il faut éviter les variations brutales”. Marco Valli, d’UniCredit, déclare : “Continuez à dépenser tout ce qui est nécessaire pour soutenir les économies et réduire (…) les dommages à long terme”. En raison des erreurs de construction inhérentes à l’UE, elle-même conséquence de l’incapacité du capitalisme à surmonter les limites des États-nations, ces messages ont tendance à tomber dans l’oreille d’un sourd. Le “plan de relance et de résilience” historique d’une valeur de 750 milliards d’euros, qui mutualise en partie l’effort de relance, est toujours “en discussion”, tout comme le budget de l’UE. L’Allemagne a déjà annoncé son intention de réduire son déficit budgétaire en 2021 de 4,25 % du PIB, et la France prévoit également de réduire son déficit. Bien que le gouvernement allemand discute de la manière de contourner ou même de supprimer le frein constitutionnel allemand à l’endettement, celui-ci continue de jeter une ombre sur l’UE, en raison de la hausse de 15 % de la dette publique de la zone euro, qui devrait atteindre 100 % du PIB combiné d’ici la fin de 2020.

    Les prévisions de septembre de la BCE d’une reprise de 3 % pour le quatrième trimestre ont immédiatement intensifié le débat sur l’opportunité de mettre fin au programme d’achat d’urgence en cas de pandémie. Ce programme contourne en fait les règles qui lui interdisent de financer directement les gouvernements. La BCE a même acheté des obligations du gouvernement grec. Cependant, depuis la résurgence du virus, une récession à ‘‘double creux’’ est plus probable (la croissance pour le quatrième trimestre a depuis été révisée à -2,3 %). En conséquence, on s’attend à ce que la BCE continue à mettre la main à la poche et augmente son programme d’achat d’obligations d’urgence en décembre de 500 milliards d’euros. Cela ne signifiera pas que les contradictions nationales de longue date du continent seront surmontées.

    La dépression alimente des tendances centrifuges, existant au sein des pays, mais plus encore au sein de l’UE dans son ensemble qui pourrait entrer dans de nouvelles crises similaires à celles que nous avons connues dans les années 2010. L’accord commercial conclu entre le Royaume-Uni et l’UE, qui a signifié la conclusion du Brexit, ne résout fondamentalement aucune des questions clés qui ont bloqué les négociations pendant 4 ans et demi. Des affrontements diplomatiques et économiques réguliers sont à prévoir. Si le Royaume-Uni s’en sort moins bien, l’UE a sans aucun doute été affaiblie – et s’inquiétera d’une résurgence du sentiment anti-UE dans d’autres États membres (où il avait partiellement reculé), notamment en raison des piètres performances de l’UE en matière de distribution de vaccins, y compris par rapport à la Grande-Bretagne. Le conflit concernant l’exportation du vaccin d’AstraZeneca montre à quel point l’accord était mince comme du papier, les deux parties étant prêtes à en jeter des éléments quand cela les arrange. Dans les cinq semaines qui ont suivi la signature de l’accord, l’UE a, par ignorance, menacé de déclencher l’article 16, les “sauvegardes” qui peuvent conduire à l’annulation du protocole sur l’Irlande du Nord et faire resurgir la perspective d’une frontière entre le nord et le sud de l’Irlande. Cela a renforcé les tensions sectaires dans un contexte où le protocole est considéré par une grande partie de la population protestante comme une étape importante vers une “Irlande unie économique”. Nous avons déjà vu des menaces contre le personnel portuaire et une campagne Unioniste pour que le gouvernement britannique déclenche l’article 16. Parallèlement à des processus plus larges, cela soulève la question de savoir si le “processus de paix” en Irlande du Nord peut se poursuivre sous sa forme actuelle. Par exemple, le protocole doit de toute façon faire l’objet d’un vote à l’assemblée d’Irlande du Nord tous les quatre ans, ce qui maintiendra la question vivante et controversée. Des collisions similaires peuvent avoir lieu à tout moment sur le commerce, les aides d’État et la pêche.

    Une période de transition vers un “âge de désordre”.

    Ni le FMI ni aucune autre grande institution internationale, ni les principaux faiseurs d’opinion à ce stade ne plaident pour un abandon rapide du soutien budgétaire. Ce n’est ni réaliste, ni souhaitable. Tout comme la grande dépression des années 30 ou la “crise du pétrole” de 73-75, cette dépression montre que la politique dominante des dernières décennies a atteint ses limites. Sa poursuite ne fera qu’aggraver la catastrophe. Comme d’habitude, l’État est appelé à sauver le système, puis à le sauver par la réforme, ou dans le langage du FMI “pour aider aux ajustements”. Mais ceux-ci seront immenses. La pandémie et la dépression qu’elle a déclenchée laisseront les économies moins mondialisées, plus numérisées et moins égales. Les employés de bureau continueront à travailler au moins partiellement à domicile. Nombre d’entre eux travaillant dans des secteurs susceptibles de se contracter se retrouveront au chômage de façon permanente. De telles périodes de transition sont intrinsèquement instables, avec des éléments du passé qui coexistent avec de nouveaux. Pour les marxistes, la clé est de voir comment les processus évoluent et dans quelle direction.

    Avant qu’une période fondamentalement nouvelle puisse prendre forme, il faut procéder à des essais et des erreurs, tester les rapports de force, la guerre ou la guerre par procuration et, finalement, la lutte des classes, dont l’issue n’est pas prédéterminée. C’est ce qui ressort d’un rapport publié par la Deutsche Bank en septembre dernier, qui annonce la fin de quatre décennies de mondialisation et l’ouverture d’une nouvelle “ère du désordre”. Cette résolution comporte une section consacrée spécifiquement aux tensions impérialistes, qui traite de cette nouvelle mais différente “guerre froide”, de la déglobalisation, de l’effondrement des institutions internationales, des guerres commerciales et du protectionnisme économique. Inutile de rappeler ici que tout cela a été énormément propulsé par la pandémie et la dépression économique.

    La Chine est sortie de son isolement et a relancé son économie alors que ses principaux concurrents sont encore ravagés par la pandémie. Cela a provoqué la panique de la classe dirigeante américaine, qui craint pour sa part sur le marché mondial. Dans le même temps, compte tenu de la féroce rivalité économique et géopolitique avec l’Occident, le régime chinois recourt sans aucun doute à une “comptabilité créative” et à une manipulation de ses données économiques encore plus poussée qu’auparavant. Il y a de fortes raisons de mettre en doute la fiabilité des chiffres trimestriels du PIB chinois, par exemple pour le premier trimestre (-6,8 % est probablement un sous-estimation importante) et le troisième trimestre (+4,9 % est probablement une exagération). La position de Xi Jinping, plus qu’auparavant sous pression d’une résurgence de la lutte de pouvoir au sein du régime, renforce également la tentation de manipuler les données économiques.

    La reprise encore limitée de la Chine a été alimentée par les dépenses d’infrastructure soutenues par l’État et par la forte demande d’exportation d’EPI et d’équipements de travail à domicile. Les investissements immobiliers ont augmenté de 5,6 %. La demande des consommateurs est un élément clé qui fait défaut à la reprise. Selon l’agence statistique chinoise, les dépenses de consommation par habitant ont chuté de 6,6 % au cours des neuf premiers mois de 2020. Bien que la situation se soit partiellement redressée depuis septembre, cette baisse est principalement due aux dépenses des riches Chinois en produits de luxe et en vacances, tandis que les plus pauvres continuent de souffrir de la perte d’emplois et de revenus due à la pandémie. Selon une estimation, les 60 % des ménages les plus pauvres ont perdu environ 200 milliards de dollars de revenus au cours du premier semestre. Fait crucial, l’investissement en actifs fixes a atteint officiellement un maigre 0,8 % sur les neuf premiers mois de l’année, un chiffre qui a presque certainement été falsifié et qui était en réalité négatif. Avec la consommation et l’investissement en réalité à la baisse au cours du troisième trimestre, “l’évolution du PIB serait proche d’une chute de 5 %, et non d’une croissance de 5 %”, selon Derek Scissors, économiste en chef du China Beige Book basé à New York. Ce point est d’une importance majeure pour la Chine, car l’économie se débat depuis quelques années avec le “piège des revenus moyens”, qui désigne les pays qui ont connu une croissance rapide, mais qui ne parviennent pas à rattraper les économies à revenus plus élevés et sont donc piégés.

    Bien que l’économie chinoise puisse éviter les énormes chutes de PIB prévues pour la plupart des anciens pays capitalistes, elle est toujours confrontée à des pressions sans précédent et à la plus faible performance du PIB depuis la dernière année du règne de Mao Zedong. La nouvelle concurrence féroce pour les marchés mondiaux et les sources de croissance va encore aggraver les tensions entre les États-Unis et la Chine. Il est significatif que, pour la toute première fois, le nouveau “plan quinquennal” du régime (2021-25) ne stipule même pas d’objectif de croissance annuelle du PIB. Cela montre un niveau accru d’incertitude et de prudence dans les cercles dirigeants. Il est possible qu’un objectif de croissance du PIB soit fixé d’ici à ce que le plan soit approuvé par l’Assemblée nationale populaire en mars, mais cela n’est pas du tout certain. Par ailleurs, le nouveau plan est remarquable en tant que plan à peine déguisé pour une “économie de guerre froide”, pour résister à la pression économique de l’impérialisme américain en se concentrant sur le développement de la consommation intérieure et l’accélération de la création d’une base technologique plus solide (les éléments clés de la stratégie de “double circulation” de Xi Jinping). Le contenu de ce plan est “à 30 % dû aux facteurs états-uniens”, a commenté un responsable chinois ayant participé à sa préparation. Il comprend, pour la première fois, une section sur la modernisation des forces armées chinoises.

    Un changement de politique ne résoudra pas les causes sous-jacentes

    Les changements de politiques ne résoudront pas les nombreuses faiblesses sous-jacentes et contradictions du capitalisme. Les forces productives ont depuis longtemps dépassé le mode de production capitaliste et les rapports de propriété, qui sont passés d’un frein relatif au développement à une entrave absolue. Le développement productif a atteint depuis longtemps un stade qui exige une planification démocratique, une coopération et des échanges internationaux ainsi qu’un contrôle et une propriété publics des ressources, mais qui se heurte à la soif de profit du système. Si l’investissement public dans les infrastructures et la recherche, tel que proposé par le FMI et de nombreux économistes, sera bien accueilli par la classe ouvrière, il ne suffira pas à amortir l’effondrement. Il ne résoudra pas non plus la crise de rentabilité liée à la suraccumulation et ne conduira pas à un boom de l’investissement privé.

    Le découplage et la démondialisation vont encore s’accélérer. Le rapport sur l’investissement dans le monde de la CNUCED de janvier 2021 indique que les investissements directs étrangers (IDE) mondiaux se sont effondrés en 2020, chutant de 42 %, passant de 1.500 milliards de dollars en 2019 à un montant estimé à 859 milliards de dollars. Cela ramène les IDE à un niveau qui n’a plus été vu depuis les années 1990. L’effondrement est beaucoup plus important dans les pays développés que dans les pays en développement. Il est inférieur de plus de 30 % à celui de la grande récession de 2008/2009. Même s’il faut reconnaître que l’ampleur extrême du déclin est due à la pandémie, la CNUCED s’attend à ce que les flux mondiaux d’IDE restent faibles tout au long de 2021, la reprise ne devant pas commencer avant 2022. Entre 2002 et 2011, le volume du commerce mondial, avec une croissance annuelle moyenne de 5,7 %, a été un contributeur net à la production mondiale, qui a augmenté de 4,1 % en moyenne. Depuis lors, le commerce mondial est devenu un fardeau pour la production mondiale. En octobre 2020, le FMI s’attendait à ce que le commerce mondial se contracte de 10,4 % pour l’ensemble de l’année, tandis que la Banque mondiale estimait à -9,5 % en janvier 2021. En fonction de la pandémie, la plupart des prévisionnistes estiment une reprise du commerce mondial de 5 à 8 % pour 2021, lorsque les économies commenceront à s’ouvrir, mais il existe de nombreux risques de baisse et cela ne compensera pas les pertes.

    Tant que le capitalisme existera, quelle que soit la politique appliquée, celle-ci profitera toujours aux riches au détriment des pauvres. Comme l’a récemment souligné l’un de nos camarades nigérians, lorsque le prix du pétrole brut augmente, cela se traduit par une hausse des prix du carburant et de l’électricité. Mais lorsque le prix du pétrole brut baisse – étant donné que les raffineries nigérianes ont cessé de fonctionner il y a plus de dix ans et que le pays importe du pétrole raffiné – la diminution des revenus tirés de la vente du pétrole brut se traduit également par une augmentation des prix du carburant et de l’électricité. Simultanément, Seplat Petroleum, la plus grande compagnie pétrolière du Nigeria, a versé 132 % de ses bénéfices aux actionnaires au cours du premier semestre 2020.

    À l’échelle mondiale, la mesure dans laquelle les entreprises distribuent leurs bénéfices aux actionnaires par le biais de dividendes et de rachats est sans précédent. Entre 2010 et 2019, les sociétés cotées dans l’indice S&P 500 ont en moyenne versé 90 % de leurs bénéfices aux actionnaires. Oxfam a découvert que les 25 entreprises mondiales les plus rentables de l’indice S&P Global 1oo prévoient de verser 124 % de leurs bénéfices nets aux actionnaires en 2020, contre 103 % l’année précédant la pandémie.

    Dans son programme de transition, Trotsky a souligné que “le “New Deal” n’était possible que dans un pays où la bourgeoisie a réussi à accumuler des richesses incalculables. Dans de nombreux pays pauvres, cela ne peut pas être mis en œuvre de manière approfondie. Et ce, en dépit du fait que, dans certains d’entre eux, les écarts par rapport au ‘‘livre de recettes néolibéral’’ soient plus limités surtout lorsque la bourgeoisie ressent ou craint la pression des mouvements de masse. Par exemple, le nouveau plan de relance de Modi en octobre visait à stimuler la demande des consommateurs et les dépenses publiques supplémentaires pour les projets d’infrastructure, tandis que le plan d’aide d’urgence mensuel du gouvernement brésilien a permis de verser des paiements en espèces à 67 millions de pauvres depuis avril. C’est un facteur important derrière le récent regain de popularité de Bolsonaro au cours du second semestre 2020, malgré sa gestion désastreuse de la pandémie. Actuellement, sa popularité a de nouveau chuté en raison de la combinaison de l’aggravation de la crise sanitaire et de la fin de l’aide d’urgence. Le gouvernement est sous pression pour trouver un moyen de maintenir une certaine aide d’urgence aux plus pauvres malgré les effets sur les dépenses publiques et les restrictions constitutionnelles imposées aux dépenses publiques.

    Selon le FMI, environ la moitié des économies à faible revenu sont en danger de défaut de paiement. La plupart d’entre elles sont dans un état bien pire qu’avant la Grande Récession de 2008-2009. Une grande partie de leur dette est libellée en dollars américains, dont la valeur augmente en tant que valeur refuge, ce qui alourdit encore le fardeau du remboursement. Un moratoire sur la dette a été approuvé par le G20, qui expire à la fin de l’année. Les dirigeants du FMI et de la Banque mondiale font des discours éloquents et fournissent des financements d’urgence à 80 pays, mais ceux-ci sont liés à l’austérité, “plus dur, plus rapide et plus large” comme le décrit le Réseau Européen sur la Dette et le Développement (EURODAD). Dans 59 de ces pays, l’austérité au cours des trois prochaines années, telle que prescrite par le FMI, sera 4,8 fois plus importante que le montant dépensé dans le cadre des programmes Covid-19 en 2020. Les impôts indirects, qui touchent plus durement les pauvres, devraient augmenter dans au moins 40 de ces pays. La réduction des services publics représente les trois quarts du total des réductions menacées. Néanmoins, d’ici 2023, 56 de ces pays se retrouveraient encore avec des niveaux d’endettement plus élevés. Alors que nous assistons à un protectionnisme dans la plupart des pays capitalistes avancés, nous verrons une pression accrue pour ouvrir davantage les pays néocoloniaux à l’impérialisme avec une exploitation et une destruction accrues de l’écosystème ainsi qu’une production accrue de réfugiés. Comme la Chine est devenue un prêteur important, les discussions sur la restructuration de la dette se mêlent à la concurrence inter-impérialiste, devenant encore plus compliquées comme l’illustre le cas de la Zambie. Seule l’annulation de la dette pourrait éviter une nouvelle décennie perdue dans ces pays. Les effets politiques de ce cauchemar sans fin pour les masses posent, dans la période actuelle de révolte sur tous les continents, la question de luttes d’une ampleur encore plus grande et de la montée de forces et de figures politiques nationalistes, populistes, “anti-néolibérales” et populistes de gauche, malgré les dangers de la réaction sous différentes formes telles que les coups d’État militaires, le populisme de droite et les affrontements religieux et ethniques.

    Le conflit entre les États-Unis et la Chine

    Le conflit entre les États-Unis et la Chine, qui oppose l’impérialisme chinois en pleine ascension et l’hégémonie impérialiste américaine en déclin, n’est pas seulement le résultat d’événements épisodiques comme la montée de Donald Trump et se poursuivra dans un avenir proche.

    Ceci dit les années Trump ont certainement été un tournant. L’aggravation des tensions se traduit par une rhétorique enflammée. Le secrétaire d’État Mike Pompeo parle des États-Unis qui se défendent contre la “tyrannie” du Parti communiste chinois. Il a également déclaré en juillet que “si nous n’agissons pas maintenant, le [PCC] finira par éroder nos libertés et par renverser l’ordre fondé sur des règles que nos sociétés libres ont travaillé si dur à instaurer… L’ancien paradigme de l’engagement aveugle avec la Chine ne permettra tout simplement pas d’y parvenir. Nous ne devons pas le poursuivre. Nous ne devons pas y revenir”. La rhétorique des États-Unis est assortie à celle des diplomates chinois du “Wolf Warrior”. Récemment, Xi Jinping a profité du 70e anniversaire de l’entrée de la Chine dans la guerre de Corée pour attiser le nationalisme anti-américain : “Le peuple chinois comprend parfaitement que pour répondre aux envahisseurs, il faut leur parler dans une langue qu’ils comprennent”.

    Pendant ce temps, tout le monde parle de la nouvelle guerre froide. Il est important de préciser que la cause de la nouvelle guerre froide est complètement différente de la cause de la guerre froide qui existait avant l’effondrement du stalinisme. À l’époque, c’étaient les principaux pays capitalistes qui luttaient ensemble contre un système non capitaliste. La nouvelle guerre froide reflète un changement plus important au sein de la classe dirigeante américaine. Il est significatif que les démocrates ne se sont pas opposés à la politique générale de l’administration Trump.

    Il s’agit maintenant d’un conflit très large, exacerbé par la pandémie mondiale et le début de la dépression économique mondiale. La guerre commerciale est importante, mais ce n’est pas encore la question clé. L’augmentation des coûts et des risques liés à l’activité commerciale en Chine ainsi que la pression exercée par le régime Trump conduisent à une accélération du “découplage” des économies américaine et chinoise. Il s’agit d’un processus qui a en réalité commencé il y a 12 à 15 ans, les fabricants commençant à quitter la Chine pour d’autres pays d’Asie du Sud-Est en raison de la hausse des coûts de production. Étant donné la complexité des relations économiques entre les deux pays, un découplage plus complet prendra de nombreuses années, mais c’est la tendance actuelle.

    La Chambre de commerce américaine signale qu’au cours des deux dernières années, environ 40 % des entreprises américaines ont déménagé leurs installations de production hors de Chine ou envisagent de le faire. La Chambre de commerce indique également que seulement 28 % de ses entreprises membres augmenteront leurs investissements en Chine cette année, contre 81 % en 2016.

    Toutefois, ce ne sont pas seulement les États-Unis, mais aussi d’autres alliés comme le Japon et Taïwan qui pressent leurs entreprises de quitter la Chine. Le Japon a payé 87 entreprises pour qu’elles déplacent leur production (Washington Post, 21 juillet).

