Tag: Mouvement Populaire Wallon

  • Le régionalisme de gauche à nouveau à l’agenda ?

    Face à une Flandre dominée par des partis politiques de droite dure, certains pourraient croire que si la Wallonie (et éventuellement Bruxelles aussi) se gérait toute seule, on s’en sortirait mieux pour mener une politique plus à gauche et refuser l’austérité. Le sentiment régionaliste wallon pourrait resurgir dans la prochaine période et nous devons donc nous y préparer.

    Article de Ben

    Ce sentiment est renforcé par le discours du PS, qui cherche à masquer ses responsabilités derrière l’idée que ce sont les partis politiques flamands qui imposent les mesures d’austérité les plus dures. La question du régionalisme de gauche peut donc revenir a l’agenda. Mais soyons clair, l’austérité ne nous est pas imposée par la Flandre, mais par la classe dominante, c’est-à-dire le patronat et les politiciens qui lui sont lié. Les politiciens wallons sont tout autant convaincus de la nécessité de mener l’austérité que leurs collègues flamands. La stratégie et le timing pour appliquer cette austérité peuvent bien différer, les conséquences sont identiques. La résurgence du sentiment régionaliste wallon chez certains politiques et dirigeant syndicaux cachent mal leurs illusions dans le Parti ‘‘Socialiste’’.

    Du neuf avec du vieux

    Mais l’idée n’est pas neuve. Le régionaliste de gauche André Renard avait déjà expliqué durant la grande grève générale de 60-61 que pour appliquer un véritable programme de gauche (les réformes de structures de la FGTB) il fallait que la Wallonie soit plus autonome. Le PS y étant majoritaire, on appliquerait alors beaucoup plus facilement les réformes de structures.

    Même s’il est clair que Renard a popularisé l’idée régionaliste pour dévier la grève de 60-61 du mot d’ordre de ‘‘Marche sur Bruxelles’’ (mot d’ordre derrière lequel se trouvait la confrontation ouverte avec le régime lui-même), cette idée a pourtant fait son chemin parmi les travailleurs. Beaucoup ont cru qu’on pouvait, avec la régionalisation, avoir une Wallonie socialiste. Le Mouvement Populaire Wallon (MPW) qui s’est constitué après la grève de ’60 a popularisé l’idée. A l’origine, le régionalisme et les réformes de structures, sous la pression d’un mouvement de masse, ont été comprises comme anticapitalistes. Par après, ce point de vue a complètement changé : les réformes de structures anticapitalistes sont devenues une recherche réformiste sans principe vers des réformes “réalistes” au sein du capitalisme.

    Un bilan tout sauf socialiste

    Aujourd’hui, la régionalisation a eu lieu. Le PS est puissant en Wallonie depuis déjà de nombreuses années et le bilan des politiques régionales est très loin du socialisme. Qui est satisfait de la politique menée par le PS avec les compétences régionales et communautaires? Aller plus loin dans ce processus ne règlera en rien les problèmes auxquels nous sommes confrontés.

    Ce que l’histoire du régionalisme de gauche en Wallonie nous apprend, c’est que ce ne sont pas les questions institutionnelles qui déterminent la capacité de mener une politique de gauche. C’est l’existence même d’une politique de gauche qui est déterminante, c’est-à-dire un programme ainsi qu’une force sociale concrète pour faire appliquer ce programme.

    L’unité de classe la plus large

    Soyons clair, que ce soit au niveau régional ou national, on ne pourra mener de véritable politique socialiste qu’en s’attaquant au grand capital : en nationalisant (ou régionalisant) les secteurs clés de l’économie sans rachat ni indemnités pour le patronat et les actionnaires, tout cela sous le contrôle et la gestion démocratiques de la collectivité. Pour cela, l’unité la plus large au sein de la classe des travailleurs est nécessaire: wallons comme flamand et bruxellois. D’ailleurs, chaque structure syndicale qui a été divisée sur base communautaire (FGTB enseignement, FGTB métal,…) a immanquablement vu croître les difficultés de mener le combat.

    Faute d’y prendre garde, les sentiments régionalistes pourraient détourner les travailleurs de cette nécessité. Il y a quelques années seulement, une des grosses têtes du PS avait déclaré qu’il se sentait plus proche d’un patron wallon que d’un travailleur flamand ! Même s’il semble bien que les dirigeants du PS sont plus proches du patronat que des travailleurs dans leur ensemble, flamand comme wallon.

    Il est donc très difficile de parler correctement de la question du régionalisme de gauche. Il ne suffit pas de dire que l’on est pour ou que l’on est contre et d’argumenter. Au PSL, nous ne sommes ni pour, ni contre, le tout est de voir ce qui se cache derrière ce régionalisme.

    Nous devons être clair que tant que l’on reste dans le cadre du système capitaliste, le régionalisme ne peut rien amener d’autre que des illusions et des déceptions. Les discussions institutionnelles font systématiquement l’impasse sur la question des intérêts de la grande majorité de la population. D’ailleurs, pour la classe des travailleurs, les discussions institutionnelles sont bien moins décisives que les questions sociales, la situation des services publics, les conditions de travail, la lutte contre le patronat national et international,…

    Seule la reconstruction d’un rapport de force syndical combiné à la construction d’un relai politique de gauche véritable pourra répondre à nos besoins, c’est-à- dire mettre l’économie au service de la collectivité et non plus au service d’une minorité de profiteurs capitalistes et de leur amis politiciens traditionnels.

  • L’ETINCELLE : Mise au point de Louis Van Geyt, ancien président du PCB.KPB

    Notre Camarade Gustave Dache est l’auteur d’un livre intitulé ; « La grève générale insurectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960/61 » Dans cet ouvrage, Gustave s’en prend beaucoup aux « Mandelistes (LCR) et aux Staliniens (PCB-KPB), ci-dessous , nous livrons à nos lecteurs le point de vue de Louis Van Geyt, ancien président du PCB-KPB.

    Louis Van Geyt, Ancien président du PCB-KPB.

    Pour lire la réponse de Gustave Dache à cet article, veuillez cliquer ici

    Le rôle du PCB, avant, pendant et après la Grande Grève.

    Louis Van Geyt (version ajustée et complétée par l’auteur, de la traduction brute par un(e) bénévole de l’article paru dans le Vlaams Marxistisch Tijdscrift – Revue marxiste flamande – n°21, été 2010).

    « Concentré » :

    1. Qui prit la responsabilité du déclenchement de l’action ? Le rôle de G. Debunne, R. Beelen, F. Lauwers, F.Vandenbranden R. Dussart, M. Baiwir …
    2. L’importance de la date de déclenchement (20.12.60) et du mode de l’action ;
    3. Le contraste entre le « sentiment » dominant d’échec, voire de défaite parmi les participants, et la signification réelle de la grève ; comme barrage contre le virage social à droite tenté par l’establishment, et comme tremplin de la poursuite – même ralentie – pendant les vingt années suivantes, du modèle social belge d’après guerre.

    Sources :

    Les souvenirs personnels de l’auteur, alors collaborateur direct de René Beelen, le numéro 2 du PCB-KPB depuis la rupture d’avec le sectarisme de son XI ème Congrès (Vilvorde – décembre 1954). Ceci, en prenant appui sur les archives du PCB-KPB, conservées et gérées par les ASBL Carcob et Dacob*.

    Développement synthétique du « concentré » :

    1) La grève « généralisée » a été déclenchée le 1er jour du débat plénier de la Chambre sur l’ainsi dite loi unique, non seulement malgré A. Cool et L. Major (les présidents « droitiers » de la CSC et de la FGTB d’alors), mais encore à l’encontre de A. Renard (chef de file de la « gauche wallonne » de la FGTB) qui voulait se limiter à un arrêt de travail de 24 heures en janvier ’61.

    Le point de départ de l’action se situait à la CGSP (avec G. Debunne, alors président général de cette Centrale, et F. Lauwers, secrétaire de la régionale d’Anvers du secteur Communaux de celle-ci) et l’initiative de l’extension interprofessionnelle revint au PCB-KPB (avec R. Beelen, secrétaire national de ce parti, R. Dussart, délégué syndical principal CMB aux ACEC de Charleroi, F. Vandenbranden, dirigeant du Comité d’action des dockers d’Anvers et M. Baiwir, chef de file de l’aile gauche de la délégation CMB de Cockerill, tous trois militants en vue du PCB-KPB).

