Your cart is currently empty!
Tag: Première Guerre Mondiale
-
Angleterre : les femmes dans la première guerre mondiale
Manifestations, grèves, et égalité
Par Jane James et Jim Horton, Socialist Party (CIO en Angleterre & Pays de Galles)
La Première Guerre mondiale a entraîné le massacre horrible de millions de travailleurs qui ont d’abord été encouragés, puis enrôlés dans les horreurs sanglantes de la guerre des tranchées. Les femmes aussi ont été « cajolées » à faire leur part pour ” la guerre qui mettra fin à toutes les guerres ” en remplaçant les hommes envoyés au front dans les usines et les lieux de travail à travers la Grande-Bretagne et ailleurs en Europe.Mais en cette année anniversaire, il est peu probable que l’on accorde beaucoup d’attention aux luttes militantes des femmes de la classe ouvrière au cours de ces quatre années de conflit brutal, où les divisions de classe sont restées une caractéristique de la vie quotidienne.
Les historiens se réfèrent souvent à la façon dont la Première Guerre mondiale a transformé la vie et les attitudes envers les femmes et prétendent que les femmes ont été récompensées pour leurs sacrifices en temps de guerre par l’extension du droit de vote à la fin des hostilités.
La réalité était cependant très différente puisque les femmes de la classe ouvrière -abandonnées par les dirigeants nationaux des syndicats et du mouvement pour le suffrage (les « suffragettes »)- ont mené leurs propres batailles pour l’égalité de salaire et les droits des femmes.
Il est vrai qu’au cours de la guerre, des centaines de milliers de femmes se sont retrouvées dans des emplois qui étaient auparavant réservés aux hommes. Mais si les anciennes notions de travail masculin et féminin ont été contestées dans une certaine mesure, quoique temporairement, les salaires sont restés inégaux.
L’extension du droit de vote après la guerre n’a pas été appliquée de manière égale. Tous les hommes de plus de 21 ans ont eu le droit de vote, tandis que pour les femmes, il était limité à celles qui étaient chefs de ménage et âgées de plus de 30 ans, excluant de nombreuses femmes de la classe ouvrière.
De nombreux portraits de femmes pendant la guerre ont tendance à se concentrer sur les volontaires du Voluntary Aid Detachment (VAD), comme dans la récente série dramatique de la BBC1 ” The Crimson Field ” et l’Armée de terre des femmes (WLA), qui comptait 20 000 membres en 1918.
Mais pour la première fois, les femmes ont également occupé des postes dans les chemins de fer, les bus et les trams, ainsi que dans les bureaux de poste, les banques, le commerce de détail et la fonction publique. Les femmes sont devenues des laveuses de vitres, des ramoneuses, des livreuses de charbon, des balayeuses de rues, des électriciennes et des pompiers.
L’afflux de femmes dans les usines de munitions a également captivé l’imagination des commentateurs. Les peintures représentant des ouvrières d’usine par des artistes féminines comme Anna Airy et Flora Lion témoignent des profonds changements culturels de l’époque.
Le sentiment de « dislocation sociale » a été capturé dans le poème de 1918 de Nina MacDonald, « Sing a Song of Wartime » (sur l’air de « Sing a Song of Sixpence »), qui se termine par le verset :
Ev’ry body’s doing
Something for the War,
Girls are doing things
They’ve never done before,
Go as ’bus conductors,
Drive a car or van,
All the world is topsy-turvy
Since the War began.Tout le monde fait
Quelque chose pour la guerre,
Les filles font des choses
Qu’elles n’ont jamais fait auparavant,
Travailler en tant que conductrices de bus,
De voiture ou camion,
Le monde est à l’envers
Depuis le début de la guerre.L’impression générale selon laquelle les femmes étaient absentes du lieu de travail avant la guerre est erronée : Environ quatre millions de femmes (en Angleterre), soit un quart de la population féminine, travaillaient déjà à l’extérieur de la maison.
Le début de la guerre a d’abord entraîné un déclin dramatique de l’emploi féminin, les industries traditionnelles employant des femmes telles que la couture se sont pratiquement effondrées, les femmes plus riches achetant moins d’articles de luxe.
L’industrie du coton a également été affectée par la fermeture de la mer du Nord au transport maritime. En septembre 1914, près de la moitié des femmes étaient au chômage.La guerre a finalement abouti à l’arrivée d’un million et demi de femmes sur le marché du travail pour la première fois. Cela a été facilité par la création de crèches, une mesure progressive qui a été inversée à la fin de la guerre, l’establishment politique cherchant à ramener les femmes dans leurs rôles traditionnels d’avant-guerre.
L’intégration des femmes dans la force de travail ne s’est pas faite sans ressentiment et sans une certaine résistance de la part de nombreux membres des syndicats des métiers d’artisanat notamment, la plupart des professions masculines restant fermées aux femmes pendant toute la guerre.
Mais les divisions au sein de la société ne se limitaient pas au genre. Les types d’emplois occupés par les femmes étaient fortement influencés par leur classe sociale.
La WLA (armée de terre des femmes) se composait principalement de femmes de la classe supérieure et de la classe moyenne. Les femmes de la classe ouvrière ont été jugées inaptes au motif qu’elles n’avaient pas la ” fibre morale élevée ” nécessaire.
Ce sont aussi des femmes de la classe supérieure et de la classe moyenne qui s’enrôlaient avec VAD (travail volontaire). Beaucoup ont sacrifiées leur vie en travaillant comme infirmières sur le front, mais un grand nombre d’entre elles faisaient plutôt des missions ponctuelles et temporaires dans les hôpitaux locaux pendant que des domestiques nettoyaient leur maison.
En revanche, les femmes de la classe ouvrière ont travaillé pendant la guerre par nécessité. Cependant, pour beaucoup, la guerre a changé la nature de leur travail, leur donnant la possibilité d’échapper à l’exploitation comme dans le service domestique et le travail manuel.
Conditions d’usine
On estime que 800 000 femmes sont finalement devenues employées dans tous les secteurs de l’industrie d’armement. Les trois quarts d’entre elles travaillaient sous l’égide directe du Ministère de l’Armement, en fait le contrôle de l’Etat et la planification nationale des fabricants de munitions suite aux échecs de l’industrie privée au début de la guerre.
Les conditions de travail dans les usines de munitions étaient difficiles. Les heures étaient longues, et avec l’assouplissement des règles de santé et de sécurité, les conditions de travail étaient dangereuses. Elle a eu un impact désastreux sur la santé des femmes.
L’empoisonnement par le produit chimique TNT était courant, entraînant le jaunissement de la peau, ce qui a valu aux ouvrières le surnom de ” Canary Girls ” (les filles canari)
Pourtant, la jaunisse toxique était grave. Des milliers de femmes et d’hommes ont inhalé et ingéré de la poussière. Ils souffraient de maux d’estomac, de vertiges, de somnolence et de gonflement des mains et des pieds.
Les premiers décès de travailleuses dues à cette maladie insidieuse ont été signalés en 1916, mais peu de mesures ont été prises.
Des accidents sont également survenus lors de la manipulation quotidienne de produits chimiques explosifs. Des centaines de travailleurs ont perdu la vie dans des explosions et des milliers de personnes se sont retrouvées sans toit.
Toute référence aux femmes de la classe ouvrière dans les programmes et articles célébrant l’anniversaire de la fin de la guerre cette année risque d’ignorer leur lien avec le mouvement syndical. Pourtant, la concentration des travailleuses dans l’industrie d’armement a encouragé une croissance rapide de leur affiliation syndicale.
The best militants, mainly socialists and Marxists, rejected the industrial truce declared by the union leaders and created new rank and file bargaining structures, which by 1917 were to result in the formation of the National Shop Stewards Movement.
Dans l’ensemble, les effectifs féminins dans les syndicats ont augmenté de 160% pendant la guerre, en particulier au sein de la Fédération nationale des travailleuses et du Syndicat des travailleurs. En 1918, ce dernier employait 20 femmes fonctionnaires à plein temps et comptait plus de 80 000 membres féminins, soit le quart des membres du syndicat.
Les femmes furent de plus en plus nombreuses à adhérer aux syndicats à une époque où les mécanismes officiels des syndicats se sont effectivement intégrés à l’État.
Les meilleurs militants, principalement socialistes et marxistes, rejetèrent cette trêve industrielle déclarée par les dirigeants syndicaux et créèrent de nouvelles structures de négociation pour la base (la majorité des membres) qui, en 1917, devaient aboutir à la formation du « Mouvement national des délégués syndicaux ».
Ce processus a commencé à Clydeside (Angleterre) où une grève des ingénieurs en février 1915 avait été organisée par le Clyde Labour Withholding Committee, le précurseur du Clyde Workers’ Committee (CWC).
Clydeside “rouge”
Neuf mois plus tard, menacés de déduire les arriérés de loyer des salaires, une grève de 15 000 travailleurs du chantier naval de Clyde a été organisée pour soutenir les grèves de loyer organisées par des femmes impliquées dans un mouvement de locataires contre les augmentations de loyer. Cela a donné un nouvel élan à la Convention sur les armes chimiques.
William Gallacher, l’un des principaux dirigeants du CWC, a commenté le rôle des femmes de la classe ouvrière à la tête de la campagne : “Mme Barbour, une femme au foyer typique de la classe ouvrière, est devenue la dirigeante du mouvement comme on n’en avait jamais vu auparavant… Réunions de rue, réunions de cour arrière, tambours, cloches, trompettes – toutes les méthodes étaient utilisées pour faire sortir les femmes et les organiser en vue de la lutte. Les avis étaient imprimés par milliers et placés dans les vitrines : partout où vous alliez, vous pouviez les voir. Une rue après l’autre, pas une fenêtre sans: “Nous ne payerons pas un loyer plus élevé.”
Des équipes de femmes se sont mobilisées contre les huissiers de justice pour prévenir les tentatives d’expulsion. Cette action communautaire et industrielle combinée de femmes et d’hommes de la classe ouvrière a forcé le gouvernement à imposer immédiatement des restrictions de loyer aux propriétaires privés.
Le principal problème auquel le CWC fut confronté était la dilution, c’est-à-dire le remplacement de la main-d’œuvre qualifiée par une main-d’œuvre non qualifiée, y compris les femmes. En temps de guerre, il était difficile de prévenir cela.
Le CWC accepta à l’époque de ne pas s’opposer à la dilution à condition que toutes les industries et les ressources nationales soient nationalisées sous le contrôle des travailleurs et que tous, y compris les femmes, soient payés au taux standard pour l’emploi.
Les comités de délégués syndicaux s’étendirent également, en particulier à Sheffield où cela a été élargi pour inclure les travailleurs et travailleuses qualifiés, semi-qualifiés et non qualifiés.
JT Murphy, l’un des dirigeants du Comité des travailleurs de Sheffield, expliqua comment l’utilisation des femmes comme main-d’œuvre bon marché avait créé un antagonisme entre les hommes et les femmes.
Murphy et le comité des délégués syndicaux de Sheffield ont cherché à surmonter ce problème en soutenant activement la lutte des travailleurs non qualifiés, hommes et femmes pour des salaires plus élevés et en encourageant les femmes dans le mouvement syndical.
Le comité des travailleurs à prédominance masculine condamna le sexisme et chercha à coopérer plus étroitement avec les syndicats représentant les travailleuses, en particulier le Syndicat des travailleurs.
Suffragettes
Les divisions de classe entre les femmes pendant la guerre se sont étendues au mouvement pour le suffrage, car les dirigeantes de la classe moyenne abandonnèrent la lutte pour le vote pour des campagnes femmes spécifiques.
Par exemple, Christabel Pankhurst a pleinement soutenu la guerre et s’est impliquée dans le mouvement patriotique pour faire pression sur les hommes pour qu’ils s’enrôlent dans les forces armées. De nombreux militaires en repos, en congé et même blessés sont devenus les cibles de ce mouvement, tout comme les hommes jugés inaptes au service militaire.
De nombreux ouvriers ingénieurs qui avaient été exemptés du service militaire ont décidé de porter des insignes ” On War Service ” (en service de guerre) pour se protéger des « justiciers et justicières à plumes blanches » (ceux et celles qui faisaient pression pour que personne ne puisse échapper à l’enrôlement).
Emmeline et Christabel Pankhurst appelèrent à la conscription militaire pour les hommes et à la conscription industrielle pour les femmes. Elles mirent les fonds de leur organisation à la disposition du gouvernement. Elles organisèrent des manifestations soutenues par le gouvernement pour faire pression sur les femmes pour qu’elles acceptent des emplois dans les usines.
La nature réactionnaire de leur politique patriotique s’est manifestée par leur soutien à l’interdiction des syndicats.
Christabel Pankhurst exigea que les travailleurs non qualifiés et semi-qualifiés soient embauchés sans aucune garantie et sécurité.
Contrairement à sa mère et à sa sœur, Sylvia Pankhurst a défendu la cause de l’égalité de salaire pour un travail égal et s’est battue pour de meilleures conditions de travail pour les femmes.
La Fédération des Suffragettes de Sylvia Pankhurst, basée à Londres, a continué à militer pour le vote des femmes pendant la guerre, tout en faisant campagne pour la paix, les libertés civiles et le contrôle des loyers et des prix des denrées alimentaires contre le profit flagrant des capitalistes sur la guerre. La Fédération a également exigé la nationalisation de l’approvisionnement alimentaire et l’abolition du profit privé.
A la fin de la guerre, diverses organisations femmes ont exigé l’égalité des salaires, la réglementation des salaires dans les métiers peu rémunérés, une semaine de 48 heures, l’abolition des amendes de travail, les dispositions relatives à la maternité et le vote. Il a également été demandé que tous les syndicats soient ouverts aux travailleuses et que les femmes soient représentées dans les organes de direction des syndicats.
La classe dirigeante, cependant, voulait simplement un retour aux affaires normales. Mais avec une action industrielle de masse dépassant les chiffres d’avant la guerre et une atmosphère presque insurrectionnelle, le gouvernement a été contraint d’introduire une série de lois sur le contrôle des loyers, le logement social, les droits de maternité et la protection de l’enfance. Avec le temps, avec la défaite des luttes ouvrières, ces mesures progressistes furent annulées.
L’attitude des syndicats sur les droits des femmes n’était pas toujours progressiste. En 1918, une conférence syndicale a adopté une motion demandant que les femmes soient bannies des métiers ” inadaptés ” et que les femmes mariées soient exclues du travail.
Ces points de vue étaient encouragés par l’establishment politique qui considérait la position des femmes dans l’industrie comme une utilité en temps de guerre.
Lutter pour l’égalité
L’adoption de telles motions par les syndicats pourrait s’expliquer en partie par les conditions d’un capitalisme d’après-guerre où des millions d’hommes démobilisés ont découvert les dures réalités de la ” terre digne des héros “, mais aussi par les limites de la direction officielle du mouvement ouvrier qui n’avait pas la volonté d’affronter le capitalisme.
Ce fut aux travailleuses elles-mêmes de se battre pour obtenir de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires.
Le succès d’une grève à salaire égal la même année, la première du genre à Londres et dans le sud-est par les travailleuses du tramway et du métro, a contraint le gouvernement à mener une enquête spéciale pour déterminer si le principe de l’égalité salariale entre les hommes et les femmes devrait s’appliquer à toutes les industries.
Elle a conclu que les principes existants de détermination des salaires ne devraient pas être modifiés.
Plus de 50 ans se sont écoulés avant que l’égalité salariale ne soit inscrite dans la loi en Angleterre, et ce, uniquement en raison de la grève réussie des femmes machinistes à Ford (Dagenham).
Au milieu du carnage de la Première Guerre mondiale, des idées radicales et progressistes ont émergé sur les droits des femmes, ce qui reflète l’expérience riche du temps de guerre, y compris l’intégration des femmes dans le mouvement syndical, et le militantisme plus large des travailleurs avant et pendant la guerre.
Les meilleurs militants de la classe ouvrière, femmes et hommes, sont devenus les chefs de file des batailles industrielles de masse contre l’austérité de l’après-guerre et les attaques contre les conditions de travail des travailleurs.
Inspirés par la Révolution russe de 1917, ils ont créé le Parti communiste, qui représentait à l’époque le meilleur moyen de faire progresser les droits des femmes de la classe ouvrière.
Cent ans plus tard, nous sommes confrontés à une tâche similaire, celle de créer des organisations ouvrières indépendantes pour contester les inégalités du capitalisme, les oppressions comme le sexisme, le racisme, la LGBTQI+ phobie. Il est essentiel de pouvoir apprendre des luttes du passé pour pouvoir mieux préparer le futur.
-
Trotsky et la Première Guerre mondiale – Les mouvements de masse peuvent stopper l’horreur

Le Moyen-Orient est aux prises avec une spirale désespérée de guerre et de violence dans laquelle sont impliquées toutes les puissances mondiales, alors que chaque puissance régionale défend ses intérêts. La guerre en Syrie a dégénéré en une série de conflits et de guerres aux multiples facettes, avec la possibilité d’une nouvelle guerre généralisée. Le Moyen-Orient d’aujourd’hui rappelle les Balkans des années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Une nouvelle guerre mondiale menace-t-elle ? Quelles leçons tirer de la Première Guerre mondiale ?
Par Geert Cool
Une lutte pour les marchés et l’influence
Derrière la Grande Guerre prenait place une bataille féroce pour les marchés et l’influence. Dans ‘‘La Guerre et l’Internationale’’, Léon Trotsky notait : ‘‘Le développement futur de la propriété mondiale mettra en lumière la lutte incessante que se livrent les grandes puissances pour le partage de la surface terrestre. La rivalité économique, sous le signe du militarisme, s’accompagne de pillages et de destructions, désorganisant ainsi les bases de la propriété humaine.’’ L’intégration mondiale de l’économie n’a pas mis fin aux divergences d’intérêts historiques, économiques, politiques et stratégiques des classes dirigeantes nationales. Et la guerre en a été l’expression tragique. Comme l’a dit le socialiste français Jean Jaurès, assassiné dès le début de la guerre : ‘‘Le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage.’’