    De plus en plus, les grandes entreprises américaines sont contraintes de s’aligner sur les intérêts plus larges de l’impérialisme américain : pour citer Ben Simpfendorfer, directeur général de Silk Road Associates, “Si vous êtes fournisseur pour Google ou Facebook, vous devez montrer que ce n’est pas un produit chinois”. En outre, une série de nouvelles réglementations financières apparaissent, par exemple les gouvernements occidentaux s’efforcent de bloquer les investissements chinois, les rachats d’entreprises et empêchent les fonds de pension et autres institutions financières d’investir dans les actions chinoises. D’ici la fin 2021, plus de 200 sociétés chinoises cotées à Wall Street devront se conformer aux règles comptables américaines, ce qui pourrait déclencher une vague de radiations de sociétés chinoises. Cette “guerre financière” naissante est le principal moteur des efforts du régime chinois pour établir une monnaie numérique comme moyen de contourner le système de paiement mondial basé sur le dollar, qui confère aux États-Unis une position de pouvoir unique.

    Une autre caractéristique importante du conflit entre les deux puissances est la lutte pour la domination de la technologie 5G qui s’est concentrée sur Huawei. Il est très frappant de voir comment, malgré l’approche maladroite de l’administration Trump, ils ont réussi à obtenir de la Grande-Bretagne qu’elle chasse Huawei ainsi que l’Australie et l’Inde. La France a également imposé des restrictions qui équivalent virtuellement à des interdictions. Plus récemment, la Suède a rejoint la liste désormais assez longue des pays européens qui interdisent ou restreignent sévèrement Huawei. L’Allemagne, qui entretient des liens très étroits avec la Chine, semble toutefois s’écarter de cette tendance pour l’instant. L’inscription de Huawei sur la liste noire marque “un coup mortel pour la plus importante entreprise technologique chinoise” selon le groupe Eurasia, et le plus grand revers subi par le régime chinois au cours du conflit actuel. Bien qu’une administration Biden puisse revoir certains aspects de l’interdiction de Huawei, il est très peu probable que la politique soit inversée en raison de sa nature stratégique, les technologies avancées devenant le principal champ de bataille entre les puissances impérialistes.

    Cet alignement sur la position américaine n’est toutefois pas dû principalement à la pression ou à la persuasion de Trump, mais reflète le fait que d’autres puissances clés concluent, pour leurs propres raisons, que la poursuite de l’essor de la Chine représente également une menace pour leurs intérêts. Elles ont observé avec une méfiance croissante la propagation de l’initiative chinoise de “Nouvelle route de la soie” (BRI pour Belt and Road Initiative), son renforcement militaire et ses pressions diplomatiques incessantes. Les Chinois, tout en ayant également besoin d’exporter leur capacité industrielle excédentaire, utilisent clairement BRI pour développer un bloc de pays qui sont dépendants/alignés avec eux dans ce conflit mondial pour l’hégémonie.

    La Chine, les États-Unis et d’autres puissances se font concurrence pour développer et protéger les nouvelles technologies. Cette concurrence ne concerne pas seulement la 5G, mais aussi les semi-conducteurs, l’IA, “big-data” et l’informatique quantique, entre autres. Cela signifie une intervention accrue de l’État. Nous pouvons le voir dans la course au développement de vaccins pour le Covid 19, les États-Unis, la Chine et la Russie utilisent tous de manière flagrante leur secteur pharmaceutique pour promouvoir leurs intérêts nationaux. Ce conflit s’est développé de manière obscure dans le cadre d’une lutte de plus en plus intense pour les standards techniques mondiaux officiels. Cela pourrait conduire dans certains cas à des technologies parallèles qui n’ont littéralement pas d’interface. Ces technologies conflictuelles et les processus de production qui les accompagnent ne fonctionneraient alors que dans certaines zones de l’économie mondiale.

    Tout cela indique la rupture partielle d’une chaîne d’approvisionnement mondiale intégrée et une tendance à son remplacement par des chaînes d’approvisionnement régionales, la plus importante en Asie de l’Est, une autre en Amérique du Nord et la troisième centrée sur l’Allemagne et l’Europe de l’Est. Le président du géant taïwanais de l’industrie manufacturière Foxconn, Young Liu, a récemment déclaré que “le modèle passé où [la fabrication] était concentrée dans quelques pays comme une usine mondiale n’existera plus… Ce que nous pensons être plus probable à l’avenir, ce sont des réseaux de production régionaux”.

    Ce processus se caractérise par la création d’un Partenariat Régional Economique Global (RCEP) de 15 membres, lancé en novembre après huit ans de discussions, dont la Chine est le moteur. La création du RCEP en tant que “plus grand accord commercial du monde” en termes géographiques, est sans aucun doute une victoire diplomatique pour le régime chinois dans le contexte de la guerre commerciale américaine et de l’isolement politique croissant de la Chine pendant la crise actuelle. Mais en termes économiques, le RCEP est plutôt “superficiel” et “limité”, selon les commentateurs économiques. C’est un bloc commercial beaucoup moins poussé que l’UE ou l’USMCA (anciennement ALENA), car c’est ce qu’il était possible d’obtenir dans les conditions actuelles. L’Inde, la troisième économie d’Asie, s’est retirée du processus du RCEP en 2019. Le lancement du RCEP pourrait inciter les États-Unis, sous la direction de Biden, à faire un nouvel effort pour adhérer au Partenariat Transpacifique Global et Progressiste (anciennement connu sous le nom de TPP), dont Trump s’est retiré en 2017, et qui est un bloc économique capitaliste beaucoup plus profond conçu spécifiquement pour exclure la Chine. La régionalisation de l’économie mondiale sur la base actuelle a pour logique de tenter d’augmenter le niveau d’exploitation au sein de ces blocs régionaux, car les capitalistes tentent de compenser l’impact de la fracturation de l’économie mondiale. Cela signifie des tentatives d’accroître l’exploitation des petites puissances par les grandes et de la classe ouvrière en général, comme nous le voyons par exemple dans les divisions Nord-Sud au sein de l’UE et l’assaut austéritaire dans tous les pays européens au cours des 10 dernières années, et plus particulièrement dans les pays méditerranéens. Cela a toutefois des limites politiques, tant en termes d’affrontements entre les capitalistes eux-mêmes que de résistance de la classe ouvrière. Nous l’avons vu dans l’UE entre le gouvernement allemand et ses alliés contre non seulement la Grèce mais aussi les gouvernements italien, français et britannique, et les mouvements de la classe ouvrière, peut-être plus particulièrement en France pendant et après le mouvement des Gilets Jaunes. Nous le voyons également dans les tensions au sein du Nafta (maintenant USMCA) entre les États-Unis et le Mexique, l’élection d’AMLO à la présidence mexicaine et les luttes que cela a déclenchées, y compris dans les usines maquiladores pour des salaires plus élevés, la prévalence des usines maquiladores étant une conséquence directe de l’exploitation intensifiée pour laquelle le Nafta a été conçu. Ce qui est vrai pour l’UE et l’ALENA sera tout aussi vrai, voire plus vrai, pour le RCEP. Il est facile de voir comment les affrontements entre les gouvernements et les classes capitalistes de la région peuvent se développer, et aussi comment la lutte dans les pays clés du RCEP, comme l’Indonésie, pourrait imposer des limites politiques à la mise en œuvre effective de l’accord RCEP.

    Démondialisation accélérée

    Il s’agit d’un changement important par rapport au modèle de mondialisation néolibérale qui était basé sur la libre circulation des capitaux, du commerce et du travail. Il est important de souligner à nouveau que nous ne disons pas que la mondialisation sera complètement inversée. La tendance au développement de l’économie mondiale a été une caractéristique du capitalisme depuis ses débuts avec l’émergence des empires commerciaux. Mais elle n’a pas été un processus constant, allant toujours de l’avant. La mondialisation a atteint un niveau très élevé à la fin du XIXe siècle, suivi d’une longue période de démondialisation effective après la Première Guerre mondiale, qui a culminé avec le niveau très élevé de protectionnisme dans les années 30.

    Le protectionnisme et l’effondrement d’un “ordre mondial” ont atteint leur apogée dans les années 1930. Cette réaffirmation de l’État-nation reflétait la désintégration terminale du système capitaliste dans l’entre-deux-guerres, qui a été temporairement inversée après la Seconde Guerre mondiale en raison d’une série de facteurs exceptionnels. Depuis 2008, le capitalisme est à nouveau entré dans une phase de crise avancée. Le processus de démondialisation n’ira très certainement pas aussi loin cette fois-ci que dans les années 1930, mais il est déjà sur le point de remodeler radicalement les relations mondiales.

    Les États-Unis et la Chine, qui étaient les principaux moteurs de la mondialisation, sont désormais les principaux moteurs de la démondialisation. Cela se traduit par la montée du protectionnisme, l’intervention croissante de l’État dans l’économie et la tendance à briser les chaînes d’approvisionnement mondiales intégrées. Le capitalisme mondial est pris dans une contradiction. La production et le commerce capitalistes sont à l’échelle mondiale, mais politiquement, le système est piégé dans les frontières de l’État-nation. Au cours des dernières décennies, cette contradiction a pu être partiellement surmontée grâce à la croissance générale des marchés mondiaux des biens, des services et des capitaux (notamment des actifs financiers). La mondialisation a progressé de plus en plus parce que la classe capitaliste de pratiquement tous les pays en a profité. Aujourd’hui, la situation évolue dans une autre direction : le gâteau mondial ne croît plus mais se rétrécit. La garantie des profits n’est de plus en plus possible qu’aux dépens des autres. Il est nécessaire d’utiliser de manière rentable une masse toujours plus importante de capital, c’est-à-dire d’investir le capital et de vendre les produits à l’étranger. Le capitalisme ne peut pas revenir purement et simplement quatre ou cinq décennies en arrière, lorsque le commerce mondial et surtout l’exportation de capitaux étaient encore faibles par rapport à aujourd’hui. Il y aura donc de nouveaux accords commerciaux, la formation de nouveaux blocs, davantage d’échanges au niveau bi-multilatéral et régional et, en même temps, une tendance au découplage et à la démondialisation au niveau mondial.

    Des tensions militaires croissantes

    La dimension militaire du conflit entre les États-Unis et la Chine s’est également accentuée, les mers du Sud et de l’Est de la Chine et Taïwan étant les principaux points chauds. La mer de Chine méridionale contient d’importantes zones de pêche ainsi que des réserves de pétrole et de gaz, mais le problème majeur est qu’il s’agit d’un point d’étranglement stratégique. Qui contrôle la mer de Chine méridionale contrôle le Pacifique occidental et la Chine conteste agressivement la domination militaire américaine dans cette région.

    La Chine a cherché à créer des faits sur le terrain le long de la “ligne en neuf traits” qui, selon elle, définit ses eaux territoriales, en construisant des infrastructures militaires sur divers petits atolls. Les Chinois ont également construit la plus grande marine du monde, mais le pays est toujours militairement beaucoup plus faible que les États-Unis. La théorie chinoise semble être que les États-Unis doivent couvrir un terrain beaucoup plus vaste alors qu’eux peuvent concentrer leurs forces dans le Pacifique occidental. Si la Chine a réussi dans une certaine mesure à développer sa présence dans la mer de Chine méridionale, elle l’a fait au prix d’un antagonisme croissant avec d’autres pays de la région qui revendiquent des sections des mêmes eaux et en poussant ces pays à se rapprocher des États-Unis. Les Philippines, par exemple, après s’être rapprochées de la Chine sous le président Rodrigo Duterte et avoir menacé d’annuler une série d’accords militaires avec les États-Unis, ont maintenant inversé leur position et permis aux Américains de revenir.

    L’autre point litigieux est Taïwan, que le PCC et le nationalisme chinois n’accepteront jamais comme un État “indépendant”, étant donné qu’il a été intégré dans un bloc occidental ou “anti-Chine”. Les Etats-Unis poussent maintenant plus agressivement leurs relations avec Taïwan avec, au début de cette année, la plus haute visite officielle depuis des décennies. Il y a même eu des spéculations sur le fait que Trump aurait pu planifier une visite avant de contracter le Covid. L’armée de l’air chinoise a adopté une position de plus en plus agressive avec des incursions régulières de ses avions de chasse dans l’espace aérien taïwanais.

    La mer de Chine méridionale ou Taïwan pourraient voir la guerre froide devenir “chaude” comme cela s’est déjà produit à la frontière entre l’Inde et la Chine dans l’Himalaya. Comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, la probabilité d’une guerre totale entre les États-Unis et la Chine, ou d’ailleurs entre la Chine et l’Inde, est très faible en raison de leurs arsenaux nucléaires, mais même une “petite” guerre serait très dangereuse et aurait d’énormes implications. Elle pourrait également provoquer un mouvement anti-guerre massif au niveau international.

    Les conflits exacerbent les contradictions

    La Chine a subi quelques revers, par exemple sur la 5G, et est plus isolée qu’il y a un an sur la scène mondiale. Le prestige du régime du PCC a été fortement entamé par son échec criminel à contenir l’épidémie de coronavirus au départ et par son camouflage ultérieur. L’économie chinoise est la seule grande économie mondiale qui pourrait connaître cette année une croissance positive, bien que faible et le régime utilise maintenant agressivement la “diplomatie du vaccin” en Asie du Sud-Est et dans d’autres parties du monde néocolonial.

    Nos publications ont montré que si le conflit entre la montée de l’impérialisme chinois et le déclin de l’impérialisme américain est inévitable, il tend également à affaiblir les deux puissances. Certains aspects du conflit sont motivés par le désir de détourner l’attention des problèmes internes, comme l’a fait Trump en faisant constamment référence au “virus de la Chine”. La rhétorique du régime chinois vise également à distraire la population et à rejeter la responsabilité des manifestations de protestation sociale, y compris les luttes ouvrières, sur les “forces étrangères”. Mais dans les deux cas, le fait de fouetter le nationalisme peut créer une dangereuse pression pour aller plus loin dans les provocations.

    La dictature du PCC craint profondément les protestations et les processus révolutionnaires. Il existe de fortes divisions au sein de la direction du PCC sur la manière de procéder face à cela avec une aile opposée à Xi qui cherche à désamorcer le conflit avec les Etats-Unis. La nature de plus en plus brutale de la dictature (à Hong Kong, envers les minorités nationales du Xinjiang et de la Mongolie Intérieure) ainsi que le conflit avec les Etats-Unis sont à la fois une source et un résultat du nationalisme suprématiste han.

    Aux États-Unis, il y a eu une polarisation politique massive, une certaine résurgence du mouvement ouvrier et une énorme vague de protestation contre le racisme structurel. Trump utilise le nationalisme pour mobiliser sa base, mais cela pourrait devenir encore plus prononcé dans les années à venir, alors que la crise sociale et économique interne s’aggrave aux États-Unis et que la classe dirigeante cherche à couper court à la lutte sociale. En Chine, alors que ces processus sont beaucoup moins visibles en raison des contrôles totalitaires sans précédent mis en place, une radicalisation énorme, surtout chez les jeunes, est en cours. L’une des expressions de ce phénomène est la forte croissance du soutien au “maoïsme”, mais avec des différences cruciales par rapport au passé. De nombreux jeunes maoïstes chinois (terme générique en Chine) sont radicalement différents de la “norme” maoïste dans d’autres pays, car ils ne soutiennent pas la dictature chinoise et le capitalisme chinois.

    Autres tensions inter-impérialistes

    Une caractéristique croissante des relations mondiales est l’intensification des conflits inter-impérialistes, tant entre les grandes puissances impérialistes qu’entre les puissances impérialistes régionales. Le conflit entre les États-Unis et la Chine n’en est que le principal exemple. Dans un certain nombre de cas, ces conflits sont menés par des forces indirectes.

    En Méditerranée orientale, un différend de longue date a pris une nouvelle tournure passionnée. Les marines de la Grèce et de la Turquie, toutes deux membres de l’OTAN, se sont affrontées en août au sujet des droits d’exploration du gaz naturel. Israël, l’Égypte, les Émirats arabes unis et la France soutiennent la Grèce et la République de Chypre, qui ont tenté d’empêcher la Turquie d’accéder aux réserves. Bien que cela n’ait pas conduit à un conflit armé, les problèmes ne sont en aucun cas résolus.

    En octobre, un conflit armé a éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet de l’enclave arménienne du Haut-Karabakh, l’Arménie ayant subi des pertes importantes. Les Azerbaïdjanais étaient soutenus par la Turquie et Israël, tandis que la Russie a des bases militaires en Arménie. Bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres précis, plus d’un millier de personnes sont mortes dans le plus grand affrontement entre les deux pays depuis la guerre qui les a opposés à la suite de l’éclatement de l’ancienne Union soviétique. Un cessez-le-feu a maintenant été négocié par la Russie et des troupes russes de “maintien de la paix” ont été dépêchées pour surveiller la nouvelle ligne de contrôle.

    Si la question du Haut-Karabakh n’est pas nouvelle, elle est devenue un conflit par procuration entre la Turquie, qui a l’ambition de s’imposer comme une puissance impérialiste régionale, et la Russie. Tant pour la Turquie que pour la Russie, les problèmes économiques internes et l’aggravation des tensions politiques sont à l’origine de l’intensification des conflits. La politique étrangère du régime d’Erdogan repose en partie sur l’équilibre entre les différents intérêts impérialistes, notamment ceux des États-Unis et de la Russie. Il est entré en conflit non seulement avec la Grèce, mais aussi avec la Russie en Syrie et en Libye, et de plus en plus avec l’UE, plus particulièrement avec la France, avec laquelle il se trouve du côté opposé de la guerre civile libyenne. L’une des rivalités les plus vives de la Turquie est avec les Émirats arabes unis, qui ont utilisé leurs richesses pétrolières pour soutenir la dictature égyptienne d’Al-Sisi contre les Frères musulmans, ainsi que les forces de Haftar en Libye.

    Sans parler de la guerre en cours au Yémen, qui reflète en partie le conflit plus large entre l’Iran et un ensemble d’autres pays, dont l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Israël au Moyen-Orient, conflit qui est également aigu en Afrique, en particulier dans la Corne de l’Afrique, et qui implique également l’impérialisme américain et la Chine. La guerre au Tigré, en Éthiopie, entre l’armée nationale et les forces du TPLF (Front de Libération du Peuple de Tigré), peut déstabiliser davantage la région, provoquant la famine et la fuite de millions de personnes. C’est un constat dévastateur pour la propagande capitaliste vu que l’Éthiopie, en raison de sa forte croissance économique, était présentée comme un exemple pour les autres pays pauvres. Ce modèle a été construit sur une dictature et une exploitation impérialiste, sans aucun bénéfice pour les masses.

    Tendances centrifuges plus larges – la question nationale

    Alors que la nouvelle guerre froide est la principale force motrice qui mine et démantèle l’équilibre géopolitique du capitalisme mondial, des tendances centrifuges plus larges (vers la fragmentation) sont en jeu à travers la planète. Cela se traduit par l’aiguisement de la question nationale, un autre des problèmes insolubles du capitalisme. La crise profonde de légitimité qui touche tous les piliers de l’ordre bourgeois existant va jusqu’à menacer l’intégrité territoriale de certains de ses États-nations les plus anciens et les plus établis.

    La Grande Récession a déjà vu l’éruption de questions nationales qui avaient été au moins partiellement en sommeil à l’époque précédente, et un sérieux aiguisage des questions nationales préexistantes, avec l’Ecosse et la Catalogne au premier plan. Si, dans certains cas, l’intensité de ces crises s’est atténuée pendant un certain temps, elles restent des bombes à retardement qui n’ont nullement été désamorcées. La situation laisse présager de nouvelles convulsions dans ce domaine, potentiellement encore plus explosives, au cours des années 2020. L’éclatement de la guerre au Nagorno-Karabach, la crise, les protestations et la répression du PCC en Mongolie intérieure, la répression accrue du régime d’Erdogan contre les Kurdes de Turquie et sa nouvelle offensive militaire contre le PKK au Kurdistan du Sud, la rupture d’un cessez-le-feu de trois décennies entre le Front Polisario et l’État marocain sur la question du Sahara occidental, en sont autant de témoignages.

    Dans l’État espagnol, le modèle territorial des “régions autonomes”, conçu dans le cadre de la “Transition” bâclée du capitalisme espagnol à partir du franquisme, est en crise existentielle et a été un facteur constant tout au long de la pandémie. En Catalogne, où des éléments d’une situation révolutionnaire existaient en 2017 alors que des millions de personnes ont défié la répression brutale de l’État pour affirmer leur droit à l’autodétermination, une crise constitutionnelle à part entière reste encore ouverte trois ans plus tard. Des dizaines d’anciens ministres et dirigeants de mouvements restent exilés ou emprisonnés pour le “crime” d’avoir organisé un référendum.