    A. Renard ne rejoignit la lutte qu’après plusieurs jours de résistance contre elle, pour ensuite se porter à sa direction et infléchir, début ’61, son objectif premier – « abattre la loi unique » – en la plaçant sous le mot d’ordre « fédéralisme et réformes de structure » (ces dernières parfois affublées du label discutable d’ « anticapitalistes ») – mot d’ordre sous l’égide duquel allait être fondé le Mouvement Populaire Wallon.

    2) Le PCB-KPB, important acteur de la préparation et du déclenchement de la grève, par delà le secteur public, n’a pas seulement fortement contribué à l’ample et vigoureux déploiement de celle-ci. Il a en même temps, continûment mis l’accent sur le caractère « constitutionnel et non insurrectionnel » de la lutte. Ainsi, il s’est opposé, principalement par la voix de René Beelen, à une nouvelle marche sur Bruxelles, à des actions violentes comme aux Guillemins, au sabotage des pylônes électriques etc. Il a de la sorte riposté efficacement à la campagne « de l’autobus » de l’aile dure à l’intérieur et autour du gouvernement Eyskens – Lilar (avec entre autres Vanden Boeynants) – campagne selon, laquelle la grève, prétendument était de type « insurrectionnel ».Cette intervention du PCB-KPB fut pour une bonne part dans le fait que la grève allait déboucher sur les suites évoquées au point 3) ci-après.

    3) Parce que la grève avait sensiblement régressé lors du vote final par la Chambre d’une loi unique quelque peu « rabotée », la plupart des grévistes ont repris le travail avec le sentiment que la lutte s’était soldée par un échec, voire par une défaite.

    Or, dans les faits, celle-ci a débouché presque immédiatement sur la chute du gouvernement Eyskens Lilar, sur la dissolution de Chambres dominées par la droite, et sur la formation d’une majorité et d’un gouvernement « de centre gauche » (Lefèvre – Spaak). En somme, l’establishment s’était vu contraint de prendre ses distances d’avec la stratégie agressive de son aile dure.

    Il faut dire que dans la plupart des « bastions » de la FGTB-ABVV, la reprise même résignée du travail s’était déroulée « dans l’ordre », délégués syndicaux en tête, tandis que dans bien des secteurs du mouvement ouvrier chrétien (et particulièrement de l’ACV-CSC) surgit une sérieuse crise à la suite de la non participation du syndicalisme « vert » à l’action décidée des principaux secteurs de son homologue « rouge ».

    Et, tandis que A. Renard et ses compagnons allaient pratiquer la « stratégie de l’Aventin » (c à d se retirer jusqu’à nouvel ordre des instances dirigeantes de la FGTB) G. Debunne et consorts, accompagnés par le PCB-KPB, allaient s’appliquer bientôt à construire le Front commun syndical avec l’ACV-CSC, et à exercer continûment une pression directe sur le PSB (plus tard sur le PS et le SP) et indirectement sur le CVP-PSC.

    Cette stratégie de la « mouvance Debunne » – avec laquelle, fort heureusement, allaient de plus en plus souvent converger celle des successeurs de A. Renard (prématurément décédé) et de ses successeurs à la tête du Mouvement Populaire Wallon, et non moins celle du PCB-KPB, allait faire beaucoup pour qu’en Belgique purent être préservées et même encore poursuivies pendant quelque vingt ans, les avancées sociales de l’après guerre. Ce n’est, en effet, qu’au début des années ’80, par delà la période des « grèves sauvages » d’après ’68, et les combats souvent « rentables », contre la vague de fermetures d’entreprises des années ’70, que la tendance au progrès social à la belge a commencé à s’inverser, notamment par les sérieux « coups de canif » portés au système de l’indexation. Cela alors que dans la plupart des pays voisins le tournant régressif (Thatcher et consorts) allait intervenir bien plus tôt.

    Cette « spécificité » belge – à laquelle l’apport de la stratégie à la fois dynamisante et rassembleuse du PCB-KPB ne peut être sous estimé – ne fut du reste pas étrangère à la phase plutôt sociale de la « construction européenne » (jusques et y compris avec Delors).Mais sans doute ceci n’est-il que le début d’une histoire autre que celle à laquelle a été consacré le présent colloque.

    Bruxelles, janvier et octobre 2010, publié en février 2011

  • Comment Gustave Dache réécrit l’histoire de la grève de 60-61

    Suite à la publication du livre de Gustave Dache sur la grève générale de 60-61, la LCR avait fait une critique de l’ouvrage sur son site. Voici cette réponse de la LCR et dans les liens ci-dessous celle de Gustave dache.

    Par A. Henry, L. Perpette, G. Leclercq, G. Dobbeleer le Mardi, 30 Novembre 2010

    Comment Ernest Mandel a empêché la victoire de la révolution socialiste en 60-61» : tel devrait être le titre du livre que Gustave Dache, militant ouvrier et vétéran carolo de la grève du siècle, a intitulé « La grève générale révolutionnaire et insurrectionnelle de 60-61 ».(1) Dache y défend l’idée que la Belgique connut à cette période une situation ouvertement révolutionnaire au cours de laquelle la classe ouvrière fut à deux doigts de s’emparer du pouvoir politique par une insurrection. L’échec, selon Dache, est dû au fait que les travailleurs furent trahis par leurs directions traditionnelles ainsi que par la gauche renardiste au sein de la FGTB, qui dévia le combat vers le fédéralisme.

    Mais le livre constitue avant tout une dénonciation extrêmement violente d’Ernest Mandel et de ses partisans qui, à l’époque, pratiquaient « l’entrisme » dans la social-démocratie. Pour Dache, la révolution aurait triomphé si « le groupe Mandel » avait été révolutionnaire en pratique ; or, selon lui, il s’est avéré qu’il ne l’était qu’en théorie. Chapitre après chapitre, l’auteur martèle que « les mandélistes » ne sont en vérité et par essence que des « capitulards », des « liquidationnistes », des « réformistes », des « pseudo marxistes », de « faux trotskistes », des « suivistes » et des « opportunistes » visant pour la plupart à « faire carrière ». Ces accusations sont grotesques mais on connaît l’adage : « calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ».

    Gustave Dache ayant trouvé le moyen de faire imprimer ce qu’il répète sans succès depuis 50 ans, nous sommes bien obligés de mettre un certain nombre de choses au point par écrit. Nous ne serons pas exhaustifs, cela nous entraînerait trop loin, tant l’ouvrage fourmille d’inexactitudes, de demi-vérités et de mensonges purs et simples (un chapitre entier est carrément repris d’un auteur lambertiste de l’époque, spécialiste du genre). Au-delà des querelles d’anciens combattants, notre souci est de donner une image correcte de ce que furent la grève du siècle et l’intervention de la section belge de la Quatrième Internationale dans cet événement. Car une conscience anticapitaliste se construit sur une interprétation juste des faits historiques, pas sur des mythes, des caricatures et des insultes.

    1. La Belgique connut-elle une situation révolutionnaire et insurrectionnelle au cours de l’hiver 60-61 ?

    Gustave Dache répond sans hésiter : « oui ». Nous ne partageons pas cette appréciation. Rappelons que, pour Lénine, une situation est révolutionnaire lorsque trois conditions sont remplies simultanément : 1°) ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant ; 2°) ceux d’en haut n’en sont plus capables ; 3°) les classes moyennes hésitent entre les deux camps. La deuxième condition n’a jamais été remplie en 60-61. La classe dominante resta unie et déterminée, elle ne perdit jamais le contrôle de la situation et fut loin d’épuiser toutes ses cartouches. La Belgique de 60-61 ne connut même pas une vacance temporaire du pouvoir, comme lors du Mai 68 français, quand De Gaulle disparut en Allemagne pour consulter ses généraux. Après cinq semaines, les travailleurs reprirent le travail sans avoir été battus, le gouvernement Eyskens tomba en avril, et le PSB, revenu au pouvoir, appliqua la « Loi Unique » par morceaux. Gustave Dache ne conteste pas cet enchaînement des faits. Or, celui-ci conduit à s’interroger aussi sur la première des trois conditions citées par Lénine.