Au Moyen-Orient, comme dans les Balkans avant la Première Guerre mondiale, les puissances impérialistes se battent pour l’influence et le contrôle de territoire. Les droits nationaux sont piétinés ou utilisés comme monnaie d’échange au service des ambitions impérialistes des principaux acteurs de la région. Le risque existe d’une nouvelle escalade de la guerre syrienne vers un conflit régional avec d’une part Israël, soutenu par Trump et les États-Unis, et d’autre part l’Iran, soutenu par le bloc chiite et, en arrière-plan, par la Russie. La résiliation unilatérale de l’accord nucléaire avec l’Iran par Trump a déjà été suivie d’attaques de missiles israéliens contre des cibles iraniennes en Syrie. Même si lancer une guerre généralisée n’est pas à la base de ces actions, le conflit peut développer sa propre dynamique dans cette direction.
La perspective de conflits et de guerres régionales continue de menacer. À court terme, une guerre mondiale n’est pas à l’ordre du jour. Les conséquences d’un tel conflit, avec l’existence d’armes nucléaires, seraient la destruction totale de la planète. De plus, les classes dirigeantes redoutent les troubles sociaux et les révolutions que cela entrainerait et qui pourraient renverser des figures de premier plan de l’impérialisme et du capitalisme.
De l’horreur à la révolution
L’horreur de la guerre peut reléguer au second plan la perspective de la lutte de classe pour une société socialiste. La vague nationaliste qui a déferlé au début de la Première Guerre mondiale a même inondé les partis ouvriers les plus puissants de l’époque. Le programme socialiste, y compris l’internationalisme, a été abandonné. Karl Kautsky avait peut-être la plus grande autorité au sein du mouvement socialiste de l’époque ; il a déclaré que l’instrument de l’internationalisme n’était ‘‘pas un outil efficace en temps de guerre’’. Alors qu’il était précédemment généralement reconnu que le capitalisme conduisait à la guerre, au début de cette guerre, la réponse du socialisme a été ignorée.
Cependant, plusieurs guerres ont pris fin par la lutte des classes, y compris par la (menace de) révolution. Avec la Révolution russe de 1917, il était devenu intenable de poursuivre la Première Guerre mondiale. La Révolution allemande de novembre 1918 lui a donné le coup de grâce. En 1973, le président américain Richard Nixon n’avait plus d’autre alternative à sa disposition que le retrait des troupes du Vietnam, car la poursuite de cette guerre menaçait de conduire à une révolte sociale incontrôlable aux Etats-Unis.
Beaucoup de forces limitent leurs efforts à des appels désespérés en faveur de négociations de paix entre les dirigeants du monde, alors que se sont ces mêmes dirigeants capitalistes qui s’engagent dans les diverses guerres tout en employant une rhétorique favorable aux solutions politiques plutôt que militaires. Mais la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Pour combattre un incendie, on fait appel aux pompiers, pas aux pyromanes.
Construire un mouvement anti-guerre
L’histoire récente illustre elle aussi le potentiel d’un fort mouvement anti-guerre. Fin 2002 et début 2003, les mobilisations ont été massives contre l’invasion imminente de l’Irak. Des millions de personnes sont descendues dans les rues lors de la plus grande journée internationale d’action jamais vue. Ce mouvement de masse a pourtant eu lieu à la suite du triomphalisme néolibéral des années 1990.
Depuis la récession économique de 2008, nous sommes dans une autre situation : l’autorité de l’ensemble des institutions établies ainsi que des politiciens a encore été sapée. Des premières expériences de mouvements de masse ont renversé des dictateurs en Tunisie et en Egypte ; des couches plus larges cherchent des alternatives à la situation actuelle et, dans certains pays, ils s’orientent explicitement vers le socialisme. Un puissant mouvement anti-guerre irait peut-être aujourd’hui un cran plus loin avec un élément insuffisamment présent en 2003 : le blocage des ports et de l’industrie de l’armement ou, si nécessaire, de l’ensemble de l’économie afin d’arrêter (chaque pas vers) la guerre.
La situation désespérée en Syrie et ailleurs n’entraîne pas encore de mouvements de masse. Beaucoup sont paralysés par le désespoir. L’escalade de la guerre, la fatigue concernant cette dernière et la résistance croissante aux dépenses militaires insensées peuvent conduire à de nouveaux mouvements anti-guerre. Cependant, nous ne devons pas simplement attendre que cela se produise ; il nous faut dès à présent poser les bases d’une résistance anti-guerre active. Nous ne créons pas la scène historique sur laquelle nous sommes actifs, nous devons agir sur le terrain que l’Histoire a créé.
Que peut nous apprendre Trotsky ?
L’année dernière, nous avons accordé beaucoup d’attention au 100e anniversaire de la Révolution russe et nous ferons de même avec celui de la Révolution allemande de 1918. Ces deux mouvements révolutionnaires résultent de la Première Guerre mondiale et ne peuvent être compris sans une meilleure compréhension de cette guerre elle-même. Léon Trotsky a écrit beaucoup de matériel durant la guerre, y compris son texte ‘‘La Guerre et l’Internationale’’ dans lequel une vue d’ensemble de la situation et un programme anti-guerre ont été présentés. Dans sa correspondance de guerre, il discute des principaux développements ainsi que de la vie quotidienne sur la ligne de front. Il a par exemple décrit les tranchées ou le destin du 7e régiment lors, entre autres, de la terrible destruction de Louvain.
Le message central de Trotsky était que, malgré et en dépit de l’horreur, il restait optimiste. ‘‘Nous, marxistes révolutionnaires, n’avons aucune raison de perdre espoir. L’époque dans laquelle nous entrons sera notre époque. Le Marxisme n’est pas vaincu. Au contraire : si le grondement de l’artillerie sur tous les champs de bataille européens signifie la faillite des organisations historiques du prolétariat, il proclame la victoire théorique du Marxisme. Que reste-t-il à présent du développement ‘‘pacifique’’, de l’effondrement des contradictions capitalistes, de l’accroissement mesuré et progressif du Socialisme ?’’ La guerre ne résout pas la question ; ‘‘au contraire, elle la rend plus aiguë. Et voici le monde capitaliste placé devant ces deux possibilités : Guerre permanente ou Révolution du prolétariat’’.
L’horreur de la guerre – de la Première Guerre mondiale à la Syrie, l’Irak ou Gaza aujourd’hui – est une conséquence sanglante du capitalisme. Tant que le capitalisme existera, cette tendance à la barbarie se poursuivra.
Pour éviter la guerre, nous devons combattre le capitalisme. Des partis ouvriers massifs et indépendants qui défendent une alternative socialiste internationaliste au capitalisme restent la meilleure garantie contre la guerre. Ils peuvent poser les bases d’un monde socialiste basé sur la planification démocratique de l’économie, ce qui signifie qu’il n’y aura plus de lutte pour les marchés et les intérêts économiques, lutte inévitable au sein du capitalisme et qui continue de conduire à des conflits.
-
Armistice. Une approche socialiste de la Grande Guerre
A l’occasion des 100 ans du début de la Première guerre mondiale, nous avons publié une série d’articles et de dossiers concernant la “Grande Boucherie”. Dans le cadre des commémorations de l’armistice d’aujourd’hui, il nous a semblé utile de les regrouper.Centenaire de 14-18 : A qui rendre hommage et comment ?
Les commémorations du centenaire de la première guerre mondiale arrivent à grands pas. Certains se frottent d’ailleurs déjà les mains à l’idée de l’affluence de touristes du monde entier se pressant sur les lieux des grandes batailles qui ont eu le sol belge comme décor. Une excellente occasion pour Jan Durnez (CD&V) par exemple, bourgmestre d’Ypres (ville martyre de la première guerre), de s’adonner à une grande opération de city marketing, lui permettant à la fois de détourner l’attention des problèmes quotidiens de ses administrés et de faire valoir une gestion marchande de la ville dans le plus pur style néo-libéral.
Luttes et grèves pour l’égalité : Les femmes et la Première Guerre mondiale
La Première Guerre mondiale a eu pour conséquence l’horrible massacre de millions de travailleurs qui avaient été encouragés à partir se battre et enrôlés pour être envoyés dans le cauchemar sanglant de la guerre de tranchées. Les femmes ont elles aussi été convaincues d’apporter leur contribution à cette « guerre pour en finir avec toutes les guerres », en remplaçant dans les usines les hommes qui avaient été envoyés au front.
=> Article de Jane James et Jim Horton, Socialist party (CIO – Angleterre et Pays de Galles)
[DOSSIER] 100 ans depuis la grande boucherie
La Première Guerre mondiale a commencé il y a 100 ans, déclenchant un bain de sang d’une échelle jusque-là sans précédent. Cet anniversaire a figuré en bonne place dans les médias capitalistes, mais la plupart des commentateurs capitalistes ne parviennent pas à expliquer pourquoi des millions de travailleurs ont été envoyés à la mort dans l’horreur des tranchées. C’était pour la soif de profits des capitalistes, pour accroître l’exploitation, pour assurer l’approvisionnement en matières premières et la domination des marchés.
=> Par Tony Saunois, secrétariat international du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO)
[DOSSIER] 1914 : la capitulation de la Deuxième Internationale
Avant 1914, la Deuxième Internationale, l’Internationale Ouvrière, regroupant des organisations socialistes et ouvrières de toute l’Europe, avait décidé d’agir pour empêcher le déclenchement de la guerre. Mais une fois la guerre déclarée, presque tous ces partis ont soutenu les capitalistes de leur propre pays. Cette trahison du mouvement des travailleurs eut des proportions véritablement historiques et de gigantesques conséquences.
=> Par Robert Bechert (Comité pour une Internationale Ouvrière)
Trotsky à propos de Jean Jaurès (1915)
Un an a passé depuis la mort du plus grand homme de la Troisième République. Le torrent furieux des événements qui ont suivi immédiatement cette mort n’a pas pu submerger la mémoire de Jaurès et n’a réussi que partiellement à détourner de lui l’attention. Il y a maintenant dans la vie politique française un grand vide. Les nouveaux chefs du prolétariat, répondant au caractère de la nouvelle période révolutionnaire, ne sont pas encore apparus. Les anciens ne font que rappeler plus vivement que Jaurès n’est plus…
-
Luttes et grèves pour l’égalité : Les femmes et la Première Guerre mondiale
La Première Guerre mondiale a eu pour conséquence l’horrible massacre de millions de travailleurs qui avaient été encouragés à partir se battre et enrôlés pour être envoyés dans le cauchemar sanglant de la guerre de tranchées. Les femmes ont elles aussi été convaincues d’apporter leur contribution à cette « guerre pour en finir avec toutes les guerres », en remplaçant dans les usines les hommes qui avaient été envoyés au front.
Mais en cette année de centenaire depuis le début de la guerre, très peu d’attention sera sans doute accordée aux luttes militantes des femmes travailleuses qui se sont déroulées au cours de ces quatre années de violents conflits – car la guerre n’a pas fait disparaitre la réalité quotidienne de la division de la société en classes sociales.Article de Jane James et Jim Horton, Socialist party (CIO – Angleterre et Pays de Galles)
Les historiens disent souvent que la Première Guerre mondiale a transformé la vie des femmes et l’attitude que l’on pouvait avoir envers elles. Selon eux, les femmes auraient ainsi “obtenu leur récompense” pour les sacrifices auxquels elles auraient consentis en temps de guerre, “recevant” ainsi par exemple le droit de vote peu après la fin du conflit. Mais la réalité est en fait bien différente. En vérité, les travailleuses, abandonnées par les dirigeants nationaux des syndicats et du mouvement “suffragiste” (c.-à-d. pour le droit de vote des femmes), se sont vues contraintes de mener leurs propres luttes pour l’égalité salariale et pour leurs droits.
Il est vrai que, pendant la guerre, des centaines de milliers de femmes se sont retrouvées engagées à des postes qui auparavant n’avaient été occupés que par des hommes. Mais si les vieilles conceptions par rapport à la répartition du travail selon le genre étaient – temporairement – quelque peu remises en question, le salaire restait inégal.
Le droit de vote qui a été accordé aux femmes après la guerre au Royaume-Uni n’a pas non plus été accordé de manière équitable. Si tous les hommes âgés de plus de 21 ans avaient le droit de voter, pour les femmes, ce droit était limité à celles qui étaient en ménage et âgées de plus de 30 ans – ce qui excluait de nombreuses travailleuses.
De nombreuses représentations des femmes pendant la guerre au Royaume-Uni ont tendance à se concentrer sur l’Armée agricole féminine (qui comptait 20 000 volontaires en 1918, dont la tâche était de cultiver la terre pour nourrir la nation pendant la guerre) et sur les membres du Détachement d’assistance volontaire (infirmières des champs de bataille), comme on le voit dans la dernière série réalisée par la BBC1, Les Champs écarlates.
Mais pour la première fois également, on voyait des femmes travailler dans les chemins de fer, dans les trams et bus, à la poste, à la banque, dans les magasins et dans l’administration. Des femmes étaient devenues nettoyeuses de vitres, ramoneuses, livreuses de charbon, balayeuses de rue, électriciennes, pompiers… L’afflux de femmes dans les usines d’armement a également titillé l’imagination des commentateurs. Les peintures par Anna Airy et Flora Lion, représentant des ouvrières d’usine, attestent bien des profondes transformations culturelles qui se sont produites à l’époque.
Ce sentiment de dislocation sociale est également très bien rendu par un poème de Nina MacDonald composé en 1918, Sing a Song of Wartime (“Chantons une chanson de guerre”), qui se termine avec ces vers :
Ev’ry body’s doing
Something for the War,
Girls are doing things
They’ve never done before,
Go as ‘bus conductors,
Drive a car or van,
All the world is topsy-turvy
Since the War began.(Tout le monde fait quelqu’chose
Pour l’effort de guerre
Les filles aujourd’hui osent
Beaucoup plus qu’hier
Elles conduisent des autos
Des bus, des camions
Vraiment quel beau méli-mélo
Depuis qu’sonne le clairon)Il ne faudrait cependant pas penser que les femmes étaient absentes du monde du travail avant la guerre : en effet, avant la guerre, environ quatre millions de femmes (soit un quart de la population féminine) avaient un travail en-dehors du foyer au Royaume-Uni.
En fait, le début de la guerre a au départ causé une très forte baisse du taux d’emploi des femmes, vu que les industries qui employaient traditionnellement des femmes, comme les ateliers de haute-couture, ont été fortement touchées et beaucoup ont fermé, vu que les femmes riches s’abstenaient d’acheter des produits de luxe pendant la guerre. L’industrie du coton a elle aussi périclité, vu que la mer du Nord n’étaient plus praticable pour les flottes commerciales en raison des nombreux combats. Du coup, en septembre 1914, la moitié des femmes étaient sans emploi.
Mais la guerre a finalement permis à un million et demi de femmes de rejoindre le monde du travail pour la première fois de leur vie. Cette participation a été grandement facilitée par l’organisation de crèches à grande échelle – une mesure progressiste qui a été abandonnée dès la fin du conflit, lorsque les politiciens ont décidé de forcer les femmes à retourner à leurs occupations traditionnelles d’avant la guerre. L’implication des femmes dans la main d’œuvre ne s’est pas faite sans les protestations et la résistance de nombreux membres des syndicats ; beaucoup de métiers d’hommes sont restés fermés pour les femmes même pendant la guerre.Mais les divisions au sein de la société ne se limitent pas au genre. Les types d’emploi occupés par les femmes étaient également grandement influencés par leur classe sociale. L’Armée agricole féminine était surtout composée de femmes issues d’un milieu bourgeois ou petit-bourgeois. Les femmes issues des classes laborieuses se voyaient refuser l’entrée sur base qu’elles n’avaient pas la “haute fibre morale” soi-disant nécessaire à la vie rurale. De même, le Détachement d’assistance volontaire était surtout composé de femmes des classes supérieures. Si beaucoup de ces femmes ont réellement sacrifié leur vie pour servir en tant qu’infirmières sur les lignes de front, une grande partie d’entre elles se contentait d’effectuer quelques prestations journalières tous les matins dans la clinique de leur quartier, pendant que leur nounou faisait le ménage à la maison.
Contrairement à ces femmes, c’est par nécessité que celles issues de la classe des travailleurs ont été forcées d’adopter un nouvel emploi. Mais pour beaucoup d’entre elles, la guerre a modifié la nature de leur travail, leur offrant la possibilité d’échapper à des emplois mal payés et où elles étaient surexploitées, comme par exemple le service domestique ou certains ateliers.
Les conditions à l’usine
Au Royaume-Uni, onestime que 800 000 femmes ont été engagées dans l’industrie de l’armement, surtout dans la confection des munitions. Trois quarts d’entre elles travaillaient sous la supervision directe du ministère de l’Armement, qui organisait le contrôle étatique et la planification nationale de l’industrie des munitions après que le secteur privé ait prouvé son incapacité à assumer ce rôle dès le début de la guerre.
Les conditions de travail dans cet usines étaient très difficiles. Les journées étaient très longues, et vu que les conditions de santé et de sécurité n’étaient souvent pas respectées, le travail était très dangereux. Cela nuisait fortement à la santé de ces femmes, qui étaient notamment fréquemment empoisonnées par le TNT (composé explosif), ce qui se traduisait par un jaunissement de la peau – on appelait les femmes atteintes des “canaris”. La jaunisse toxique était une maladie très grave. En outre, des milliers de femmes et d’hommes respiraient et avalaient de la poussière toxique sans faire exprès. Ces personnes souffraient ensuite de troubles d’estomac, de vertiges, de faiblesses, et de gonflements des pieds et des mains. Les premiers décès de travailleuses dus à cette maladie insidieuse ont été rapportés en 1916, sans que cela ne provoque la moindre véritable réaction. De nombreux accidents se produisaient également dus à la manipulation de composés explosifs. Des centaines de travailleurs ont perdu leur vie dans des explosions à l’usine, tandis que des milliers de gens ont perdu leur foyer.
Les références aux femmes travailleuses lors des commémorations de cette année ignorent généralement leur connexion au mouvement syndical. Pourtant, la concentration de femmes travailleurs dans l’industrie de l’armement a encouragé une croissance rapide de leur taux de syndicalisation. La participation des femmes aux syndicats s’est accrue de 160 % au cours de la guerre, surtout auprès de la Fédération nationale des femmes travailleuses et l’Union ouvrière. En 1918, cette dernière employait 20 permanentes femmes et comptait 80 000 membres femmes, soit un quart du nombre total d’adhérents.