    La dépression économique en cours, qui devrait frapper l’État espagnol plus durement que la plupart des pays européens, ne va pas seulement jeter les bases de nouveaux cycles de crise et de lutte de masse en Catalogne, mais elle pourrait aussi ouvrir de nouveaux fronts de crise nationale ailleurs dans la péninsule. Le Pays basque a été l’épicentre de la première vague de la pandémie et a connu des grèves spontanées dans l’industrie automobile qui ont entraîné la fermeture de certaines entreprises, notamment Michelin et Seat. Les derniers mois ont également été marqués par des grèves dans les secteurs de la santé et de l’éducation.

    En Grande-Bretagne, ces derniers mois, Boris Johnson a été régulièrement qualifié de “Premier ministre d’Angleterre”, avec plus qu’un brin de vérité. Un cocktail de facteurs comprenant la crise économique, la Covid et le Brexit accélèrent les tendances à la fragmentation du “Royaume-Uni”. En Écosse, le soutien à l’indépendance est constamment en tête des sondages (jusqu’à 8 %), avec plus de 75 % de jeunes en faveur. En Irlande du Nord, ces facteurs, auxquels s’ajoutent les changements démographiques, y compris la pression en faveur d’un scrutin frontalier sur l’unité irlandaise et le danger d’une grave escalade du sectarisme, se combinent pour soulever la question de savoir si le fragile “processus de paix” s’effilochera complètement, lorsque le conflit des aspirations nationales deviendra prononcé.

    La fière tradition d’analyse et d’intervention marxistes de ASI sur la question nationale – une approche flexible, reposant sur les piliers principiels de lutte pour les droits nationaux de tous sous la direction de la classe ouvrière, tout en luttant pour le maximum d’unité des travailleurs et l’internationalisme socialiste – est un atout crucial pour entrer dans cette nouvelle période. La compréhension du potentiel révolutionnaire inhérent aux luttes pour les droits démocratiques, en tant que moteurs et catalyseurs des grandes batailles de classe, est d’une importance capitale. Il en va de même pour une résistance internationaliste de principe contre les pressions exercées par le nationalisme bourgeois et petit bourgeois.

    D’autre part, les questions nationales non résolues peuvent également contribuer à alimenter des conflits brutaux comme c’est actuellement le cas dans le Caucase, dans certaines parties du Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne. Dans un certain nombre d’endroits, les dangers d’une “balkanisation” et les tendances à la fracture violente des pays sont visibles, comme au Yémen, en Libye ou plus récemment en Éthiopie. La pression croissante de la crise économique, l’ingérence des puissances étrangères et la faiblesse ou le recul du mouvement ouvrier sont autant de facteurs qui peuvent exacerber ces conflits et tendances, auxquels les socialistes devraient opposer un programme qui s’efforce avec sensibilité de forger l’unité de classe en luttant contre toutes les manifestations d’oppression et de violence nationales, et pour unifier les revendications de classe.

    Luttes et consciences : les années 2010 sous stéroïdes

    2019, saluée par de nombreux médias comme “l’année des protestations mondiales”, a été un point culminant des luttes dans le monde. Alors que la pandémie avait initialement coupé cette tendance, l’explosion du soulèvement BLM au milieu de l’année 2020 a marqué sa réémergence spectaculaire, renforcée par les effets de la pandémie et de la nouvelle dépression économique. L’irruption des masses en Biélorussie contre le régime de Loukachenko, les révoltes sans précédent de la jeunesse en Thaïlande et au Nigeria, la grande vague de grèves de l’été en Iran, les occupations d’écoliers en Grèce, la reprise des protestations de masse au Liban et au Chili, les grèves générales en Afrique du Sud et en Indonésie, ont tous confirmé le mécontentement généralisé et le potentiel explosif de cette période au fur et à mesure du développement du processus révolutionnaire.

    Une étude réalisée par deux universitaires italiens a récemment noté que la pandémie et l’impact de la crise sur les relations sociales et économiques provoquent “un sentiment latent de mécontentement public tel que l’on pourrait s’attendre à une augmentation significative du niveau de conflit social dans la période post-épidémique”. Une analyse de la société de gestion des risques internationaux Verisk Maplecroft a également prédit que le choc économique de la pandémie, associé aux griefs existants, constituait une “tempête parfaite” qui rend “inévitable des soulèvements publics de grande ampleur”. Ces études ne font que confirmer l’analyse de cette nouvelle crise au sein d’ISA, qui y voit une amplification des tensions de classe qui s’étaient déjà accumulées pendant la période pré-Covid, et l’incubateur de développements sociaux et politiques encore plus explosifs et rapides – ainsi que de brusques changements d’humeur des masses dans les mois et les années à venir.

    Les analystes bourgeois ont souligné que les émeutes du pain ont été l’un des catalyseurs des révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en 2010-2011 – un avertissement judicieux compte tenu du fait que les prix mondiaux des denrées alimentaires ont augmenté sans relâche pendant plusieurs mois consécutifs, alors que des millions de personnes perdaient leurs moyens de subsistance. Il est difficile de déterminer avec précision quel facteur ou quelle occasion conduira à des explosions et à quel moment, mais le degré de colère et de frustration collective qui couve dans le monde entier est tel que tout problème apparemment fortuit, qu’il s’agisse d’un scandale de corruption ou d’un acte de brutalité étatique, peut déclencher une éruption d’en bas presque partout.

    Comme Marx l’a expliqué, les gens font leur propre histoire non pas dans des circonstances de leur choix, mais dans des circonstances transmises par le passé. Cela inclut l’absence continue, à l’échelle mondiale, de partis de masse de gauche ayant une crédibilité et des racines parmi des couches importantes de la classe ouvrière. L’accélération actuelle des événements historiques reste, pour l’instant, combinée à un “talon d’Achille” assez prononcé, hérité de l’époque historique précédente, sous la forme de la faiblesse du facteur subjectif. Les principales tendances sous-jacentes sont le déroulement d’une crise profonde du capitalisme et l’émergence d’une opposition d’en-bas et de mouvements de la classe ouvrière. L’opposition, l’organisation et la conscience, bien qu’en développement, sont beaucoup moins importantes qu’elles ne pourraient l’être en raison de l’absence d’un facteur subjectif fort, qui pourrait agir comme un forum ou une “serre” pour leur développement. La conscience se développe également, et parfois ces changements seront dramatiques, mais pour le moment, dans un sens général, la classe ouvrière dans la plupart des pays n’est toujours pas une classe pour soi, ne menant pas encore pleinement ou consciemment la lutte de classe contre les formes d’exploitation et d’oppression du capitalisme. Des luttes et des événements très importants ont découlé de la Grande Récession et des conditions austères imposées dans de nombreux pays. Ceux-ci donnent un aperçu de ce qui se passera à l’avenir. Cependant, bien que ces événements aient fait progresser les choses, ils n’ont généralement pas été assez loin pour entraîner des percées qualitatives dans la plupart des pays, dans le sens où la classe ouvrière a organisé sa force ou a établi et consolidé des mouvements de masse de gauche forts et croissants. L’absence de percée de mouvements politiques forts a retardé la prise de conscience de certaines couches – ce qui s’est traduit par une confusion avant même la croissance dans certains pays des théories conspirationnistes pendant la pandémie. À un moment donné, les événements dans la société, en particulier la lutte, feront progresser la conscience générale, mais dans certains pays, il peut y avoir une situation contradictoire, polarisée et complexe au sein de la classe ouvrière, certains touchés par des idées progressistes tandis que d’autres peuvent être affectés par des idées populistes de droite, etc. Cependant, l’instabilité inhérente du système est telle que les conditions sont en constante évolution et il est très important de ne pas avoir une vision rigide ou schématique. En apparence, il peut parfois sembler que la société elle-même est bloquée ou que les différentes forces s’annulent mutuellement. Bien que des éléments contradictoires soient toujours présents, dans le passé, les camarades étaient plus habitués à des conditions objectives avec des phases distinctes qui tendaient à être généralement favorables, pour être remplacées par des phases moins favorables, etc. et vice versa. Aujourd’hui, nous devons comprendre que des développements positifs et réactionnaires peuvent avoir lieu exactement au même moment. Nous devons être politiquement forts, clairs et suffisamment disciplinés pour ne pas être désorientés par les aspects négatifs, pour y faire face mais pour nous concentrer sur la saisie des opportunités qui se présentent. Nous devons également montrer que le fouet de la réaction a toujours été un facteur important pour faire avancer la conscience des couches les meilleures et les plus avancées, et nous pouvons réaliser des gains essentiels parmi ces éléments vitaux au cours des mois et des années à venir. L’absence d’un facteur subjectif fort est également l’une des raisons pour lesquelles nous avons une perspective qu’il peut y avoir des explosions par le bas. L’absence de syndicats de combat et de partis pour la classe ouvrière peut signifier que les problèmes qui touchent les gens ne sont pas traités et que les conditions peuvent empirer. Mais tout comme un élastique trop tendu se casse inévitablement et de manière explosive, la colère des exploités et des opprimés peut également exploser. Nous devons discuter davantage de ce que peut être la nature de ces explosions. Dans certains cas, nous avons vu des explosions qui ont mis en branle des mouvements qui forgent avec ténacité une voie à suivre. Dans d’autres cas, les explosions ne sont pas signalées et, si elles se produisent, peuvent aussi se dissiper rapidement. Elles peuvent également contenir un potentiel exceptionnel et entraîner des changements qualitatifs dans les conditions et la conscience, notamment en jetant les bases d’une nouvelle organisation politique de la classe ouvrière. En plus de nous préparer à ce qui peut se passer dans les syndicats ou avec les nouvelles formations de gauche, nous devons également examiner de manière développée le potentiel des mouvements sur les femmes, le genre, le changement climatique, les luttes des travailleurs non organisés, les communautés opprimées et la jeunesse en général, en termes d’impact qu’ils peuvent avoir sur l’organisation politique et la compréhension de la classe ouvrière.

    Cependant, la classe ouvrière entre également dans les années 2020 avec l’expérience d’une décennie marquée par les répercussions économiques, politiques et sociales de ce qui était alors la plus grande crise capitaliste depuis des générations. Cette décennie a été marquée par d’importants épisodes de résistance de masse et même par des poussées révolutionnaires, qui ont tous laissé une empreinte profonde dans la conscience de millions de personnes et ont laissé au capitalisme – en particulier à sa variante néo-libérale – ainsi qu’à ses partis et institutions une autorité sérieusement diminuée. L’Indice mondial de la paix 2020 a calculé que les émeutes dans le monde ont augmenté de 282 % au cours des dix dernières années et les grèves générales de 821 % !

    Pour les “millennials”, et plus encore pour la “génération Z”, l’état “normal” du capitalisme est assimilé à une instabilité économique permanente et à une catastrophe environnementale. Nombre de ces millennials sont entrés dans la vie active pendant et après la dernière récession et sont maintenant frappés par une autre, encore plus brutale. Même avant l’effondrement du Covid, les jeunes – qui n’ont de plus en plus aucun souvenir de l’effondrement du stalinisme et de ses effets – étaient de plus en plus nombreux à rejeter le capitalisme et étaient plus ouverts aux idées socialistes, bien que la conscience reste confuse quant à ce que cela implique exactement et sur la manière dont le socialisme nécessaire peut être réalisé.

    Le discrédit du système capitaliste a été exacerbé par la crise de cette année. L’enquête de la “Victims of Communism Memorial Foundation”, menée par le cabinet de recherche YouGov, a révélé que le soutien au socialisme parmi la Génération Z (16 à 23 ans) aux États-Unis est passé de 40% l’année dernière à 49% cette année. Selon le même rapport, 60% des personnes âgées de 24 à 39 ans et 57% de la Génération Z soutiennent un “changement complet de notre système économique pour nous éloigner du capitalisme” : il s’agit d’augmentations de 8 et 14 points de pourcentage, respectivement, par rapport à l’année dernière. Les conditions nouvellement déclenchées par la pandémie entraînent un processus de radicalisation politique parmi les jeunes générations comme nous n’en avons probablement pas vu depuis des décennies – tout en provoquant même chez les générations plus âgées une prise de conscience croissante du fait que quelque chose ne va fondamentalement pas dans la manière dont la société est organisée, et que les développements sont liés à l’échelle internationale. Selon un sondage de la société de recherche EKOS, par exemple, 73 % des Canadiens de tous les groupes d’âge ont déclaré qu’ils s’attendaient à une “vaste transformation de notre société” lorsque la crise de Covid-19 prendra fin. L’humeur et la conscience des jeunes, qui ont été l’aiguillon de nombreux mouvements de protestation cette année, devraient être considérées comme un facteur potentiellement très important. Cela peut donner le ton et inspirer d’autres sections de la classe ouvrière en termes d’idées, de questions, de revendications et de lutte et avoir un impact sur les processus au sein de la classe ouvrière au sens large.

    Si, dans sa phase initiale, la crise actuelle semblait avoir presque “suspendu la politique”, repoussant les luttes de masse à l’arrière-plan, faisant ressortir des éléments de peur, de confusion et un certain “bénéfice du doute” attribué aux gouvernements nationaux, cette phase initiale n’a pas duré longtemps. Les grèves sauvages des travailleurs dans une série de pays ont été un signe précoce de la non-durabilité et du vide de la rhétorique de l’”unité nationale”.

    Sous la surface, la crise a considérablement épicé les ingrédients nécessaires pour que la colère généralisée éclate en conflits de classe ouverts et en mouvements de masse – avec une conscience généralement plus élevée que dans les mouvements qui ont marqué la décennie précédente. Les autres voies de radicalisation et de lutte qui ont caractérisé les années pré-Covid (oppression sexuelle et raciale, destruction de l’environnement, etc.), loin d’avoir disparu, ont été fortement accentuées – ne faisant qu’ajouter à ce mélange combustible.

    Bien entendu, il serait erroné de supposer que cela suivra une trajectoire rectiligne ou se développera de manière uniforme dans toutes les parties du monde. Le combustible que représente les luttes de masse n’est pas sans limites, les périodes de fatigue ainsi que les revers et les défaites sont inévitables en l’absence de partis, de dirigeants et de programmes capables de les faire avancer.

    Le facteur subjectif n’est pas en soi une condition préalable à l’apparition de mouvements de masse et même de révolutions. Même sans leadership, les luttes spontanées peuvent s’emparer de victoires temporaires, ou forcer la classe dirigeante à faire des pas en arrière et des concessions partielles – comme nous l’avons vu à maintes reprises ces derniers mois. Mais cette spontanéité finira par se heurter à des limites, et de telles concessions peuvent être reprises si ces mouvements ne sont pas capables de se hisser à un niveau plus élevé et plus organisé, notamment en adoptant un programme qui dépasse la logique du capitalisme.

    Le fait que l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri ait été chargé de diriger un nouveau cabinet alors que son précédent gouvernement avait été renversé par le soulèvement d’octobre dernier reflète non seulement l’impasse politique dans laquelle se trouve l’élite bourgeoise du pays, mais aussi les lacunes du mouvement qui n’a pas été en mesure d’articuler et d’imposer sa propre alternative de classe. Le rôle démesuré joué par des “figures accidentelles” dans certains des mouvements récents, comme l’imam Mahmoud Dicko dans les manifestations de masse au Mali, la dirigeante de l’opposition en exil Svetlana Tikhanovskaya dans les manifestations en Biélorussie, ou l’ancien prisonnier Sadyr Japarov propulsé à la présidence par les manifestations au Kirghizstan, témoigne du vide de leadership politique dans la classe ouvrière de ces pays.

    Par ailleurs, pratiquement partout, les directions syndicales ont, dans une plus ou moins large mesure, freiné les luttes des travailleurs, freinant ainsi le potentiel de résistance collective sérieuse contre la nouvelle offensive capitaliste sur l’emploi, les salaires et les conditions de travail. Cela n’a pas pu empêcher des luttes industrielles très importantes dans certains pays comme les Etats-Unis, la France et l’Inde. Néanmoins, dans ces circonstances, les chocs économiques brutaux qui se produisent et le spectre du chômage de masse peuvent exercer et exerceront parfois un effet stupéfiant sur la dynamique de la lutte des classes. La détresse économique de masse sans réponse collective tangible peut conduire à des actes de désespoir, au terrorisme individuel, à des émeutes désorganisées ou à des flambées de violence communautaire, sectaire ou tribale, ce qui est encore plus critique dans le monde néocolonial.

    La pandémie COVID-19 et la crise économique mondiale ont également fortement accéléré la tendance à la baisse du bien-être mental dans le monde entier, en particulier chez les jeunes. L’isolement physique, la fermeture des écoles, l’accès réduit aux soins de santé, les pertes d’emploi, l’anxiété économique accrue et la crainte de la catastrophe climatique ont produit une combinaison particulièrement toxique. Plus de la moitié (51 %) des 3 500 personnes interrogées dans sept pays par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) ont déclaré que la pandémie avait eu un impact négatif sur leur santé mentale. Les experts avertissent tous que certains de ces effets seront durables. Une autre caractéristique de la maladie de la société est qu’aux États-Unis et dans certaines parties du Canada, l’espérance de vie, en particulier pour les hommes, a chuté. Un facteur clé est l’explosion des décès dus aux opioïdes qui ont tué plus de personnes en Colombie-Britannique que le COVID en 2020 – 1.716 contre 901. Les gouvernements continuent de traiter de nombreux problèmes de santé mentale avec le système pénal, donc refusent un approvisionnement propre et sûr en médicaments et la police agresse et assassine constamment les personnes souffrant de mauvaise santé.

    À Hong Kong, la lutte de masse de l’année dernière a subi une grave défaite, la peur et la démoralisation s’installant dans un contexte de répression accrue du régime chinois et de ses valets. L’éclatement des conflits militaires et l’augmentation des tensions nationalistes peuvent également affecter l’humeur des masses et traverser les raz-de-marée de la lutte des classes. En l’absence d’une forte empreinte de la classe ouvrière dans certains des mouvements, la dynamique de la “guerre froide” en jeu à l’échelle mondiale peut générer des illusions dans l’un des deux blocs impérialistes comme contrepoids à ce qui est perçu comme l’ennemi le plus immédiat – comme le montrent certaines des confusions entourant la soi-disant ‘‘Alliance du thé au lait‘‘, avec la jeunesse militante de Hong Kong, de Taïwan et de Thaïlande regardant vers les États-Unis “démocratiques” contre la Chine autocratique et les généraux thaïlandais.

    Cependant, les perspectives marxistes équilibrées ne sont pas un simple “jeu à somme nulle” ; en dépit des diverses complications, nous devons identifier les caractéristiques dominantes des processus en jeu à l’échelle mondiale. D’une manière générale, malgré les contradictions mentionnées et les différences entre les différentes parties de la planète, il ne fait aucun doute que la pandémie et la nouvelle crise mondiale ont contribué à faire avancer la conscience de classe plutôt que le contraire. Bien que repartant d’un point plus bas que l’année dernière, les luttes ont, dans de nombreux cas, suivi la même voie.

    Une caractéristique importante de la période actuelle réside dans le fait que le rythme des fluctuations conjoncturelles, c’est-à-dire la succession de périodes de hausses et de baisses dans la lutte des classes, de développements révolutionnaires et contre-révolutionnaires, a été immensément accéléré. Il en va de même pour le déplacement du centre de gravité géographique des luttes, qui se déplace d’un pays à l’autre et d’un continent à l’autre à un rythme accéléré. Le niveau des inégalités de classe et l’instabilité du système capitaliste dans son ensemble ont atteint des niveaux historiquement élevés à l’échelle mondiale, à tel point que la tâche des classes dominantes dans le contrôle du mouvement élémentaire des masses s’apparente de plus en plus à celle d’un pompier luttant pour éteindre un nombre croissant d’incendies.

    Alors que dans beaucoup de ces mouvements, la compréhension du rôle de la classe ouvrière dans la réalisation d’un changement efficace est encore à un point relativement bas, des actions et des méthodes plus nettement ouvrières ont façonné certains d’entre eux – attesté par le retour de la “grève de masse” dans des pays comme l’Indonésie, l’Afrique du Sud et le Belarus. Même le magazine Teen Vogue l’a récemment reconnu, la conscience de classe est en hausse sur tous les continents, et a été stimulée par la pandémie et les effets des confinements. Tout en étant conscients de leurs flux et reflux inévitables et de leurs limites politiques actuelles, nous pouvons affirmer avec confiance que les révoltes de masse, les révolutions et les conflits plus durs entre les classes, ainsi que des bonds plus sérieux dans la croissance du soutien aux idées socialistes et aux forces marxistes, seront l’un des traits dominants de la prochaine décennie.