    Il ne s’agit pas de minimiser la portée de 60-61 mais de prendre la juste mesure de l’événement. En effet, si la majorité des travailleurs était invaincue et avait vraiment perdu toute illusion sur la social-démocratie au cours de la grève, comment expliquer qu’elle ne soit pas repartie au combat quelques mois plus tard? La classe ouvrière aurait-elle été écrasée entre-temps ? Historiquement, les situations révolutionnaires qui n’ont pas débouché sur la prise du pouvoir par les travailleurs ont toujours et nécessairement abouti à la victoire de la contre-révolution, c’est à dire à l’écrasement du mouvement ouvrier organisé. Où Dache voit-il un tel écrasement dans la période qui a suivi la grève ? Quand et comment la situation révolutionnaire prétendument ouverte par la grève générale s’est-elle refermée ?

    Ici, une clarification s’impose. Dans sa préface au livre de G. Dache, Eric Byl, dirigeant du PSL, parle des « six grèves générales » qui auraient eu lieu en Grèce au cours des premiers mois de cette année… A cette aune, on comprend que 60-61 constitue pour lui une révolution ! Cependant, confondre une grève générale et un arrêt de travail généralisé de 24 heures constitue une erreur sérieuse. Le marxisme révolutionnaire parle de grève générale quand le fleuve ouvrier déborde les digues et inonde la société au point que plus personne ne sait quand et comment le faire rentrer dans son lit. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que toute grève générale ouvre une situation potentiellement révolutionnaire, donc potentiellement insurrectionnelle.

    De plus, entre une situation potentiellement révolutionnaire, une situation pré-révolutionnaire, une situation réellement révolutionnaire, et une situation où les conditions pour une victoire révolutionnaire sont réunies, il y a encore tout un chemin à parcourir. (2) L’expérience pratique doit amener la masse des travailleurs mobilisés à se détourner successivement des directions collaborationnistes, réformistes, réformistes de gauche ou « centristes » (3), permettant ainsi le développement d’un parti révolutionnaire qui commence à être reconnu comme une direction alternative crédible à l’échelle de masse. L’expérience historique enseigne que ce processus est intimement lié à l’auto-organisation des travailleurs. C’est pourquoi le niveau de développement des organes de pouvoir des travailleurs est un bon indicateur du caractère révolutionnaire ou prérévolutionnaire d’une situation donnée, quelle qu’elle soit.

    Or, que montre la grève générale de 60-61 à cet égard ? Dans plusieurs localités du Hainaut, des comités élus par les grévistes ont pris en charge le combat et même certains aspects de la vie quotidienne, tels que la circulation des véhicules, etc. Mais il s’agissait généralement de structures territoriales, formées dans les Maisons du Peuple, et pas de véritables comités de grève, élus en assemblée générale des travailleurs, au niveau des entreprises. Ces structures territoriales sont restées relativement isolées et n’ont pas commencé à se coordonner. Pourquoi sont-elles apparues dans le Hainaut ? Parce que l’appareil FGTB s’y opposait ouvertement à l’aile gauche renardiste. A Liège, où Renard assumait le mouvement, les comités étaient inexistants. Ils n’existaient pas non plus en Flandre, où les grévistes, confrontés au sabotage de la CSC, se regroupaient derrière la FGTB en tant que telle. « La Gauche » a appelé à former des comités de grève, elle a même avancé la perspective d’un congrès national de ces comités ; mais cette revendication restait très propagandiste, contrairement à ce qu’écrit Dache.

    Concrètement, la seule manifestation généralisée de pouvoir des travailleurs fut la désignation, par le syndicat, des travailleurs autorisés à entrer dans les entreprises pour l’entretien de l’outil. C’est important, mais cela ne suffit pas à caractériser la situation comme révolutionnaire. Ou alors il faudrait conclure qu’une révolution pourrait se dérouler sans que l’appareil syndical perde le contrôle des masses, ce qui est absurde.

    Dache prend systématiquement ses souhaits pour des réalités. Il ne tient pas compte du fait que la grève générale n’était certainement pas perçue comme « révolutionnaire » ni « insurrectionnelle » en Flandre. Il affirme que le saccage de la gare des Guillemins et les affrontements qui ont suivi, à Liège le 6 janvier, constituaient une « insurrection prolétarienne ». C’est confondre émeute et insurrection : une insurrection ne consiste pas à casser les vitres des gares mais à s’emparer des lieux du pouvoir politique et des points stratégiques, tels que les bâtiments officiels, les parlements, la radio et la TV, les centrales électriques, les nœuds de communication, les centrales téléphoniques, etc. Rien de tel ne s’est produit en 60-61. Les nombreux actes de sabotage mentionnés par Dache n’apportent pas non plus une preuve du caractère révolutionnaire de la situation. La grève du siècle a montré le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière, mais la situation n’a jamais été révolutionnaire. Telle est la vérité historique.

    2. Le « groupe Mandel » est-il resté à la remorque de Renard ?

    Dache dénonce André Renard, mais il est bien obligé d’admettre que celui-ci était vu et reconnu unanimement comme l’âme de la grève et comme son dirigeant incontesté. Partout, les grévistes réclamaient Renard, y compris et surtout dans les régions qui connurent des formes d’auto-organisation. Renard incarnait la gauche de la FGTB en lutte ouverte contre la droite social-démocrate, son autorité resta intacte jusqu’au bout et il garda le contrôle du mouvement même après l’avoir fait dévier vers l’objectif du fédéralisme.

    Ce n’était certainement pas un révolutionnaire, mais ce n’était pas non plus un réformiste, et encore moins un partisan de la cogestion du capitalisme ! Il était auréolé du prestige de la Résistance, apparaissait comme un partisan du socialisme par l’action et semblait porter le combat pour les réformes de structure adoptées lors des congrès de 54 et 56 de la FGTB. C’est dire qu’il y avait pour le moins fort peu d’espace politique à gauche de Renard en 60, et qu’il convenait d’agir intelligemment. Se couper radicalement de lui, comme Dache le prône, aurait signifié se couper radicalement de la grande masse des grévistes et de toute leur avant-garde. Il n’y a aucun doute à ce sujet. Même après la grève, le prestige de Renard était tel que le Mouvement Populaire Wallon, qu’il avait fondé, compta plus de vingt mille adhérents. L’immense majorité des travailleurs radicalisés dans le combat contre la Loi Unique furent membres du MPW.

    Pour autant, il est complètement faux et grossier d’affirmer, comme le fait Dache, que la section belge de la Quatrième Internationale serait restée à la remorque de Renard. Les tensions furent très vives, au contraire. En février 1959, Mandel et Yerna (qui ne fut jamais trotskyste) rompirent avec Renard parce que celui-ci avait fait volte-face dans la solidarité avec la grève des mineurs du Borinage. Une certaine réconciliation intervint par la suite, avant la grève, mais elle resta superficielle. Les désaccords étaient nombreux. Contrairement à Renard, qui ne se prononça jamais sur ce point, « La Gauche » mena campagne pour que les réformes de structure soient clairement anticapitalistes. La surenchère de Dache à ce sujet est complètement déplacée. Il prétend que notre courant défendait des réformes néocapitalistes et en veut pour preuve que « La Gauche » ne mit pas en avant l’exigence du contrôle ouvrier. Mais il se contredit en citant sa propre intervention lors d’une assemblée de travailleurs du verre au cours de laquelle, de son propre aveu, il ne dit mot de ce contrôle ouvrier, si indispensable à ses yeux !

    Outre Mandel lui-même, plusieurs militants de notre courant se heurtèrent sérieusement à Renard. Ce fut notamment le cas d’Edmond Guidé, qui fit arrêter tout Cockerill à Liège dès le 20 décembre 1960 et que Renard, pour cette raison, démit sur-le-champ de son mandat syndical. Un autre membre notoire de notre organisation, Gilbert Leclercq, fut un des principaux animateurs du comité de grève de Leval, une des expériences les plus avancées en matière d’auto-organisation. Quant à la Jeune Garde Socialiste (le mouvement de jeunes du PSB à l’époque), le seul groupe qui trouve grâce aux yeux de Gustave Dache, les militant-e-s de la Quatrième Internationale y jouaient un rôle de premier plan. Surtout, « La Gauche » fut le seul courant politique à mener campagne pour la marche sur Bruxelles. On apprit par la suite, de bonne source, qu’il aurait suffi que les renardistes reprennent ce mot d’ordre pour qu’Eyskens abandonne la loi unique.

