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Tag: Mohamed Bouazizi
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Tunisie : Grève générale le 13 décembre – La révolution tunisienne à la croisée des chemins
Près de deux ans après l’immolation de Mohamed Bouazizi, les yeux de beaucoup de travailleurs et de jeunes se tournent une nouvelle fois vers la Tunisie
La révolution tunisienne est entrée maintenant dans une phase décisive. L’appel à une grève générale nationale le 13 décembre par le syndicat historique l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail) engage les travailleurs et les masses révolutionnaires dans la voie d’une confrontation ouverte avec le nouveau régime de la ‘Troïka’, dirigé par le parti de droite religieux Ennahda.
Par des correspondants du CIO
Un peu plus d’un an après la montée au pouvoir de ce parti, la colère de la population est immense, ainsi que le désir d’en découdre avec ce gouvernement d’usurpateurs et de vendus. « Le peuple veut la chute du régime », « Le peuple en a marre des nouveaux Trabelsi », « Gouvernement du colonialisme, tu as vendu la Tunisie », les slogans se répètent et se font écho aux quatre coins d’un pays las de la misère, du chômage de masse, du mépris et de la violence du nouveau pouvoir, ainsi que de sa politique économique néolibérale, de plus en plus clairement assimilée à celle de l’ancien régime.
Cette grève s’inscrit dans un contexte où les tensions sont à leur comble, et où le gouvernement, fortement affaibli, est assis sur un baril de poudre. Depuis des mois et des mois, le pays vit au rythme presqu’ininterrompu des grèves -y compris un nombre incalculable de grèves générales localisées- des actes de désobéissance civile, des blocages de routes, des manifestations, des sit-ins et des émeutes.
Les récents événements dans la ville de Siliana (Sud-Ouest de Tunis), épicentre d’une importante explosion sociale accompagnée d’une violente répression policière, ont contribué à précipiter la crise actuelle. Ils ne sont pourtant qu’un symptôme de ce qui couve dans tout le pays, et en particulier dans les régions plus pauvres de l’intérieur. Ces régions n’ont rien vu venir comme changement depuis la chute de Ben Ali, si ce n’est la couleur politique du parti qui organise leur misère et commande la flicaille qui leur tire dessus.
Les cinq jours de grève générale qui ont pris place à Siliana ont obligé le gouvernement à lâcher un peu de lest sur une des revendications principales des habitants, à savoir le départ du gouverneur local, dans une tentative de désamorcer la crise et prévenir son extension. En parallèle, les négociations qui avaient lieu entre la fédération patronale l’UTICA et les syndicats, ont abouti à ce que le patronat concède une augmentation salariale de 6% dans le secteur privé.
Ces deux épisodes ont contribué à construire une atmosphère de confiance et de victoire parmi d’importantes couches de travailleurs, face à une coalition gouvernementale plus divisée que jamais, et dont le soutien est en perte de vitesse vertigineuse.
C’est dans ce contexte que le parti au pouvoir, humilié et blessé, a tenté un coup de force en envoyant ses milices par centaines, armées de bâtons et de couteaux, contre une manifestation tenue par des syndicalistes à Tunis, en commémoration du soixantième anniversaire de la mort de Ferhat Hached, le fondateur de l’UGTT.
Cette provocation, qui a mené à plusieurs dizaines de blessés dans les rangs des syndicalistes, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Elle eut un effet électrifiant et fut rapidement suivie de manifestations spontanées de travailleurs et de jeunes, dans beaucoup d’endroits, exigeant que l’UGTT appelle à la grève générale.
Dès le soir même, les sections régionales de l’UGTT de quatre gouvernorats stratégiques (Gafsa, la ville minière aux longues traditions militantes, Sfax, le poumon industriel du pays, Sidi Bouzid, berceau de la révolution du 14 janvier, ainsi que Kasserine, la ville qui a payé le plus lourd tribut en termes de martyrs durant la révolution) annonçaient des grèves générales régionales dans leur fiefs respectifs pour le jeudi 6 décembre.
Le lendemain, la réunion exceptionnelle de la Commission administrative de l’UGTT, sous la pression de ses supporters et affiliés, décrétait la grève générale nationale pour le 13 décembre en réponse aux attaques perpétrées sur ses militants.
Un nouveau chapitre
Cette décision marque un point tournant dans la relation entre le pouvoir chancelant et le mouvement syndical tunisien, dont la force de frappe a peu d’égal dans la région, et dont la mobilisation des troupes avait déjà été décisive dans la chute du dictateur déchu Ben Ali. Strictement parlant, il ne s’agit que de la troisième véritable grève générale dans toute l’histoire du pays.