    Le processus des luttes de masse, leurs victoires et leurs défaites, est aussi une expérience accumulée dont on tire des leçons et des conclusions. La récente vague de grèves en Iran, par exemple, a vu un niveau unique de coordination entre les différentes industries, les travailleurs de tous les secteurs débrayant en solidarité les uns avec les autres, y compris ceux de 54 installations pétrolières, gazières et pétrochimiques. Cela s’appuie clairement sur les leçons tactiques tirées des précédentes séries de luttes contre le régime. Et ce qui est vrai dans un seul pays l’est aussi, dans une certaine mesure, au niveau international.

    Les effets de décennies de mondialisation et le développement massif de la communication par Internet et les médias sociaux ont jeté les bases matérielles de l’avènement d’une nouvelle forme rudimentaire d’internationalisme, en particulier parmi les jeunes générations. Bien qu’elle ne soit pas encore dotée d’un complément organisationnel ou politique à part entière, cette perspective instinctivement internationaliste et cette propension à regarder les luttes menées dans d’autres pays pour s’en inspirer et en tirer des enseignements, a été un trait caractéristique des mouvements récents, ce qui a facilité leur propagation rapide. Le caractère pleinement universel de la pandémie et de la crise économique, plus profondément mondiales que la Grande Récession de 2008, a renforcé l’idée qu’aucun des problèmes actuels ne peut être traité dans un cadre purement national. À l’heure où les tambours du nationalisme des classes dominantes battent de plus en plus fort, les idées de coopération internationale, de solidarité et de lutte transfrontalières de la classe ouvrière ont déjà trouvé et continueront de trouver un écho parmi les couches croissantes de travailleurs et de jeunes – comme l’illustrent de façon éloquente les grèves climatiques mondiales de l’année dernière, ou encore BLM et le mouvement antiraciste mondial cette année. Les initiatives d’ISA et de ses sections, basées sur ce sentiment internationaliste croissant, comme nous l’avons fait en réaction au conflit en Méditerranée orientale ou à l’accord de “normalisation” entre le Soudan et Israël, peuvent agir comme un paratonnerre pour ces couches. Le sentiment que ce système est brisé et n’offre aucun avenir est probablement à un niveau historique depuis la période qui a suivi immédiatement la première guerre mondiale ; de plus, les luttes de masse augmentent à l’échelle mondiale avec les mouvements explosifs de 2019 et 2020. En même temps, l’idée de ce à quoi pourrait ressembler une alternative au système actuel et surtout la question de savoir comment y parvenir est encore très floue. Lié à cela mais aussi à la bourgeoisification des anciens partis de la classe ouvrière et au rôle que les syndicats ont joué au cours des dernières décennies, la préparation à l’organisation est encore très faible. Cet obstacle ne pourra être surmonté que par l’augmentation de la lutte de classe, des victoires et des expériences vécues par des couches plus larges.

    Écoles et hôpitaux : une poudrière sociale

    Au cours de la pandémie de Covid-19, l’importance stratégique des travailleurs de la santé et de l’éducation dans la reproduction, la formation et la préservation physique de la main-d’œuvre actuelle et future a été mise en évidence de façon extrêmement nette.

    Dans de nombreux pays capitalistes avancés, en raison de la désindustrialisation, les hôpitaux sont parmi les lieux de travail qui rassemblent le plus de main d’oeuvre. Comme ASI l’avait identifié à un stade antérieur de la crise, les travailleurs des secteurs de la santé, de l’aide sociale et autres, ayant été confrontés à des risques accrus dans leur travail tout en bénéficiant d’un degré unique de sympathie de la part du public, ont vu leur colère et leur confiance renforcées, et se sont engagés dans des actions de grève militantes dans le monde entier – y compris, peut-être de manière plus frappante, dans un grand nombre de pays africains. Le slogan observé lors des manifestations des professionnels de la santé en France entre la première et la deuxième vague de Covid-19, “finis les applaudissements, place à la mobilisation”, traduit une impatience largement partagée de régler les comptes avec les politiciens capitalistes qui ont fait des ravages dans le secteur. Si cette tendance peut être temporairement submergée par la pression de la charge de travail dans le contexte de nouvelles vagues virales, elle peut revenir avec une vigueur renouvelée une fois que la pandémie se sera calmée. La pandémie est venue s’ajouter à une contradiction croissante du système capitaliste dans la période actuelle : en raison de la façon dont la société s’est développée, de plus en plus de personnes dépendent du secteur de la santé ou du secteur social. La société vieillit, la dégradation des conditions de travail et de vie a un impact négatif sur la santé physique et mentale de la classe ouvrière et des jeunes, et la pauvreté et le sansabrisme augmentent. L’importance du secteur ne cesse donc de croître, de même que sa position dans la société. En même temps, dans une situation de crise économique, les capitalistes sont désireux de réduire les conquêtes historiques de la classe ouvrière et veulent également ouvrir le secteur de la santé et du social au capital privé. Tout cela fait de la santé et du secteur social un champ de bataille central dans la lutte des classes d’aujourd’hui. Partout dans le monde, nous pouvons observer les luttes de classe les plus combatives dans ce secteur. La crise sanitaire ne fera qu’accélérer ce processus. C’est pourquoi notre Internationale et toutes les sections doivent développer une orientation stratégique vers les travailleurs du secteur de la santé et du social.

    La pandémie a également propulsé les enseignants et leurs syndicats au premier plan du débat sur la manière de rouvrir les écoles en toute sécurité. Les fermetures d’écoles et d’universités ont touché plus d’un milliard d’étudiants dans le monde, devenant une épine centrale dans le pied de la classe capitaliste en raison de l’effet boule de neige que ces fermetures ont eu sur le reste de la classe ouvrière. Dans le même temps, elles ont profondément affecté les familles de la classe ouvrière, nuisant au développement des enfants et augmentant la charge au sein des ménages individuels, et exacerbant la pression, en particulier sur les épaules des femmes. D’un autre côté, cette situation a considérablement renforcé la confiance en soi des enseignants et des travailleurs de l’éducation, faisant de ce secteur un autre champ de bataille probable dans les luttes à venir, comme nous l’avons déjà vu en France avec la “grève sanitaire” des enseignants en novembre 2020.

    En Grande-Bretagne, le plus grand syndicat d’enseignants, le NEU, a vu ses effectifs augmenter de plus de 50 000 nouveaux membres depuis le début de la pandémie – le plus haut niveau jamais enregistré depuis de nombreuses années. Aux États-Unis, le soutien public aux syndicats n’était que de 48 % en 2009 pendant la Grande Récession, mais il est maintenant de 65 % selon le dernier sondage Gallup de juillet-août 2020. Si la situation du mouvement syndical varie fortement d’un pays à l’autre, ces chiffres mettent en lumière le potentiel des syndicats à se renforcer dans cette période convulsive, si leurs dirigeants sont prêts à se battre – ou sont poussés à le faire. Sous la pression de la base, certains syndicats seront parfois poussés à agir plus loin que ne le voudraient leurs dirigeants. Cependant, la profondeur de la dépression économique, les licenciements massifs dans de nombreux pays et la polarisation accrue des classes signifient également que l’inertie, les conciliations et les trahisons (qui sont les sous-produits d’une approche réformiste des dirigeants syndicaux) peuvent aussi se traduire plus rapidement par de graves chutes des adhésions aux syndicats, et précipiter des syndicats entiers dans la crise. Cela peut à son tour entraîner des scissions ou la création de nouvelles formations syndicales potentiellement plus militantes. Le travail des socialistes révolutionnaires pour aider à construire et à diriger un mouvement syndical combattant est donc d’autant plus crucial dans cette conjoncture. Mais il faudra aussi une énorme flexibilité aux socialistes, pour ne pas laisser les syndicats traditionnels aux mains de la bureaucratie tout en participant à toute percée significative dans le développement de nouvelles structures syndicales, et tout en articulant des propositions concrètes pour une action unie de la classe ouvrière dans les syndicats.

    Les secteurs qui ont été en première ligne des luttes au cours de l’année dernière sont également fortement féminisés. Il en va de même pour les secteurs les plus touchés par la crise économique, comme le commerce de détail, l’hôtellerie et le travail domestique. Comme l’illustre la lutte des travailleurs de Debenham en Irlande, qui a duré des mois, les femmes de la classe ouvrière ont été propulsées au premier plan de la résistance mondiale contre l’assaut capitaliste. Poursuivant une dynamique observée dans le monde entier ces dernières années, les femmes ont également joué un rôle de premier plan dans les mouvements de masse de cette année, du Nigeria au Belarus. En Thaïlande, elles ont apporté leurs propres revendications dans la lutte de masse des jeunes, dénonçant l’écart de rémunération entre les sexes, la culture du viol, les lois restrictives sur l’avortement et la marchandisation du corps féminin.

    Dans le contexte d’une crise où les femmes ont dû faire face à une pression économique renouvelée, à des attaques contre leurs droits reproductifs et à une augmentation spectaculaire de la violence sexiste dans tous les domaines, le potentiel de lutte sur des questions directement liées à l’oppression sexiste reste élevé – comme le soulignent à nouveau les protestations qui ont déferlé sur l’Inde après le viol et le meurtre brutal d’une jeune fille Dalit dans l’état d’Uttar Pradesh au nord ; ou en Turquie, où des milliers de femmes sont descendues dans la rue dans plusieurs villes au cours de l’été contre les féminicides et la violence domestique, les manifestations les plus importantes depuis le début de la pandémie.

    Mais c’est sans doute en Pologne que le potentiel de ces questions à entraîner des bouleversements sociaux majeurs, a été le plus vivement exprimé. L’attaque frontale du gouvernement de droite du PiS contre le droit à l’avortement a provoqué les plus grandes manifestations du pays depuis les années 1980 – alors qu’il était en situation de pandémie et de confinement – avec un climat de révolte nettement plus déterminé, plus répandu et plus politique que lors du mouvement qui a eu lieu il y a quatre ans. Une sorte de grève générale “en gestation” était présente, qui aurait pu se concrétiser en une véritable grève si la direction du syndicat avait été à la hauteur. Cette explosion soudaine a pris le gouvernement totalement par surprise, l’ébranlant jusqu’à ses fondements et le forçant à un retrait partiel.

    Le fait qu’un recul massif des droits des femmes se produise après des années de luttes historiques des femmes au niveau international met clairement en évidence l’échec des idées réformistes à atteindre l’égalité des sexes, et conduira de plus en plus de femmes de la classe ouvrière à des conclusions révolutionnaires.

    Développement dramatique aux États-Unis

    Cette année a commencé par une campagne présidentielle déferlante de Bernie Sanders dont le programme était plus à gauche qu’en 2016. La campagne de Sanders a représenté une menace sérieuse pour l’establishment néolibéral du Parti démocrate qui a mené une campagne féroce pour le bloquer et remettre l’investiture au très faible Joe Biden. Sanders a capitulé face à cet assaut et a laissé les travailleurs et la jeunesse progressistes sans direction efficace dans une année de crise profonde. Cependant, le soutien aux éléments clés de son programme n’a pas diminué.

    Il est important de garder cela à l’esprit lorsque l’on considère ce qui s’est passé depuis. Trump a mal géré la pandémie, entraînant la mort de centaines de milliers de personnes dans le pays capitaliste le plus puissant du monde. Il y a eu des effets économiques catastrophiques, notamment de longues files d’attente pour la nourriture dans tout le pays. Environ une famille sur trois avec enfants a été confrontée à l’insécurité alimentaire au cours des derniers mois. Tout cela a révélé au monde l’horrible réalité des inégalités massives et de la précarité, ainsi que l’état désastreux des soins de santé publics aux États-Unis.

    La renaissance du mouvement Black Lives Matter a été directement affectée par ces conditions. Il s’agissait d’une rébellion multiraciale de jeunes, menée par des jeunes Noirs, contre le racisme et un avenir de plus en plus sombre sous le capitalisme. Ce fut le plus grand mouvement de protestation de l’histoire des États-Unis, qui a temporairement mis les réactionnaires en retrait et a eu un effet positif significatif sur la conscience des masses. Cependant, il manquait également une direction, un programme, une structure démocratique et une stratégie clairs pour obtenir des gains tangibles. Cela a rendu la capitulation de Sanders – qui aurait pu jouer un rôle important à cet égard – encore plus criminelle. Les démocrates des grandes villes ont réussi à user le mouvement et à exploiter les erreurs gauchistes d’une partie du mouvement. Cela a donné à Trump une ouverture qu’il a exploitée.

    Résultats de l’élection présidentielle

    La défaite de Donald Trump a été accueillie avec soulagement par des centaines de millions de personnes dans le monde entier. Il s’agit objectivement d’un recul important pour le populisme de droite et l’extrême droite au niveau international. Les gens ordinaires ont surmonté la tentative massive pour les écarter des urnes, l’éviction manifeste d’électeurs dans de nombreux États, visant en particulier les électeurs noirs et latinos, et les menaces incessantes de Donald Trump de voler les élections. La classe dirigeante a également clairement indiqué qu’elle ne voulait pas que la démocratie bourgeoise soit davantage minée et a utilisé les médias pour défendre sans relâche l’”intégrité” de l’élection et du processus de comptage des votes.

    Cependant, l’ampleur du vote pour Trump, malgré sa gestion désastreuse de la pandémie, contient de sérieux avertissements pour le mouvement ouvrier s’il ne parvient pas à construire une véritable alternative de gauche aux démocrates au cours de la prochaine période.

    Comme notre section américaine l’a expliqué dans ses publications, Trump a obtenu le soutien de la grande majorité qui considère l’économie comme la question clé ; il a également obtenu le soutien de 40% des membres des syndicats à travers les États-Unis. Bien que nous rejetions fermement l’analyse qui réduit le résultat au “racisme blanc”, il est vrai que la droite populiste consolide une base au sein de la classe ouvrière et de la classe moyenne blanche basée en partie sur le racisme.

    Mais en même temps, une proportion légèrement plus élevée de l’ensemble de la classe ouvrière blanche a soutenu Biden par rapport à Clinton en 2016. Ceci est une indication de ce que Sanders aurait pu faire s’il avait été le candidat plutôt que Biden qui n’avait littéralement rien à dire à aucune section de la classe ouvrière et qui a ouvertement rejeté un système national d’assurance maladie (Medicare-for-All) et le Green New Deal.

    Le résultat signifie que la polarisation massive va se poursuivre et avec elle l’affaiblissement supplémentaire des institutions bourgeoises. L’establishment du Parti Républicain, qui a été fermement placé sous le contrôle de Trump, n’a pas de voie directe pour reprendre le contrôle à court terme. Mais il existe de profondes contradictions au sein du Parti républicain qui pourraient, à un moment donné de la prochaine période, conduire à une scission et à la formation d’un parti d’extrême droite plus clairement défini. Trump utilise actuellement la phase post-électorale pour consolider davantage sa base autour du récit concernant le vol de l’élection.

    Bien que ce soit une évolution dangereuse, elle pourrait également servir de “fouet de la contre-révolution” pour des développements à gauche. Les divisions au sein du Parti Démocrate ont été très visibles, les “modérés” attaquant AOC et la gauche comme cause de leurs pertes dans les élections au Congrès. Dans le même temps, AOC et le “Squad” à la Chambre des représentants ont été renforcées et pourraient être déterminantes dans l’équilibre du pouvoir.

    Avec des millions de personnes, en particulier des jeunes, radicalisées par la crise économique du capitalisme, le désastre climatique qui se développe et la lutte contre l’oppression raciale et d’autres formes d’oppression, il n’y a pas eu de plus grand espace objectif pour une alternative politique de gauche aux États-Unis depuis au moins les années 1970. La possibilité de reconstruire un mouvement ouvrier combattif a également été clairement démontrée par la révolte des enseignants de 2018 et la vague de grèves qui a suivi.

    Le facteur manquant est le leadership et les figures clés de la gauche, comme AOC, sont toujours embourbées dans le Parti Démocrate, réduites à se plaindre de ne pas être prises au sérieux par la direction. Mais ils seront soumis à une pression massive pour prendre position contre Biden au cours de la prochaine période, alors que la crise entre dans une nouvelle phase.

    Perspectives nationales pour l’administration Biden

    Biden dit qu’il va “dépenser de l’argent” pour faire face à la crise, ce qui peut paraître audacieux. Mais c’est littéralement ce que le FMI et la Réserve fédérale exhortent le gouvernement américain à faire. Bien sûr, dépenser de l’argent dans une situation d’urgence n’est pas la même chose que de s’engager dans des programmes à plus long terme qui bénéficieraient matériellement aux travailleurs. De tels engagements sont largement absents bien que Biden pourrait inverser les décrets de Trump qui sapent la réglementation environnementale et restreignent l’immigration, ce qui pourrait prolonger un peu sa période de “lune de miel”. Dans le même temps, les gouvernements locaux dirigés par les démocrates se préparent à mettre en œuvre des coupes massives dans les programmes sociaux.

    Mais les deux prochaines années ne seront pas comme en 2008-10, lorsque le mouvement ouvrier et la gauche ont refusé de dégager Obama, qui a renfloué les banques alors que des millions de personnes perdaient leur maison. Il y avait de véritables illusions en Obama qui n’existent pas en Biden et les travailleurs résisteront fortement à une répétition de ce qui s’est passé il y a dix ans. Nous ne pouvons pas être sûrs de la date et de la manière dont le conflit entre les travailleurs, les jeunes contre le gouvernement Biden va se développer, mais nous pouvons être absolument certains qu’il y aura de nombreux points chauds potentiels, notamment la menace d’expulsions massives, la lutte contre les coupes budgétaires au niveau des villes et des États et les menaces de la Cour suprême de droite sur le droit à l’avortement. Essayer d’utiliser les mêmes règles du jeu néolibérales qu’Obama aura des résultats très différents cette fois-ci.

    Cependant, si le mouvement ouvrier et la gauche ne parviennent pas à se montrer à la hauteur de la situation et à fournir une alternative claire, il y aura une grande ouverture pour que l’extrême droite puisse se développer au cours des prochaines années. Comme nous l’avons dit, le trumpisme pourrait être suivi d’un phénomène encore plus dangereux.

    L’administration Biden et la politique étrangère

    La principale question que nous devons nous poser est de savoir dans quelle mesure l’administration Biden représentera une “remise à plat” dans les relations mondiales. Biden prendra rapidement des mesures qui permettront de distinguer nettement la nouvelle administration de celle de Trump, du moins au niveau de la rhétorique. Il réintégrera l’Accord de Paris sur le climat que les États-Unis viennent de quitter officiellement ainsi que l’OMS. Plus largement, il renouera avec les institutions capitalistes mondiales que Trump a abandonnées et les alliances traditionnelles des États-Unis comme l’OTAN.

    Mais l’accord de Paris est extrêmement limité et le retour des États-Unis ne signifiera pas en soi un changement sérieux dans la course effrénée au désastre climatique. De même, mettre fin à la rhétorique “Amercican first” et chercher à s’engager dans l’OMC peut ralentir la croissance du protectionnisme. Mais c’est loin d’inverser la tendance de ces dernières années. M. Biden a promis de ramener des emplois à domicile sous l’étiquette “Made in America”.

    Cela est particulièrement clair dans le conflit entre les États-Unis et la Chine. Biden peut chercher, par exemple, à conclure un accord avec la Chine pour réduire les droits de douane, mais la politique américaine de “partenariat” avec la Chine, qui a commencé avec la visite de Nixon en 1972 et a conduit à l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2000, est maintenant définitivement terminée. Comme nous l’avons souligné, ce n’est pas seulement le résultat de la politique économique nationaliste de Trump, mais reflète un changement plus large de la classe dirigeante américaine. Même avant Trump, l’objectif d’Obama, avec l’alliance commerciale du TPP dont Trump s’est retiré, était d’”encercler” la Chine et de contenir son développement ultérieur. On peut s’attendre à ce que Biden insiste sur les “droits de l’homme” dans le cadre de la campagne d’endiguement de l’impérialisme américain dans une bien plus large mesure que Trump. Nous ne devons pas nous attendre à un changement sérieux dans le conflit sur les technologies ou dans les mouvements généraux vers le découplage.