De plus en plus de femmes ont rejoint les syndicats, mais à une époque où l’appareil syndical officiel était devenu dans les faits un organe incorporé à l’État. Les meilleurs militants, surtout socialistes et marxistes, ont rejeté la “paix sociale” qui avait été déclaré par les dirigeants syndicaux, et ont créé de nouvelles structures à la base, qui ont culminé avec la création du Mouvement national des délégués en 1917. Ce processus avait démarré dans le Clydeside (la région industrielle autour de la ville de Glasgow en Écosse, le long du fleuve Clyde), où une grève victorieuse pour de meilleurs salaires en février 1915 avait été organisée par le Comité de prélèvement des travailleurs de Clyde, le prédécesseur du célèbre Comité des travailleurs de Clyde (CWC).
Le “Clydeside rouge”
Neuf mois plus tard, les travailleurs des chantiers navals de la Clyde ont été menacés de voir leurs arriérés de loyers se faire supprimer automatiquement de leurs salaires – 15 000 d’entre eux sont partis en grève, en soutien au mouvement de grève du loyer lancé par des femmes organisée dans un mouvement de locataires contre les loyers ; cela a à nouveau contribué à renforcer le CWC.
William Gallacher, un des principaux dirigeants du CWC, disait ceci du rôle des femmes travailleuses qui dirigeaient la campagne : « Mme Barbour, exemple typique de ménagère d’un foyer ouvrier, est devenue la dirigeante d’un mouvement tel que nous n’en avions jamais vu auparavant … Des assemblées de rue, des meetings dans les cours des habitations, des tambours, des cloches, des trompettes – tout a été mis en place pour faire sortir les femmes de leurs foyers et pour les organiser dans la lutte. Des affiches étaient imprimées par milliers, et accrochées aux fenêtres : on les voyait partout, partout. Rue après rue, pas une fenêtre sans cette affiche : “Nous ne paierons pas les hausses de loyer” ». Des équipes de femmes se sont mobilisées contre les policiers et huissiers qui tentaient d’expulser les résidents. Ce mouvement, qui combinait action de quartier et action industrielle, rassemblant femmes et hommes de la classe des travailleurs, a forcé le gouvernement à très rapidement adopter des lois visant à empêcher les propriétaires d’augmenter leurs loyers.
Le principal problème auquel était confronté le CWC était la dilution, c’est-à-dire le remplacement d’une main d’œuvre qualifiée par une force de travail non-qualifiée, y compris par des femmes travailleuses. Dans le contexte de la guerre, cette dilution était difficile à empêcher. Le CWC était d’accord de ne pas s’opposer à la dilution, à la condition que toutes les industries et ressources nationales soient nationalisées sous le contrôle des travailleurs, et que tous les travailleurs, qualifiés ou non, y compris les femmes travailleuses, reçoivent un salaire fixe et égal pour le travail presté. De plus en plus de comités de délégués étaient mis en place à travers le pays, surtout à Sheffield (ville de 500 000 habitants du nord de l’Angleterre), où ce comité incluait les travailleurs qualifiés, semi-qualifiés, non qualifiés, hommes et femmes.
J.T. Murphy, un des dirigeants du Comité des travailleurs de Sheffield, expliquait que le fait que les femmes étaient utilisées en tant que main d’œuvre bon marché créait un antagonisme entre les hommes et les femmes. Murphy et le comité des délégués de Sheffield ont décidé de contrer ce problème en donnant un soutien actif aux luttes des travailleurs non qualifiés, hommes et femmes, pour de meilleurs salaires, et en encourageant les femmes à entrer dans les syndicats.
Le comité des travailleurs, pourtant dominé par des hommes, condamnait le sexisme et cherchait à obtenir une coopération étroite avec les syndicats qui représentaient les femmes travailleuses, en particulier l’Union ouvrière.
Les suffragette
Pendant la guerre, les divisions de classe entre femmes se sont étendues au mouvement pour le droit de vote ; de nombreuses dirigeantes (petites-)bourgeoises de ce mouvement ont en effet complètement abandonné cette lutte pendant les années de conflit.
Par exemple, Christabel Pankhurst, une des principales fondatrices du mouvement suffragiste, soutenait totalement la guerre. Elle participait au mouvement “patriotique” dont l’objectif était de faire pression sur les hommes pour les convaincre de s’engager dans l’armée. Ce mouvement critiquait aussi vertement les soldats en congé, voire même blessés, et se moquait aussi des hommes jugés inaptes au service militaire. De nombreux travailleurs techniques qui étaient exempts de service militaire du fait de leur qualification ou occupation, se voyaient forcés de porter un badge “Au service de l’effort de guerre” afin d’échapper aux réprimandes de ces furies porteuse de la plume blanche.
Christabel Pankhurst et sa fille Emmeline appelaient à la conscription militaire des hommes et à la conscription industrielle des femmes. Elles mettaient les fonds de leur organisation à la disposition du gouvernement. Elles organisaient des manifestations pro-gouvernement afin d’appeler les femmes à entrer aux usines. La nature réactionnaire de leur politique “patriotique” est devenue claire aussi lorsqu’elles se sont mises à demander l’interdiction des syndicats. Christabel demandait aussi que les travailleurs non qualifié ou semi-qualifés soient incorporés sans aucune mesure de protection spéciale.
Contrairement à sa mère et à sa sœur, Sylvia Pankhurst défendait l’égalité salariale et de meilleures conditions de travail pour les femmes. Sa Fédération des suffragettes de Londres-Est a continué la lutte pour le droit de vote des femmes tout au long de la guerre, tout en menant campagne pour la paix, pour les droits démocratiques, et pour le contrôle des loyers et des prix des denrées alimentaires afin de contrer l’avidité sans bornes des capitalistes. Elles demandaient également la nationalisation de la chaine alimentaire et l’abolition du profit privé.
À la fin de la guerre, diverses organisations féminines ont demandé l’égalité de salaire, des lois salariales dans les métiers à bas salaires, la semaine des 48 heures (6 journées de 8 h), l’abolition des amendes au travail, des allocations de maternité, et le droit de vote. Elles demandaient aussi que les syndicats soient plus ouverts aux femmes travailleuses, et de s’assurer que les femmes soient représentées dans les organes dirigeants des syndicats.
Mais la classe dirigeante voulait seulement un “retour à la normale”. Mais vu le taux d’action industrielle de masse, qui dépassait largement les plus grands mouvements de la période d’avant-guerre, et l’ambiance quasi insurrectionnelle qui régnait, le gouvernement a été forcé de mettre en place toute une série de lois pour le contrôle des loyers, les logements sociaux, les droits de maternité et la protection de l’enfance. Cependant, beaucoup de ces mesures progressistes ont été annulées après la défaite des luttes des travailleurs.L’attitude des syndicats envers les droits des femmes n’a pas toujours été progressiste. En 1918, une conférence syndicale a adopté une motion appelant à bannir les femmes des professions jugées “inappropriées”, et à interdire aux femmes mariées l’accès au travail. De telles positions étaient encouragées par les politiciens, pour qui l’expérience des femmes dans l’industrie était due à la situation exceptionnelle de la guerre et ne devait pas se prolonger.
La lutte pour l’égalité
L’adoption de telles motions par les syndicats s’explique en partie par les conditions du capitalisme d’après-guerre, lorsque des millions de soldats démobilisés, rentrant au pays, ont redécouvert les terribles réalités de la “terre des héros” ; mais cela reflète également les limites de la direction officielle des syndicats, qui n’avaient pas le courage de s’en prendre ouvertement au capitalisme.
Il ne restait donc plus aux femmes ouvrières qu’à s’organiser et lutter elles-mêmes pour de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires. À Londres et dans le Sud-Est, les femmes employées des trams et du métro ont organisé une première grève victorieuse pour l’égalité salariale ; elles ont également forcé le gouvernement à mettre en place une commission d’enquête spéciale afin de voir si le principe de l’égalité salariale entre hommes et femmes pourrait ou non s’appliquer à tous les métiers. Bien évidemment, sa conclusion a été que les principes de détermination salariale alors en vigueur dans le pays ne devraient pas être modifiés. Plus de cinquante ans se sont écoulés avant que l’égalité salariale ne soit enfin adoptée en tant que principe statutaire – et seulement après la grève victorieuse des femmes machinistes à Fords.
Au beau milieu du carnage de la Première Guerre mondiale, des idées progressistes et radicales avaient émergé autour des droits des femmes, qui reflétaient l’expérience acquise pendant la guerre, avec l’incorporation des femmes au mouvement syndical et le regain de combativité des travailleurs avant et pendant la guerre. Les meilleurs militants prolétaires, hommes et femmes, sont devenus les dirigeants de batailles industrielles massives contre l’austérité d’après-guerre et contre les attaques sur les conditions des travailleurs. Inspirés par la révolution russe de 1917, ces militants ont mis sur pied le Parti communiste, qui à l’époque représentait potentiellement le meilleur outil afin de faire progresser les droits des femmes travailleuses. Cent ans plus tard, nous sommes à nouveau confrontés à la tâche de créer des organisations prolétaires indépendantes afin de contrer les inégalités inhérentes au capitalisme.
Notes
(Pendant la Première Guerre mondiale, plus de 800 000 femmes ont été recrutées au Royaume-Uni dans les fabriques de munitions, ce qui a énormément contribué à leur taux de syndicalisation et de combativité)
(Clydeside, 1915 – grève massive contre les hausses de loyers, organisée par les femmes)
En mars 1917 (février dans l’ancien calendrier russe), la manifestation organisée à Petrograd en Russie (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) à l’occasion de la Journée internationale de la femme contre les conditions sociales intolérables causées par la guerre a été le déclencheur de la révolution russe.
-
[DOSSIER] 100 ans depuis la grande boucherie
La Première Guerre mondiale a commencé il y a 100 ans, déclenchant un bain de sang d’une échelle jusque-là sans précédent. Cet anniversaire a figuré en bonne place dans les médias capitalistes, mais la plupart des commentateurs capitalistes ne parviennent pas à expliquer pourquoi des millions de travailleurs ont été envoyés à la mort dans l’horreur des tranchées. C’était pour la soif de profits des capitalistes, pour accroître l’exploitation, pour assurer l’approvisionnement en matières premières et la domination des marchés.
Par Tony Saunois, secrétariat international du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO)
La Première Guerre mondiale a été surnommée la « Grande Guerre », la « Der’ des ders’ » (la dernière guerre). Pour les dix millions de morts et les plus de dix millions de blessés graves, il n’y avait certainement rien de grand là-dedans… Ces batailles ont connu parmi les plus sanglantes boucheries humaines de l’Histoire. La misère et les pertes subies des deux côtés ne sont surpassées que par l’ampleur de ces événements gigantesques. A Ypres, en Belgique, l’armée britannique a perdu environ 13.000 hommes en trois heures à peine, tout ça pour avancer de 100 mètres! Le premier jour de la bataille de la Somme, 60.000 victimes sont tombées, la plus grande perte jamais subie par l’armée britannique. Et cela en dépit du fait que, les six jours précédents, les lignes allemandes avaient été frappées par trois millions d’obus!
Le nombre total des victimes de la bataille de la Somme, des deux côtés, a été de 1.100.000 hommes. En 1918, les puissances de l’Entente (dirigée par la Grande-Bretagne, la France, la Russie et l’Italie) comptabilisaient 5,4 millions de morts et sept millions de blessés. Les puissances centrales (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire ottoman et Bulgarie) ont souffert de quatre millions de morts et de 8,3 millions de blessés. De jeunes conscrits issus de la classe ouvrière ont fait les frais de ces pertes.
Comme les conflits ultérieurs qui ont éclaté autour du globe l’ont démontré, il est évident que ce massacre n’a en rien signifié la fin de la guerre. Le conflit des Balkans dans les années 1990, les carnages actuels en Syrie, en Irak et en Ukraine ne sont que les derniers exemples de la liste. En Syrie, 6,5 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays et 3 millions d’autres sont exilés. La souffrance humaine et le meurtre de masse ont été répétés encore et encore depuis cette « Der’ des ders’ ».
Pourtant, c’est le bain de sang qui a éclaté entre 1914 et 1918 qui a peut-être suscité le plus de commentaires et d’analyses. Une estimation parle d’au moins 25.000 livres publiés sur le sujet. Il s’agissait, après tout, du premier conflit véritablement mondial. Il en a fini avec une époque historique, en a ouvert une autre et a remodelé les relations internationales et de classes sociales. Dans son sillage, les empires se sont effondrés, certains rapidement, tandis que d’autres ont eu un déclin plus lent, moins glorieux. La voie fut ouverte aux Etats-Unis pour remplacer la Grande-Bretagne en tant que principale puissance impérialiste au monde. Mais, surtout, ces événements ont agi comme sage-femme pour le plus grand événement de l’Histoire humaine : la révolution russe de 1917. Là, en Russie, la classe ouvrière a été capable de prendre en main la société. Dans le même temps, une vague révolutionnaire a englouti la plupart de l’Europe.
La perspective d’une révolution socialiste a été posée dans une série de pays européens. En Allemagne, de 1918 à 1919, le kaiser a été forcé d’abdiquer dans le contexte de la révolution ouvrière qui a déferlé sur le pays. En Bavière, une république soviétique a été déclarée, et des conseils ouvriers ont été établis à Berlin et dans d’autres villes. En Hongrie, une république soviétique a été brièvement établie entre mars et août 1919. Des grèves de masse et plus de 50 mutineries militaires ont eu lieu en Grande-Bretagne. Une grève de la police qui s’est déroulée en 1919 a contraint le premier ministre, David Lloyd George, à admettre des années plus tard : « Ce pays était plus proche du bolchevisme ce jour-là qu’à n’importe quel moment depuis lors ». Cependant, à l’exception de la révolution russe, ces mouvements de masse ont finalement été vaincus en raison des politiques erronées adoptées par les dirigeants ouvriers. La défaite des révolutions en Europe a semé les graines du deuxième grand conflit mondial, de 1939 à 1945, de sorte que ces tragiques événements peuvent également être attribués à l’héritage du carnage de 1914-1918.
L’approche de la guerre, en 1914, a placé le mouvement ouvrier international face à un test décisif. A l’exception d’une infime minorité – dont Lénine, Trotsky et les révolutionnaires russes ; Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg en Allemagne ainsi qu’une poignée d’autres – la direction des puissants partis de masse des travailleurs ont capitulé les uns après les autres. Ils ont abandonné leur position anti-guerre socialiste et internationaliste et soutenu leurs classes dirigeantes respectives (voir notre dossier à ce sujet).
Il n’est guère étonnant que cette grande tragédie de l’Histoire humaine ait provoqué tant de commentaires et d’analyses. Un siècle après le début du conflit, des historiens capitalistes comme Niall Ferguson et Max Hastings continuent de débattre de ses causes et de défendre leurs propres analyses et conclusions. Tous les commentateurs capitalistes éprouvent beaucoup de difficultés à justifier la guerre. Ils justifient le conflit de 1939-1945 comme ayant été une guerre contre le fascisme et pour la démocratie, mais les choses ne sont pas si simples pour la boucherie de masse représentée par la guerre 14-18.
La lutte pour les marchés
L’élément déclencheur de ce carnage a été l’assassinat de l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand et de son épouse la duchesse de Hohenberg à Sarajevo, le 28 juin 1914. Un tel événement pourrait-il vraiment être la cause d’un tel conflit mondial? Bien que centré sur l’Europe, la guerre s’est étendue jusqu’en Afrique, en Asie, en Amérique latine et, bien sûr, aux États-Unis. Si le meurtre de l’archiduc a peut-être été le prétexte pour libérer les chiens de la guerre, les véritables causes sous-jacentes sont à chercher ailleurs. La guerre a éclaté en tant que lutte massive pour la défense des intérêts économiques et des marchés ainsi que pour le pouvoir politique et le prestige.
Dans la période allant jusqu’à 1914, la Grande-Bretagne était la puissance dominante du monde avec un vaste empire couvrant 25% de la surface de la terre. La plupart des pays sur lesquelles régnait l’Empire britannique avaient été colonisés avant le milieu du 19e siècle. Cet empire était une source de matières premières et de marchés. La croissance économique de la Grande-Bretagne ralentissait cependant. Cette puissance était en déclin. La France, l’autre grande puissance européenne de l’époque, disposait d’un empire centré principalement sur l’Afrique et l’Extrême-Orient. Bien que substantiel, son empire ne représentait qu’environ un cinquième de la taille de celui de la Grande-Bretagne, et son industrialisation était très en retard.
L’Allemagne, qui n’a été créé qu’en 1871, n’avait de colonies qu’à hauteur d’un tiers de celles de la France. Le pays avait toutefois connu une industrialisation et un développement économique rapides. Son économie était plus productive que celle de Grande-Bretagne. Alors que la Grande-Bretagne avait une production annuelle de six millions de tonnes d’acier, l’Allemagne en produisait douze millions. Mais elle avait désespérément besoin de plus de colonies afin de lui fournir des matières premières et des marchés beaucoup plus importants – la logique du développement économique capitaliste. Le problème était de savoir comment y parvenir. Il n’était possible de s’agrandir nulle part en Europe tandis que la Grande-Bretagne et la France disposaient de la part du lion en termes de colonies. A l’Est, l’Allemagne a été bloquée par l’expansion de l’empire tsariste russe de même que par les intérêts anglo-français en Europe de l’Est.
Cette lutte pour les marchés est à l’origine de la grande conflagration qui devait éclater en 1914. Le développement des forces productives – industrie, science et technique – avait dépassé les limites imposées par l’État-nation. Cela a conduit les puissances impériales à conquérir et à exploiter de nouvelles colonies dans la chasse aux matières premières et aux nouveaux marchés. Cela avait déjà entrainé des conflits entre la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, le Portugal et l’Allemagne au cours du partage de l’Afrique durant le 19e siècle. Finalement, cette compétition entre grandes puissances les a conduits jusqu’à un horrible conflit, puisque chacun essayait d’obtenir de plus grands marchés ou de défendre ceux qui étaient menacés par les puissances émergentes. Si de nouveaux marchés ne peuvent pas être trouvés, le capitalisme est entraîné vers la destruction de valeurs afin de recommencer à nouveau le processus de production. Le prix de cette lutte de pouvoir devait être payé par la classe ouvrière de tous les pays.