    La marche sur Bruxelles était vraiment la revendication centrale pour celles et ceux qui voulaient que le combat progresse dans un sens révolutionnaire. Mais Renard n’en voulait pas. Notre camarade Lucien Perpète fut dans le collimateur pour avoir scandé ce mot d’ordre lors d’un meeting à Yvoz-Ramet. S’il faut encore une preuve pour démontrer la rupture de « La Gauche » avec Renard, il suffit de mentionner qu’à partir du 24 décembre 1960, lorsque « La Gauche » appela à créer partout des comités de grève et à les coordonner, notre journal dut se faire imprimer à Bruxelles, car Renard interdit qu’il puisse encore être tiré sur les presses du quotidien « La Wallonie », contrôlé par la Centrale des Métallurgistes.

    Il est exact que certaines positions du journal « La Gauche » furent parfois floues, voire approximatives. Mais « La Gauche » était l’organe de la tendance de gauche au sein du PSB, pas de la section belge de la Quatrième Internationale. Bien qu’Ernest Mandel en fût le rédacteur en chef, elle n’exprimait pas toujours des positions marxistes-révolutionnaires, loin de là. On peut certes estimer que les trotskystes auraient dû mettre davantage l’accent sur leur apparition autonome en tant que section de l’Internationale. Mais « grise est la théorie, vert est l’arbre de la vie ». Nos camarades menaient de front le travail politique dans La Gauche, dans les JGS et la participation aux réseaux de soutien au Front de Libération Nationale pendant la guerre d’Algérie. Ils étaient si peu nombreux qu’ils durent se contenter de diffuser leurs positions via un supplément au mensuel de la section française, La Vérité des Travailleurs. Exemple de cette faiblesse: lorsque Georges Dobbeleer commença à travailler comme ouvrier à la FN en 1953, il était le seul militant trotskyste dans la région liégeoise…

    On peut estimer aussi que nos camarades auraient dû claquer la porte du PSB après l’entrée de celui-ci au gouvernement, au lieu d’attendre leur expulsion en 1964. C’est notre opinion et, que nous sachions, c’était, jusqu’à présent, celle de Gustave Dache. Nous nous demandons donc pourquoi il ne l’a pas exprimée dans son ouvrage… Serait-ce pour ne pas gêner ses amis du PSL, qui, eux, sont restés dans la social-démocratie jusqu’en 1993, soit plus de 30 ans après la grève générale de 60-61?

    3. Où s’arrête la critique, où commencent la calomnie et l’insulte ?

    Les points abordés jusqu’ici relèvent du débat politique. Ils peuvent donner lieu à des échanges très vifs, et même à des polémiques. C’est la tradition dans la gauche en général, entre marxistes en particulier. Gustave Dache est virulent dans sa critique de la politique du Parti Communiste, sans déraper pour autant dans l’invective ou la calomnie. Mais il réserve celles-ci à notre courant. Les « mandélistes » sont sa cible principale, sinon exclusive. Deux chapitres leur sont consacrés et le ton extrêmement violent qui est utilisé ne sied pas à un débat entre révolutionnaires. Dache ne nous qualifie pas de « traîtres » mais, de toute évidence, c’est le fond de sa pensée. Ces dernières années, les accusations de ce genre ont disparu des échanges entre organisations de la gauche radicale car le PTB qui y recourait a rangé ses outrances staliniennes au placard. Il est déplorable que le flambeau soit repris par un militant qui se réclame du trotskysme ! Dache fait inévitablement penser à un article de Trotsky concernant Georges Vereecken : « Des sectaires en général et des indécrottables en particulier ». Ce titre s’applique parfaitement à son cas.

    Non seulement le ton et le vocabulaire employés rendent le débat politique difficile (serait-ce le but : empêcher le débat ?), mais en plus Gustave Dache colporte un certain nombre de contre-vérités qui attentent à l’intégrité morale de militant-e-s révolutionnaires. Pour montrer à quel point les « entristes » ont mal tourné, il écrit par exemple que Georges Dobbeleer aurait « fait carrière » comme secrétaire syndical de la CGSP-Enseignement de Liège. Outre le fait qu’il n’est pas déshonorant d’être élu secrétaire syndical par ses camarades de travail, c’est une contre-vérité pure et simple : notre camarade a enseigné jusqu’à sa retraite, à 65 ans ! Est-ce cela « faire carrière » ?

    D’autres affirmations calomniatrices concernent des personnes qui n’ont plus la possibilité de se défendre. Arthur Henry, par exemple, est tombé après la grève dans un guet-apens tendu par le président de l’Union Verrière (un syndicat corporatiste qui existait encore à l’époque, et dont Henry proposait le ralliement pur et simple à la Centrale Générale). Par une manœuvre, le dirigeant de l’UV fit croire que notre camarade refusait d’intégrer au personnel de l’usine de Gilly, dont il était délégué, deux militants d’une autre entreprise de la région, qui étaient victimes de la répression patronale pour faits de grève. Gustave Dache, qui était à l’époque pour le maintien du syndicat corporatiste, prend la version du dirigeant de l’UV pour argent comptant… Il omet de signaler qu’Arthur Henry démissionna de son mandat en guise de protestation contre la cabale! Il omet aussi de préciser que cet incident fut à la base de la formation de la gauche syndicale regroupée autour du bulletin « La Nouvelle Défense », qui allait conduire au renversement des délégations droitières dans plusieurs entreprises verrières de la région…

    Notre dénonciateur de « mandélistes capitulards » donne tellement de leçons de marxisme, de mise en œuvre du programme de transition et de syndicalisme anticapitaliste, et il le fait avec tant de prétention, que nous sommes amenés à poser la question : qu’a-t-il gagné, lui, quelles victoires a-t-il remportées pour la classe ouvrière ? Qu’a-t-il construit sur la durée? Nous l’ignorons et aucun syndicaliste carolorégien n’a pu nous renseigner à ce sujet … Ce que nous savons, par contre, c’est que certains « capitulards mandélistes » eurent à leur actif des réalisations et des luttes exemplaires.

    Le « mandéliste » André Henry dirigea les luttes du secteur verrier dans les années 70, notamment la grève avec occupation, maintien de l’outil sous contrôle ouvrier, élection de comités de grève dans les treize entreprises de Glaverbel au Pays Noir, et centralisation des comités en un comité régional de grève, dont il fut le président. Ce fut l’expérience la plus avancée de mise en pratique du Programme de transition dans l’histoire de notre pays après la deuxième guerre mondiale. Notre camarade était à ce point encombrant que la direction de Glaverbel (Philippe Bodson) lui offrit dix millions de francs belges pour qu’il abandonne le combat, ce qu’il refusa.

    Louis Goire et Armand Dams, délégués de l’aciérie Thomas à Cockerill Liège, eurent à leur actif d’innombrables combats, notamment deux grèves internationalistes d’un quart d’heure pour protester contre les bombardements américains au Cambodge, durant la guerre du Vietnam. Ces délégués syndicaux furent d’ailleurs bureaucratiquement éliminés au début des années 70 par Robert Lambion, un ancien bras droit de Renard. Lucien Perpète joua un rôle très actif dans la première grève des employés de la sidérurgie liégeoise, en 1970-71. Gilbert Leclercq fut, dans sa région du Centre, le principal dirigeant de la grève nationale du secteur de la construction, en 1968. Pierre Legrève, qui échappa miraculeusement à la mort lors d’un attentat dirigé contre lui par l’extrême-droite colonialiste en raison du rôle central qu’il jouait dans le soutien au Front de Libération Nationale algérien, parviendra à renverser la bureaucratie syndicale social-démocrate dans la CGSP-Enseignement à Bruxelles et à y animer pendant deux décennies une équipe de militants syndicaux combatifs s’appuyant sur des assemblées syndicales démocratiques.

    Georges Dobbeleer , outre qu’il fut condamné à trois ans de prison par contumace par la bureaucratie polonaise, pour son travail de solidarité avec les militants ouvriers indépendants, fit adopter la revendication de l’école unique au congrès national de la CGSP enseignement en 1982. Après 1960, les militants de la Quatrième Internationale jouèrent un rôle de plus en plus important dans la JGS, qui mobilisa 6.000 personnes à La Louvière contre le militarisme et l’OTAN, les 14 et 15 octobre 1961, pour le 40e anniversaire du « fusil brisé ». Etc., etc. Dache réussit le tour de force d’évoquer les suites de la grève du siècle jusqu’au milieu des années septante sans dire un mot de ces contributions de nos camarades à la lutte des classes. Craindrait-il la comparaison ?