    Biden et son équipe sont certainement déterminés à tenter de relancer l’accord nucléaire iranien, mais dans la pratique, cela s’avérera très difficile. L’Iran indique qu’il demandera des dédommagements pour les sanctions de Trump, ce qui serait probablement politiquement impossible à accepter pour Biden. Des élections en Iran sont également prévues l’année prochaine, ce qui pourrait ramener la présidence à la ligne dure du régime et ajouter aux complications pour une relance de l’accord. Certains éléments indiquent que M. Biden adoptera une position moins amicale à l’égard du régime saoudien. Le retrait de la Maison Blanche de Trump, que Mohamed Bin Salman avait utilisé comme couverture pour s’engager dans une campagne massive de centralisation du pouvoir autour de lui, pourrait raviver les querelles intestines au sein de l’élite dirigeante saoudienne. Les relations avec Nétanyahou seront glaciales, car il est probable que l’administration de Biden tentera d’apparaître moins agressive et moins provocatrice en faveur du régime israélien, et rouvrira les lignes de communication avec la direction palestinienne, qui s’était effondrée sous Trump. Cependant, il ne semble pas que la chimère d’un accord de paix soutenu par l’impérialisme entre Israël et les Palestiniens soit une priorité pour Biden dans tous les cas.

    La victoire de Biden est la bienvenue pour les dirigeants des principaux pays de l’UE, mais pas pour les gouvernements de Hongrie, de Pologne, de République tchèque et de Slovaquie, et il adoptera certainement une attitude plus antagoniste à l’égard de la Russie. Il s’oppose au Brexit mais reconnaît qu’il s’agit essentiellement d’un accord conclu.

    La polarisation politique s’approfondit

    L’austérité implacable, l’inégalité croissante et la concurrence entre les pauvres pour les services sociaux, qui ont déjà sapé l’acceptation sociale du néolibéralisme, sont les principales caractéristiques de la crise actuelle. Les représentants politiques, de gauche et de droite, les institutions ont tous été perçus par des couches de plus en plus importantes comme faisant partie des forces qui œuvrent en faveur d’un statu quo favorisant les élites. En outre, la position des principales directions syndicales a été considérablement réduite au cours de la dernière période, à des degrés divers selon les pays et au sein des pays. Les guerres prétendant rendre le monde plus sûr et étendre la “démocratie” ont au contraire produit plus d’insécurité, des dictatures brutales et un terrorisme d’une ampleur jamais vue auparavant. Les “révélations” et les rumeurs sur l’”État profond” et l’influence des services secrets des puissances étrangères sapent encore plus la crédibilité déjà affaiblie des institutions capitalistes. La lutte pour les ressources et les richesses a encore accru les tensions entre les blocs commerciaux, les pays et même les régions à l’intérieur des pays, alimentant les questions nationales et ouvrant des fissures entre les autorités locales, régionales et nationales. L’escalade des catastrophes environnementales renforce le sentiment d’urgence de la lutte contre le changement climatique, mais effraie également ceux qui dépendent des industries polluantes pour vivre. Ce creuset de contradictions alimente la déception, l’insécurité, la méfiance et l’anxiété, énormément aggravées par l’incapacité du système à faire face à la crise sanitaire ainsi qu’à la dépression économique.

    En octobre 2020, dans un sondage d’opinion en France, 79 % des personnes interrogées ont indiqué qu’elles envisageraient de voter contre le système. Cela s’inscrit dans une tendance internationale, qui s’est traduite par des mouvements sociaux au cours de l’année écoulée. Les partis politiques ou les personnalités prêtes à exploiter audacieusement cette tendance pourraient faire des progrès. Malheureusement, à l’échelle internationale, aucune figure de gauche ou nouvelle formation de gauche ne semble prête à relever le défi à ce stade ; ils se veulent plutôt constructifs et respectables. Les figures de gauche au sein du Parti travailliste britannique et du Parti démocrate américain reflètent une tendance croissante à la gauche dans la société, mais elles ont plus ou moins capitulé devant l’establishment. Dans le cas du “Squad” aux États-Unis, elles peuvent être poussées vers la gauche sous la pression de leur base à un stade ultérieur. Dans d’autres cas, la “nouvelle gauche” n’a pas su structurer une force politique organisée capable de consolider les gains électoraux, de s’engager dans la lutte et de permettre aux luttes de se refléter dans leurs rangs, et de commencer ainsi à construire des racines solides sur les lieux de travail et dans les communautés de la classe ouvrière. De différentes manières, les limites de la France Insoumise de Mélenchon et la structure politique d’AMLO reflètent toutes deux cet arrêt à mi-chemin dans la direction d’un nouveau parti de gauche, par des leaders qui ont fait un demi-pas dans cette direction.

    La plupart des dirigeants syndicaux craignent également les conséquences de ce qui pourrait être déclenché s’ils devaient traduire cette colère et cette frustration massives en demandes et actions concrètes. La gauche syndicale à ce stade est beaucoup plus faible qu’elle ne l’était il y a des décennies et commence seulement à se reconstruire dans certains pays, et n’est pas en mesure de dépasser et de contourner l’appareil bureaucratique dans la plupart des cas.

    Le populisme de droite et l’extrême droite

    Cela offre aux populistes de droite et même d’extrême droite l’occasion de se poser comme la principale, sinon la seule force antisystème. Même après quatre ans de présidence, avec toutes ses insultes racistes et misogynes, après avoir mal géré la crise sanitaire, Trump a réussi à se poser encore comme “anti-establishment”, le défenseur de la classe ouvrière blanche tout en attirant une couche importante de Latinos et même de Noirs. Trump et l’extrême droite ont exploité la peur de la privation, de l’exclusion du travail à cause des confinements dû au Covid-19, pour se faire passer pour les défenseurs de la “liberté”. La méfiance à l’égard de l’establishment après des années de désillusions, de trahisons et de mensonges purs et simples est saisie pour alimenter les théories du complot. Un sentiment de patriotisme visant à restaurer l’ordre public est suscité pour protéger “notre mode de vie” contre la soi-disant anarchie promue par “la gauche”, alimentée par la “mafia des syndicats et du Parti Démocrate” ainsi que par “l’État profond”, pour plonger les États-Unis dans la décadence.

    Les populistes de droite et l’extrême droite en Europe jouent des airs similaires. L’intensification du racisme, la promotion de l’ordre public et la défense de “nos valeurs chrétiennes” sont désormais complétées par l’exploitation de la peur des petits entrepreneurs qui seront contraints de fermer, la saisie de la frustration liée aux mesures antidémocratiques infligées aux gens ordinaires pendant que les grandes entreprises continuent à fonctionner et l’utilisation de la colère et du manque de confiance dans les principaux politiciens, la presse et les institutions bureaucratiques.

    Il existe cependant de sérieuses limites, avec des éléments d’extrême droite qui sortent du cadre et provoquent une contre-réaction beaucoup plus importante. La gauche antifasciste grecque a repoussé Aube Dorée au point que l’establishment s’est senti obligé de les laisser tomber au moins pour le moment. Bien qu’il s’agisse d’une victoire importante, nous ne pouvons pas exclure que le néofascisme revienne plus tard sous un nouveau nom. Les groupes de combat néo-fascistes, petits mais en pleine croissance, sont des outils utiles pour les partis d’extrême droite, mais leur présence conduit également à des conflits internes et à des scissions qui peuvent repousser temporairement l’extrême droite sur le plan électoral.Les alliances entre les conservateurs de droite et les crypto-fascistes sous le toit du populisme de droite restent instables. La croissance et le succès de l’AFD allemande sont encore et toujours paralysés par la lutte interne entre les deux ailes droites. D’un côté, le groupe radical anti-establishment autour du fasciste Björn Höcke veut un lien plus étroit avec les mouvements, du raciste Pegida à Querdenken qui nie la Covid, et a un programme social nationaliste. Tandis que le groupe patriotique conservateur autour de Jörg Meuthen veut rendre le parti prêt à participer au gouvernement dans le cadre d’un programme protectionniste et néolibéral. Les conservateurs nationalistes profitent de l’image anti-establishment que le parti a, et les crypto-fascistes ont besoin des conservateurs nationalistes comme d’une feuille de vigne bien visible. Les deux ailes ont besoin l’une de l’autre pour survivre, mais elles ne peuvent pas non plus vivre ensemble. Leur conflit pourrait s’intensifier à un stade ultérieur et conduire à une nouvelle scission.

    Populariser des idées réactionnaires à partir de l’opposition, reprises et adoptées ensuite par des partis plus traditionnels, est une chose, mais en tirer une politique gouvernementale cohérente nécessiterait une ingérence si poussée dans les décisions économiques que cela les mettrait directement en collision avec les classes dirigeantes dont elles visent à servir les intérêts. Lorsque les motifs idéologiques sont mis de côté, le carriérisme et l’avidité prennent le dessus, comme l’illustre si bien l’ancien vice-chancelier autrichien Strache. Tant que le terreau sur lequel ils peuvent construire ne disparaitra, rien ne garantit que les populistes de droite et l’extrême droite subiront automatiquement une défaite électorale en participant au gouvernement. Il est néanmoins frappant de constater que le FPÖ en Autriche et la Lega en Italie sont tous deux en baisse dans les sondages. Une partie de la base sociale de la Lega est maintenant récupérée par Fratelli d’Italia, encore plus à droite.

    Cependant, l’obstacle fondamental, celui sur lequel nous devons nous appuyer, est la compression de leur base sociale historique, les classes moyennes, en faveur d’une classe ouvrière en croissance numérique. Le rapport de forces potentiel entre les classes, même lorsque la classe ouvrière est faible sur le plan organisationnel et politiquement confuse, est le principal obstacle à des politiques populistes de droite et d’extrême droite décisives. Même lorsque les populistes de droite autoritaires s’appuient sur une bourgeoisie nationale naissante, dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, cela limite néanmoins énormément leur capacité à imposer leur politique. C’est ce qu’a démontré le mouvement massif en faveur de la nouvelle loi sur l’avortement en Pologne. L’appel de Kaczyński à rejoindre les milices fascistes pour protéger les églises et la menace de poursuivre les organisateurs en justice avec des peines allant jusqu’à huit ans d’emprisonnement ou encre d’infliger des amendes aux participants, ont tous été balayés par le flot massif de manifestants, dont beaucoup sont des femmes et des hommes de la classe ouvrière.

    L’homme fort de l’Inde, Modi, à la tête d’un gouvernement nationaliste de droite, chauvin et hindouiste, a néanmoins été confronté en janvier 2020 à une grève générale de 250 millions de personnes et, surtout, à des protestations massives contre sa loi sur la citoyenneté de 2019. D’autres hommes forts populistes de droite comme Orban ou Bolsonaro pourraient faire face à une résistance similaire. La défaite de Trump, que ce soit après un vote record, ajoutera encore à leurs limites.

    Il est compréhensible que certains identifient instinctivement au fascisme des gens comme Trump, Modi ou Loukachenko. Les courants néo-staliniens et anarchistes, les figures de l’establishment et les bureaucrates syndicaux promeuvent cette fausse idée qui justifie l’unité entre les classes contre “l’ennemi principal”, en écartant les questions sociales qui sont à la base de l’attrait plus large pour des populistes de droite et de l’extrême droite.L’absence d’une véritable alternative de gauche ou d’un mouvement ouvrier combattif faisant un appel de classe clair permet aux populistes de droite d’avoir une plus grande ouverture à des sections de la classe ouvrière sur la base qu’ils combattent les “élites libérales urbaines”. A moins d’être contesté, le danger est que le populisme de droite puisse ouvrir la porte à l’extrême droite et s’enraciner plus profondément à la fois dans la classe moyenne et dans les sections plus aliénées de la classe ouvrière. Mais dans la plupart des pays, les véritables forces organisées de l’extrême-droite et certainement du fascisme restent à ce stade objectivement très faibles.

    Le vrai fascisme est un mouvement de masse dont le but est de détruire toute organisation de la classe ouvrière et de l’atomiser. Il exige une défaite décisive de la classe ouvrière. Bien qu’en certaines occasions, la classe dominante se serve de groupements fascistes ou paramilitaires comme force auxiliaire pour semer la terreur et la division au sein de la classe ouvrière et des couches opprimées (comme le fait le RSS en Inde par exemple), le danger que des forces fascistes s’emparent du pouvoir de l’État pour écraser le mouvement ouvrier n’est pas à l’ordre du jour. Au-delà du changement objectif de l’équilibre des forces de classe qui rend une telle option plus impraticable, les classes dirigeantes d’aujourd’hui ne ressentent pas le même besoin de s’engager dans cette voie que dans les années 1930 en Allemagne, en Italie et en Espagne, lorsqu’elles avaient une peur viscérale et immédiate de la révolution socialiste. Le fait de le souligner ne signifie en aucun cas une sous-estimation des dangers. Si la classe ouvrière reste faiblement organisée et politiquement confuse, on ne peut pas exclure des défaites majeures qui pourraient faire place à une répression plus brutale et à une nouvelle croissance, encore plus dangereuse, de l’extrême droite. La question clé est la résistance de la classe ouvrière, sa force organisationnelle, son programme, sa stratégie et sa tactique, ainsi que le leadership forgé par ses expériences.

    Nouvelles formations de gauche

    Lorsque nous avons soulevé pour la première fois la nécessité de “nouveaux partis des travailleurs” au milieu des années 90, cela a été contesté à gauche. Notre analyse selon laquelle l’effondrement du stalinisme rendait très probable la “bourgeoisification” des organisations politiques de masse était à la fois pointue et confirmée par les événements. Notre perspective et la base de notre appel programmatique pour de nouveaux partis des travailleurs ont également été confirmées dans le sens où il y a eu de nombreuses tentatives au cours des deux décennies suivantes pour établir de nouvelles entités à la gauche de la social-démocratie, qui dans certains pays sont rapidement devenues des facteurs importants. Dans certains pays, ce processus a reçu un élan particulier dans la période qui a suivi la Grande Récession. Cependant, il est également vrai que notre attente de la construction générale de nouveaux partis de masse ne s’est pas réalisée.

    Certaines des formations établies ont rapidement disparu, d’autres ont été supplantées par de nouvelles, certaines continuent d’exister et pourraient encore jouer un rôle important à l’avenir. Le nouveau parti le plus important à se développer avant la Grande Récession, la Rifundazione Communista italienne (fondée en 1991), qui comptait la participation active de dizaines de milliers de militants ouvriers, a été détruit lorsqu’il est entré dans le deuxième gouvernement d’austérité Prodi (2006-8). Le réformisme donne la priorité à l’arithmétique et aux manœuvres parlementaires sur la confiance dans le pouvoir de l’organisation, de la mobilisation et de la lutte de la classe ouvrière comme moteur du changement. Malheureusement, la politique erronée de “coalitionisme” avec les partis pro-capitalistes, en soi une expression claire de la faillite de l’approche du réformisme des temps modernes, a été répétée ad nauseum par les dirigeants de nombreuses nouvelles formations dans la période qui a suivi, souvent avec des conséquences dévastatrices.

    Suite à l’effondrement de la PRC, les effets de sa trahison et de la démoralisation qu’elle a provoquée se font encore sentir aujourd’hui. Toutefois, à l’époque, la mondialisation battait son plein et bien qu’il y ait eu des mouvements antimondialisation et anti-guerre pendant cette période, la lutte de classe internationalement se situait à un niveau différent de ce qu’elle est devenue au lendemain de la grande récession et à l’approche de la crise actuelle.

    De nouvelles formations de gauche se sont formées dans une période d’attaques permanentes contre les conditions de travail et de vie. Contrairement aux anciens partis sociaux-démocrates et communistes qui avaient cimenté une base de masse et entretenaient des liens étroits avec la classe ouvrière pendant une longue période de stabilité capitaliste caractérisée par des gains pour la classe ouvrière, surtout en occident après la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles formations de gauche ont été immédiatement mises à l’épreuve par les exigences de l’époque du néolibéralisme. Leur existence a donc été, par nature, plus instable. Tout en obtenant une représentation électorale considérable dans un certain nombre de pays, elles sont restées principalement des “partis de pression” jusqu’à la grande récession de 2008-2009 et les attaques vicieuses contre les travailleurs qui ont suivi. Puis, après une première période de paralysie, certains sont rapidement devenus des candidats au pouvoir.

    En Grèce, l’intervention de la troïka a provoqué une résistance de masse et des soulèvements. Pas moins de 40 grèves générales ont été déclenchées entre le printemps 2010, le début du premier mémorandum et la victoire électorale décisive de Syriza. Le fait que Syriza ait été catapulté par la crise et le vide politique comme le noyau de ce nouveau projet, est un rappel utile du besoin de flexibilité dans nos perspectives concernant l’émergence de nouvelles forces politiques de masse de la gauche dans la période à venir.

    Une fois au pouvoir, Tsipras a sous-estimé la résistance à laquelle il serait confronté. Après l’élection, des centaines de millions d’euros sortaient quotidiennement du pays. La BCE a gelé les liquidités des banques et les a obligées à fermer. Tsipras pouvait soit accepter les termes de la troïka, soit passer à l’offensive : imposer des contrôles de capitaux, refuser le remboursement de la dette, nationaliser les banques, introduire une monnaie nationale, lancer de grands travaux publics, nationaliser les hauts lieux de l’économie, planifier l’économie, imposer un monopole d’État sur le commerce extérieur, le contrôle et la gestion des travailleurs et faire appel au soutien des travailleurs ailleurs en Europe. Au lieu de cela, Tsipras a organisé un référendum le 5 juillet 2015. Une formidable majorité de 61,5% a rejeté un nouveau mémorandum et lui a donné le mandat de passer à l’offensive et de refuser de payer la dette, mais une semaine plus tard, il a capitulé. Cela a conduit à une démoralisation gigantesque, aucune section importante de Syriza ou de la gauche n’a pu mobiliser une réponse de masse de la classe ouvrière d’une ampleur nécessaire, et, c’est au contraire la droite ND qui a repris le pouvoir.

    Le mouvement Indignados (2011) dans l’État espagnol à son apogée a impliqué plus de huit millions de personnes, principalement des jeunes de la classe ouvrière et de la classe moyenne, dans des manifestations et des occupations. Les jeunes se sont détournés des partis officiels et des syndicats, notamment d’Izquierda Unida, dirigée par le PC, qui avait connu une croissance significative dans les sondages et soutenait publiquement le mouvement mais n’était pas en mesure de s’y associer de manière adéquate. Puis un groupe d’intellectuels de gauche et de personnalités des médias autour de Pablo Iglesias a lancé Podemos en 2014. Ses attaques contre “La caste” de politiciens et d’oligarques corrompus, combinées à un programme réformiste de gauche radicale, collaient à l’atmosphère. Lors des élections législatives de 2015, il a obtenu plus de 20 % des voix, arrachant cinq millions de voix à la social-démocratie.

    Au cours des années suivantes, plusieurs grèves générales et de multiples vagues de luttes ont eu lieu contre les privatisations, pour les droits des femmes, pour l’environnement et les bas salaires et surtout sur la question nationale. Ces luttes ont souvent été caractérisées par une rébellion des travailleurs et des jeunes contre la direction officielle du mouvement ouvrier, et par l’imposition d’une voie de lutte militante par la base. Au lieu de se baser sur cette dynamique pour lancer une lutte déterminée pour le pouvoir, la direction du Podemos (aujourd’hui alliée à l’ancienne Izquierda Unida) s’est concentrée sur des manœuvres institutionnelles, diluant son programme politique et se présentant comme un parti engagé dans la stabilité “constitutionnelle” capitaliste.

    La Covid-19 a changé la donne. Après quatre élections en quatre ans, le gouvernement “de gauche” PSOE-Unidos-Podemos a été formé. Il est soumis à une énorme pression de la base pour inverser les réductions imposées ces dernières années. En juin, il a introduit ce qu’il appelle à tort un revenu de base universel, en réalité une aide publique aux pauvres similaire à ce qui existe dans d’autres pays européens. Il bénéficiera néanmoins à 850 000 familles, pour un coût de plus de 3 milliards d’euros par an. Ensuite, des grèves, des manifestations et d’autres actions concernant les soins de santé ont amené le gouvernement à concéder une augmentation de 151 % de son budget santé pour 2021 et à promettre une nouvelle augmentation de 10 % de ce qu’il appelle l’investissement social. Ce n’est pas, comme le dit Iglesias, “le début d’une nouvelle ère qui laisse définitivement le néolibéralisme derrière elle et qui restaurera les droits sociaux et du travail et les services publics”. L’augmentation du budget de la santé comprend par exemple l’achat de vaccins. Mais après des années de coupes budgétaires sans fin, elle sera considérée comme un signe de changement bienvenu et stimulera de nouvelles revendications des travailleurs, y compris pour les nationalisations.