Certains ont fait valoir que cette contradiction du capitalisme avait été surmontée. Il semblait, comme aujourd’hui, qu’une mondialisation majeure de l’économie avait eu lieu. Au cours des quatre décennies suivant la guerre franco-prussienne de 1870-1871 a existé une période de forte croissance économique et d’expansion. L’économie mondiale est devenue plus interdépendante. Entre 1870 et 1914 a eu lieu une mondialisation et une intégration économiques sans précédent jusque-là. Certaines comparaisons peuvent être faites avec la situation qui s’est développée dans une période plus récente, en particulier depuis l’effondrement des anciens États staliniens en Russie et en Europe de l’Est.
La mondialisation de ces dernières décennies est allée plus loin que jamais, mais ceux qui prétendent qu’une évolution analogue n’existait pas avant la Première Guerre mondiale ont tort. Et, en 1914 comme aujourd’hui, cela ne signifiait pas que l’État-nation ou les intérêts nationaux des classes dirigeantes étaient devenus obsolètes ou qu’ils étaient devenus tels des restes de décoration d’une période révolue du capitalisme. La guerre de 14-18 l’a démontré graphiquement. Alors comme aujourd’hui, en dépit d’une économie dominante globale et intégrée, les classes dirigeantes des différents pays disposaient encore de leurs propres intérêts historiques, politiques, militaires, stratégiques et économiques. Les récentes interventions impérialistes ainsi que les conflits militaires locaux ou régionaux ont également révélé que chaque classe dirigeante va agir pour défendre ses intérêts économiques, politiques et stratégiques spécifiques là où elle le peut.
Une catastrophe imminente
En plus de la cause sous-jacente de la «grande guerre» – la lutte pour les colonies et les marchés – d’autres facteurs historiques ont joué un rôle important pour la défense des intérêts des classes dirigeantes d’Allemagne, de France, de Grande-Bretagne et de la Russie tsariste. La guerre franco-prussienne de 1870-1871 avait donné lieu à la création d’une Allemagne unifiée et avait ouvert la voie à son développement ainsi qu’à sa rapide expansion économique. La France s’en était retrouvée affaiblie. L’issue de ce conflit, et d’autres, a eu ses conséquences pour 1914. Karl Marx avait commenté la guerre franco-prussienne en expliquant notamment que les modifications de l’équilibre des forces entraînerait, prévoyait-il, « une guerre entre l’Allemagne et la Russie ». Dans le même texte, il expliquait qu’un tel conflit agirait comme « la sage-femme de l’inévitable révolution sociale en Russie ». (Lettre à Friedrich Sorge, 1er septembre 1870). Il a fallu longtemps, mais l’une des conséquences de la guerre de 1870-1871 prévues par Marx est effectivement née à la suite de la guerre de 1914.
La France affaiblie avait perdu une partie de son territoire, l’Alsace-Lorraine, et a été contrainte de payer des réparations de guerre à l’Allemagne. La France n’était pas en mesure de s’opposer militairement à l’Allemagne en 1914, avec une population équivalente à la moitié de celle de l’Allemagne et un matériel militaire de loin inférieur. Mais la crise de Tanger en 1905 et celle d’Agadir en 1911 avaient souligné le potentiel d’un conflit avec l’Allemagne, qui continuait à s’opposer à l’expansion coloniale française.
Le déclenchement de la guerre des Balkans en 1912 a constitué une étape cruciale vers la guerre de 1914-18. A ce moment, il était généralement considéré que la guerre menaçait à travers l’Europe. Le 8 décembre 1912, le Kaiser Guillaume II a convoqué le Conseil de guerre impérial à Berlin. La plupart des participants ont convenu que la guerre était inévitable à un certain stade, mais celle-ci a été retardée afin de permettre de renforcer la marine allemande. Rien n’a été conclu à ce conseil, mais il était clair que la guerre était en cours de préparation. En fait, la période de la fin du 19ème siècle jusqu’à 1914 a été marquée par une accumulation massive d’armes par toutes les puissances européennes.
C’était également clair pour le mouvement ouvrier international. En novembre 1912, plus de 500 délégués de la Deuxième Internationale, l’Internationale Ouvrière, se sont réunis à Bâle. Ils ont convenu d’une résolution s’opposant à la guerre des Balkans et à la menace de la guerre à travers l’Europe et s’exprimant en faveur de la lutte internationale de la classe des travailleurs. Scandaleusement, un par un, les dirigeants des partis sociaux-démocrates ont capitulé et défendu leurs propres classes capitalistes dans le conflit.
L’empire austro-hongrois en déclin a été contraint d’agir contre les tentatives serbes de s’étendre dans les Balkans, ce qui l’aurait encore plus affaibli. Le déclenchement de la guerre des Balkans en 1912 a représenté un élément crucial dans le conflit mondial. La Russie tsariste a apporté son soutien à la Serbie afin de défendre ses propres intérêts régionaux. L’Allemagne a été contrainte d’encourager l’Autriche. Ainsi, lorsque la Russie a ordonné une mobilisation militaire complète en réponse à la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie le 28 juillet 1914, l’Allemagne a répondu en déclarant la guerre à la Russie et à la France (les 1er et 3 août 1914). Lorsque l’Allemagne a envahi la Belgique pour marcher sur la France, la Grande-Bretagne a déclaré la guerre à l’Allemagne.
Le déclenchement de la guerre
L’expansionnisme économique avait dominé les 40 années ayant précédé la guerre. En 1913, des grèves et des actions de protestation avaient éclaté dans tous les principaux pays, les travailleurs exigeant leur part de la croissance économique. Le parti des travailleurs allemands, le SPD, avait obtenu d’importants gains dans les élections de 1912. Mais en 1913, un changement brusque est survenu avec le début d’une crise économique. Les classes dirigeantes craignaient qu’une nouvelle intensification de la lutte de classe ne se développe. La menace de guerre a été utilisée dans tous les pays pour essayer de briser ce processus.
De chaque côté, la propagande nationaliste a inévitablement entraîné une énorme vague patriotique au début de la guerre. Tous les gouvernements ont affirmé, comme c’est toujours le cas, que la guerre était une juste cause, qui serait gagnée rapidement. En Allemagne, le slogan était: « à la maison avant que les feuilles ne tombent »; en Grande-Bretagne, « tout sera fini à Noël ». En coulisses, les classes dirigeantes parlaient cependant d’une évaluation plus réaliste de la situation. Sir Edward Grey, le ministre des Affaires étrangères britannique de l’époque, avait déclaré : « Les lampes s’éteignent dans toute l’Europe, nous ne les reverrons pas se rallumer de notre vie. »
Des manifestations anti-guerre ont eu lieu dans la plupart des pays. En Allemagne, des centaines de milliers de personnes ont participé à des manifestations pour la paix. De nombreux « objecteurs de conscience » ont fait héroïquement connaître leur opposition à la guerre. L’atmosphère générale au déclenchement de la guerre était cependant faite de fièvre patriotique. Mais l’attitude éprouvée face à ceux qui refusaient de se battre était nettement différente en 1914-18 par rapport à 1939-45. Dans ce dernier cas, le conflit était considéré en Grande-Bretagne comme une « guerre contre le fascisme » et les objecteurs étaient considérés comme des lâches incapables de se battre alors que « l’ennemi est à la porte ». Ce n’était pas le cas dans la première guerre mondiale.
Récemment, l’historien Niall Ferguson a fait valoir que la Grande-Bretagne aurait dû rester en de-hors de la guerre. Il a affirmé qu’il aurait été préférable de permettre à l’Allemagne de dominer l’Europe. La Grande-Bretagne, selon lui, aurait alors été en position de force pour défendre ses intérêts, car elle n’aurait pas utilisé de vastes ressources dans la guerre. A l’instar des autres puissances, l’impérialisme britannique a très certainement chèrement payé sa participation à la Première Guerre mondiale. Jusqu’en 1916, elle a financé la plupart des coûts de l’Entente (la totalité des frais de l’Italie et les deux tiers de ceux de la France et de la Russie). Les réserves d’or, les investissements de l’étranger et le crédit privé manquaient. La Grande-Bretagne a été contrainte d’emprunter 4 mil-liards de dollars aux Etats-Unis. Selon une estimation, la Grande-Bretagne et son empire ont dépensé 47 milliards $ dans le financement de la guerre, contre près de 45 milliards pour l’Allemagne.
Mais comment l’impérialisme britannique aurait-il pu résister à prendre part au conflit en permettant ainsi à son principal rival d’émerger dans une position potentiellement beaucoup plus puissante ? Un impérialisme allemand victorieux aurait été beaucoup mieux placé, économiquement, politiquement et stratégiquement, pour défier les intérêts impérialistes britanniques. En outre, la guerre a sa dynamique et sa logique propres, elle met le prestige des dirigeants capitalistes et impérialistes en première ligne. La puissance impériale dominante de l’époque aurait perdu son prestige. Cela n’aurait fait, au mieux, que reporté l’arrivée d’un conflit entre l’impérialisme britannique et l’impérialisme allemand. Les réflexions abstraites de Ferguson sont déconnectées de la réalité des intérêts des classes capitalistes au pouvoir face à la dynamique de ces conflits. D’autres historiens, comme Max Hastings, ont une évaluation plus réaliste et concluent que la guerre était inévitable. Cela, en soi, est une condamnation écrasante du système capitaliste qu’il défend pourtant…
Une vague révolutionnaire
La vague patriotique a fait place à une opposition massive face aux réalités de la guerre des tranchées telle que vécue par des millions de personnes des deux côtés du conflit. Les troupes ont fraternisé à Noël en 1914, jouant même des matchs de football. La première rupture décisive est venue de la Révolution russe de 1917. L’arrivée au pouvoir des bolcheviks a mis fin à la guerre sur le front de l’Est, ce qui a eu un impact crucial sur le développement de l’opposition à la guerre des deux côtés du conflit. Après la révolution, des grèves massives ont éclaté en Allemagne en 1918.
En combinaison du massacre à ce moment largement considéré comme futile, cela a transformé le regard porté sur les événements par des millions de personnes, essentiellement des soldats et des matelots. Des mutineries ont éclaté dans les armées françaises et britanniques. En France, on a ordonné aux troupes du front de l’Ouest de lancer une seconde et désastreuse bataille de l’Aisne, au Nord de la France. Il avait été promis aux soldats qu’il s’agissait de la bataille décisive, qui devait en finir avec la guerre en 48 heures. L’assaut a échoué, et l’atmosphère des troupes a changé du jour au lendemain. Près de la moitié des divisions d’infanterie française sur le front occidental se sont révoltées, inspirées par la révolution russe. 3400 soldats ont été envoyés en Cour martiale.
En août 1917, une mutinerie a éclaté à bord du cuirassé allemand Prinzregent Luitpold, stationné dans le port de Wilhelmshaven. Quatre cents marins ont débarqué à terre et ont rejoint une manifestation réclamant la fin de la guerre. Le 3 novembre 1918, la flotte s’est mutinée à Kiel et a hissé le drapeau rouge, déclenchant une vague révolutionnaire dans toute l’Allemagne. Le quotidien britannique The Indépendant a récemment publié une lettre émouvante envoyée par un jeune matelot allemand, Albin Kobis, à ses parents : « J’ai été condamné à mort aujourd’hui, le 11 septembre 1917, moi-même et un autre camarade; les autres en ont été quitte pour 15 ans de prison. (…) Je suis un sacrifice pour l’aspiration à la paix, d’autres vont suivre. (…) Je n’aime pas mourir si jeune, mais je vais mourir en maudissant l’Etat militariste allemand. »
Ces événements, surtout la Révolution russe, ont été décisifs pour mettre fin à la guerre. Sa fin a inauguré une vague révolutionnaire en Europe qui a terrifié les classes dirigeantes. À l’exception de la Russie, cependant, ces mouvements massifs n’ont pas abouti à ce que la classe ouvrière puisse prendre le pouvoir et s’y maintenir.
La fin de la guerre a inauguré une nouvelle situation mondiale et a modifié l’équilibre des forces entre puissances impérialistes. Le triomphe des bolcheviks en Russie a introduit un facteur entière-ment neuf pour les classes capitalistes. L’Allemagne a été obligée, par le traité de Versailles, de payer des réparations de guerre massives suite à sa défaite – 22 milliards de livres sterling à l’époque – qui ont eu un impact dévastateur sur l’économie. La dernière tranche de 59 millions de livres a été payée en 2010 seulement : 92 ans après la fin de la guerre! L’échec de la révolution allemande et les politiques erronées des partis ouvriers allemands ont ouvert la voie au triomphe du fascisme et d’Hitler en 1933, conduisant à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale en 1939. Les conséquences de la Première Guerre mondiale ont également accéléré le déclin de l’impérialisme britannique, ouvrant la voie aux Etats-Unis pour devenir la puissance impérialiste dominante.
L’échec de la révolution socialiste en Allemagne et dans le reste de l’Europe a aussi signifié que la Russie révolutionnaire s’est retrouvée isolée, ce qui a posé les bases pour la dégénérescence de la révolution russe et l’émergence d’un régime bureaucratique stalinien dans l’ancienne Union soviétique. L’URSS a représenté une monstrueuse caricature de socialisme, de même que les régimes similaires instaurés en Europe de l’Est après la deuxième guerre mondiale. Les puissances impérialistes se sont retrouvées comme collées ensemble, elles ont pu en grande partie masquer leurs différences en étant unies contre un ennemi commun qui représentait un système social alternatif au capitalisme, fondé sur une économie nationalisée et planifiée, en dépit de leur gestion anti-démocratique et bureaucratique.
De nouvelles guerres
Cependant, la chute de ces régimes et la restauration du capitalisme ont ravivé les anciennes et nouvelles tensions existant entre les différentes puissances capitalistes. La mondialisation de l’économie, qui a atteint un niveau sans précédent – plus encore qu’en 1870-1914 – a une fois de plus crument révélé à quel point, sous le capitalisme, les forces productives ont dépassé le cadre des Etats-nations. Cependant, comme les différents récents conflits qui ont éclaté entre grandes puissances l’ont démontré, l’Etat-nation n’est pas encore obsolète. Chaque classe dirigeante veut défendre ses propres intérêts économiques, politiques, militaires et stratégiques. Les tensions croissantes entre les Etats-Unis et la Chine en Asie, la crise au sein de l’Union européenne, le conflit des Balkans des années 1990 et l’affrontement actuel entre l’Ukraine et la Russie sont autant d’indications des conflits entre les différentes puissances impérialistes. A la base de cela se trouve aussi la lutte pour acquérir de nouvelles sphères d’influence et des marchés, tout comme ce fut le cas pour la guerre de 1914-1918.
Nombreux sont ceux qui se demandent si une nouvelle guerre mondiale est possible. Même si les Etats-Unis restent la puissance dominante au monde, il s’agit d’une puissance en déclin, à l’instar de la Grande-Bretagne au début du 20e siècle. Mais même ainsi, les Etats-Unis restent loin devant la Chine et le Japon. Les autres puissances émergentes comme la Russie, l’Inde et le Brésil restent loin derrière, mais s’efforcent d’étendre leur influence dans leurs propres domaines. La position affaiblie de l’impérialisme américain a été clairement démontrée récemment par son incapacité à intervenir directement en Syrie ou dans le conflit russo-ukrainien. Les conséquences catastrophiques de l’invasion de l’Irak en 2003 ont rendu beaucoup plus compliqué pour les impérialismes américain ou britannique d’entreprendre de nouvelles interventions directes.
La perspective de conflits et de guerres régionaux est cependant bel et bien posée en cette ère de crise capitaliste et de lutte pour des marchés et des ressources limitées. Pourtant, l’équilibre des forces sociales et des classes empêche, à court et à moyen terme, le déclenchement d’une guerre mondiale. Les conséquences d’un tel conflit – avec l’existence d’armes nucléaires et la menace d’une destruction totale, avec la crainte de bouleversements sociaux et révolutionnaires – agissent comme un contrôle décisif sur les dirigeants capitalistes.
La dure réalité des horreurs de la guerre, la misère et la souffrance humaine qui ont coulé des catastrophes qui se déroulent en Syrie, en Irak, en Russie / Ukraine et ailleurs illustrent quelles sont les sanglantes conséquences de la survie du capitalisme à l’ère moderne. Si le capitalisme et l’impérialisme ne sont pas vaincus, de nouveaux conflits encore plus horribles vont éclater. Les leçons de la boucherie de 1914-1918 doivent être tirées par une nouvelle génération de jeunes et de travailleurs.
La nécessité de disposer de partis de masse des travailleurs indépendants qui luttent pour une alternative socialiste internationaliste contre le capitalisme est aussi cruciale aujourd’hui qu’en 1914 pour éviter un bain de sang. Seul un monde socialiste, basé sur une planification démocratique de d’une économie nationalisée, peut constituer une alternative à la concurrence pour les marchés et les intérêts économiques divergents, conséquences inévitables du capitalisme moderne et source de conflits.
-
[DOSSIER] 1914 : la capitulation de la Deuxième Internationale
Avant 1914, la Deuxième Internationale, l’Internationale Ouvrière, regroupant des organisations socialistes et ouvrières de toute l’Europe, avait décidé d’agir pour empêcher le déclenchement de la guerre. Mais une fois la guerre déclarée, presque tous ces partis ont soutenu les capitalistes de leur propre pays. Cette trahison du mouvement des travailleurs eut des proportions véritablement historiques et de gigantesques conséquences.
Par Robert Bechert (version plus longue d’un article publié dans l’édition d’été de Socialism Today, magazine du Socialist Party, section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Angleterre et au pays de Galles)
La Première Guerre mondiale était prévisible tout autant qu’une surprise. Prévisible, parce que la concurrence croissante entre puissances impérialistes majeures, et certains plus mineures, signifiait qu’un conflit était considéré comme inévitable de nombreuses années avant 1914. Surprise, parce que l’attentat de Sarajevo ne semblait initialement pas aux yeux de beaucoup immédiatement menacer de déclencher une guerre européenne. Cela a cependant changé l’espace de quelques semaines à peine. Le plus grand choc, pour les défenseurs des idées du socialisme, ce fut toutefois que la majorité des dirigeants des organisations socialistes et ouvrières aient pris la défense de leurs propres classes dirigeantes nationales dans ce sanglant conflit.
Pourtant, au cours des années ayant précédé 1914, la menace croissante d’une guerre était un thème discuté à de nombreuses reprises dans les organisations socialistes et ouvrières de masse. Les campagnes contre le militarisme, contre les dépenses d’armement et contre la menace d’une guerre ont constitué de réguliers sujets d’activité des socialistes, avec d’ailleurs parfois l’arrestation et l’emprisonnement de militants. Le capitalisme et la guerre étaient considérés comme inévitablement liés. De larges discussions existaient au sein des divers partis de l’Internationale et de l’Internationale elle-même concernant ce qui pouvait être effectué afin de prévenir le déclenchement de toute guerre.