    André Henry, Lucien Perpette, Gilbert Leclercq, Georges Dobbeleer


    Notes:

    (1) Gustave Dache, « La grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de 60-61 », ed. marxisme.be

    (2) « La pensée marxiste est dialectique: elle considère tous les phénomènes dans leur développement, dans leur passage d’un état à un autre. La pensée du petit bourgeois conservateur est métaphysique: ses conceptions sont immobiles et immuables, entre les phénomènes il y a des cloisonnements imperméables. L’opposition absolue entre une situation révolutionnaire et une situation non-révolutionnaire représente un exemple classique de pensée métaphysique, selon la formule: ce qui est, est – ce qui n’est pas, n’est pas, et tout le reste vient du Malin. Dans le processus de l’histoire, on rencontre des situations stables tout à fait non-révolutionnaires. On rencontre aussi des situations notoirement révolutionnaires. Il existe aussi des situations contre-révolutionnaires (il ne faut pas l’oublier !). Mais ce qui existe surtout à notre époque de capitalisme pourrissant ce sont des situations intermédiaires, transitoires : entre une situation non-révolutionnaire et une situation pré-révolutionnaire, entre une situation pré-révolutionnaire et une situation révolutionnaire ou… contre-révolutionnaire. C’est précisément ces états transitoires qui ont une importance décisive du point de vue de la stratégie politique. Que dirions-nous d’un artiste qui ne distinguerait que les deux couleurs extrêmes dans le spectre? Qu’il est daltonien ou à moitié aveugle et qu’il lui faut renoncer au pinceau. Que dire d’un homme politique qui ne serait capable de distinguer que deux états: "révolutionnaire" et "non-révolutionnaire" ? Que ce n’est pas un marxiste, mais un stalinien, qui peut faire un bon fonctionnaire, mais en aucun cas un chef prolétarien. »  Léon Trotsky, « Où va la France »

    (3) Les marxistes révolutionnaires qualifient de « centristes » les courants de gauche qui oscillent entre réforme et révolution.

  • La réponse politique de Gustave Dache au texte des quatre mandelistes de la LCR (2)

    Suite à la publication du livre de Gustave Dache sur la grève générale de 60-61, la LCR avait fait une critique de l’ouvrage sur son site ("Comment Gustave Dache réécrit l’histoire de la grève de 60-61" *). Voici la réponse de Gustave.

    Par Gustave Dache

    Les trois conditions de Lénine

    Ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant

    Ils affirment: ‘‘Pour Lénine, une situation est révolutionnaire lorsque trois conditions sont remplies simultanément.” Examinons si, lors de la grève générale de 60-61, ces trois conditions étaient remplies ou pas. Pour moi, cela ne fait aucun doute, elles l’étaient.

    La première condition est que ”ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant”. La façon dont les travailleurs du pays ont réagit dans des grèves précédant le conflit de 60-61 mais surtout leur réaction face au projet d’austérité du gouvernement est assez significative de cette volonté de ‘ne plus être gouvernés comme avant.” La façon dont ils ont réagi spontanément, sans mot d’ordre, est assez éloquente également. Mais il n’y avait pas que du côté des travailleurs qu’existait l’hostilité et le rejet envers ceux d’en haut.

    Cette hostilité et ce rejet s’exprimaient aussi du côté des classes moyennes. Même la grande presse avait pris ses distances en ne soutenant plus le gouvernement. Deux exemples l’expriment, parmi d’autres. Le Soir du 17 janvier disait ainsi que: ”On peut vraiment dire qu’il n’y aura pas un seul domaine de la vie nationale sur lequel les erreurs du gouvernement n’auront lourdement pesé.” L’audience de ceux d’en haut était, en plus d’être mise à mal depuis plusieurs années, complètement discréditée de part leur honteuse recherche du profit et de l’exploitation des masses et des richesses congolaises.

    La grande presse de droite, qui jusque là soutenait le gouvernement sans réserve, a commencé à le lâcher. C’est ainsi que ”L’écho de la Bourse”, le 16 janvier, a notamment écrit que: ”Nous exprimons principalement le souhait que le gouvernement, après s’être débarrassé de la pression de l’émeute, prenne le temps de la réflexion et renonce à accabler le pays de la loi inique.”

    Ceux d’en haut n’en sont plus capables

    La deuxième condition de Lénine est que : ”ceux d’en haut n’en sont plus capables” (de gouverner). Bien qu’en apparence ceux d’en haut ont tout fait pour apparaître unis, ce ne fut pas évident dans les faits. En effet, pendant les dix premiers jours de cette grève générale d’un déferlement et d’une puissance jamais égalée, le gouvernement de la droite réactionnaire de la grande bourgeoisie sont inquiets, ils ont des doutes, des hésitations, ils tâtent le terrain quant à la façon de réagir. Il sont impuissants face à cette grève générale qui paralyse toute l’économie, où l’objectif révolutionnaire était clairement défini, surtout les dix premiers jours d’un conflit de classe sans précédent.

    En plein désespoir, le gouvernement cherche une solution qui ne lui fasse pas perdre la face. C’est alors qu’il suspend les débats à la Chambre des représentants. Si, du côté des partis politiques de la droite au gouvernement, cette ”dérive révolutionnaire est dénoncée et condamnée”, il n’en demeure pas moins que si les uns voulaient composer et les autres réprimer la ”canaille communiste”, les uns et les autres étaient aux abois mais en même temps voulaient tous et à tout prix sauver l’essentiel: leur pouvoir.

    Dans les dix premiers jours, le gouvernement et ceux d’en haut qui le soutenaient étaient désemparés. Car la grève générale n’a pas seulement paralysé toute l’économie du pays, elle a eu en même temps pour conséquence que le gouvernement n’était plus en état de fonctionner normalement. Il était victime d’une paralysie momentanée. Lorsqu’il a constaté que les directions traditionnelles donnaient des gages de loyauté, qu’elles ne souhaitaient pas pousser les hostilités jusqu’à leur terme, et alors seulement, le gouvernement a repris de l’assurance et a réagi avec vigueur en donnant des consignes à la gendarmerie pour faire remettre les grévistes au travail et en finir avec ce conflit de classe.

    Pendant la trêve des débats parlementaires, le gouvernement comptait aussi sur elles pour voir le conflit s’enliser et les grévistes se lasser. Mais il n’en fut rien, au contraire. Les différents ministres sont tour à tour intervenus à la télévision afin de décourager les travailleurs de continuer la lutte n’ont eu aucun effet sur le moral des grévistes. Au contraire, la lutte a repris avec plus de vigueur et la situation est devenue encore plus explosive et plus incontrôlable que les jours précédents.

    La suspension des débats à la Chambre des représentants et la mise en congé du Parlement du 22 décembre 1960 au 3 janvier 1961, pendant une longue période de douze jours, est déjà en soi synonyme d’une carence temporaire du pouvoir de la bourgeoisie. C’est la principale institution de l’Etat bourgeois, là où elle exerce sa domination puisqu’elle y est largement majoritaire. Cet événement est d’autant plus significatif qu’ils voulaient faire voter la Loi Unique rapidement avant le 31 décembre 1960. En se débarrassant de l’une des plus hautes institutions de l’Etat, la bourgeoisie était contrainte à se passer du moyen de faire voter la Loi Unique. D’autre part, dans ces circonstances de grève générale, le Parlement constituait une entrave légale à la domination complète de la bourgeoisie dans un conflit classe contre classe qui se déroulait dans la rue. La bourgeoisie connaissait parfaitement l’objectif révolutionnaire de la grève générale. Les dirigeants des organisations ouvrières étaient eux aussi parfaitement conscients de la trame de fond et des sentiments révolutionnaires qui existaient au sein de la classe ouvrière du pays.

    Cette situation a donc ouvert pendant douze jours une carence temporaire du pouvoir en Belgique, aussi significative que celle qu’a connu la France en Mai ’68 lorsque De Gaule s’est rendu à Baden Baden en Allemagne pour s’assurer le soutien de ses généraux face à la menace révolutionnaire présente en France en mai 68, tout comme en Belgique en 60-61. Elle prit une forme similaire, mais chacune ont gardé leur spécificité.

    D’autre part, le 9 janvier 1961, à 4h30, le gouvernement s’était réuni en vue de prendre des mesures d’urgence pour prévenir toute action insurrectionnelle spontanée. Les rapports reçus dans la nuit par les différents services de police signalaient une impressionnante série d’actes de sabotage, surtout en Wallonie, et qui ont fait craindre au gouvernement que l’insurrection ouvrière ne soit entrée dans une phase active. Dès 6h du matin, une vague d’arrestations a eu lieu, avec 200 arrestations dans les régions rouges.