La dernière eut lieu en 1978, comme point culminant d’une période de confrontation grandissante entre l’UGTT et le régime nationaliste de Bourguiba. Elle fut écrasée dans le sang par l’armée, menant à plusieurs centaines de morts, des milliers d’arrestations, et à une répression féroce contre la gauche dans la foulée.
Dans la conscience collective de la classe ouvrière tunisienne, la grève générale est une affaire sérieuse. Dans le climat actuel, elle pourrait prendre des allures d’insurrection. Depuis des mois en effet, beaucoup de secteurs et de localités se sont retrouvés a se battre souvent isolés les uns des autres contre le pouvoir en place. La grève du 13 décembre offre pour la première fois l’opportunité d’une riposte coordonnée le même jour à l’échelle du pays tout entier. Incontestablement, elle sera vue par les masses comme un jour historique offrant une occasion unique pour une démonstration de force contre le gouvernement et ses valets et soutiens divers.
L’appel à la grève générale par la direction de l’UGTT n’allait pourtant pas de soi. Depuis des mois en effet, la direction du syndicat a tergiversé avec le pouvoir, jouant le chaud et le froid, mariant une rhétorique occasionnelle de confrontation avec des propositions d’apaisement et de ‘dialogue national’. De ce fait, beaucoup de temps a déjà été perdu. « Les dirigeants syndicaux doivent nommer une date pour une grève générale de 24 heures », disions-nous déjà à la suite de la manifestation réussie du 25 février dernier, organisée par l’UGTT en réaction a une attaque ultérieure des milices d’Ennahda sur ses locaux.
La même direction syndicale qui évoquait encore il y a quelques semaines la nécessité d’un consensus large impliquant toutes les forces politiques majeures du pays, a repris depuis le chemin des critiques acerbes à l’égard du pouvoir, sous la pression de sa propre base.
Pour un plan de bataille sérieux qui s’inscrit dans la durée
Pour faire de cette journée un succès, un sérieux plan de bataille est nécessaire, qui s’inscrit dans la durée et qui n’a pas peur d’identifier clairement les ennemis de la révolution et d’en tirer toutes les conclusions qui s’imposent.
Cette grève doit être une étape décisive en vue de faire tomber ce gouvernement. Le pouvoir en place doit en effet être reconnu comme ce qu’il est : un gouvernement au service de la contre-révolution capitaliste, animé par la seule volonté de restaurer l’ordre au profit des exploiteurs privés, des propriétaires d’usines, des multinationales et des spéculateurs qui s’enrichissent sur le dos de la population.
Pour atteindre ce but, le gouvernement est prêt a tout, y compris en ré-adoptant les méthodes de l’ancien régime, en tirant sur les protestataires à coups de chevrotine, en muselant les médias, ou en envoyant ses milices contre l’UGTT, sans laquelle pourtant ce pouvoir ne serait même pas la où il est.
Deux ans après la révolution, les conditions de vie de la majorité sont, sous de nombreux aspects, pires qu’avant. Les prix des produits de base explosent, le chômage aussi, les patrons jettent des milliers de travailleurs à la porte et ferment les usines à la recherche de plus juteux bénéfices, tandis que le pouvoir non seulement s’engage à payer les dettes de l’ancien régime, mais contracte de nouveaux prêts vis-à-vis de créanciers internationaux, dont la note sera inévitablement présentée aux pauvres, aux chômeurs, aux travailleurs et à leurs familles.
Inutile de dire qu’il n’y a absolument rien à attendre d’un gouvernement pareil. Les moralistes bien-pensants et représentants effarouchés des partis de pouvoir qui lèvent tous les yeux au ciel pour dénoncer l’acte ‘politique’ de l’UGTT n’y feront rien : ce gouvernement a perdu toute forme de légitimité, laquelle ne se mesure pas par une arithmétique électorale dépassée par les faits, mais par les faits eux-mêmes.
Ces faits sont sans ambigüité : sans surprise, ce gouvernement a failli sur absolument toutes les revendications élémentaires de la révolution, et agit et légifère contre elle à chaque instant. Un tel gouvernement doit dégager. S’il ne veut pas quitter la scène, le mouvement révolutionnaire, et le mouvement ouvrier en particulier, en redéployant toute sa puissance, lui indiquera la porte de sortie. Si la grève du 13 n’est pas suffisante pour lui faire comprendre, une autre mobilisation générale devra lui succéder.