Comme les nuages de la guerre s’amoncelaient en 1914, les déclarations d’opposition à la guerre furent nombreuses de la part de l’Internationale et des partis groupés en son sein. Quelques semaines encore avant le début de la Première Guerre mondiale un congrès du parti socialiste français de l’époque, la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) appelait à la grève générale en cas de déclaration de guerre. Des manifestations contre la guerre ont eu lieu dans de nombreux pays, y compris en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, les jours mêmes ayant précédé le début des hostilités.
Initialement, la plupart des gens estimaient que les assassinats de Sarajevo ne devaient pas conduire à une guerre, à l’instar de précédents «incidents» internationaux, comme lors des crises de 1905 et de 1911 qui ont vu la France et l’Allemagne s’opposer au sujet de la domination du Maroc. Ces incidents, de même que la course aux armements et l’évolution des alliances internationales, alimentaient le débat public sur la possibilité d’une guerre. Ce fut par exemple le cas de l’alliance de la Grande-Bretagne avec son vieil ennemi français, symbolisée par l’Entente Cordiale en 1904. En dépit du fait que la période n’était pas marquée par la paix dans le monde (comme en témoignent les guerres coloniales continuelles que se livraient des pays impérialistes comme la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne en Afrique et en Asie), aucune guerre majeure n’avait éclaté en Europe depuis 1871, en dehors des Balkans.
Les craintes éprouvées face à la guerre avaient été décuplées par les énormes pertes et dégâts qui pouvaient découler de l’utilisation de la technologie militaire moderne. Friedrich Engels, le plus proche collaborateur de Marx, décrivait ainsi en décembre 1887, avec une précision surprenante, l’impact humain, économique et politique d’une guerre à venir, qu’il décrivait déjà comme une «guerre mondiale»:
« Et enfin, il n’y a plus pour la Prusse-Allemagne d’autre guerre possible qu’une guerre mondiale, et, à la vérité, une guerre mondiale d’une ampleur et d’une violence jamais imaginées jusqu’ici. 8 à 10 millions de soldats s’entrégorgeront ; ce faisant, ils dévoreront et tondront toute l’Europe comme jamais ne le fit encore une nuée de sauterelles. Les dévastations de la guerre de Trente ans, condensées en 3 ou 4 années et répandues sur tout le continent ; la famine, les épidémies, la sauvagerie générale des armées ainsi que des masses populaires provoquée par l’âpreté du besoin, le gâchis sans nom de notre mécanisme artificiel du commerce, de l’industrie et du crédit finissant dans la banqueroute générale. L’effondrement des vieux États et de leur sagesse politique traditionnelle, et tel que les couronnes rouleront par dizaines sur le pavé et qu’il ne se trouvera personne pour les ramasser ; l’impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira vainqueur de la lutte ; un seul résultat est absolument certain : l’épuisement général et la création des conditions nécessaires à la victoire finale de la classe ouvrière.
« Telle est la perspective si le système du surenchérissement mutuel en fait d’armements militaires, poussé à l’extrême, porte enfin ses fruits inévitables. Voilà, Messieurs les monarques et les hommes d’État, où votre sagesse a amené la vieille Europe. Et s’il ne vous reste rien d’autre qu’à ouvrir la dernière grande danse guerrière, ce n’est pas pour nous déplaire. La guerre va peut-être nous rejeter momentanément à l’arrière-plan, elle pourra nous enlever maintes positions déjà conquises. Mais, si vous déchaînez des forces que vous ne pourrez plus maîtriser ensuite, quelque tour que prennent les choses, à la fin de la tragédie, vous ne serez plus qu’une ruine et la victoire du prolétariat sera déjà conquise, ou, quand même, inévitable. » (Marx-Engels Collected Works, volume 26, page 451. traduction française : texte du fascicule XXIV de la Bibliothèque social-démocrate publiée à Goettingue-Zürich en 1888.)
Ce sont ces expériences et ces craintes qui avaient jeté les bases pour l’opposition du mouvement ouvrier tant face au capitalisme qu’à la guerre. Puisque de nombreux militants socialistes et ouvriers avaient tiré la conclusion que le capitalisme signifie la guerre, les débats et discussions, parfois houleux, se poursuivaient quant à la manière d’éviter la catastrophe.
L’opposition internationale à la guerre
Le thème était en tête de l’actualité en 1912, lorsqu’éclata la première guerre des Balkans, perçue comme menaçant de se développer en une guerre européenne. Des manifestations de masse ont eu lieu à travers l’Europe dès le mois d’octobre, la plus imposante ayant réuni 250.000 personnes à Berlin, avec une journée de protestation organisée à l’échelle européenne à l’appel de la Deuxième Internationale, le 17 novembre. L’Internationale Ouvrière, fondée en 1889, réunissait des organisations ouvrière particulièrement en Europe, mais pas uniquement. Au fil des ans, cette organisation avait joué un rôle vital en aidant au développement d’organisations de masse et en représentant un forum de débat et d’échange pour les idées socialistes et les tactiques du mouvement des travailleurs. A une époque caractérisée par l’impérialisme et la menace de guerre, l’Internationale était un puissant symbole d’internationalisme et d’unité de la classe ouvrière. Ainsi, en novembre 1912, son appel aux protestations avait été entendu et des manifestations simultanées ont eu lieu dans pas moins de 11 pays européens, la plus grande prenant place à Paris et ayant réuni 100.000 personnes. Une semaine plus tard, à Bâle (Suisse), eut lieu un Congrès d’urgence de l’Internationale avec la participation de 500 délégués issus de toute l’Europe. Le Congrès fut accueilli par une manifestation internationale de 30.000 opposants à la guerre.
Politiquement, ce Congrès spécial faisait suite au développement des débats contre la guerre lors des précédents Congrès, réguliers, qui s’étaient tenus à Stuttgart en 1907 et à Copenhague en 1910. L’une des questions débattues était de savoir s’il fallait appeler à la grève générale pour empêcher qu’une guerre n’éclate. Cet appel a été soutenu par la SFIO française, entre autres, et le Congrès extraordinaire de 1912 comprenait « la grève générale et l’insurrection » parmi les actions qui devaient être prises en cas de menace de guerre.
La déclaration du Congrès international de Bâle résuma une grande partie des débats des années précédentes et, malgré quelques faiblesses, définissait une opposition claire à la guerre entre les puissances capitalistes:
« Si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir de la classe ouvrière dans les pays concernés, c’est un devoir pour leurs représentants dans les Parlements, avec l’aide du Bureau international, de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraissent les mieux appropriés, et qui varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale.
« Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser, de toutes leurs forces, la crise politique et économique créée par la guerre, pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste.
« Le dépassement de l’antagonisme entre l’Allemagne d’une part, et la France et l’Angleterre d’autre part, permettrait d’éliminer le plus grand danger pour la paix mondiale, d’ébranler le pouvoir tsariste qui exploite cet antagonisme, de rendre une attaque de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie impossible et de sécuriser la paix dans le monde. Tous les efforts de l’Internationale, par conséquent, doivent être dirigés vers ce but. (…)
« Il [le Congrès] appelle les travailleurs de tous les pays à opposer la puissance de la solidarité internationale du prolétariat à l’impérialisme capitaliste. Il met en garde les classes dirigeantes de tous les Etats de ne pas augmenter par des actes de guerre la misère des masses provoquée par le mode de production capitaliste. Il exige la paix avec force. Que les gouvernements se souviennent que dans l’état actuel de l’Europe et avec l’atmosphère présente parmi la classe ouvrière, ils ne peuvent pas déclencher de guerre sans se mettre eux-mêmes en danger. Qu’ils se souviennent que la guerre franco-allemande a été suivie par la flambée révolutionnaire de la Commune, que la guerre russo-japonaise mit en mouvement les énergies révolutionnaires des peuples de l’Empire russe, que la course aux armements militaires et navals a donné à la lutte de classe en Angleterre et sur le continent une netteté inouïe et a déclenché une grande vague de grèves. Ce serait folie pour les gouvernements de ne pas se rendre compte que l’idée même de la monstruosité de la guerre mondiale susciterait inévitablement l’indignation et la révolte de la classe ouvrière. Aux yeux des prolétaires c’est un crime que de s’entre-tuer au profit du gain capitaliste, de la rivalité dynastique et de la floraison des traités diplomatiques.
« Le prolétariat est conscient d’être en ce moment porteur de tout l’avenir de l’humanité. Le prolétariat a utilisé toute son énergie pour empêcher l’annihilation de la fleur de tous les peuples, menacée par toutes les horreurs de l’assassinat de masse et de la famine.
« Le Congrès en appelle donc à vous, prolétaires et socialistes de tous les pays, pour faire entendre votre voix en cette heure décisive! Proclamez votre volonté sous toutes les formes et en tous lieux ; protestez de toutes vos forces dans les parlements ; unissez-vous dans de grandes manifestations de masse ; utilisez tous les moyens que l’organisation et la force du prolétariat met à votre disposition! Veillez à ce que les gouvernements soient constamment tenus au courant de la vigilance et de la soif passionnée de paix de la part du prolétariat! Opposez le prolétariat de la paix et de la fraternité des peuples au monde capitaliste d’exploitation et d’assassinat de masse! »
Le choc de la capitulation
Compte tenu de la montée en puissance des partis de l’Internationale, et plus particulièrement du SPD allemand qui, cette même année, avait remporté plus d’un tiers des voix en Allemagne, l’idée que ces partis, même s’ils n’étaient pas capables d’empêcher le déclenchement de la guerre, s’opposeraient à elle et utiliseraient la crise consécutive pour œuvrer au renversement du capitalisme était généralement admise. Le choc fut donc complet pour de nombreux militants quand, en août 1914, pratiquement tous les dirigeants des partis de l’Internationale soutinrent leurs « propres » classes dirigeantes.
Tout comme en 1912, de nombreux pays avaient connu des manifestations de masse contre la guerre en juillet 1914, mais souvent avec des revendications assez vagues. Dans toute l’Allemagne, entre le 25 juillet et le 30, au moins 750.000 personnes ont répondu aux appels à manifester contre la guerre lancés par le SPD. En France, bien que les manifestations aient été interdites à Paris, environ 90.000 ont participé à des manifestations en dehors de la capitale entre le 25 juillet et le 1er août. De même, en Grande-Bretagne, la «section britannique » de l’Internationale (le Parti travailliste, le Parti travailliste indépendant et Parti socialiste britannique) a organisé une série de manifestations au cours du week-end des 1er et 2 août sous le slogan de « guerre à la guerre ». La plus grande manifestation a réuni 20.000 personnes dans le centre de Londres.
Mais le compte à rebours de la guerre a continué et la pression fut croissante de la part de la classe dirigeante pour assurer que les dirigeants des organisations ouvrières de tous les pays soutiennent leurs « propres » gouvernements. Dans le même temps, la propagande de la classe dirigeante a joué sur les peurs et les préjugés populaires historiques afin d’attiser le soutien à la guerre. Le dirigeant socialiste autrichien Victor Adler expliquait ainsi lors d’une réunion internationale à la veille de la guerre que « nous voyons maintenant les résultats d’années d’agitation et de démagogie de classe (de la part de la classe bourgeoise, NDLR) (…) Dans notre pays, l’hostilité à la Serbie est presque une seconde nature. »
Alors que la guerre devenait plus probable, chaque classe dirigeante cherchait à mobiliser l’opinion publique pour la guerre et exerçait une pression constante sur les dirigeants ouvriers pour « rentrer dans le rang ». Mais cela ne permettait pas simplement de défendre les actes de ces dirigeants qui ont soutenu leur propre classe capitaliste. En guise d’excuses et de justifications dans leurs pays respectifs, ils ont présenté la guerre comme une « défense nationale ». En Allemagne, la menace de la Russie tsariste a été utilisée, tandis que la Grande-Bretagne et la France parlaient de la menace du militarisme prussien / allemand et de la défense de la « pauvre petite Belgique ».
Tout cela n’était qu’hypocrisie complète. Aucun de ces Etats européens n’était démocratique, même dans un sens formel. Le droit de vote des femmes y était partout nié, et dans certains cas celui des hommes également. Toutes ces puissances coloniales étaient en permanence impliquées dans des guerres brutales destinées à créer ou développer leurs empires. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ont ainsi participé au découpage de la Chine entre puissances impérialistes rivales. Entre 1904 et 1907, l’armée allemande a effectué de grands massacres dans ce qui est aujourd’hui la Namibie. Quelques jours seulement après que la guerre de 1914 ait éclaté, l’armée britannique tirait de son côté sur des manifestants désarmés à Abeokuta, au Nigeria pour réprimer des manifestations opposées aux nouvelles taxes coloniales et au travail forcé. La classe capitaliste qui dirigeait la « pauvre petite Belgique » n’était pas si pauvre et Léopold II, roi du pays jusque peu avant la guerre, avait écrit à un ministre : « Il faut à la Belgique une colonie », avant d’établir son règne personnel et particulièrement brutal sur le Congo, transféré à la Belgique à sa mort.
Pourtant, certains opposants à la guerre, comme le dirigeant français Jean Jaurès, assassiné par un nationaliste alors que la guerre commençait, entretenaient l’espoir que les capitalistes arrêteraient eux-mêmes la guerre. Lors d’un rassemblement anti-guerre international qui a eu lieu à Bruxelles deux jours avant son assassinat, Jaurès disait encore que « Nous n’avons pas à imposer à notre gouvernement une politique de paix. Il la pratique. (…) j’ai le droit de dire devant le monde que le gouvernement français veut la paix et travaille au maintien de la paix. Le gouvernement français est le meilleur allié de la paix de cet admirable gouvernement anglais qui a pris l’initiative de la médiation. » Comment Jaurès, généralement plutôt à la droite du mouvement ouvrier, aurait réagi face au fait que, cinq jours plus tard, c’est l’Allemagne qui a officiellement déclaré la guerre à la France, voilà une question qui reste ouverte.
La capitulation de dirigeants socialistes précédemment «anti-guerre» a été généralisée, sous la double pression de la vague patriotique qui a accompagné l’éclatement de la guerre et des intenses efforts des classes dirigeantes pour « l’unité » sur le « front intérieur ». En Grande-Bretagne, Arthur Henderson, qui avait proposé la résolution « guerre à la guerre » au meeting du 2 août à Londres, est rapidement devenu partisan de la guerre et, en 1915, il a même rejoint la coalition de guerre. C’était la première fois qu’un membre du Parti travailliste obtient un poste de ministre britannique. Dans le même temps, ces deux pressions ont favorisé la position d’éléments déjà pro-capitalistes au sein des organisations ouvrières. Ces gens n’avaient aucun désir pour la transformation socialiste de la société ou considéraient cela comme impossible.
Mais alors que le déclenchement d’une guerre n’était pas inattendu, l’effondrement presque complet de l’opposition à la guerre des partis de l’Internationale, comme dans la plupart des pays belligérants (aux seules exceptions de la Russie, de la Bulgarie et de la Serbie) a été très choquante pour les socialistes qui continuaient à défendre les positions anti-guerre. Ce que la Première Guerre mondiale a révélé, c’était la différence entre les mots et les actes, à savoir que, en dépit du fait que de nombreux dirigeants aient publiquement toujours maintenu une position révolutionnaire – le rejet du capitalisme – dans les mots, ils avaient dans la réalité été intégrés au système capitaliste et avaient trahis le socialisme. Beaucoup de dirigeants ouvriers sont bel et bien devenus nationalistes. L’éditorial du 5 août du principal quotidien socialiste autrichien, l’Arbeiter-Zeitung de Vienne, titrait ainsi : « Tag der deutschen Nation Der » (Le Jour de la Nation allemande).
Cette trahison a été le plus fortement symbolisée en Allemagne, où le SPD, le parti le plus fort de l’Internationale, était tombé aux mains de dirigeants qui, en réalité, n’avaient pas l’intention de mener la lutte contre le capitalisme. La vieille devise du SPD « Système diesem keinen Mann und keinen Groschen! » (Pour ce système, pas un homme et pas un sou!) avec laquelle un de ses fondateurs, Wilhelm Liebknecht, avait accueilli la fondation de l’Empire allemand en 1871, a été remplacée en août 1914 par « Burgfrieden » (pour la paix civile). Mais alors que les dirigeants du SPD avaient déclaré « la paix civile » au Kaiser et aux capitalistes, ils ont par contre imposé un régime de plus en plus policier à l’intérieur du parti afin d’y étouffer les critiques et, quand cela ne suffisait pas, de commencer à expulser ceux qui s’opposaient à la guerre.
Quand la révolution a éclaté en Allemagne en 1918, certains de ces traîtres ont travaillé avec les bandes militaires et les proto-fascistes pour réprimer la révolution dans le sang, y compris par l’exécution sommaire de dirigeants révolutionnaires tels que Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Cet assassinat commis en janvier 1919 fut réalisé à la demande de dirigeants du SPD. Mais la collaboration de classe au sein de gouvernements capitalistes ne s’est pas limitée au SPD, la même chose s’est produite en Grande-Bretagne, en France, en Belgique et, en 1917, dans la première période de la révolution russe, avant que les bolcheviks n’arrivent au pouvoir.
La croissance du réformisme
Ce qui s’est passé en Allemagne a eu plus d’impact à la fois en raison de la puissance économique et scientifique du pays tout autant que parce que le SPD était internationalement considéré comme un modèle pour le mouvement des travailleurs. Dans les faits, le SPD dirigeait politiquement l’Internationale, qui comprenait alors des partis fondamentalement marxistes.
Internationalement, le SPD avait ouvert la voie à la création d’organisations de masse de la classe ouvrière qui, formellement au moins, avaient pour but le renversement du capitalisme. Rejetant les « efforts révisionnistes » visant à formellement orienter le parti vers une simple réforme du capitalisme, le Congrès de 1901 du SPD, par exemple, avait condamné les tentatives qui visaient à « supplanter la politique de conquête du pouvoir en triomphant de nos ennemis par une politique d’accommodation à l’ordre existant. » Sur le plan organisationnel, le SPD a connu une énorme croissance. Après avoir émergé en 1890 de 12 années d’illégalité, le SPD a augmenté son soutien à chaque élection nationale, atteignant les 4,25 millions de votes (34,7%) en 1912. En 1913, son nombre de membres a culminé à 1.085.900, alors que la population totale de l’Allemagne était d’environ 68 millions d’habitants.