    Mais si, en 60-61, la bourgeoisie belge fut loin d’avoir épuisé toutes ses cartouches, la classe ouvrière non plus n’avait pas épuisé toutes les siennes, ni toutes ses ressources. Son potentiel de combativité révolutionnaire était resté intact. Les forces de la classe ouvrière non seulement ne furent pas épuisées, mais s’étaient même renforcées par l’expérience acquise par les grévistes lors des nombreux affrontements de classe.

    Si je reprends souvent des citations de Trotsky, c’est par ce qu’elles ont supporté l’épreuve du temps et des évènements et qu’elles gardent leur actualité, toujours aujourd’hui, du moins pour ceux qui veulent obtenir une transformation socialiste de la société. Voyons ce qu’il disait concernant la carence du pouvoir du gouvernement : ”L’importance fondamentale de la grève générale, indépendamment des succès partiels qu’elle peut donner, mais aussi ne pas donner, est dans le fait qu’elle pose d’une façon révolutionnaire la question du pouvoir. Arrêter les usines, les transports, en général tous les moyens de liaison, les stations électriques, etc., le prolétariat paralyse par cela même non seulement la production, mais aussi le gouvernement, le pouvoir étatique reste suspendu en l’air. (Léon Trotsky, Où va la France, souligné par G. Dache)

    Les classes moyennes hésitent entre les deux camps

    En ce qui concerne la troisième condition ”les classes moyennes hésitent entre les deux camps”; la grève générale a eu une immense audience sur la population. Le constat le plus remarquable et le plus significatif en ces journées de lutte, c’est la façon dont les couches les plus politisées des classes moyennes se sont non seulement solidarisées, mais ont apporté leur soutien au mouvement de grève générale. Les petits commerçants, les artisans, les cafetiers, les boulangers, les petits rentiers, etc., toutes ces catégories se sont montrées disciplinées et respectueuses des consignes données par les comités de grève, aux réunions desquelles il est parfois arrivé que l’un de leurs représentants participe.

    La petite-bourgeoisie avait fort bien compris que le projet d’austérité du gouvernement la touchait également et qu’elle n’avait d’autre solution que de s’associer à la classe ouvrière pour le combattre. Nombreux sont ceux de la petite-bourgeoisie qui ont compris qu’il leur fallait pour survivre se ranger du côté de la classe ouvrière en lutte contre leur ennemi commun: le Grand Capital. La classe ouvrière est la seule classe sociale capable de résister au projet d’austérité capitaliste. L’appui de ces couches était très important pour le succès final du mouvement.

    La classe dominante sentit se dérober sous ses pieds l’appui des couches intermédiaires de la petite bourgeoisie, qui généralement lui sont acquise. Cette situation d’alliance de la petite-bourgeosie avec le prolétariat a été occultée par les appareils réformistes de la FGTB et du PSB. Ils ont dissimulé la véritable nature de classe de cette alliance. Il y a d’ailleurs eu des exemples concrets de celle-ci, comme lorsque les commerçants de La Louvière ont tenu à marquer leur solidarité avec les grévistes en prenant contact avec eux pour les aider. Des sommes d’argent et des vivres ont été apportés aux grévistes pour les soutenir dans leur lutte contre la grande bourgeoisie.

    Il n’y a d’ailleurs pas que les couches de la petite bourgeoisie qui se sont senties solidaires, comme lorsque Le Peuple signale que les soldats et les gendarmes supplétifs avaient de la sympathie pour la grève générale. Des soldats avaient fait savoir aux grévistes qu’ils n’avaient pas de balles, et certains gendarmes supplétifs avaient prêté leurs bons offices pour établir les liaisons entre les piquets de grève. Il faut rappeler que lors de la grève générale de 1950, il y avait déjà eu un début de désintégration de l’armée. Jean Louvet se souvient aussi que des grévistes s’adressaient à des soldats leur disant: ”tu ne vas quand même pas tirer sur ton père.” Les soldats répondaient : ”Non monsieur.”

    Les quatre auteurs de la lettre de la LCR me font inévitablement penser à Trotsky quand il dit que: ”A l’école de Lénine, il faut apprendre la méthode d’action et non pas changer le léninisme en citation et en recette bonne pour tous les cas de la vie.” (Où va la France) Cette citation s’applique parfaitement à leur cas.

    La question des occupations

    Concernant l’occupation des établissements publics et des points stratégiques, certes, ce ne fut pas un phénomène généralisé à toute la Belgique. D’une part, il n’y a jamais eu de mot d’ordre d’occupation et, d’autre part, l’essentiel de la lutte classe contre classe se situait dans la rue. Il est toutefois à noter que, spontanément, la régie de l’électricité de Gand a été occupée pendant dix jours. En plus, Le Soir du 28 décembre 60 signale que: ”A Soignies, absolument toutes les industries sont paralysées. Les grévistes qui sont environ 1200 à 1300 contrôlent la situation. Ils occupent tous les établissements publics, écoles, poste, gare, usine, tout est fermé.” Dire comme le font mes quatre détracteurs que: ”rien de tel ne s’est produit en 60-61”, c’est encore une fois minimiser la juste réalité des faits. C’est aussi nier toutes les initiatives spontanées des grévistes d’occupation d’établissements et d’usines. A La Louvière, c’est le comité de grève qui a pris le pouvoir et a contrôlé absolument toute la situation. Le comité de grève dirigeait la grève de main de fer et fonctionnait comme un soviet, même les policiers communaux n’agissaient pas sans le consulter.

    Si un mot d’ordre d’occupation avait été lancé par les directions ouvrières, il est certain que l’occupation des entreprises et des points stratégiques aurait été largement réalisée. Il est évident que, ici et là, il y aurait eu des difficultés mais qui aurait pu empêcher les 10.000 grévistes des ACEC, les milliers de sidérurgistes, les milliers de verriers, d’occuper leurs usines ? Qui aurait pu empêcher les manifestations de 30 ou 40.000 grévistes de prendre d’assaut les points stratégiques, la radio, la TV, les centrales électriques, les gares, etc. ? Si les grévistes ont été capables de risquer leurs vies en commettant les nombreux actes de sabotages, il ne fait aucun doute pour les plus conscients qu’ils auraient été capables d’occuper les usines et les points stratégiques.

    Les illusions envers la social-démocratie

    Les quatre auteurs de la LCR posent la question suivante : ”si la majorité des travailleurs était invaincue et avait vraiment perdu toute illusion sur la social-démocratie au cours de la grève, comment expliquer qu’elle ne soit pas repartie au combat quelques mois plus tard?” On peut souvent entendre ce genre de phrase, si hautaine et méprisante, dans la bouche des réformistes, des communistes de salon et des sceptiques en tous genres. Mais on constate qu’aujourd’hui que les quatre mandelistes de la LCR ont repris le flambeau en se posant la question: ”comment expliquer qu’elle ne soit pas repartie au combat.” Poser cette question, c’est de la démagogie caractérisée envers les grévistes qui, durant cinq semaines, ont fait leur devoir de classe.

    Il ne faut pas idéaliser la classe ouvrière. C’est des partis politiques que doivent provenir les mots d’ordre de mobilisation de combat, ce sont eux qui doivent fixer les objectifs révolutionnaires. Même si ceux-ci ne furent pas atteints, il est certain que les travailleurs du pays sont restés invaincus. Mais les directions ouvrières traditionnelles n’ont pas envisagé de lancer une campagne révolutionnaire hardie dans la perspective de la conquête du pouvoir. En ce qui concerne ces directions, il n’y a rien d’étonnant. Ce qui a été le plus surprenant, c’est que ceux qui pourtant se profilaient comme le symbole de la gauche révolutionnaire n’ont pas non plus, au moment décisif de la lutte, eu le courage politique de développer en toute indépendance des appareils une agitation qui devait s’organiser autour des slogans et des moyens d’organiser vraiment la lutte pour le pouvoir.

    Aujourd’hui, rejeter ce manque de courage politique sur le dos des grévistes parce qu’ils ne sont pas repartis en grève, c’est le signe d’un grand mépris politique envers les travailleurs.