    A l’échelle de l’économie européenne, l’Espagne 2020 pèse plus que la Grèce 2010, sa dette publique par rapport au PIB est plus faible et son accès aux marchés monétaires n’est pas encore un problème. Mais elle reflète aussi le processus enclenché par la pandémie et la dépression, le détournement du néolibéralisme, avec la possibilité, au moins pour l’instant, de dépenser pour sortir de la dépression, y compris en Europe. Mais la politique du gouvernement montre aussi ses limites politiques. Seuls 2 milliards d’euros des fonds nécessaires sont prévus par une augmentation de 2 % de l’impôt sur les hauts revenus (plus de 300 000 euros), 3 % sur les revenus du capital et une légère réduction des exonérations fiscales pour les dividendes étrangers. L’essentiel sera payé par une “avance” de 27 milliards d’euros provenant du fonds de relance de l’UE. Avec une économie qui devrait se contracter de 11,2 % en 2020 et un taux de chômage de 16,3 % au troisième trimestre, le gouvernement finira par se retrouver coincé entre les demandes des travailleurs d’aller beaucoup plus loin et la résistance de l’establishment, aidé par l’UE et la BCE qui utiliseront les subventions du fonds de relance de l’UE comme un levier pour faire peser la charge sur les travailleurs.

    Les exemples grec et espagnol contiennent tous deux de nombreuses leçons pour aujourd’hui. Du côté positif, ils illustrent comment des événements majeurs et des mouvements sociaux importants, même après l’épuisement ou avoir été conduit hors des rues, peuvent transformer en quelques années de petites formations de gauche ou des formations nouvellement créées en instruments majeurs, à condition qu’ils soient capables d’exprimer certains des principaux sentiments comme Syriza l’a fait en Grèce en appelant à un gouvernement de gauche ou Podemos en Espagne lorsqu’il a critiqué “La Casta”. La trahison du PRC en Italie et plus tard de Syriza en Grèce complique sans aucun doute les développements futurs. Mais toutes les défaites ne sont pas égales et ne se produisent pas dans le même contexte ou à la même époque.

    La capitulation de Sanders, bien qu’elle constitue un revers important, n’a nullement empêché BLM de se développer, ni ne réduit l’attrait pour un nouveau parti de gauche, qui devrait se développer après une période initiale sous la présidence de Biden. En période de politisation de masse et de crise, l’impact des défaites peut également être différent selon les couches. Les couches importantes peuvent tirer des conclusions plus avancées des défaites et se rapprocher d’une compréhension de la faillite du réformisme. En Grande-Bretagne, ce qui semble être la défaite définitive du corbynisme a vu une couche importante de nouveaux militants chercher des alternatives plus à gauche, y compris un nombre important qui ont approché notre section, dont beaucoup l’ont rejointe.

    Les complications sont nombreuses. Ce qui est clair cependant, c’est que les processus qui ont conduit à des révoltes sociales à partir de la fin de 2019 se poursuivent après une brève interruption, même si la pandémie est encore en plein essor. La Bolivie et le Chili ne sont que les principales expressions de la manière dont ces mouvements peuvent également se traduire par des votes à une majorité écrasante, que ce soit lors d’élections ou de référendums. Il est important pour la détermination de tout mouvement de sentir qu’il représente l’opinion majoritaire. De tels mouvements au Brésil ou en Argentine pourraient transformer le PSOL et le FIT en forces majeures ce qui stimuleraient alors la formation de forces similaires dans toute l’Amérique latine. Même au Nigeria, à la suite de la révolte des jeunes, ou en Afrique du Sud, impliquant la jeunesse et des parties du mouvement ouvrier encore gigantesque, la question des nouvelles formations de gauche pourrait se poser dans un avenir proche. En Afrique du Sud cependant, l’existence d’EFF sera un facteur de complication supplémentaire.

    L’énorme fossé entre la maturité des conditions objectives, la volonté de lutter avec détermination pour un changement radical, la perspective internationaliste d’une part, et le manque d’organisation et de leadership d’autre part, peut-il seulement conduire à des défaites et à un inévitable retour de flamme de la réaction ? Ou bien le mouvement, en raison de sa force potentielle, viendra-t-il par vagues, parfois à l’offensive, puis repoussé à nouveau, et tirera-t-il plutôt les leçons de ses défaites tout en forgeant, au fil de l’action, des instruments d’organisation et un leadership plus en phase avec les défis ? Il n’y a pas de réponse a priori à ces questions. Bien que la série de crises insolubles auxquelles le capitalisme mondial est confronté tende à pousser une couche croissante, en particulier parmi les jeunes, vers la compréhension fondamentale qu’une rupture avec le système est nécessaire, de nombreux travailleurs et jeunes devront encore tester concrètement les limites du réformisme avant d’adopter une perspective révolutionnaire. Cela ne signifie pas un processus lent. En fait, de tels changements se produisent souvent rapidement et de manière spectaculaire. Nous ne pouvons pas avoir une vision rigide de la manière exacte dont cette expérience sera vécue, y compris le fait qu’elle doit dans tous les cas avoir lieu via de nouveaux partis de masse. Nous ne devons pas non plus penser qu’à moins que ces nouveaux partis de masse ne s’établissent rapidement, il existe une barrière insurmontable au développement de la conscience de la classe ouvrière et des jeunes.

    L’une des principales tâches des partis révolutionnaires est de généraliser et d’intégrer les leçons du passé dans son programme et son intervention. Alors que des éléments importants de l’analyse et de la perspective du CIO pour les nouvelles formations de gauche ont été confirmés par les événements, des aspects importants de notre perspective ne se sont pas développés comme nous l’avions prévu. Un examen critique est nécessaire. Dans une certaine mesure, nous avons eu tendance à s’attendre à ce que les nouvelles formations ressemblent davantage aux “partis ouvriers de masse” du passé que ce n’était le cas. Nous devons garder à l’esprit le fait que, de même que les partis du passé étaient fondés sur des circonstances historiques uniques, de même ce qui se passe dans le présent et le futur sera affecté par les circonstances qui se sont développées depuis. Avant de juger des perspectives politiques futures, de nombreux facteurs plus récents doivent être pris en compte, notamment les mouvements indépendants de la classe ouvrière, intégrant les mouvements des femmes et de genre, l’environnement et en particulier la radicalisation des jeunes. Les jeunes radicalisés peuvent être un élément important dans les perspectives des nouveaux partis. Ainsi, les nouveaux partis qui se développeront et grandiront dans les années 2020 porteront les marques de notre époque.

    Nous avons décrit les faibles racines ouvrières des nouvelles formations de gauche, souvent dominées par des couches petites-bourgeoises, en particulier à la direction. Leur “réinvention de la démocratie” dissimule souvent l’absence de véritables structures démocratiques et d’une approche descendante. Nous savons qu’elles se concentrent principalement sur les élections et les coalitions, avec peu d’expérience de mobilisation, ce qui dilapide un potentiel crucial. Nous avons vu les limites de leur programme réformiste, leur manque de préparation et de détermination qui, à des moments clés, conduit à la capitulation.

    Nous devons cependant appliquer ces leçons à la situation telle qu’elle se présente. Aujourd’hui, sous la contrainte des circonstances, la classe dominante cèdent plus de marge de manœuvre, du moins pour l’instant, à des degrés divers selon les richesses présentes dans un pays et les rapports de force entre les classes. Nul doute que les hommes politiques de toutes sortes, y compris ceux du genre d’Iglesias, s’en saisiront. Beaucoup la considéreront comme un soulagement bienvenu, un véritable changement et viseront plus loin. Nier le changement de circonstances nous laisserait simplement sans préparation et nous couperait de couches importantes. Au contraire, nous devrions partager l’enthousiasme de lutter pour plus, mais pas les illusions et mettre en garde contre les limites de l’approche réformiste et de ce qui est possible dans le cadre du capitalisme.

    La perspective et l’appel pour la formation de nouveaux partis ouvriers larges ou même de partis de gauche larges sans caractère de classe clair restent d’une importance cruciale en tant qu’instruments d’une expérience commune dans l’action. Notre expérience à ce jour montre que la nécessité de tels partis peut être posée objectivement – comme cela a été le cas aux Etats-Unis, par exemple – pendant des périodes parfois longues, mais qu’elle peut mettre du temps émerger et nécessiter de grands événements, en l’absence d’une direction combative de la classe ouvrière ayant la confiance nécessaire pour prendre l’initiative. D’autre part, l’expérience montre également que les vides ont tendance à être comblés, de manière parfois complexe et imprévue.

    Il faudra des batailles féroces de la classe ouvrière pour faire décoller de nouveaux partis de masse. Si ils se créent, ils exigeront encore une autre bataille pour garantir une composition sociale saine, des structures démocratiques et une orientation vers des actions et des mouvements concrets. Et puis, il y aura une lutte permanente sur le programme contre l’opportunisme ainsi que le gauchisme. A moins qu’il n’y ait une bataille, avec des sections significatives de ces partis évoluant dans une direction socialiste, révolutionnaire et marxiste, il n’y a aucune garantie qu’ils éviteront le sort de ceux qui les ont précédés. Cependant, pour de nombreux travailleurs et jeunes, les nouveaux partis et formations seront l’ouverture à une nouvelle vie politique, qui pourrait les aveugler sur des lacunes cruciales.

    On peut également s’attendre à ce qu’une couche comparativement plus petite mais néanmoins beaucoup plus importante que dans les décennies passées saute le stade des illusions dans les partis réformistes de masse et à tendre immédiatement la main à un parti révolutionnaire. Nous devons les gagner et les intégrer, les former à notre méthode principielle mais transitoire, pour qu’ils deviennent la colonne vertébrale de nos interventions dans les mouvements, dans les partis plus larges, lorsque ceux-ci font face à la répression et aux défaites partielles et nous aider à construire le noyau d’une future internationale révolutionnaire des travailleurs de masse.

    Dans le passé, nous avons souvent parlé de la “double tâche” consistant à aider à reconstruire un mouvement ouvrier combattif tout en construisant des forces révolutionnaires. Cela reste un concept clé, même si nous devrions peut-être reformuler le concept, car dans le passé, il a donné lieu à une certaine confusion. Cela ne signifie pas une équation équilibrée entre la construction du large mouvement ouvrier et la construction du parti révolutionnaire. Alors que la construction du mouvement ouvrier et des nouvelles formations/partis peut gagner ou perdre en urgence relative en fonction des défis concrets, notre tâche principale et stratégique reste la construction d’un noyau révolutionnaire. Cela a été confirmé par nos expériences des trente dernières années avec les nouvelles formations de gauche. Cependant, pour atteindre le gros des masses, il faudra continuer à appliquer avec habileté et pédagogie les tactiques du front uni.

    Nous participerons bien sûr à toute démarche décisive vers l’indépendance politique de la classe ouvrière tout en luttant toujours pour un programme révolutionnaire clair. Mais il n’y a pas d’approche tactique à élaborer à l’avance qui s’appliquerai en toutes circonstances.

    La répression de l’État et la lutte pour les droits démocratiques

    Même si cette nouvelle période sera marquée par des luttes de classes plus explosives, les socialistes doivent également se préparer à des formes plus agressives de réaction de l’État.

    L’émergence de la pandémie de Covid-19 s’est accompagnée d’une vague mondiale d’attaques contre les droits démocratiques – la “loi de sécurité nationale” à Hong Kong étant la législation répressive la plus complète imposée jusqu’à présent depuis le début de cette nouvelle crise. Une étude de l’ONG Freedom House a identifié 80 pays où “la démocratie a subi un coup dur pendant la pandémie”. Les classes dirigeantes ont profité du virus pour intensifier la répression de l’État et justifier une législation draconienne qui aurait été beaucoup moins facile à mettre en œuvre en temps “normal”.

    Lorsque la pandémie se sera calmée, ils tenteront sans aucun doute de s’accrocher le plus possible à ces nouvelles restrictions des droits démocratiques – même si, dans un certain nombre d’endroits, des flambées de lutte ont “débloqué” la situation et forcé la classe dirigeante à réduire ses ambitions. En octobre, le Premier ministre thaïlandais, par exemple, a été contraint de lever l’état d’urgence imposé une semaine plus tôt parce qu’il avait été de facto “annulé” par l’escalade des protestations dans les rues.

    Les gouvernements occidentaux impérialistes se sont empressés de pointer du doigt les “régimes autoritaires” qui exploitent la crise pour intensifier la répression. Par cela, ils entendent bien sûr uniquement ceux qui ne sont pas en accord avec leurs intérêts géopolitiques. En fait, les “démocraties libérales” du monde capitaliste avancé ont été elles-mêmes le théâtre d’une forme rampante d’autoritarisme et de transgression des normes traditionnelles du régime démocratique bourgeois. Cette tendance n’est pas nouvelle, mais elle a été renforcée par la pandémie et le ralentissement économique massif.

    La crise du capitalisme mine et met en colère les classes moyennes, et crée un ferment généralisé au sein de la classe ouvrière ; les partis bourgeois traditionnels ont été dépouillés d’une partie importante de leur base de soutien après de nombreuses années d’assauts néolibéraux. Le capitalisme traîne donc de plus en plus son appareil d’État sur la ligne de front pour contenir le niveau croissant de contradictions sociales qu’il a engendré. Comme Trotsky l’a expliqué un jour, sous la pression violente des classes et des antagonismes internationaux, les interrupteurs de la démocratie sautent ou éclatent.

    En France, Macron prévoit de faire passer un projet de loi “anti-séparatisme” qui sera l’introduction d’une batterie de mesures répressives visant plus particulièrement la communauté musulmane mais aussi, comme l’a déclaré le ministre de l’Intérieur, “certaines parties de l’ultra-gauche”. Le régime israélien, qui se vante souvent d’être “la seule démocratie du Moyen-Orient”, a mis en œuvre certaines des mesures antidémocratiques les plus extrêmes dans le contexte de la pandémie, notamment en donnant des pouvoirs de surveillance illimités à la police secrète.

    Une politique et des pratiques racistes plus sévères de la part de l’État font partie du nationalisme politique qui interagit avec le nationalisme dans le domaine économique. Les réfugiés sont particulièrement visés par la répression accrue de l’État. En septembre, l’Union européenne a lancé une proposition de nouveau “pacte de migration” qui, dans le langage orwellien, parle de “solidarité” – la solidarité des États membres qui s’entraident avec les expulsions forcées et l’accélération du processus d’évaluation (lire : rejet) des demandes d’asile. Le remplacement du camp de Moria à Lesvos, qui a été incendié, par un camp encore davantage carcéral est révélateur, tout comme les révélations sur la pratique européenne des “refoulements” en Méditerranée (forçant les bateaux de réfugiés à entrer dans les eaux internationales où il n’y a aucune obligation légale de les secourir).

    Alors que l’UE a, de cette manière, brutalement conjugué la “crise des réfugiés de 2015” au passé, la crise actuelle des réfugiés n’a fait que s’aggraver. Selon l’ONU, on dénombre au moins 79,5 millions de personnes réfugiées fin de 2019 – le nombre le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale – un nombre qui devrait augmenter à mesure que les instabilités politiques et écologiques s’aggraveront. La nouvelle guerre civile en Éthiopie pourrait forcer jusqu’à 200 000 civils à fuir. Selon l’Institut pour l’Economie et la paix (IEP), environ 24 millions de personnes ont été déplacées chaque année par des catastrophes écologiques au cours des dernières années. L’IEP estime que jusqu’à 1,2 milliard de personnes pourraient être des “réfugiés climatiques” d’ici 2050.

    En d’autres termes, la question des réfugiés est appelée à devenir beaucoup plus pressante. La plupart des réfugiés étant déplacés dans leurs propres pays et régions en difficulté, les élites dirigeantes tenteront d’attiser les sentiments xénophobes et la violence (comme on l’a vu par exemple en Afrique du Sud en octobre) pour détourner les responsabilités de leurs propres échecs. Alors que les gouvernements, le populisme et l’extrême droite tentent d’exclure, de criminaliser, de blâmer et de punir les victimes, et que dans ces efforts ils utilisent et alimentent des opinions racistes et réactionnaires, la question contient également un potentiel explosif pour la solidarité et la protestation de la classe ouvrière. La première réaction en Europe en 2015 a été une solidarité de masse. Aujourd’hui, le rôle que les travailleurs migrants ont joué dans le blocage des services de santé et de soins aux personnes âgées dans les pays riches a été enregistré parmi leurs collègues et plus largement. Les protestations provoquées par l’expulsion massive des réfugiés à Paris et contre la nouvelle “loi de sécurité” l’illustrent.

    Dans le monde néocolonial, la situation est encore plus grave. La crise a mis en évidence la brutalité de l’État indien, avec ses éléments de caste et de communautarisme. En octobre, le Parlement du Sri Lanka a approuvé un amendement constitutionnel qui prévoit un élargissement considérable des pouvoirs du président Gotabaya Rajapaksa, lui donnant un contrôle sans entrave sur les institutions clés et éliminant les contrôles parlementaires – une mesure qui sanctifie le glissement du pays vers une véritable dictature bonapartiste. Selon Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), qui a suivi l’évolution des modèles de protestations dans le monde avec son Covid-19 Disorder Tracker (CDT), la répression étatique a augmenté de 30 % en Afrique, avec près de 1 800 incidents au cours desquels les forces de l’État ont pris pour cible des civils. Le récent coup d’État militaire au Mali est en ce sens révélateur d’une tendance plus générale sur le continent, l’armée ou des sections de celle-ci étant appelées à jouer un rôle plus important.

    Cette tendance n’est pas seulement motivée par le fait que les classes dirigeantes affûtent leurs lames en prévision d’explosions sociales plus graves. Les scénarios d’effondrement économique peuvent également accroître le mécontentement des échelons inférieurs et moyens de l’appareil d’État. Lorsque le gâteau à piller se rétrécit, les luttes intestines entre les différentes ailes des élites dirigeantes locales et au sommet de l’État peuvent également s’intensifier. Le mécontentement des masses dans la société peut alors devenir un levier pour s’emparer du pouvoir, en éliminant les dirigeants impopulaires et en présentant ces prises de contrôle militaires comme étant conformes à la volonté de la rue.

    De tels coups d’État peuvent bénéficier d’un certain soutien dans les premiers temps. Comme au Soudan l’année dernière, le coup d’État au Mali a d’abord été salué par une partie de la population, puisqu’il a destitué le président Keita contre lequel les masses avaient protesté pendant des mois auparavant. Mais le fait même que les putschistes aient été contraints de présenter leur coup comme la continuation de la lutte de masse implique que l’équilibre des forces n’a pas changé de manière décisive en faveur de la junte contre-révolutionnaire, et que le mouvement risque de réapparaître sous la forme d’un retour de bâton contre les nouveaux venus militaires qui ne parviendront pas à mettre fin à l’insurrection djihadiste, à la corruption généralisée dans l’État, à la pauvreté et aux problèmes sociaux généralisés.

    En Bolivie, moins d’un an après le coup d’État de droite contre Evo Morales, les masses ont fait un retour spectaculaire, grâce à deux semaines de mobilisations massives en août suivies de la victoire électorale retentissante du MAS aux élections d’octobre. Là encore, le coup d’État n’a pas réussi à imposer un coup durable au mouvement de la classe ouvrière, des indigènes et des paysans pauvres.

    Cela ne signifie bien sûr pas que de tels écrasements ne peuvent pas ou ne pourront pas arrivés à l’avenir. Mais en général, les mouvements de cette période auront tendance à se remettre plus rapidement des défaites que par le passé. Le poids social plus important de la classe ouvrière par rapport aux périodes historiques précédentes et l’épuisement et la prolétarisation correspondants des rangs de la petite bourgeoisie – la base sociale traditionnelle de la réaction – signifie que la bourgeoisie n’a pas le même réservoir à exploiter pour consolider des dictatures militaires purement et simplement, sans parler des régimes fascistes.

    La trajectoire du régime de Sisi en Égypte illustre le fait que le maintien de régimes ouvertement dictatoriaux pendant une longue période est rendu plus difficile pour les classes dirigeantes. Le coup d’État militaire de Sisi en 2013 a ouvert la porte à une contre-révolution féroce, purgeant physiquement l’”avant-garde” de la révolution de 2011 par des massacres et des emprisonnements, des tortures et des exils forcés. Mais six ans plus tard, “l’Égypte est revenue à la case départ, dans une situation globalement similaire à celle d’avant la révolution de 2011 : stable en surface, mais avec des problèmes structurels profonds, des griefs sociaux qui couvent, alors que les réserves disponibles pour les atténuer s’épuisent” – comme l’a récemment commenté un article de Arab Reform Initiative. Le même article poursuivait en avertissant qu’une explosion sociale était rendue probable en fin de compte “par l’absence de tout amortisseur”.