L’héritage révolutionnaire du SPD avait cependant été mis à mal par une combinaison d’illusions semées par la croissance économique connue durant cette période et, paradoxalement, par la croissance du SPD lui-même, année après année. La plupart des couches dirigeantes du SPD et des syndicats ont commencé à estimer que le mouvement continuerait de progresser ainsi, presque automatiquement, jusqu’à remporter la majorité et que des réformes étape-par-étape seraient suffisantes pour améliorer constamment le sort des travailleurs. Au fil du temps, cela a conduit à l’abandon de facto de l’idée que la crise finirait par se saisir du système et qu’une perspective révolutionnaire arriverait, puisqu’un nombre croissant de dirigeants pensaient que le capitalisme continuerait à se développer de façon généralement constante.
Cette évolution – une adaptation au capitalisme – a été renforcée par le fait que les organisations ouvrières avaient naturellement de plus en plus de travail en dehors des activités de propagande. Elles ont dû s’impliquer dans de plus en plus de combats de la vie quotidienne, pour l’obtention de réformes qui pourraient directement améliorer la vie de la classe des travailleurs et dans les problèmes des milieux de travail. Puisque le SPD ne disposait pas d’un pont entre son programme maximum de la révolution socialiste et son programme minimum de réformes immédiates, les luttes quotidiennes ont souvent été considérées comme distinctes de l’objectif plus large de la construction d’un mouvement conscient visant à en finir avec le capitalisme.
Parallèlement, la croissance des organisations ouvrières a entraîné le danger de considérer cette croissance comme une fin en soi. Ces organisations en expansion étaient également confrontées au risque de devenir des moyens pour accéder à un certain confort personnel ou à une carrière pour une minorité privilégiée, choses qui ne peuvent être évitées que par une base de membre politiquement active. Dans de nombreux cas, il s’agissait aussi d’une politique consciente de la part de la classe dirigeante de développer une couche de dirigeants pro-capitalistes au sein des organisations ouvrières, ceux que le pionnier américain du socialisme Daniel De Leon a appelé les « lieutenants ouvriers du capital ». Par exemple, le vote des crédits de guerre d’août 1914 par le SPD a été partiellement préparé par des entretiens privés entre le chancelier allemand et le député de l’aile droite du SPD, Südekum, qui a ensuite fait rapport de ses entretiens à la direction du SPD.
En 1914, il s’agissait encore d’un phénomène neuf, d’où le choc qui a suivi. Il y avait toutefois déjà eu de précédents exemples de dirigeants socialistes qui ont individuellement évolué vers la droite et vers le camp du capitalisme. Le cas le plus célèbre est celui de Millerand, qui a rejoint le gouvernement français en 1899, conduisant à un débat international aboutissant à la condamnation de son attitude par l’Internationale en août 1904. Bien que Jaurès ait réussi à empêcher l’expulsion de Millerand par le Congrès du Parti socialiste français de 1903, ce dernier fut tout de même expulsé plus tard par la fédération régionale de la Seine, en janvier 1904. Mais un virage à droite de cette nature de la part de partis dans leur entièreté n’avait pas été vu avant l’année 1914. Malheureusement, les actuels défenseurs des idées du socialisme ont beaucoup plus d’expérience quant aux forces et individus s’adaptant et s’intégrant au système capitaliste, mais ils ont aussi tiré des leçons quant à la manière de lutter contre le développement de tendances pro-capitalistes et carriéristes.
Mais en 1914, pour de nombreux militants, la nouvelle que les députés du SPD avaient voté en faveur de la guerre fut un véritable choc. Il est bien connu que Lénine, alors en exil, a tout d’abord pensé que l’édition du principal quotidien du SPD, Vorwärts, annonçant que le parti soutenait la guerre était un faux produit par l’armée allemande dans le cadre de sa propagande. Le soutien du SPD pour la guerre du Kaiser a illustré au grand jour le fait que la majorité de ses dirigeants avait clairement adopté une position pro-capitaliste et serait, à l’avenir, opposée à la révolution socialiste. Ce fut la signification essentielle du 4 août 1914, lorsque le SPD a voté au parlement pour soutenir «son» côté dans une guerre inter-impérialiste.
La décision de la direction du SPD de soutenir cette guerre – en complète contradiction avec l’opposition de ses fondateurs à l’occupation prussienne de la France en 1870 – et même ensuite d’entrer dans un gouvernement capitaliste ont été des coups de massue qui ont publiquement marqué la fin de ce parti en tant que force se réclamant du socialisme et de la révolution. Ce fut une étape décisive vers l’intégration au système capitaliste des dirigeants du SPD qui a préparé la voie au rôle ouvertement contre-révolutionnaire joué dans et après la révolution allemande de 1918/19.
Préparer la révolution
Malgré le choc éprouvé par beaucoup, ce développement ne tombait pas tout simplement du ciel, même si presque personne n’imaginait que le SPD allait pleinement soutenir la guerre. Avant 1914, Rosa Luxemburg était devenue la principale opposante au réformisme, au rejet de la révolution et à l’aile pro-capitaliste de facto au sein du parti. En 1914, le SPD était en fait divisé en trois tendances : l’aile ouvertement réformiste, le prétendu centre (dirigé par Kautsky) et les radicaux (c’est-à-dire la gauche marxiste), cette dernière tendance était dirigée par Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et d’autres. Mais, contrairement aux bolcheviks russes dans leur lutte au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR) entre 1903 et 1912, Luxemburg n’a pas tenté de réunir l’aile marxiste en une opposition cohérente combattant systématiquement pour défendre ses idées et renforcer son soutien. Cela a tragiquement contribué à leur faiblesse au début de la guerre et, plus tard, au début de la révolution allemande en 1918.
A l’approche de la guerre, la vague patriotique connue dans la plupart des pays a effrayé de nombreux dirigeants, et est devenue une autre raison de ne pas s’opposer à la guerre. Ainsi, le chef autrichien de la social-démocratie, Victor Alder, a déclaré à la dernière réunion du Bureau de l’Internationale avant que la guerre n’éclate « Nous courons le risque de détruire 30 ans de travail sans aucun résultat politique. »
Aucun dirigeant ouvrier ne veut détruire ou affaiblir le mouvement des travailleurs par l’aventurisme, mais il est nécessaire de dire la vérité, même en le faisant avec habileté, afin de préparer l’avenir. Le défi était de savoir comment se préparer aux effets inévitablement révolutionnaires de la guerre qui, comme Engels l’avait prédit, n’aurait qu’une conséquence « absolument certaine » : « l’épuisement universel et la création des conditions pour la victoire finale de la classe ouvrière. »
C’est exactement ce qui s’est produit lorsque l’enthousiasme patriotique initial de la Première Guerre mondiale a été emporté par les horreurs de la guerre et le cynisme des classes dirigeantes pour être remplacé par la révolte et une vague révolutionnaire qui a déferlé dans le monde entier.
Le défi était de voir comment se préparer pour ces conséquences révolutionnaires inévitables, c’est ce qui a dominé la vie politique des véritables socialistes au cours de la première période de la guerre. Il fallait étudier pourquoi l’Internationale s’était effondrée, pourquoi la résolution de Bâle avait été ignorée, pourquoi les partis de l’Internationale se trouvaient de différents côtés des tranchées et quelles conclusions politiques et organisationnelles devaient être tirées de tout cela. Cela a fait l’objet de débats entre militants socialistes alors qu’ils cherchaient à reconstruire le mouvement socialiste.
Dans son article 1915, « La Faillite de la Deuxième Internationale », Lénine, tout en critiquant les arguments des dirigeants soutenant la guerre, a également souligné que l’abandon des idées du Manifeste de Bâle de non seulement s’opposer à la guerre mais aussi de se préparer aux événements révolutionnaires que la guerre apporterait dans son sillage signifiait un changement qualitatif fondamental au sein des vieux partis. La majorité des anciens dirigeants s’était placée du côté de leur «propre» classe dirigeante.
« Examinons quant au fond l’argument suivant lequel les auteurs du manifeste de Bâle avaient sincèrement supposé l’avènement de la révolution, mais se sont trouvés déçus dans leur attente par les événements. Le manifeste de Bâle dit 1) que la guerre engendrera une crise économique et politique; 2) que les ouvriers considéreront comme un crime de participer à la guerre, de “tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes ou l’orgueil des dynasties, ou les combinaisons des traités secrets”; que la guerre suscite parmi les ouvriers “l’indignation et la colère”; 3) que cette crise et cet état d’esprit des ouvriers doivent être utilisés par les socialistes pour “agiter les couches populaires” et “précipiter la chute de la domination capitaliste”4) que les “gouvernements” – tous sans exception – ne peuvent déclencher la guerre “sans péril pour eux-mêmes”; 5) que les gouvernements “ont peur” de la “révolution prolétarienne”; 6) que les gouvernements “feraient bien de se rappeler” la Commune de Paris (c’est-à-dire la guerre civile), la révolution de 1905 en Russie, etc. Autant d’idées parfaitement claires; elles ne contiennent pas la garantie que la révolution viendra; l’accent y est mis sur la caractéristique exacte des faits et des tendances.(…)
« Cette situation se maintiendra-t-elle encore longtemps et a quel point s’aggravera-t-elle ? Aboutira-t-elle à la révolution ? Nous l’ignorons, et nul ne peut le savoir. Seule l’expérience du progrès de l’état d’esprit révolutionnaire et du passage de la classe avancée, du prolétariat, à l’action révolutionnaire le prouvera. Il ne saurait être question en l’occurrence ni d’”illusions” en général, ni de leur effondrement, car aucun socialiste ne s’est jamais et nulle part porté garant que la révolution serait engendrée précisément par la guerre présente (et non par la prochaine), par la situation révolutionnaire actuelle (et non par celle de demain). Il s’agit ici du devoir le plus incontestable et le plus essentiel de tous les socialistes le devoir de révéler aux masses l’existence d’une situation révolutionnaire, d’en expliquer l’ampleur et la profondeur, d’éveiller la conscience et l’énergie révolutionnaires du prolétariat, de l’aider à passer à l’action révolutionnaire et à créer des organisations conformes à la situation révolutionnaire pour travailler dans ce sens.
« Aucun socialiste responsable et influent n’a jamais osé mettre en doute ce devoir des partis socialistes; et le manifeste de Bâle, sans propager ni nourrir la moindre “illusion”, parle précisément de ce devoir des socialistes : stimuler, “agiter” le peuple (et non l’endormir par le chauvinisme, comme le font Plékhanov, Axelrod, Kautsky), “utiliser” la crise pour “précipiter” la chute du capitalisme; s’inspirer des exemples de la Commune et d’octobre-décembre 1905. Ne pas accomplir ce devoir, voilà en quoi se traduit la trahison des partis actuels, leur mort politique, l’abdication de leur rôle, leur passage aux côtés de la bourgeoisie. »
Lénine, Trotsky et les bolcheviks, en Russie, en 1917, ont été guidés par ces exemples pour gagner le soutien des masses et mener à bien la révolution d’Octobre, un exemple qui a ensuite inspiré des millions de personnes à travers le monde.
La Première Guerre mondiale a marqué la fin de la Deuxième Internationale en tant que force pour le socialisme, elle était devenue un frein pro-capitaliste pour le mouvement des travailleurs, ce qui a contribué à façonner la suite de l’Histoire. Mais de cette défaite est né un nouveau mouvement, qui s’est efforcé de lier les leçons du passé à celles de la révolution russe de 1917. Une nouvelle internationale est née, la Troisième Internationale, l’Internationale Communiste. Ce fut le plus grand mouvement révolutionnaire que le monde ait connu jusqu’ici, construit par une combinaison de militants d’avant-guerre qui s’étaient opposés à la guerre et à la collaboration de classe et de nouveaux militants, particulièrement des jeunes, radicalisés par l’expérience de la guerre et de la révolution. Malheureusement, cette nouvelle Internationale a été étouffée par le développement du stalinisme en Union Soviétique, ce qui a finalement conduit à son effondrement.
Aujourd’hui, les caractéristiques fondamentales du capitalisme sont similaires à celles d’avant la Première Guerre mondiale. Le capitalisme est toujours un système synonyme d’instabilité et, dans de nombreux cas, de guerre. Même si, aujourd’hui, les principales puissances impérialistes veulent éviter toute confrontation directe entre elles, cela n’a pas signifié l’arrivée d’un monde pacifique, des dizaines de millions de personnes sont mortes au cours de conflits qui ont suivi la fin de la dernière guerre mondiale, en 1945.
En ce sens, la lutte pour mettre fin à la guerre sous toutes ses formes se poursuit. Il s’agit toujours d’une tâche à remplir pour le mouvement des travailleurs. Le caractère de la lutte peut bien être différent, en s’efforçant par exemple de construire un mouvement unissant les travailleurs et les pauvres contre les conflits sectaires et la répression. Mais tout dépend de la manière dont le mouvement des travailleurs sera ou non en mesure d’offrir une réponse qui lui soit propre. Comme nous l’avons vu avec l’invasion de l’Irak en 2003, les capitalistes ont beau être capables de déclencher des guerres, ce n’est que le mouvement des travailleurs qui peut les pousser à rendre des comptes, individuellement et collectivement.
Le monde d’aujourd’hui est plus interdépendant que jamais. Aujourd’hui, l’idée d’une Internationale reliant les travailleurs à travers le monde en un mouvement destiné à transformer le monde dispose d’un potentiel plus grand que jamais. Le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) s’efforce de tirer profit de ce potentiel, d’apprendre des expériences passées afin d’aider à réaliser l’objectif des pionniers du mouvement des travailleurs : la transformation du monde en le débarrassant du chaos du capitalisme et de la menace de la violence et de la guerre.
-
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Il y a 100 ans les Etats bourgeois d’Europe, après des années de conflits larvés autours des colonies, déclenchaient la plus grande boucherie que l’humanité avait connue : la 1ère guerre inter-impérialiste mondiale.
Par Yann Venier, Gauche Révolutionnaire (CIO-France)
Ils furent peu nombreux à s’y opposer. La plupart des dirigeants socialistes des pays belligérants de la Deuxième Internationale, mais aussi des syndicalistes, qui en paroles depuis des années s’étaient opposés à l’escalade militariste, sombrèrent de la manière la plus servile dans l’Union sacrée avec leur bourgeoisie belliciste.
Jean Jaurès, l’un des leaders du socialisme en France, s’opposa jusqu’au dernier moment au carnage qui se préparait. On ne lui laissa pas le temps de continuer son combat contre la guerre, puisqu’il fut assassiné le 31 juillet 1914, par un obscur étudiant nationaliste. Le lendemain, le gouvernement français décréta la mobilisation générale soutenu par les leaders socialistes débarrassés de Jaurès.
Jaurès le socialiste réformiste
Issu de la petite-bourgeoisie du Tarn, il entre en politique à 25 ans en 1885, après des étudse brillantes en philosophie, comme député républicain du centre-droit (« opportuniste ») avec des préoccupations sociales. C’est la grande grève des mineurs de Carmaux en 1892, pour la défense d’un des leurs élu maire socialiste de cette ville et immédiatement licencié, qui va le faire basculer vers le socialisme.
Jaurès pense que la socialisation des moyens de production peut advenir dans le cadre de la République bourgeoise au moyen de réformes sociales. Pour les réformistes, les socialistes doivent acquérir le pouvoir politique dans le cadre institutionnel du capitalisme afin de réformer la société capitaliste et la transformer en société socialiste petit à petit, morceau par morceau.
C’est dans ce cadre que Jaurès défendra l’entrée d’Alexandre Millerand (un autre socialiste réformiste et indépendant) dans le gouvernement du centre de Waldeck-Rousseau à la suite de l’effervescence né de l’affaire Dreyfus en 1899. Il prendra logiquement la défense de ce qu’on appellera le «ministérialisme» (l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois) et de l’activité pourtant inconsistante de Millerand. Cependant, après l’expérience Millerand, 1er socialiste dans un gouvernement bourgeois, il rompit avec cette orientation de bloc des gauches (alliance de courants socialistes et de la bourgeoisie « radicale et progressiste »).
Par son intelligence et grâce à son éloquence, Jaurès deviendra rapidement le leader du réformisme socialiste en France. Il s’opposera d’un point de vue théorique aux « marxistes orthodoxes » tel Jules Guesde. Mais en pratique, l’activité quotidienne militante des deux courants sera de plus en plus similaire.
Jaurès le pacifiste
Le capitalisme à la fin du XIXème entre dans une nouvelle phase de son histoire : l’impérialisme. Lénine le définira ainsi dans son livre «Impérialisme : stade suprême du capitalisme ». Cette phase de pourrissement et d’accentuation des contradictions du système mène les Etats capitalistes à mener une politique coloniale systématique mais aussi à s’affronter pour défendre les intérêts de leur bourgeoisie.
Pour les socialistes marxistes ou réformistes (comme pour tous les internationalistes), il n’y avait pas d’intérêts communs à défendre entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Les socialistes au niveau international, de toute obédience, ont très vite entrevu les risques d’une déflagration mondiale et les débats autour des moyens à mettre en œuvre pour empêcher une guerre interimpérialiste. «L’école française» mettait en avant la grève générale comme arme du pacifisme ouvrier pour empêcher les guerres. Jaurès en fut le plus ardent défenseur. Il ne changera pas d’un iota sur la question jusqu’à son assassinat. Cependant, ses écrits, en particulier son livre «L’armée nouvelle », publié en 1911, s’inscriront dans une perspective patriotique partagée largement à l’époque et qui participeront à désarmer les travailleurs au moment crucial.
Pour Jaurès, comme pour d’autres avant lui, il fallait faire la distinction entre guerre offensive et guerre défensive : la première était à combattre au moyen de la grève générale afin de faire pression sur son gouvernement belliciste pour qu’il trouve grâce aux institutions supranationales du capitalisme une voie de conciliation avec le pays qu’il envisageait d’attaquer. La seconde permettait l’union du prolétariat avec sa propre bourgeoisie afin de lutter contre l’envahisseur.