    C’est bien parce que les grévistes avaient perdu toute illusion sur la social-démocratie en général qu’ils ne pouvaient pas recommencer la même expérience avec la même direction capitularde. Ils n’avaient d’ailleurs pas le choix, car la classe ouvrière tolère la direction capitularde jusqu’au moment même où apparaît concrètement dans la lutte une nouvelle direction de rechange politiquement courageuse d’agir comme révolutionnaire. Mais au lieu d’une apparition, les grévistes ont eu droit à une éclipse.

    Un autre indice qui n’est pas moins révélateur des illusions perdues du réformisme, c’est l’adhésion de nombreux grévistes au MPW fondé par la suite par André Renard, le Mouvement Populaire Wallon. Nombreux étaient les travailleurs qui cherchaient une alternative au réformisme. Hélas, ils n’ont pas trouvé de réponse à leurs attentes dans le MPW et, rapidement, ce dernier a perdu toute force d’attraction. Les espoirs qu’il avait suscités se sont avérés vains.

    La pression de la base pour le décumul des mandats politiques et syndicaux est un autre indice que les grévistes voulaient prendre leur distance vis-à-vis de la prédominance de la direction du PSB sur la FGTB, raison pour laquelle ils voulaient se détacher également de la direction de la FGTB. Le MPW a été une expression de cela.

    Dans la grève générale de 60-61 ont jailli spontanément des mots d’ordre de la base qui tendaient à poser directement dans la lutte la question du pouvoir. Mais, une nouvelle fois, une vérité historique a été vérifiée: au plus loin que l’on puisse remonter dans le domaine de la lutte des classe, aussi puissante qu’elle soit dans ses méthodes et ses objectifs révolutionnaires, le combat spontané des masses ne peut à lui seul arracher le pouvoir pour la victoire du socialisme. Ce qui a cruellement manqué dans cette grève générale, c’est une direction de combat capable de prendre courageusement ses responsabilités révolutionnaires aux moments décisifs de la lutte. Mais la construction d’un parti marxiste révolutionnaire est seule capable de mener la classe ouvrière à la victoire de la révolution socialiste. Ce processus de construction est inséparablement et impérativement lié au processus de destruction des appareils réformistes sociaux-démocrates de gauche comme de droite, historiquement contre-révolutionnaires. Cette tâche reste devant nous, aujourd’hui comme hier. Et ce n’est certainement pas en restant soumis et à la remorque de ces appareils qu’il est possible de se débarrasser des entraves que constituent tous ces appareils. Ce n’est pas non plus en quittant le champ de bataille, où tout restait possible, qu’on peut y parvenir efficacement.

    ”Un monde révolutionnaire”

    On peu considérer qu’il est important de participer à un Congrès Mondial de la Quatrième Internationale, dont la tâche est en principe de discuter et de définir théoriquement l’orientation d’une politique révolutionnaire pour changer de société. Changer de société, c’était bien ce qui était à l’ordre du jour en 60-61 pendant la tenue même de ce Congrès. Je ne vais pas m’attarder ici sur la résolution de politique générale de ce 6e Congrès de la Quatrième Internationale, cela m’entraînerait beaucoup trop loin. Mais il est à mon avis encore plus important et absolument indispensable, lorsque se déroule un conflit de classe d’une ampleur exceptionnelle dans son propre pays, de rester pratiquement à son poste de combat avec les travailleurs en lutte dans une grève générale comme celle de 60-61.

    Hélas, pour Ernest Mandel, Georges Dobbeleer et Pierre Wouwermans, ce ne fut visiblement pas le cas. Pendant 10 jours, du 26 décembre 60 au 4 janvier 61, ils ont préféré se rendre en Allemagne à ce Congrès de la Quatrième Internationale (voir à ce sujet le livre de Georges Dobbeleer ”Sur les traces de la révolution”, p.193)

    Ce n’est certainement pas en quittant son poste de combat auprès des travailleurs en lutte, qui pourtant démontraient le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière, qu’il est possible d’agir pratiquement comme marxiste révolutionnaire pour la victoire de la lutte pour la révolution socialiste. Mais il est vrai que, pour la tendance mandeliste, il n’y avait pas en 60-61 de ”grève générale” et ”la situation n’a jamais été révolutionnaire”. Ainsi, pour Ernest Mandel et sa tendance, la grève générale n’était pas une ”lutte révolutionnaire”, elle n’était d’ailleurs même pas ”générale”. Mais par contre, dans la brochure ”Force et faiblesse d’un grand combat”, Ernest Mandel écrit notamment que ”une bataille comme la grève belge de 1960-61 (…) reste possible partout (…) il n’y a pas un seul pays qui, dans le monde révolutionnaire d’aujourd’hui, ne puisse en l’espace de quelques années, être amené au bord de la révolution” (p.29)

    Donc, le monde était révolutionnaire, mais pas la grève générale de 60-61. Cette contradiction politique est l’expression de la confusion de la pensée par rapport aux marxistes révolutionnaires. Ce désordre apparent de la pensée a, en réalité, un sens politique précis, celui de semer la confusion afin de se disculper, de se dédouaner. Il est surprenant de la part de ceux qui se réclament du programme de transition de la Quatrième Internationale d’en arriver à ce genre de conclusion manquant totalement de réalisme politique. Bon nombre de militants de gauche, qui ne se réclament pourtant pas du marxisme, en étaient arrivés à mieux percevoir les vraies réalités révolutionnaires sous-jacentes de la grève générales révolutionnaire de 60-61.

    Mais le désordre apparent de la pensée des mandelistes se manifeste en réalité dans une perception politique minimaliste des évènements. Chez certains mandelistes comme André Henry, ce scepticisme qui se traduit par un manque de confiance envers le potentiel de combativité des travailleurs va encore plus loin, comme lorsqu’il balaye du revers de la main la combativité de ses camarades de travail dans la grève générale. Dans La Gauche (2010, n°50, p.12), il dit que ”les camarades en verrerie avaient une peur bleue des grèves.” C’est vraiment dire le contraire de la vérité, surtout pour ceux qui comme moi ont travaillé pendant quinze ans en verrerie. Si les travailleurs du verre avaient vraiment eu ”une peur bleue des grèves”, comment expliquer leur départ spontané en grève le 20 décembre au matin, n’écoutant que leur instinct de classe, contre l’avis des délégués principaux de Glaverbel-Gilly, de Barnum, et de Splintex-Gilly qui, eux, attendaient avec une peur bleue le mot d’ordre de la centrale FGTB?

    J’aimerais aussi que l’on m’explique comment un piquet de grève volant constitué uniquement de travailleurs du verre a été capable de faire débrayer pas moins de 5 entreprises verrières. Ce genre d’initiative spontanée des travailleurs du verre correspond-elle à une ”peur bleue des grèves” ou à une grande combativité ? C’est au lecteur d’en juger. Contrairement à ce que dit également André Henry, la verrerie Gobbe n’a pas démarré le 23 décembre 1960, mais le 20 décembre 60, au matin, dès le début de la grève générale, entraînant d’ailleurs dans son sillage tout le secteur verrier. Et idem pour les ACEC, ils ne sont pas partis en grève le 21 décembre 60, mais le 20 décembre, au matin, et entraînant à leur tour toutes les industries du métal de Charleroi.

    7 heures d’insurrection à Liège

    Il n’était pas nécessaire d’être un militant politique érudit pour apprécier correctement la signification révolutionnaire de la grève générale, pour voir qu’elle faisait du renversement du régime capitaliste son objectif principal, directement accessible. L’expression de cette volonté profonde s’est entre autres traduite dans le saccage de la gare des Guillemins à Liège, qui représentait un symbole de l’Etat Bourgeois, la fierté d’un édifice public nouvellement restauré.

    Aux yeux des grévistes, en s’attaquant à cette gare, ils avaient, faute de mieux, le sentiment de s’attaquer à l’Etat bourgeois. Peut-on sérieusement réduire les faits d’armes de la classe ouvrière aux simples ”bris de vitre” ? Je ne le pense pas. Le 6 janvier à Liège fut un véritable champ de bataille. Durant 7 heures, on a connu une véritable insurrection ouvrière. Pourtant, les quatre mandelistes de la LCR nient le caractère insurrectionnel de l’explosion de colère du 6 janvier, il le réduise à de simples bris de vitres. Pourtant dans Tribune Socialiste (organe du Parti Socialiste Unifié français, le parti de Mandes France à l’époque) du 14 janvier 1961, sous la signature d’Ernest Mandel, on pouvait lire – mais uniquement en France – que ”La bourgeoisie craint que l’explosion de colère qui a produit 7 heures d’insurrection à Liège, se généralise à toute la Wallonie. Car la bourgeoisie connait la profonde radicalisation, l’importante prise de conscience que la grève a déjà provoqué au sein de la classe ouvrière.”