    ASI doit donner aux aspirations et aux revendications démocratiques une importance nouvelles et critique en cette période, car l’érosion de ces droits devient un point focal de la colère, en particulier chez les jeunes, alimentant la radicalisation contre le système et déclenchant des explosions de masse. Les protestations contre la brutalité policière ont été une caractéristique internationale déterminante des luttes en 2020, notamment aux États-Unis, en Colombie, en Tunisie, au Nigeria et dans un certain nombre d’autres pays. Elles montrent que le virage des classes capitalistes vers une violence étatique accrue et des formes de gouvernement plus autoritaires ne se fera pas sans de sérieuses ripostes.

    Plus particulièrement dans les pays où il existe des dictatures, des semi-dictatures, des vestiges de dictatures antérieures, d’un régime étranger ou des formes incomplètes de régime démocratique bourgeois, les revendications démocratiques contiennent un potentiel révolutionnaire élevé et constitueront un élément crucial d’un programme offensif de mobilisation contre le système. L’expérience du vote sur l’Assemblée constituante au Chili l’a encore mis en évidence. C’est le résultat direct de la révolte des travailleurs et de la jeunesse en 2019, qui a pris une ampleur et une intensité plus grandes que celles de nombreux mouvements qui ont explosé en 2019. Le résultat du vote lors du référendum d’octobre lui-même a été une gifle pour Piñera et l’establishment, et un coup de pouce à la confiance des masses chiliennes. Le “processus constituant” qui suivra représente une tentative tactique de la classe dirigeante pour faire dérailler le potentiel révolutionnaire de la lutte et rechercher une “remise à plat” superficielle qui laisse les bases du système intactes. D’autre part, il provoquera également un large débat dans la société sur la nécessité de changements structurels, dans lesquels les marxistes doivent intervenir, en expliquant les limites d’une seule “révolution politique” qui modifie la superstructure du système et la nécessité d’une révolution sociale pour construire une société socialiste fondamentalement différente. En général, les marxistes ne peuvent pas se permettre de laisser ces questions entre les mains des ailes “libérales” de la classe dirigeante ; ils doivent plutôt se battre en tant que “démocrates” les plus conséquents, tout en reliant les revendications démocratiques à la nécessité d’une lutte révolutionnaire pour le changement socialiste.

    S’il existe un sentiment généralisé de défense des droits démocratiques, il se conjugue aussi avec une crise de légitimité de plus en plus profonde des institutions officielles de la démocratie bourgeoise, considérées comme corrompues et biaisées en faveur des riches et des puissants. Les recherches du Centre pour l’avenir de la démocratie de l’université de Cambridge montrent une augmentation du mécontentement mondial à l’égard de la “démocratie”, un sentiment qui a fortement augmenté après la Grande Récession de 2008. L’incapacité évidente des classes dirigeantes à gérer la pandémie a encore accru cette méfiance. Diverses forces populistes et d’extrême droite s’en nourrissent, tentant de délégitimer les institutions centrales de la démocratie bourgeoise, comme en témoigne la campagne de Trump qui allègue sans fondement des fraudes électorales lors des élections présidentielles américaines. Tout en s’opposant à toute attaque contre les droits démocratiques, les socialistes devraient toujours préciser que nous ne luttons pas pour préserver les institutions en déclin de la démocratie capitaliste, mais que nous plaidons pour un programme de démocratie réelle qui inclut les droits démocratiques sur les lieux de travail, dans les écoles, dans les quartiers et dans l’ensemble de la société – en soulignant le rôle central et actif que la classe ouvrière et les jeunes doivent jouer dans la lutte pour un véritable changement et dans sa réalisation.

    Il convient de rappeler que la suppression de l’expression démocratique en Chine a joué un rôle central dans la transformation du Covid-19 en une pandémie mondiale. De même, l’absence de contrôle démocratique des travailleurs dans tous les aspects de la vie sous le capitalisme augmentera la remise en question du système par des couches croissantes de travailleurs et de jeunes, et devrait être prise en compte avec audace dans le programme de toutes nos sections.

    Conclusion

    La pandémie et la crise économique sont les caractéristiques d’une impasse plus profonde dans laquelle se trouve le capitalisme : son incapacité à développer davantage les forces productives ou l’économie mondiale sur une base harmonieuse. Et si l’attention s’est concentrée sur ces deux crises, la catastrophe climatique qui se profile représente une menace encore plus fondamentale pour notre avenir si nous ne mettons pas fin à ce système de plus en plus parasitaire.

    La classe dirigeante a été contrainte de s’écarter des règles du jeu néolibéral pour éviter un effondrement économique encore plus profond. Elle ne peut pas non plus utiliser les mêmes justifications idéologiques en faveur de son règne que pendant l’ère néolibérale. Elle se tournera de plus en plus vers le nationalisme et le racisme pour maintenir la division des travailleurs. Mais le fouet de la contre-révolution que nous voyons dans un pays après l’autre poussera également la classe ouvrière et les opprimés à s’organiser économiquement et politiquement.

    Les mouvements de masse ont démontré leur capacité à repousser la classe dirigeante, de plus les revers et les défaites que nous avons vus dans certains cas n’ont pas été décisifs. Nous sommes toujours dans une phase ascendante de lutte de masse. Bien sûr, si les faiblesses subjectives et la désorganisation du mouvement ouvrier ne sont pas surmontées dans la prochaine période, nous pourrions être confrontés à la perspective de défaites plus graves.

    Nos tâches en tant qu’organisation révolutionnaire sont plus urgentes que jamais. L’aspect le plus favorable de la situation actuelle pour nous est la radicalisation des jeunes, en particulier des jeunes femmes, et l’internationalisme instinctif que nous avons vu dans les bouleversements de 2019 et 2020. Nous croyons fermement qu’il y aura d’importantes possibilités de construire nos forces dans les mois et les années à venir.

  • La politique étrangère des États-Unis : le retour à l’impérialisme normal ?

    L’administration Biden va-t-elle, comme ce dernier l’a déclaré, “réparer les dégâts causés par le président Trump et tracer une voie fondamentalement différente pour la politique étrangère américaine dans le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui” ?

    Par George Martin Fell Brown, Socialist Alternative (partisans d’Alternative Socialiste Internationale aux Etats-Unis)

    Avec Trump, la politique étrangère américaine a pris la forme d’un nationalisme erratique. Sous le slogan “America First”, Trump s’est éloigné des alliés traditionnels de l’impérialisme américain, a déclenché des conflits commerciaux et tarifaires et a promis de nous sortir des “guerres sans fin”. Parallèlement, Trump a défendu les intérêts de l’impérialisme américain de manière encore plus nue, en livrant à de dangereux coups de sabre en Chine et en Iran, tout en défendant les politiques les plus réactionnaires d’Israël et de l’Arabie Saoudite.

    On peut s’attendre à ce qu’une administration Biden prenne rapidement des mesures qui distingueront nettement la nouvelle administration, au moins au niveau de la rhétorique, par rapport à celle de Trump. Cependant, tout espoir de “remise à zéro” pose problème. La tendance au protectionnisme, les guerres commerciales, la mondialisation et la rivalité entre les États-Unis et la Chine ne sont pas le fruit de la personnalité d’un seul homme. Cela résulte de la profonde crise du capitalisme mondial et l’administration Biden sera incapable de la résoudre.

    Le statu quo que Biden veut rétablir ne mérite pas d’être célébré. Alors qu’il était au Sénat, Biden fut un ardent défenseur de l’impérialisme américain, de la “guerre contre la drogue” en Amérique latine à la “guerre contre le terrorisme” au Moyen-Orient. Il a soutenu avec enthousiasme l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan. Toutes ces guerres ont été menées dans l’intérêt des grandes entreprises américaines. Cela s’est poursuivi pendant son mandat de vice-président d’Obama. Voilà l’approche que Biden promet de reprendre. Toute “réinitialisation” des relations mondiales avec l’administration Biden ne représentera pas les intérêts des travailleurs, ni à aux Etats-Unis, ni à l’étranger.

    Rétablir les relations

    L’un des principaux slogans de politique étrangère de la campagne électorale de Biden était de “renforcer la coalition des démocraties qui nous soutiennent”. Pour ce faire, il faut reconstruire les relations entre les États-Unis et leurs alliés traditionnels mis à mal par l’administration Trump. Biden cherchera à réintégrer l’Accord de Paris sur le climat et l’Organisation mondiale de la santé, que les États-Unis ont quitté avec Trump. Plus largement, l’administration Biden va renouer avec les institutions capitalistes mondiales, telles que l’OTAN et l’Union européenne, dont Trump avait cherché à s’éloigner ou dont il avait activement cherché à saper l’autorité.

    Mais les capacités de Biden de “tracer une voie fondamentalement différente” ont leurs limites. L’Accord de Paris sur le climat, par exemple, est extrêmement limité. Le retour des États-Unis ne signifiera pas en soi un changement sérieux dans la course effrénée vers la catastrophe climatique. Le capitalisme européen sera heureux que Biden s’appuie davantage sur l’UE et l’OTAN, adopte une approche plus antagoniste à l’égard de la Russie et s’oppose au Brexit. Mais la crise politique et économique en Europe ne saurait être résolue par une reconstruction des alliances. Le Brexit est considéré comme une affaire réglée et d’autres crises menacent l’unité du capitalisme européen.

    La fin de la rhétorique “America First” de Trump peut ralentir la croissance du protectionnisme. Mais si tout cela représente un certain changement et sera perçu, au moins pendant un certain temps, comme faisant partie d’un retour à la “normale” dans les relations mondiales, l’énorme affaiblissement des institutions capitalistes mondiales ne sera pas fondamentalement inversé. La tendance à la déglobalisation ne sera pas non plus inversée.

    “Chine. Chine. Chine. Russie.”

    Un des conseillers de Biden a été cité dans le Financial Times, décrivant la politique étrangère de Biden comme “Chine. Chine. Chine. Russie”. L’administration Trump était dominée par une guerre tarifaire croissante avec la Chine qui allait à l’encontre de l’orthodoxie néolibérale que Biden représente. Mais il y a des limites à ce que Biden peut, ou même veut, pour changer la dynamique de ce conflit.

    Biden peut chercher à conclure un accord avec la Chine pour réduire les droits de douane, mais la politique américaine d’”engagement” avec la Chine, qui a commencé avec la visite de Nixon en 1972 et a conduit à l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2000, est maintenant définitivement terminée. L’idée que la Chine puisse être réformée pour devenir un “partenaire” des États-Unis et des puissances occidentales a été remplacée par la crainte de sa montée en puissance. Une partie de la classe dirigeante américaine souhaite maintenant un changement de régime en Chine. Cela se reflète dans la rhétorique grossière de Mike Pompeo qui a récemment déclaré que les pays étaient confrontés à un choix entre “la barbarie d’un côté et la liberté de l’autre… Nous les avons réveillés à la menace posée par ce monstre marxiste-léniniste”. La rhétorique des Démocrates sera différente, sans pour autant désamorcer le conflit.

    Même avant Trump, l’objectif d’Obama avec l’alliance commerciale du Partenariat Trans Pacifique (TPP) dont Trump s’est retiré, était d’”encercler” la Chine et de contenir son développement. Bien que l’administration Obama se soit abstenue de mener une guerre commerciale de grande envergure, il a déclaré dans une récente interview accordée à The Atlantic que “si nous n’avions pas traversé de crise financière, ma position envers la Chine aurait été plus explicitement litigieuse sur les questions commerciales”. Michèle Flournoy, le choix proposé par Biden pour le poste de ministre de la défense, a également adopté une ligne dure en faveur du renforcement de la présence militaire américaine dans la mer de Chine méridionale.

    Le refroidissement de la rivalité américano-chinoise n’est pas simplement une question de ce que le gouvernement américain est prêt à offrir. C’est aussi une question de ce que le gouvernement chinois est prêt à accepter. En outre, on peut s’attendre à ce qu’une administration Biden adopte une ligne plus dure que Trump à l’égard de la Russie.

    On peut s’attendre à ce que Biden et l’impérialisme américain insistent sur les “droits humains” dans une bien plus large mesure que Trump. Nous pouvons également nous attendre à une diminution des propos sinophobes comme les références de Trump au “virus chinois”. Par contre, il ne faut pas s’attendre à un changement sérieux dans le conflit sur la technologie, y compris l’exclusion par les États-Unis du réseau 5G de Huawei. Nous ne devons pas non plus nous attendre à un renversement de la tendance en cours vers le découplage des économies américaine et chinoise, avec des entreprises qui réduisent ou retirent leurs activités en Chine et l’éclatement de la chaîne d’approvisionnement mondiale en chaînes d’approvisionnement régionales. Mais si l’impérialisme américain peut être en mesure de constituer un front commun contre la Chine parmi un certain nombre de pays capitalistes clés, il le fera dans une position de faiblesse significative par rapport à il y a même une décennie. En réalité, le conflit a affaibli et continuera d’affaiblir les deux puissances.

    Les attaques de Biden contre la Chine mettront en lumière la répression du régime du parti “communiste” à Hong Kong et la détention de près d’un million de musulmans ouïgours dans la région du Xinjiang. Le régime du PCC est en effet une dictature brutale et chauvine. Mais les crimes de l’impérialisme américain sont encore pires. Du Vietnam à l’Irak, les Etats-Unis ont massacré des millions de personnes dans le but de défendre le système de profit. En tant que socialistes, nous nous opposons à tout impérialisme, y compris et surtout au “nôtre”.

    Le Moyen-Orient

    Au Moyen-Orient, une “réinitialisation” des relations mondiales ne serait pas une bonne chose. Biden était un fervent partisan de la “guerre contre le terrorisme” de Bush et de sa poursuite sous l’administration Obama. Pendant l’élection, Biden a consciemment courtisé des personnalités de l’administration Bush comme Colin Powell. Les membres du cabinet qu’il a proposés comme responsables des relations mondiales – Michèle Flournoy pour la défense et Anthony Blinken pour la secrétaire d’État – sont tous de fervents représentants de l’approche impérialiste pourrie vis-à-vis du Moyen-Orient, qui repose sur le soutien aux dictateurs et la conduite de guerres pour maintenir le contrôle du pétrole.

    Biden et son équipe vont certainement essayer de poursuivre une approche différente de celle de Trump vis-à-vis du régime iranien. Ils sont certainement déterminés à essayer de relancer l’accord nucléaire iranien dont Trump s’est retiré mais, en pratique, cela pourrait s’avérer impossible. L’Iran exigera la fin des sanctions imposées par Trump, ce qui serait probablement politiquement impossible à accepter pour Biden. Même dans ce cas, l’administration n’aura pas les coudées franches pour relancer l’accord nucléaire. Blinken a assuré que “nous poursuivrons les sanctions non nucléaires contre la mauvaise conduite iranienne dans d’autres domaines”. Sur les dernières semaines de l’administration Trump, Trump et son allié Netanyahu, le premier ministre israélien, ont tenté de provoquer l’Iran dans un conflit direct pour rendre la tâche de Biden encore plus difficile. La dernière action en date est l’assassinat du principal scientifique nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh, très probablement par Israël.

    Certains éléments indiquent que Biden adoptera une attitude moins amicale à l’égard du régime saoudien. La relation avec Nétanyahou sera tout aussi glaciale. Mais cela en dit plus long sur l’amitié que Trump avait avec les gouvernements saoudien et israélien que sur l’hostilité de Biden. Sous l’administration Obama, Biden, Blinken et Flournoy ont maintenu des liens étroits avec les deux pays, soutenant l’invasion saoudienne du Yémen et augmentant le financement du programme de défense israélien.

    L’engagement de Biden en faveur d’une “coalition des démocraties” sera sérieusement mis à l’épreuve au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. L’approche de Biden et d’autres a été remise en question lors du processus de révolution et de contre-révolution au Moyen Orient et en Afrique du Nord il y a dix ans, lors des soulèvements de masse dirigés contre les alliés traditionnels des États-Unis en Égypte et en Tunisie. La dictature d’Abel el-Sisi en Égypte, qui est arrivée au pouvoir par un coup d’État contre-révolutionnaire, servira de test pour déterminer l’engagement de Biden en faveur de la démocratie. Trump était un fervent admirateur de Sisi et Obama, tout en critiquant Sisi, a néanmoins rétabli les relations entre les États-Unis et l’Égypte.

    L’Amérique latine

    Sous l’administration Clinton, Biden a été l’un des principaux architectes du “Plan Colombie”, une réponse fortement militarisée au commerce de la drogue, axée sur des aides militaires massives au gouvernement de droite en Colombie. Ce plan était accompagné d’une aide économique à la Colombie liée à un engagement de privatisations, de libre-échange et d’austérité. Cela a entraîné des violations massives des droits humains et une pauvreté croissante. Néanmoins, Biden a présenté le Plan Colombie comme l’une de ses principales réalisations en matière de politique étrangère pendant les élections.

    Sous l’administration Obama, Biden a supervisé l’Alliance pour la prospérité et le Programma Frontera Sur en Amérique centrale et au Mexique. Ces programmes visaient à stopper l’immigration à la source en fournissant une aide financière pour soutenir les forces de police hautement militarisées dans la région. En pratique, cela a permis de renforcer la répression et la corruption que les gens fuyaient au départ.

    Comme pour la politique chinoise, Biden évitera le racisme flagrant mis en avant par Trump. Mais il poursuivra sa propre politique passée de soutien aux gouvernements de droite favorables aux États-Unis dans la région.

    L’Amérique latine a connu récemment une recrudescence des luttes de masse. Des manifestations de masse ont eu lieu en Équateur et au Chili en 2019. En Bolivie, le Mouvement vers le socialisme a obtenu une victoire en octobre et a renversé le coup d’État de droite qui avait déposé Evo Morales en 2019. Actuellement, nous assistons à de nouvelles luttes de masse au Pérou et au Guatemala. Toutes ces luttes sont dirigées contre les politiques et les gouvernements que Biden a encouragés par le passé. Une administration Biden ne sera qu’un obstacle à ces luttes et à celles à venir.

    La nouvelle vague de luttes en Amérique latine constitue une alternative aux approches de l’impérialisme américain, qu’il soit dirigé par Trump ou Biden. La lutte ouvrière internationale et la solidarité peuvent ouvrir la voie à une véritable “autre voie” pour la politique mondiale.

  • RCEP : le combat commence maintenant contre cet accord de libre-échange anti-travailleurs

    Le 15 novembre, le partenariat régional économique global (en anglais : Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) a été lancé par quinze gouvernements de la région Asie-Pacifique. L’intention claire des négociateurs était de lancer un accord commercial typiquement néolibéral qui, s’il est pleinement mis en œuvre, réduira les droits de douane et les barrières non tarifaires entre les dix membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et cinq économies non membres de l’ANASE. L’ANASE est composée du Brunei, du Cambodge, de l’Indonésie, du Laos, de la Malaisie, du Myanmar, des Philippines, de Singapour, de la Thaïlande et du Vietnam. Les cinq “étrangers” sont l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et la superpuissance régionale, la Chine.

    Par des reporters de chinaworker.info. Cet article est l’éditorial du numéro de décembre du magazine socialiste (社会主义者) de la section Chine-Hong Kong-Taïwan d’Alternative Socialiste Internationale

    Le RCEP est considéré comme le plus grand bloc commercial au monde, regroupant 2,2 milliards de personnes (dont 63 % pour la Chine) et environ 30 % du PIB mondial (dont plus de la moitié pour la Chine). L’accord risque de se heurter à une résistance massive des organisations de travailleurs et des mouvements sociaux dans toute la région, et les fortes contradictions entre les gouvernements signataires soulèvent de nombreuses questions quant à sa viabilité.

    Le site chinaworker.info propose ici quatre idées à retenir au sujet du lancement du RCEP.

    Le RCEP représente une énorme attaque contre les travailleurs, les agriculteurs et la nature

    Le RCEP représente un crime gigantesque perpétré par une clique secrète de politiciens et de magnats du monde des affaires capitalistes contre la grande majorité des habitants de la région Asie-Pacifique.