Ce que Jaures défendait, c’était l’idée du « peuple en armes » organisé en milices sur tout le territoire à l’opposé d’une armée en casernes coupée de la population, et contre l’allongement du service militaire à 3 ans. Une référence directe à la Révolution Française mais ramenée à l’idée chère aux classes dominantes de « défense nationale ».
Cette vision des choses de Jaurès était certainement induite par sa défense inconditionnelle de la République française et des ses acquis en termes de démocratie bourgeoise et de possibilités d’avancer vers le socialisme face à l’ensemble des autres pays d’Europe, tous encore sous un régime monarchique qu’il honnissait. Autrement dit, le patriotisme de Jaurès se confond avec la défense de la République.
Jaurès, le tribun du peuple
Quoi qu’il en soit, il fut le plus grand tribun que la classe ouvrière française ait connu. Un homme politique d’une force et d’une intelligence incomparable pour saisir les évolutions, emprunt de générosité et d’humanisme. Ses discours et ses écrits resteront parmi les plus beaux de la littérature politique.
Il apporta un élément central de l’activité socialiste à partir du moment où il s’engagea dans la défense de Dreyfus : la compréhension qu’aucune question ne devait rester étrangère au mouvement socialiste et à la classe ouvrière, à l’heure où les représentants « orthodoxes » du marxisme en France se confinaient dans un abstentionniste stérile justifié par le fait que cette question aurait été une affaire interne à la bourgeoisie.
Comme tout le monde, Jaurès était le fruit de son époque. Après la Commune, le prolétariat français ne se posa jamais concrètement la question de la prise révolutionnaire du pouvoir. Jaurès ne le fit pas non plus. Si les idées et les pratiques qu’il défendit (ministérialisme, patriotisme) participèrent à la faillite de la IIème Internationale, son réformisme était sincère, même si son exaltation le mena parfois à une extrême mauvaise foi. Son réformisme est à replacer dans la défense de la révolution française et de ses acquis. Pour lui, le socialisme devait être la continuation de la grande révolution. Le socialisme en était l’achèvement. Il parachèverait et consoliderait la République.
Venu du radicalisme bourgeois, Jaurès était devenu un socialiste réformiste qui évoluait sur la gauche. Un morceau de plomb arrêta cette évolution. Avec toutes ses limites, Jaurès reste immense comparé aux dirigeants du Front de Gauche d’aujourd’hui, lui qui disait clairement : « Le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement ». En cela, on est loin de ce qui peut être défendu à gauche du parti socialiste, de Mélenchon au PCF, dont l’idée « directrice » et « visible » reste le flou permanent vis à vis du PS et des Verts.
-
Trotsky à propos de Jean Jaurès (1915)
Texte issu de Marxists.org, les archives internet marxistes
Un an a passé depuis la mort du plus grand homme de la Troisième République. Le torrent furieux des événements qui ont suivi immédiatement cette mort n’a pas pu submerger la mémoire de Jaurès et n’a réussi que partiellement à détourner de lui l’attention. Il y a maintenant dans la vie politique française un grand vide. Les nouveaux chefs du prolétariat, répondant au caractère de la nouvelle période révolutionnaire, ne sont pas encore apparus. Les anciens ne font que rappeler plus vivement que Jaurès n’est plus…
La guerre a rejeté à l’arrière-plan, non seulement des figures individuelles, mais une époque toute entière : celle pendant laquelle a grandi et s’est formée la génération dirigeante actuelle. Cette époque, qui appartient déjà au passé, attire l’esprit par le perfectionnement de sa civilisation, le développement ininterrompu de sa technique, de la science, des organisations ouvrières, et paraît en même temps mesquine dans le conservatisme de sa vie politique, dans les méthodes réformistes de sa lutte des classes.
A la guerre franco-allemande et à la Commune de Paris a succédé une période de pays armée et de réaction politique où l’Europe, abstraction faite de la Russie, ne connut ni la guerre ni la révolution. Alors que le capital se développait puissamment, débordant les cadres des états nationaux, déferlant sur tous les pays et s’assujettissant les colonies, la classe ouvrière, elle construisait ses syndicats et ses partis socialistes. Néanmoins, toute la lutte du prolétariat durant cette époque était imprégnée de l’esprit de réformisme, d’adaptation au régime de l’industrie nationale et à l’état national. Après l’expérience de la Commune de Paris, le prolétariat européen ne posa pas une seule fois pratiquement, c’est à dire révolutionnairement, la question de la conquête du pouvoir politique.
Ce caractère pacifique de l’époque laissa son empreinte sur toute une génération de chefs prolétariens imbus d’une méfiance sans borne envers la lutte révolutionnaire directe des masses. Lorsque éclata la guerre et que l’Etat national entra en campagne avec toutes ses forces, il n’eut pas de peine à mettre à genoux la majorité des chefs ” socialistes “. De la sorte l’époque de la IIème Internationale se termina par la faillite irrémédiable des partis socialistes officiels. Ces partis subsistent encore, c’est vrai, comme monuments de l’époque passée, soutenus par l’inertie et l’ignorance et… les efforts des gouvernements. Mais l’esprit du socialisme prolétarien les a quittés et ils sont voués à la ruine. Les masses ouvrières qui durant des dizaines d’années, ont absorbé des idées socialistes, acquièrent maintenant seulement, dans les terribles épreuves de la guerre, la trempe révolutionnaire. Nous entrons dans une période de bouleversement révolutionnaires sans précédent. La masse fera surgir en son sein de nouvelles organisations et de nouveaux chefs se mettront à sa tête.
Deux des plus grands représentants de la II° Internationale ont quitté la scène avant l’ère des tempêtes et des ébranlements : ce sont Bebel et Jaurès. Bebel est mort à la limite de l’âge, après avoir dit ce qu’il avait à dire. Jaurès a été tué dans sa 55° année, en plein épanouissement de son énergie créatrice. Pacifiste et adversaire irréductible de la politique de la diplomatie russe, Jaurès lutta jusqu’à la dernière minute contre l’intervention de la France dans la guerre. Dans certains milieux on considérait que la ” guerre de revanche ” ne pourrait s’ouvrir la voie que sur le cadavre de Jaurès. Et en juillet 1914, Jaurès fut tué à la table d’un café par un obscur réactionnaire du nom de Villain. Qui a armé le bras de Villain ? Les impérialistes français seulement ? Et ne pourrait-on, en cherchant bien, découvrir également dans cet attentat la main de la diplomatie russe ? C’est là la question qui s’est posée fréquemment dans les milieux socialistes. Lorsque la révolution européenne s’occupera de la liquidation de la guerre, elle nous dévoilera entre autres le mystère de la mort de Jaurès [1]…
Jaurès naquit le 3 septembre 1859 à Castres, dans ce Languedoc qui a donné à la France des hommes éminents comme Guizot, Auguste Comte, La Fayette, La Pérouse, Rivarol et beaucoup d’autres. Un mélange de races multiples, dit un biographe de Jaurès, Rappoport, a mis son heureuse empreinte sur le génie de cette région qui, au Moyen-Age déjà, était le berceau des hérésies et de la libre pensée.
La famille de Jaurès appartenait à la moyenne bourgeoisie et devait mener pour l’existence une lutte de tous les instants. Jaurès lui-même eut besoin de l’aide d’un protecteur pour achever ses études universitaires. En 1881, à sa sortie de l’Ecole Normale Supérieure, il est nommé professeur au lycée de jeunes filles d’Albi et, en 1883, passe à l’Université de Toulouse où il enseigne jusqu’en 1885, année où il est élu député. Il n’avait que 26 ans. Il se donne alors tout entier à la lutte politique et sa vie se confond avec celle de la Troisième République.
Jaurès débuta au Parlement sur les questions d’instruction publique. ” La Justice “, alors organe du radical Clémenceau, qualifia de ” magnifique ” le premier discours de Jaurès et souhaita à la Chambre d’entendre fréquemment ” une parole aussi éloquente et aussi nourrie d’idées “. Dans la suite, Jaurès eut maintes fois à appliquer cette éloquence contre Clémenceau lui-même.
A cette première époque de sa vie, Jaurès ne connaissait le socialisme que théoriquement et très imparfaitement. Mais son activité le rapprochait de plus en plus du parti ouvrier. Le vide idéologique et la dépravation des partis bourgeois le repoussaient invinciblement.
En 1893, Jaurès adhère définitivement au mouvement socialiste et occupe presque aussitôt une des premières places dans le socialisme européen. En même temps, il devient la figure la plus éminente de la vie politique de la France.
En 1894, il assume la défense de son très peu recommandable ami Gérault-Richard déféré aux tribunaux pour outrage au Président de la République dans l’article ” A bas Casimir ! “. Dans son plaidoyer, tout entier subordonné à un but politique et dirigé contre Casimir Périer, il dévoile cette force terrible d’un sentiment agissant qui a nom la haine. Avec des mots vengeurs il flagella le président lui-même et les usuriers ses aïeux, qui trahissaient la bourgeoisie, une dynastie pour l’autre, la monarchie pour la république, tout le monde en bloc et chacun en particulier et ne restaient fidèles qu’à eux-mêmes.
” Monsieur Jaurès “, lui dit le président du tribunal, ” vous allez trop loin…vous assimilez la maison Périer à une maison publique. ”
Jaurès : ” Pas du tout, je la mets au-dessous. ”
Gérault-Richard fut acquitté. Quelques jours plus tard, Casimir Périer donnait sa démission. Du coup Jaurès grandit de plusieurs coudées dans l’opinion publique : tous sentirent la force effrayante de ce tribun.
Dans l’affaire Dreyfus, Jaurès se révéla dans toute sa puissance. Il eut au début, comme d’ailleurs dans tous les cas sociaux critiques, une période de doutes et de faiblesses où il était accessible aux influences de droite et de gauche. Sous l’influence de Guesde et de Vaillant qui considéraient l’affaire Dreyfus comme une querelle de coteries capitalistes à laquelle le prolétariat devait rester indifférent, Jaurès hésitait à s’occuper de l’affaire. L’exemple courageux de Zola le tira de son indécision, l’enthousiasma, l’entraîna. Une fois en mouvement, Jaurès alla jusqu’au bout, il aimait dire de lui : ago quod ago [je fais ce que je fais].
Pour Jaurès l’affaire Dreyfus résumait et dramatisait la lutte contre le cléricalisme, la réaction, le népotisme parlementaire, la haine de race, l’aveuglement militariste, les intrigues sourdes de l’état-major, la servilité des juges, toutes les bassesses que peut mettre en action le puissant parti de la réaction pour arriver à ses fins.
De tout le poids de sa colère, Jaurès accabla l’antidreyfusard Méline, qui vient précisément de remonter à la surface avec un portefeuille dans le ” grand ” ministère Briand : ” Savez-vous, dit-il, de quoi nous périssons ? Je vais vous le dire sous ma propre responsabilité : nous mourons tous, depuis l’ouverture de cette affaire, des demi-mesures, des silences, des équivoques, du mensonge, de la lâcheté. Oui : des équivoques et de la lâcheté. ”
” Il ne parlait plus, dit Reinach, il tonnait, le visage enflammé, les mains tendus vers les ministres, qui protestaient, et la droite, qui hurlait. ” C’était là le véritable Jaurès.
En 1899, Jaurès réussit à proclamer l’unité du parti socialiste. Mais cette unité fut éphémère. La participation de Millerand au ministère, conséquence logique de la politique du Bloc des Gauches, détruisit l’unité et, en 1900-1901, le socialisme français se scinda de nouveau en deux partis. Jaurès prit la tête de celui d’où était sorti Millerand. Au fond, par ses conceptions, Jaurès était et restait un réformiste. Mais il possédait une étonnante faculté d’adaptation et en particulier d’adaptation aux tendances révolutionnaires du moment. C’est ce qu’il montra dans la suite à maintes reprises.
Jaurès était entré dans le parti, homme mûr, avec une philosophie idéaliste entièrement formée… Cela ne l’empêcha pas de courber son cou puissant (Jaurès était d’une complexion athlétique) sous le joug de la discipline organique et il eut maintes fois l’occasion de démontrer qu’il savait non seulement commander mais aussi se soumettre. A son retour du Congrès International d’Amsterdam qui avait condamné la politique de dissolution du parti ouvrier dans le Bloc de Gauches et la participation des socialistes au ministère, Jaurès rompit ouvertement avec la politique du Bloc. Le président du Conseil, l’anticlérical Combes, prévint Jaurès que la rupture de la coalition l’obligerait à quitter la scène. Cela n’arrêta pas Jaurès. Combes donna sa démission. L’unité du parti, où se fondirent jauressistes et guesdistes, était assurée. Depuis lors, la vie de Jaurès se confond avec celle du parti unifié, dont il avait pris la direction.
Le meurtre de Jaurès n’a pas été le fait du hasard. Il a été le dernier chaînon d’une fumeuse campagne de haine, de mensonges et de calomnies que menaient contre lui ses ennemis de toutes nuances. On pourrait composer une bibliothèque entière des attaques et des calomnies dirigées contre Jaurès. ” Le Temps ” publiait chaque jour un et parfois deux articles contre le tribun. Mais on devait se borner à attaquer ses idées et ses méthodes d’action : comme personnalité il était presque invulnérable, même en France, où l’insinuation personnelle est une des armes les plus puissantes de la lutte politique. Pourtant on parla à mots couverts de la force de corruption de l’or allemand… Jaurès mourut pauvre. Le 2 août 1914, ” Le Temps ” fut obligé de reconnaître ” l’honnêteté absolue ” de son ennemi terrassé.
J’ai visité en 1915, le café désormais célèbre du Croissant situé à deux pas de ” l’Humanité “. C’est un café parisien typique : plancher sale avec de la sciure de bois, banquettes de cuir, chaises usées, tables de marbre, plafond bas, vins et plats spéciaux, en un mot ce que l’on ne rencontre qu’à Paris. On m’a indiqué un petit canapé près de la fenêtre : c’est là qu’a été tué d’un coup de revolver le plus génial des fils de la France actuelle.
Famille bourgeoise, université, députation, mariage bourgeois, fille que la mère mène à la communion, rédaction du journal, direction d’un parti parlementaire : c’est dans ce cadre extérieur qui n’a rien d’héroïque que s’est écoulée une vie d’une tension extraordinaire, d’une passion exceptionnelle.
On a maintes fois appelé Jaurès le dictateur du socialisme français, parfois même, la droite l’a appelé le dictateur de la République. Il est incontestable que Jaurès a joué dans le socialisme français un rôle incomparable. Mais dans sa ” dictature ” il n’y avait rien de tyrannique. Il dominait sans effort : homme de grande envergure, esprit puissant, tempérament génial, travailleur exceptionnel, orateur à la voix merveilleuse, Jaurès, par la force des choses, occupait la première place, à une si grande distance de ses rivaux qu’il ne pouvait éprouver le besoin de concilier sa position par les intrigues et les machinations où Pierre Renaudel, le ” chef ” actuel du social-patriotisme, était passé maître.
Nature large, Jaurès avait une répulsion physique pour tout sectarisme. Après quelques oscillations il découvrait le point qui lui semblait décisif pour le moment donné. Entre ce point de départ pratique et ses constructions idéalistes, il disposait sans effort sur soi-même, les points de vue qui complétaient ou restreignaient son point de vue personnel, conciliait les nuances opposées, fondait les arguments contradictoires dans une unité qui était loin d’être irréprochable. C’est pourquoi il dominait non seulement les assemblées populaires et parlementaires, où sa passion extraordinaire maîtrisait l’auditoire, mais encore les congrès du parti où il dissolvait les oppositions de tendances dans des perspectives vagues et des formules souples. Au fond, il était un éclectique, mais un éclectique de génie.
” Notre devoir est haut et clair : toujours propager l’idée toujours exciter et organiser les énergies, toujours espérer, toujours lutter jusqu’à la victoire finale… ” Tout Jaurès est dans cette lutte dynamique. Son énergie créatrice bouillonne dans toutes les directions, excite et organise les énergies, les pousse à la lutte.
Comme l’a bien dit Rappoport, la magnanimité et la bonté émanaient de Jaurès. Mais il possédait en même temps, au degré suprême, le talent de la colère concentrée, non pas de la colère qui aveugle, obscurcit le cerveau et mène aux convulsions politiques, mais de la colère qui tend la volonté et lui inspire les caractéristiques les plus justes, les épithètes les plus expressives qui frappent directement au but. On a vu plus haut sa caractéristique des Périer. Il faudrait relire tous ses discours et articles contre les héros ténébreux de l’affaire Dreyfus. Voici ce qu’il disait de l’un d’eux, le moins responsable : ” Après s’être essayé dans l’histoire de la littérature à des constructions vides, à des systèmes fragiles et inconsistants, M Brunetière a trouvé enfin asile sous les voûtes lourdes de l’Eglise ; il cherche maintenant à voiler sa banqueroute personnelle en proclamant la faillite de la science et de la liberté. Après avoir vainement essayer de tirer de ses profondeurs quelque chose qui ressemble à une pensée, il glorifie l’autorité avec une sorte de magnifique humiliation ; maintenant qu’il a perdu, aux yeux des générations nouvelles, tout le crédit dont il a abusé un certain moment, grâce à son aptitude aux généralisations vides, il veut tuer la pensée libre qui lui échappe. ” Malheur à celui sur qui s’abattait sa lourde main !…
Entré au parlement en 1885 Jaurès y siégea sur les bancs de la gauche modérée. Mais son passage au socialisme ne fut pas une catastrophe ni un saut. Sa ” modération ” primitive recelait d’immenses réserves d’humanisme social agissant qui, dans la suite, se développa naturellement en socialisme. D’autre part, son socialisme ne prenait jamais un caractère de classe nettement accusé et ne rompait jamais avec les principes humanitaires et les conceptions du droit naturel si profondément imprimées dans la pensée politique française de l’époque de la grande révolution.
En 1889 Jaurès demande aux députés : ” Le génie de la Révolution française est-il donc épuisé ? Est-il possible que vous ne puissiez trouver dans les idées de la Révolution une réponse à toutes les questions qui se posent actuellement, à tous les problèmes qui se dressent devant vous ? La Révolution n’a-t-elle pas conservé sa vertu immortelle, ne peut-elle pas donner une réponse à toutes les difficultés sans cesse renouvelées parmi lesquelles nous passons notre chemin ? ” L’idéalisme du démocrate, on le voit, n’est encore nullement touché par la critique matérialiste. Plus tard Jaurès s’assimilera une grande partie du marxisme. Mais le fond démocratique de sa pensée subsistera jusqu’au bout.