    A la lecture du texte de mes détracteurs, on peut conclure sans risque de se tromper qu’ils n’ont certainement pas perçu le sens politique profond de la grève générale. De ce fait, ils ne peuvent comprendre que l’explosion de colère qui, comme l’a d’ailleurs écrit Ernest Mandel, ”a produit 7 heures d’insurrection à Liège”. Ce qui a entraîné de nombreux blessés et la mort de trois grévistes. Ces affrontements violents étaient l’expression d’une situation insurrectionnelle et révolutionnaire.

    Comme le disait Trotsky: ”Qui ne voit pas que la lutte de classe mène inévitablement à un conflit armé est aveugle.” (Où va la France) Il disait aussi que ”toute l’histoire du mouvement ouvrier témoigne que toute grève générale, quels que soient les mots d’ordre sous lesquels elle est apparue, a une tendance interne à se transformer en conflit révolutionnaire déclaré, en lutte directe pour le pouvoir” Toutes les théories des scientifiques, des sceptiques, des défaitistes, des fatalistes reposent sur l’idée que la classe ouvrière n’aurait plus de propension révolutionnaire, qu’elle ne serait plus capable de se battre avec la même énergie que par le passé sous prétexte qu’elle a toujours des illusions sur le réformisme, que nous sommes dans une société de consommation, qu’il y a actuellement un taux d’endettement élevé, etc.

    ”La nonchalance théorique se venge toujours cruellement dans la politique révolutionnaire”

    Dans ce contexte, la voie du réalisme révolutionnaire qui s’exprime aujourd’hui notamment dans un livre, à une époque de liquidation des valeurs du marxisme, résonne pour certains comme du ‘sectarisme indécrottable” alors que les différentes analyses politiques d’évènements importants ont toujours provoqué la controverse et une opiniâtre lutte idéologique. Une situation révolutionnaire ne tombe pas du ciel. Elle se forme avec la participation active des révolutionnaires présents sur le terrain de la lutte en cours. Comme le disait également Trotsky ”la nonchalance théorique se venge toujours cruellement dans la politique révolutionnaire” (Où va la France)

    Certains pourraient peut-être se demander pourquoi tant de critiques envers Mandel et sa tendance. La raison est qu’à l’époque des évènements de 60-61, il était le principal représentant patenté du mouvement trotskiste belge et membre du Secrétariat International de la Quatrième Internationale. Ses fonctions impliquaient des responsabilités encore plus importantes envers la lutte que la classe ouvrière menait en 60-61 pour le renversement de la bourgeoisie représentée par le gouvernement de Gaston Eyskens. Cela implique des critiques politiques sans complaisances, car il est absolument indispensable pour tout militant révolutionnaire d’assimiler correctement les leçons de la grève générale de 60-61 afin d’être mieux armés pour les luttes futures et aussi de contribuer dans la mesure de ses possibilités au réarmement du mouvement trotskiste belge, mais sur les bases fondamentales du programme de fondation de la Quatrième Internationale, élaborée par Trotsky lui-même. Dans toutes les luttes que la classe ouvrière mène contre la bourgeoisie, ”il n’y aucune crise qui d’elle-même puisse être ”mortelle” pour le capitalisme (…) le passage de la société bourgeoisie à la société socialiste présuppose l’activité d’êtres vivants.” (Où va la France)

    Les critiques politiques ne devraient pourtant pas étonner lorsque l’on sait qu’Ernest Mandel pouvait écrire pour la France le contraire de ce qu’il écrivait pour la Belgique sur la grève générale de 60-61. Il pouvait très facilement évoluer politiquement du marxisme le plus conséquent vers des thèses des plus déconcertantes, vers un opportunisme toléré par les appareils de la social-démocratie réformiste. Comme je l’ai écrit récemment dans mon livre, les liquidateurs du trotskisme en Belgique sont passés maîtres dans l’art de la rédaction de textes ambigus qui entremêlent deux lignes politiques contradictoires, l’une s’inspirant du marxisme et révolutionnaire, l’autre de complète capitulation par rapport à celui-ci. Cela a eu pour conséquence logique une tactique d’adaptation et de suivisme des plus lamentables de l’appareil syndical du renardisme. Cette dialectique de l’ambigüité est l’un des traits saillants du mandelisme.

    Les mandelistes interprètent le marxisme révolutionnaire à leur manière, comme cela leur convient le mieux, en rejetant leur manque de conviction marxiste révolutionnaire sur le dos de ceux qui soi disant n’avaient pas suivi le mouvement de grève générale. Mais en plus, les quatre mandelistes de la LCR ont aussi aujourd’hui une nette tendance à prêter aux autres militants qui ne sont pas de leur tendance, sans preuve tangible, des intentions politiques qu’ils peuvent ensuite tenter d’interpréter de façon complètement grotesques à leur avantage.

    Ils colportent ainsi un certain nombre de contre-vérités qui attendent à l’intégrité de militants politiques révolutionnaires en disant que ”Gustave Dache qui était à l’époque pour le maintien du syndicat corporatiste” alors que notre ”groupe d’ouvriers trotskistes de la verrerie” a toujours lutté avec virulence (avec trop même pour certains) contre l’appareil syndical réactionnaire et corporatiste des verreries. En plus, nous avons eu plusieurs contacts avec Rogier Dethy qui était à l’époque délégué principal à la caisserie ”La Paix” à Lodelinssart afin d’oeuvrer ensemble pour le raliement du syndicat des magasiniers verriers à la Centrale Générale FGTB. Il reste aujourd’hui des écrits et des témoins de cette lutte. Mais on connaît tous l’adage: ”mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose”.

    Les liquidateurs du trotskisme ont encore aujourd’hui la prétention de se considérer comme les représentants et les héritiers testamentaires de la Quatrième Internationale, alors qu’ils ne sont que des imposteurs. Le mandelisme est aux antipodes de la ligne politique définie par les fondateurs de la Quatrième Internationale. Je pourrais encore continuer cette réplique, mais il est évident que le lecteur se sera aperçu que les divergences politiques irréconciliables sur la grève générale de l’hiver 60-61, qui a d’ailleurs provoqué la rupture des vétérans trotskistes de Charleroi avec Ernest Mandel et sa tendance, n’ont pas disparu. Au contraire, ces divergences sont toujours bien présentes aujourd’hui.

    Dans ce cadre, si pour certains, ”le ton et le vocabulaire employés rendent le débat politique difficile”, pour moi, il n’est pas question d’empêcher le débat politique. D’ailleurs, n’ayant pas peur de la vérité politique, et pour couper court à tout équivoque, je propose la tenue d’un débat polémique publique et contradictoire, pourquoi pas dans la capitale, sur la grève générale de 60-61 entre Georges Dobbeleer qui me parait le plus compétent, mais cela peut être n’importe qui, sous l’égide conjointe de la LCR et du PSL.

    Le passé n’est pas réparable, mais je pense que l’on doit tous apprendre et en tirer les leçons même si, pour certains, elles sont dures à admettre car je considère qu’une organisation politique qui a perdu les capacités d’apprendre de ces propres erreurs est irrémédiablement condamnée.

    Le texte de mes quatre détracteurs mandelistes de la LCR n’a pas du tout affaibli mon analyse et mes critiques politiques de La Gauche, de Mandel et de sa tendance. Au contraire, leur texte a provoqué un renforcement de mes convictions politiques, surtout vis-à-vis de tous ces incorrigibles sceptiques qui considèrent que lors de la grève générale de l’hiver 60-61, la situation n’a jamais été révolutionnaire.

    Personne ne peut prétendre détenir le monopole de la vérité. Mais ceux qui croient encore que les grévistes ont fait grève uniquement contre le Loi Unique se mettent le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Pour tous ces sceptiques indécrottables, qui n’ont toujours pas compris que la logique interne de la grève générale pose de façon révolutionnaire la question du pouvoir, ils ne doivent pas se hasarder à dire que la grève du siècle: ”a montré le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière, mais la situation n’a jamais été révolutionnaire”. Comme le disait Trotsky: ”les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore ”mûres” pour le socialisme, ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres, elles ont même commencé à pourrir.”


    * Pour voir l’intégralité du texte de la LCR, cliquer ici

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