    “Cela va encore saper les moyens de subsistance des agriculteurs, des pêcheurs, des peuples indigènes et des paysannes, et menacer les emplois des travailleurs”, déclare le groupe Trade Justice Pilipinas. “Le RCEP ne fera qu’aggraver les inégalités qui existent déjà et qui ont été exacerbées par la pandémie”, prévient le groupe basé aux Philippines.

    Sept syndicats répartis dans plusieurs pays de la région ont qualifié le moment de l’accord d’”épouvantable”, survenant au milieu de la pire pandémie depuis un siècle, avec des systèmes de santé débordés et un chômage en forte hausse. Ils avertissent que le RCEP menace d’aggraver ce que les Nations unies prédisent comme la pire crise alimentaire mondiale depuis 50 ans.

    L’économie de l’Asie dans son ensemble va se contracter de 2,2 % cette année, selon la dernière enquête du FMI, la première contraction de ce type depuis les années 1960. Même lors de la crise financière asiatique dévastatrice de 1997, l’économie de toute la région a enregistré une croissance positive de 1,3 %. L’accord du RCEP montre plus que tout autre chose le désespoir des quinze gouvernements ; la nécessité d’un discours positif pour apaiser les nerfs des entreprises et relancer les investissements étrangers.

    Le RCEP va accroître l’exploitation des travailleurs et de l’environnement. La réorganisation et la régionalisation des chaînes d’approvisionnement, envisagées dans le cadre du RCEP, entraîneront des licenciements massifs, des fermetures d’entreprises, des réductions de salaires et une augmentation des niveaux déjà inacceptables d’emplois précaires. L’Organisation internationale du travail (OIT) rapporte que 68 % de la main-d’œuvre de la région Asie-Pacifique se trouve dans le secteur informel, les jeunes travailleurs de 15 à 24 ans étant les plus touchés. Dans ces emplois, il n’existe pratiquement aucune protection sociale, aucun droit à la retraite ni aucun droit syndical. Au Laos et au Cambodge, deux États membres du RCEP, le secteur informel représente plus de 93 % de l’emploi, mais même au Japon, pays riche, cela représente 20 % de l’emploi.

    L’accaparement des terres, les défrichements forcés et l’appauvrissement des petits agriculteurs de subsistance vont augmenter. Le RCEP demande à ses membres d’adhérer au traité de Budapest, qui impose le contrôle monopolistique des semences et des micro-organismes par de grandes entreprises agrochimiques comme Monsanto et la société chinoise Syngenta, affaiblissant encore la position des petits agriculteurs. Les professionnels de la santé avertissent que les règles du RCEP sur les médicaments génériques, si elles sont adoptées, entraîneront une hausse vertigineuse des prix des médicaments dans de nombreux pays de l’ANASE.

    Les écosystèmes déjà dégradés seront encore davantage mis à mal. En Indonésie, une zone de forêt de la taille de Brunei est perdue chaque année au profit de grandes entreprises de plantation, d’exploitation forestière et minière. Des batailles de masse ont éclaté ces dernières années impliquant des activistes environnementaux et des peuples indigènes – de la Papouasie occidentale à la Mongolie intérieure – pour bloquer l’exploitation minière et d’autres projets d’entreprises écologiquement destructeurs. Cela inclut des protestations contre des entreprises chinoises et des projets d’infrastructure en Indonésie, en Thaïlande, au Myanmar et dans d’autres États du RCEP, y compris des projets dans le cadre de l’initiative géante chinoise “Belt and Road Initiative” (BRI, également appelé « les nouvelles routes de la soie » en français).

    Le RCEP ne contient aucune disposition environnementale. La lutte pour désamorcer la bombe à retardement écologique et climatique et améliorer les conditions de vie des populations rurales pauvres d’Asie ne peut pas reposer sur un lobbying visant à “améliorer” le RCEP, mais sur la revendication de l’abandon pur et simple de cet accord. Des organisations de travailleurs fortes, qui se lient aux masses rurales et leur donnent une impulsion, sont la seule façon de vaincre cet assaut capitaliste. L’internationalisme des travailleurs et leur lutte commune pour mettre fin au système de profit capitaliste et placer toutes les ressources économiques sous le contrôle démocratique de la majorité est la seule réponse, plutôt que l’illusion du capitalisme “national” et du protectionnisme.

    Le RCEP est synonyme de nouvelles attaques contre les droits démocratiques

    Le RCEP est un “affront à la démocratie”, selon la députée philippine de gauche Sarah Elago. “Les gouvernements ont donné des positions privilégiées aux grands groupes de pression des entreprises au détriment des principes démocratiques de base”, souligne-t-elle. Les négociations du RCEP ont été menées dans le plus grand secret, à l’exclusion des parlementaires élus (lorsqu’ils existent), sans parler des syndicats, des organisations de jeunesse ou des militants ruraux. Le document final de 510 pages, avec des milliers de pages de documents associés, n’a été publié qu’après la signature de l’accord. Pourtant, de puissantes associations capitalistes comme le East Asia Business Council, le Keidanren du Japon et le Minerals Council d’Australie se sont même vu attribuer un rôle officiel dans le processus du RCEP.

    L’accélération de l’accaparement des terres et de la saisie des ressources naturelles par les entreprises entraînera une militarisation accrue et une terreur soutenue par l’État dans les régions rurales et les régions où vivent des minorités ethniques. Les protestations de masse des travailleurs et des jeunes en Indonésie, en Thaïlande et à Hong Kong au cours de l’année écoulée ont été sévèrement réprimées. Dans toute la région, les dépenses militaires ont augmenté de 52 % depuis 2018, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.

    Le processus du RCEP montre que lorsque des accords visant à augmenter les profits des grandes entreprises sont sur la table, il n’y a pas de différences fondamentales entre les dictatures directes comme la Chine, le Brunei et le Laos, et les gouvernements capitalistes “démocratiques” en Australie, au Japon et en Nouvelle-Zélande.

    RCEP : Qui gagne, qui perd ?

    Le RCEP et d’autres accords de libre-échange sont des manifestations de l’impérialisme moderne, qui permettent aux classes capitalistes d’exploiter plus efficacement le travail, tant au niveau national que mondial.

    Selon l’économiste Michael Plummer, trois pays – la Chine, le Japon et la Corée du Sud – récolteront 90 % des gains de revenus et 88 % des gains commerciaux du RCEP. Les douze autres membres du RCEP devront se chamailler pour les miettes.

    Tous les accords capitalistes tentent de duper les gens avec des phrases sucrées sur la “coopération win-win” où tout le monde est gagnant. Mais pour les économies de l’ANASE, pour la plupart “en développement”, le RCEP va renforcer un processus de dépendance économique – en tant que marchés, sources de main-d’œuvre bon marché et de ressources naturelles – vis-à-vis du capitalisme chinois et d’autres grandes économies.

    Au cours des dix dernières années, la moitié des membres de l’ANASE ont enregistré un déficit commercial (Cambodge, Indonésie, Laos, Myanmar et surtout les Philippines). Trade Justice Pilipinas avertit que l’adhésion au RCEP augmentera la facture des importations du pays de 908 millions de dollars US mais n’ajoutera que 4,4 millions de dollars US à la valeur des exportations.

    Le caractère impérialiste de la Chine sous le règne du Parti soi-disant communiste (PCC) est pleinement révélé par son rôle instrumental dans le déclenchement de ce projet néo-libéral sur les peuples de la région. Les ambitions économiques et géopolitiques du PCC, qui, à l’époque de Xi Jinping, sont de plus en plus poursuivies par la coercition et les menaces, ne sont pas fondamentalement différentes de celles de puissances impérialistes plus établies comme les États-Unis.

    La nécessité pour la Chine de consolider sa domination sur l’Asie de l’Est, en tant que contrepoids aux politiques de “découplage” économique et diplomatique des Etats-Unis, est un facteur essentiel qui a motivé le lancement du RCEP. Il s’agit d’une nouvelle escalade significative de la guerre froide, plutôt que d’une quelconque réduction d’échelle. Le régime de Xi sait que lorsque Biden prêtera serment, les politiques anti-Chine de Washington se poursuivront, “bien qu’avec moins de caractéristiques trumpiennes” comme l’a noté Al Jazeera.

    Le RCEP représente une victoire diplomatique majeure pour la Chine aux dépens des Etats-Unis, mais une réalisation bien plus limitée en termes économiques. Comme le soulignent les analystes de City Research, “le message diplomatique du RCEP peut être tout aussi important que l’économie – un jolie coup pour la Chine”.

    En fait, malgré la fanfare entourant le RCEP, cela ne signifiera que des “gains marginaux” pour l’économie chinoise selon le South China Morning Post de Hong Kong. Si le RCEP devrait apporter un modeste coup de pouce au PIB chinois, “il ne suffira pas à annuler les dommages de la guerre commerciale avec les États-Unis”, a déclaré le journal. Le Petersen Institute of International Economics a prédit en juin 2020 que le RCEP, une fois terminé, ajoutera 0,4 % au PIB chinois d’ici 2030, tandis que la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, si elle devait persister (nous pensons que c’est très probable), réduirait le PIB de 1,1 %. Paradoxalement, la suppression des barrières commerciales entre la Corée du Sud, le Japon et les pays de l’ANASE peut conduire à un accroissement des échanges entre ces pays plutôt qu’avec la Chine, sur la base des symétries de ces économies respectives.

    Pour combattre efficacement le RCEP, le mouvement ouvrier a besoin d’une évaluation sobre de ce qu’il représente, et non de prendre pour argent comptant la propagande vantarde des différents gouvernements et groupes d’entreprises du RCEP.

    Le magazine The Economist a décrit l’accord du RCEP de novembre comme “peu ambitieux”, un point de vue partagé par de nombreux commentateurs capitalistes. Afin d’aller de l’avant, les gouvernements signataires ont été contraints de diluer leurs ambitions et d’adopter un accord nettement plus faible par rapport à de nombreux autres ALE capitalistes. Le RCEP est assez vague sur le commerce des services et contient très peu sur l’agriculture par exemple.

    Ces lacunes et insuffisances sont une bonne nouvelle du point de vue de la classe ouvrière. Nous ne devons pas sous-estimer la menace économique très réelle que représente le RCEP, mais sa nature instable et les nombreux conflits entre les États membres font qu’une lutte réussie pour enterrer le RCEP est une possibilité réelle.

    Le RCEP va-t-il décoller ?

    A ce stade, le RCEP est plus lourd de symbolisme que de substance. Il faudra au moins dix ans, et dans certains cas vingt ans, pour que les objectifs de réduction tarifaire du bloc soient atteints. D’autres parties de l’accord pourraient s’enliser dans des négociations sans fin. L’Inde a participé à 28 des 31 cycles de négociations du RCEP, mais elle s’est retirée du processus en 2019, principalement en raison du défi économique lancé par la Chine.

    Les commentateurs soulignent la “voie de l’ANASE”, qui consiste à progresser lentement, progressivement et de façon presque glaciale. C’est le mode de fonctionnement du groupe depuis un demi-siècle, en raison du caractère extrêmement divers et désuni de ses dix États membres. Le RCEP est encore plus diversifié et désuni.

    La guerre froide va se jouer autour et aussi à l’intérieur du RCEP avec l’impérialisme américain déterminé à priver la Chine de tout avantage. La polarisation entre les factions pro-américaines et pro-chinoises des élites dirigeantes dans toute la région va probablement s’accentuer. La lutte féroce entre la Chine et l’Australie, cette dernière étant fermement ancrée dans le camp américain, est une indication de ce qui nous attend. Le Japon et la Corée du Sud, tous deux alliés des États-Unis, ont de sérieux différends entre eux. Ceux-ci, comme les tensions ailleurs, peuvent déborder sur les prochains cycles de négociations du RCEP.

    Ce différend – avec le charbon australien, le bœuf, l’orge, le vin et d’autres marchandises bloquées par la Chine – a atteint de nouveaux sommets quelques jours seulement après que les deux gouvernements ont signé l’accord du RCEP. Leurs différends économiques sont dans une certaine mesure éclipsés par le clivage diplomatique et politique, la Chine présentant une liste de “quatorze griefs” qui comprennent une couverture médiatique négative, et le gouvernement australien exigeant des excuses pour un tweet provocateur du ministère des affaires étrangères de Pékin, qui a attiré l’attention sur les crimes de guerre commis par le personnel militaire australien en Afghanistan.

    Il est peu probable que le RCEP commence avant janvier 2022 car il doit être ratifié par des “parlements” (dont certains ne sont pas élus) dans au moins neuf pays. Bien qu’il soit peu probable qu’il échoue, même le processus de ratification pourrait se heurter à une résistance farouche. Au cours des deux prochaines années, avant que le RCEP puisse être mis en œuvre dans son intégralité, la route sera longue et ardue – un chemin de boue sinueux plutôt qu’une autoroute.

    Nous assistons également à la plus importante lutte de pouvoir au sein de l’État PCC depuis trois décennies, incarnée par les signaux très différents émis par le président Xi Jinping et le premier ministre Li Keqiang. Comme Li est le responsable officiel du RCEP, ce projet fera inévitablement partie de la lutte pour le pouvoir. Xi est en général favorable à un programme économique plus nationaliste, avec une plus grande dépendance du capitalisme d’État, tandis que Li représente la couche des capitalistes chinois qui sont favorables à des liens économiques plus étroits avec l’étranger. Bien que Xi ne soit pas fondamentalement opposé au RCEP, sa priorité est la “stratégie de double circulation” pour développer l’économie intérieure chinoise, ce qui signifie que le RCEP pourrait être mis de côté dans la pratique, devenant un accord vide de sens.

    La tâche du mouvement ouvrier, des socialistes, du mouvement pour le climat, des étudiants et des militants ruraux est de s’assurer que la résistance de masse nécessaire est mise en place. Le capitalisme est incapable d’”unifier” l’Asie-Pacifique, notamment parce qu’il s’agit d’un système basé sur des États-nations, qui, surtout en période de crise, développent des antagonismes fondamentaux lorsque chaque groupe dirigeant tente de se sauver.

    Les socialistes croient en une véritable coopération internationale et en une intégration économique fondée sur les intérêts communs des travailleurs au-delà des frontières nationales. Cela n’est possible qu’en renversant le capitalisme – dans ses deux variantes “nationaliste” et “mondialiste” – et en établissant des économies planifiées, socialistes et publiques sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière et des masses opprimées.

  • Tensions en Méditerranée : non au nationalisme et à la guerre, non à l’extraction de gaz naturel !

    La découverte de gisements d’hydrocarbures dans les fonds marins de la Méditerranée orientale ajoute un autre facteur à la concurrence entre les classes dirigeantes de Grèce, de Turquie et de Chypre. La crise actuelle, qui dure depuis des mois, est la pire depuis la guerre de 1974, tant par sa durée que par les menaces qu’elle représente.

    Déclaration commune de Xekinima (section d’ASI en Grèce), d’Alternative socialiste (section d’ASI en Turquie) et de NEDA (section d’ASI à Chypre)

    Les gouvernements grec et chypriote ont désigné des parcelles offshore et conclu des contrats avec de grandes multinationales pétrolières pour la recherche et l’exploitation d’hydrocarbures.

    Cela a pour effet d’acculer objectivement, économiquement et géopolitiquement, la classe dirigeante turque, qui est le seul grand acteur intéressé dans la région à être exclu de l’exploitation des gisements. Le régime d’Erdogan était tenu de réagir vigoureusement – mais c’était un facteur que les gouvernements grec et chypriote ont complètement sous-estimé.

    La réponse du gouvernement turc, en revanche, s’inscrit dans le cadre de ses aspirations néo-ottomanes, qui provoquent déjà d’énormes tensions dans l’ensemble de la région, comme le montre son intervention militaire en Libye, avant celle en Syrie, etc.

    Les navires de guerre turcs ont escorté les navires de forage turcs en Méditerranée orientale depuis la proclamation de la ZEE (zone économique exclusive ou EEZ en anglais) autour de la République de Chypre. La déclaration d’une ZEE entre la Grèce et l’Égypte, en réponse à la déclaration d’une ZEE entre la Turquie et la Libye, a été suivie par le déploiement de navires de guerre turcs dans la mer autour de l’île de Kastelorizo, qui a été suivi par le déploiement de navires de guerre grecs en réponse.

    Pendant des jours, les deux flottes se sont fait face, “les doigts sur la gâchette”. Selon les médias allemands (Die Welt), Erdogan a discuté de la possibilité de couler un navire grec ou d’abattre un avion grec, mais il en a été empêché par ses généraux.

    La Méditerranée orientale est actuellement le siège de l’une des plus grandes concentrations de forces navales de la planète : Des porte-avions et des navires de guerre américains, français et russes y sont stationnés, en plus des forces grecques et turques.

    Les exercices navals et militaires qui s’y déroulent, parmi les forces qui composent le bloc anti-turc et qui comprennent Israël, l’Egypte et les Emirats arabes unis, ainsi que la Grèce, Chypre et la France, illustrent l’extrême tension qui règne.

    Les gouvernements de Grèce, de Turquie et de Chypre, bien qu’ils aient été durement touchés par la pandémie de Covid-19 et la crise économique qu’elle a déclenchée, au lieu de dépenser leur argent pour la santé, la protection et la prospérité de leur population, se lancent dans une nouvelle course aux armements.

    Selon le Frankfurter Allgemeine Zeitung (journal général de Francfort), le gouvernement turc a fait passer les dépenses militaires à 20 milliards de dollars en 2019, ce qui représente 7,8 % du PIB de la Turquie. Parallèlement, la Grèce négocie de nouveaux grands paquets d’armes d’une valeur de 10 milliards d’euros (environ 12 milliards de dollars) pour les prochaines années. La petite économie chypriote, après la levée de l’embargo par les États-Unis, se prépare à acheter de nouveaux équipements militaires plus avancés.

    La population des trois pays est très inquiète. Malgré la “propagande patriotique” massive qui se développe tant en Turquie qu’en Grèce, selon un récent sondage, seuls 35 % des Turcs et 46 % des Grecs pensent que leur pays est capable de supporter le coût d’une guerre. Même en Turquie, où l’opinion publique est “habituée” à la guerre constante dans laquelle leur gouvernement est engagé, 60% sont contre une guerre avec la Grèce et seulement 31% y sont favorables.

    Les illusions cultivées pendant des années en Grèce et à Chypre, selon lesquelles l’UE et l’OTAN pourraient contribuer à désamorcer la crise et les tensions nationales qui durent depuis des décennies, se dissipent de jour en jour. Il devient de plus en plus clair pour de larges pans de la population que les pays de l’OTAN et de l’UE servent leurs propres intérêts et, en fait, peuvent souvent être en conflit les uns avec les autres, comme le montrent les différentes attitudes de la France et de l’Allemagne au sein de l’UE.

    Il est impossible de concilier les intérêts matériels réellement concurrents dans la région dans le cadre du capitalisme. Tout mouvement qui renforce la classe dirigeante grecque et chypriote grecque affaiblit la classe dirigeante turque et chypriote turque et vice versa.

    Mais ce qui devrait être clair pour la classe ouvrière et les jeunes en Turquie, en Grèce et à Chypre, c’est que peu importe à quel point les classes dominantes sont prêtes à sacrifier d’innombrables vies dans cette compétition, nous n’avons rien à gagner. Ni des forages, ni des profits qu’ils génèrent pour les multinationales et les capitalistes locaux, ni de la revendication d’îlots rocheux inhabités en mer Égée qui ne servent que des intérêts géostratégiques en cas de guerre, ni bien sûr de la division de Chypre qui se poursuit sans aucune perspective sérieuse de résolution.

    Pour toutes ces raisons :

    • Nous sommes contre la guerre et le nationalisme qui se développe dans ces trois pays !
    • Nous luttons contre l’extraction des hydrocarbures qui sacrifie l’environnement et la paix au profit des multinationales du pétrole.
    • Nous appelons à une lutte commune des travailleurs et des jeunes en Grèce, en Turquie et à Chypre (nord et sud) contre les politiques anti-ouvrières et nationalistes des gouvernements et des classes dominantes qu’ils servent.
    • Nous luttons pour la construction d’organisations politiques de masse de travailleurs et de jeunes qui lutteront pour le renversement du capitalisme dans nos pays, contre l’intervention impérialiste, et pour le socialisme, dans des conditions de démocratie et de liberté véritables, au sein d’une fédération socialiste volontaire, sur une base égale, non seulement des trois pays mais de toute l’Europe.
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