Jaurès entra dans l’arène politique à l’époque la plus sombre de la Troisième République qui n’avait alors qu’une quinzaine d’années d’existence et qui, dépourvue de traditions solides, avait contre elle des ennemis puissants. Lutter pour la République, pour sa conservation, pour son ” épuration “, ce fut là l’idée fondamentale de Jaurès, celle qui inspira toute son action. Il cherchait pour la République une base sociale plus large, il voulait mener la République au peuple pour organiser par elle ce dernier et faire en fin de compte de l’Etat républicain l’instrument de l’économie socialiste. Le socialisme pour Jaurès démocrate était le seul moyen sûr de consolider la République et le seul moyen possible de la parachever. Il ne concevait pas la contradiction entre la politique bourgeoise et le socialisme, contradiction qui reflète la rupture historique entre le prolétariat et la bourgeoisie démocratique. Dans son aspiration infatigable à la synthèse idéaliste, Jaurès était, à sa première époque, un démocrate prêt à adopter le socialisme ; à sa dernière époque, un socialiste qui se sentait responsable de toute la démocratie.
Si Jaurès a donné au journal qu’il a créé le nom de ” l’Humanité “, ce n’est pas là l’effet du hasard. Le socialisme n’était pas pour lui l’expression théorique de la lutte des classes du prolétariat. Au contraire, le prolétariat restait à ses yeux une force historique au service du droit, de la liberté et de l’humanité. Au-dessus du prolétariat il réservait une grande place à l’idée de ” l’humanité ” en soi, qui chez les déclamateurs français ordinaires n’est qu’une phrase vide, mais dans laquelle il mettait, lui, un idéalisme sincère et agissant.
En politique Jaurès alliait une extrême acuité d’abstraction idéaliste à une forte intuition de la réalité. C’est ce qu’on peut constater dans toute son activité. L’idée matérielle de la Justice et du Bien va chez lui de pair avec une appréciation empirique des réalités même secondaires. En dépit de son optimisme moral, Jaurès comprenait parfaitement les circonstances et les hommes et savait très bien utiliser les unes et les autres. Il y avait en lui beaucoup de bon sens. On l’a appelé à maintes reprises le paysan madré. Mais par le fait seul de l’envergure de Jaurès, son bon sens était étranger à la vulgarité. Et ce qui est le principal, ce bon sens était mis au service de ” l’idée “.
Jaurès était un idéologue, un héraut de l’idée telle que l’a définie Alfred Fouillée lorsqu’il parle des ” idées-forces ” de l’histoire. Napoléon n’avait que du mépris pour les ” idéologues ” (le mot est de lui). Pourtant il était lui-même l’idéologue du nouveau militarisme. L’idéologue ne se borne pas à s’adapter à la réalité, il en tire ” l’idée ” et il la pousse jusqu’aux extrêmes conséquences. Aux époques favorables cela lui donne des succès que ne pourrait jamais obtenir le praticien vulgaire ; mais cela lui prépare aussi des chutes vertigineuses lorsque les conditions objectives se retournent contre lui.
Le ” doctrinaire ” se fige dans la théorie dont il tue l’esprit. Le ” praticien-opportuniste ” s’assimile des procédés déterminés du métier politique ; mais qu’il survienne un bouleversement inopiné et il se trouve dans la situation d’un manœuvre que l’adaptation d’une machine rend inutile. ” L’idéologue ” de grande envergure n’est impuissant qu’au moment où l’histoire le désarme idéologiquement, mais même alors il est parfois capable de se réarmer rapidement, de s’emparer de l’idée de la nouvelle époque et de continuer à jouer un rôle de premier plan.
Jaurès est un idéologue. Il dégageait de la situation politique l’idée qu’elle comportait et, dans son service de cette idée, ne s’arrêtait jamais à mi-chemin. Ainsi, à l’époque de l’affaire Dreyfus, il poussa à ses dernières conséquences l’idée de la collaboration avec la bourgeoisie de gauche et soutint avec passion Millerand, politicien empirique vulgaire qui n’a jamais rien eu et qui n’a rien de l’idéologue, de son courage et de son envolée. Dans cette voie, Jaurès ne pouvait que s’acculer lui-même à une impasse politique – ce qu’il fit avec l’aveuglement volontaire et désintéressé d’un idéologue prêt à fermer les yeux sur les faits pour ne pas renoncer à l’idée-force.
Avec une passion idéologique sincère, Jaurès combattit le danger de la guerre européenne. Dans cette lutte comme dans toutes celles qu’il mena, il appliqua parfois les méthodes qui étaient en contradiction profonde avec le caractère de classe de son parti et qui semblaient à beaucoup de ses camarades pour le moins risquées. Il espérait beaucoup en lui-même, en sa force personnelle, en son ingéniosité, en sa faculté d’improvisateur ; dans les couloirs du Parlement il apostrophait ministres et diplomates et, avec un optimisme exagéré sur son influence, les accablait du poids de son argumentation. Mais les conversations et les influences de coulisse ne découlaient nullement de la nature de Jaurès qui ne les érigeait pas en système, car il était un idéologue politique et non un doctrinaire de l’opportunisme. Il était prêt à mettre avec une égale passion au service de l’idée qui le possédait, les moyens les plus opportunistes et les plus révolutionnaires, et si cette idée répondait au caractère de l’époque, il était capable comme pas un d’en obtenir des résultats splendides. Mais il allait également au devant des catastrophes. Comme Napoléon, il pouvait dans sa politique avoir des Austerlitz et des Waterloo.
La guerre mondiale devait mettre Jaurès face à face avec des questions qui divisèrent le socialisme européen en deux camps ennemis. Quelle position eut-il occupé ? Indubitablement, la position patriotique. Mais il ne se serait jamais résigné à l’abaissement qu’a subi le parti socialiste français sous la direction de Guesde, Renaudel, Sembat et Thomas… Et nous avons entièrement le droit de croire qu’au moment de la révolution future, le grand tribun eût déterminé, choisi sans erreur sa place et développé ses forces jusqu’au bout.
Un morceau de plomb a soustrait Jaurès à la plus grande des épreuves politiques.
Jaurès était l’incarnation de la force personnelle. Le moral en lui correspondait parfaitement au physique : l’élégance et la grâce en elles-mêmes lui étaient étrangères ; par contre ses discours et ses actes avaient cette beauté supérieure qui distingue les manifestations de la force créatrice sûre d’elle-même. Si l’on considère la limpidité et la recherche de la forme comme les traits typiques de l’esprit français, Jaurès peut paraître peu caractéristique de la France. En réalité il était Français au plus haut degré. Parallèlement aux Voltaire, aux Boileau, aux Anatole France en littérature, aux héros de la Gironde ou aux Viviani et Deschanel actuels en politique, la France a produit des Rabelais, des Balzac, des Zola, des Mirabeau, des Danton et des Jaurès. C’est là une race d’hommes d’une puissante musculature physique et morale, d’une intrépidité sans égale, d’une force de passion supérieure, d’une volonté concentrée. C’est là un type athlétique. Il suffisait d’entendre la voix tonnante de Jaurès et de voir son large visage éclairé d’un reflet intérieur, son nez impérieux, son cou de taureau inaccessible au joug pour se dire : voilà un homme.
La force principale de Jaurès orateur était la même que celle de Jaurès politicien : la passion tendue extériorisée, la volonté d’action. Pour Jaurès l’art oratoire n’a pas de valeur intrinsèque, il n’est pas un orateur, il est plus que cela : l’art de la parole pour lui n’est pas une fin mais un moyen. C’est pourquoi, orateur le plus puissant de son temps, et peut-être de tous les temps, il est ” au-dessus ” de l’art oratoire, il est toujours supérieur à son discours comme l’artisan l’est à son outil…
Zola était un artiste – il avait débuté par l’impossibilité morale du naturalisme – et soudain il se révéla par le coup de tonnerre de sa lettre ” J’accuse “. Sa nature recelait une puissante force morale qui trouva son expression dans son œuvre gigantesque, mais qui était en réalité plus large que l’art : c’était une force humaine détruisant et construisant. Il en était de même de Jaurès. Son art oratoire, sa politique, avec toutes ses conventions inévitables, dévoilaient une personnalité royale avec une musculature morale véritable, une volonté acharnée de lutte et de victoire. Il ne montait pas à la tribune pour y présenter les visions qui l’obsédaient ou pour donner l’expression la plus parfaite à une chaîne d’idée, mais pour rassembler les volontés dispersées dans l’unité d’un but : son discours agit simultanément sur l’intelligence, le sentiment esthétique et la volonté, mais toutes ces forces de son génie oratoire, politique, humain, sont subordonnées à sa force principale : la volonté d’action.
J’ai entendu Jaurès aux assemblées populaires de Paris, aux Congrès internationaux, aux commissions des Congrès. Et toujours je croyais l’entendre pour la première fois. En lui aucune routine : se cherchant , se trouvant lui-même, toujours et inlassablement mobilisant à nouveau les forces multiples de son esprit, il se renouvelait sans cesse et ne se répétait jamais. Sa force puissante, naturelle, s’alliait à une douceur rayonnante qui était comme un reflet de la plus haute culture morale. Il renversait les rochers, tonnait, ébranlait mais ne s’étourdissait jamais lui-même, était toujours sur ses gardes, saisissait admirablement l’écho qu’il provoquait dans l’assemblée, parait les objections, balayant quelquefois impitoyablement tel un ouragan, toute résistance sur son chemin, parfois écartant tous les obstacles avec magnanimité et douceur comme un maître, un frère aîné. Ainsi le marteau-pilon gigantesque réduit en poussière un bloc énorme ou enfonce avec précision un bouchon dans une bouteille sans la briser.
Paul Lafargue, marxiste et adversaire de Jaurès, l’appelait un diable fait homme. Cette force diabolique, ou pour mieux dire ” divine “, s’imposait à tous, amis ou ennemis. Et fréquemment, fascinés et admiratifs comme devant un grandiose phénomène de la nature, ses adversaires écoutaient suspendus à ses lèvres le torrent de son discours qui roulait irrésistible, éveillant les énergies, entraînant et subjuguant les volontés.
Il y a trois ans, ce génie, rare présent de la nature à l’humanité, a péri avant d’avoir donné toute sa mesure. Peut-être la fin de Jaurès était-elle nécessaire à l’esthétique de sa physionomie ? Les grands hommes savent disparaître à temps. Sentant la mort, Tolstoï prit un bâton, s’enfuit de la société qu’il reniait et s’en fut mourir en pèlerin dans un village obscur. Lafargue, épicurien doublé d’un stoïcien, vécut dans une atmosphère de paix et de méditation jusqu’à 70 ans, décida que c’en était assez et prit du poison. Jaurès, athlète de l’idée, tomba sur l’arène en combattant le plus terrible fléau de l’humanité et du genre humain : la guerre. Et il restera dans la mémoire de la postérité comme le précurseur, le prototype de l’homme supérieur qui doit naître des souffrances et des chutes, des espoirs et de la lutte.
Notes
[1] Trotsky pensait que Villain avait été l’instrument de “services”, probablement tsaristes. Rien n’a été définitivement prouvé, dans un sens ou dans l’autre. Villain sera quant à lui abattu par des miliciens ouvriers aux Baléares où il s’était fixé lors de l’engagement de la guerre d’Espagne.
[2] Sur Jaurès voir aussi l’article de Trotsky dans la “Kievskaya Mysl” en janvier 1909.
-
Centenaire de 14-18 : A qui rendre hommage et comment ?
Les commémorations du centenaire de la première guerre mondiale arrivent à grands pas. Certains se frottent d’ailleurs déjà les mains à l’idée de l’affluence de touristes du monde entier se pressant sur les lieux des grandes batailles qui ont eu le sol belge comme décor. Une excellente occasion pour Jan Durnez (CD&V) par exemple, bourgmestre d’Ypres (ville martyre de la première guerre), de s’adonner à une grande opération de city marketing, lui permettant à la fois de détourner l’attention des problèmes quotidiens de ses administrés et de faire valoir une gestion marchande de la ville dans le plus pur style néo-libéral.
Par Simon (Liège)
Cette politique de Mr Durnez, navrante de banalité, ne doit pourtant pas cacher l’essentiel. A savoir la façon dont les commémorations de la première guerre mondiale vont pouvoir alimenter le discours dominant, celui de l’establishment capitaliste et des politiques à sa solde. La pléiade d’expositions et d’évènements en tous genres qui vont avoir lieu à ce sujet chez nous, d’Ostende à Neufchâteau, se fera au nom du devoir de mémoire. Un concept à la mode, au demeurant extrêmement pratique pour ranger les historiens dans une fonction inoffensive, celle de gardiens d’un passé révolu. Et qui, surtout, permet d’écarter toute tentative d’analyse des évènements du passé au nom du respect des morts et de leur sacrifice. Que va-t-on donc commémorer exactement durant ces évènements ?
Dans nos régions, il s’agira de dire la souffrance vécue par les soldats et les populations civiles, dans d’autres peut-être, on verra une pointe de chauvinisme reparaître. Mais en règle générale, chacun versera dans un humanisme de bon aloi, se désolera de l’absurdité de la guerre et, probablement, se félicitera que les institutions européennes soient aujourd’hui en place pour garantir la paix. Ce bel unanimisme ne devra surtout pas être troublé par ceux qui voudraient y regarder de plus près, surtout ceux qui viendraient jeter un regard militant sur les évènements de 14-18 car ‘‘ce ne sera pas le moment de parler politique.’’
Pour les marxistes, l’Histoire ne sert pas d’objet de décoration. Elle a pour fonction d’analyser les conditions de développement des évènements passés, de collecter et de conserver les expériences du mouvement social de façon à en tirer les leçons. Voilà pourquoi, à rebours des cérémonies clinquantes, nous nous penchons sur la première guerre mondiale afin d’en faire une analyse pour la classe des travailleurs et afin de rappeler quelques faits qui ne seront pas mis en lumière par les historiens officiels.
Parmi ces faits, on doit rappeler que cette guerre qui sera décrite dans les commémorations futures comme absurde et ‘‘voulue par personne’’ était en réalité une conséquence du développement du capitalisme à l’échelle mondiale et consciemment orchestrée par les classes dominantes de l’époque. Le capitalisme est un système qui ne survit qu’en extension : pour éviter les crises, les bourgeoisies de chaque pays, en situation de concurrence, doivent s’emparer de nouveaux marchés. C’est l’analyse que fait Lénine en 1916 dans le désormais célèbre ‘‘L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme’’. En 1914, ces nouveaux marchés, ce sont les territoires colonisés. Pour s’emparer de ceux de la nation adverse ou pour conserver les siens, chaque bourgeoisie doit recourir à la force et est contrainte pour cela d’employer les classes dominées de son pays. Pour y parvenir, elle va exciter les nationalismes, vanter ses particularismes culturels ou dénigrer ceux du camp adverse et, surtout, elle va recourir au mythe selon lequel les habitants d’un même pays ont des intérêts communs, qu’ils soient exploités ou exploiteurs.
A cette époque, il existait une possibilité de contrer ce discours et d’empêcher les ouvriers et les paysans du monde entier de s’entretuer pour les intérêts de leurs exploiteurs. Cette possibilité s’appelait la IIème Internationale Ouvrière. Organisés à l’échelle mondiale dans de puissants partis ouvriers, les travailleurs avaient le pouvoir de refuser la boucherie au nom de l’intérêt du prolétariat international. Telle ne fut pourtant pas l’option choisie par les dirigeants socialistes de l’époque : refuser la guerre aurait signifié rompre avec un système qui avait fait d’eux des privilégiés. Trotsky dira plus tard que la crise du mouvement ouvrier se résume à la crise de sa direction. La trahison des dirigeants socialistes (alors que des appels à la grève générale avaient pourtant été votés dans divers partis sociaux-démocrates européens en cas de guerre, afin de la stopper) et leur ralliement enthousiaste à leur bourgeoisie nationale laissa les travailleurs d’Europe livrés à eux-mêmes et incapables pour un temps de trouver une expression de classe valable. Mais dans chaque pays, des militants socialistes étaient restés fidèles à l’internationalisme. Réunis à la conférence de Zimmerwald, en Suisse, en 1915, ils entreprirent la construction d’un nouveau mouvement ouvrier international. Parmi ces militants se trouvaient des membres du parti bolchevique russe, qui devait ensuite diriger la révolution d’Octobre 1917.
Voilà aussi ce qu’oublieront de dire les organisateurs des commémorations lénifiantes de cette année : le succès de la révolution socialiste en Russie raisonna dans le monde entier, provoquant un réveil de la lutte de classe et des soulèvements ouvriers un peu partout. Les soldats, d’origine ouvrière ou paysanne dans leur immense majorité, fatigués par quatre années de guerre, trouvèrent dans la révolution bolchévique un moyen d’imposer la paix. Ce qui mis fin à la guerre, ce n’est certainement pas la volonté de dirigeants bourgeois revenus à la raison, mais bien l’agitation ouvrière avec au premier rang, la révolution allemande menée par les ‘‘spartakistes’’ de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. C’est cette révolution qui fit chuter le Kaiser Guillaume et mit fin au IIe Reich. Mais on doit aussi parler des mutineries contre les officiers et des fraternisations entre soldats ennemis qui émaillèrent la ligne de front dans le sillage de la révolution.
À Bruxelles aussi se sont levés les drapeaux rouges. L’establishment capitaliste a été forcé de faire des concessions majeures, comme le suffrage universel masculin. Mais ce n’était pas assez pour en finir avec la fièvre révolutionnaire et, en 1919, 160.000 personnes se mirent en grève, et plus de 290.000 l’année d’après. La journée des huit heures fut introduite en juin 1920 et, fin de cette même année, les travailleurs avaient retrouvé leur pouvoir d’achat d’avant-guerre.Pour nous marxistes, le centenaire de la guerre 14-18 sera l’occasion de saluer la mémoire de ceux qui refusèrent l’idée de combattre leurs frères de classe et qui ont donné leur vie pour l’internationalisme. Loin d’en faire un objet de musée, leur expérience doit servir à nous rappeler l’importance de mettre à l’avant plan l’idée de la lutte de classe et de la solidarité internationale à l’heure où fleurit (et malheureusement même à gauche) l’idée que nous devons nécessairement nous ranger derrière un drapeau national.