Malheureusement, jusqu’à présent, la direction de l’UGTT s’en tient à des revendications d’ordre minimal pour la grève: elle exige la dissolution des milices au service d’Ennahda et leur traduction en justice. Au moment ou partout dans le pays, des manifestations exigent la chute du régime, ces revendications sont bien en-dessous de ce que la situation exige : demander à Ennahda de dissoudre ses propres milices demeurera un vœux pieu si on lui laisse les rênes du pouvoir entre les mains.
De plus, le gouvernement, bien qu’affaibli, n’a pas encore dit son dernier mot. Si l’objectif de la grève manque d’ambitions, et ne s’inscrit pas dans une dynamique de luttes visant à arracher le pouvoir des mains de la contre-révolution afin de le transmettre à la révolution elle-même ; si l’élan enclenché fait place a des tergiversations sur la suite à donner au mouvement, ou à une nouvelle phase de tentatives de négociations avec le pouvoir, la contre-révolution pourrait tenter de reprendre l’initiative et s’engager dans une violente contre-attaque. Pour cela, Ennahda pourrait s’appuyer sur une partie importante de l’appareil d’Etat qui, bien qu’en désaccords ponctuels avec ce parti sur la marche à suivre, pourrait très bien trouver un terrain d’entente lorsqu’il s’agit de briser le coup de la révolution et de ‘neutraliser’ une UGTT par trop bruyante à son gout.
Un succès initial de la grève pourrait forcer l’ennemi à battre en retraite pour un temps, mais s’accompagner ensuite d’un ‘retour de flamme’ par des actes de représailles et de violence vengeresse ciblant les symboles de la révolution et ses forces vives, à commencer par l’UGTT elle-même.
C’est pourquoi l’enjeu du combat qui s’engage doit être saisi correctement. Les jours qui viennent doivent pouvoir permettre une préparation minutieuse de la grève. Des meetings de masse dans les quartiers, des assemblées générales sur les lieux de travail et dans les facs, doivent aider à construire un soutien massif et actif pour la grève partout dans le pays, et de discuter largement sur l’engagement de chacun et de chacune à en faire une réussite. Des comités d’action dans les quartiers, des piquets de grève volants, des services d’ordre aguerris et coordonnés entre eux, ainsi que des manifestations massives et disciplinées aideront à assurer le bon déroulement de la grève et à prévenir toutes attaques, provocations ou débordements.
Pour un gouvernement des travailleurs et de la jeunesse révolutionnaire !
Même avant l’annonce de la grève générale, le président de la République Moncef Marzouki avait cru bon de préciser lors d’un discours télévisé que « Nous n’avons pas une seule Siliana (…) j’ai peur que cela se reproduise dans plusieurs régions et que cela menace l’avenir de la révolution ». Une phrase qui en dit long sur l’incertitude et la panique qui traversent les rangs du pouvoir.
Le spectre de la révolution qui a fait chuter Ben Ali effraie, dans le palais de Carthage et dans les ministères. En effet, l’UGTT occupe une place centrale dans le paysage tunisien, et est incontestablement la seule force organisée qui dispose d’un appui de masse dans la population tunisienne. Son appel à la grève générale a fait tomber les masques de tous ceux qui essaient de surfer sur le mécontentement populaire pour leurs propres intérêts opportunistes.
Le chargé d’information du parti salafiste ‘Hizb Attahrir’ a par exemple émis un appel à condamner et à incriminer l’UGTT, qualifiant l’appel à une grève générale le 13 décembre de « saut vers l’inconnu », ajoutant aussi que l’UGTT a été du côté de Ben Ali jusqu’au bout, et niant un quelconque apport de la centrale syndicale a la révolution de janvier 2011.
L’apport qu’aurait eu Hizb Attahrir à la révolution est une question tellement ridicule en soi qu’elle ne mérite même pas débat. Par contre, si la direction précédente de l’UGTT était effectivement mouillée jusqu’au coup à la dictature de Ben Ali, le syndicat, qui dispose de centaines de milliers de travailleurs dans ses rangs, n’en a pas moins fourni la colonne vertébrale des mobilisations révolutionnaires qui ont abouti à la chute de la dictature.
Et c’est aujourd’hui vers la restauration d’une dictature, bien que sous un vernis idéologique différent, que la trajectoire d’Ennahda se dirige, lentement mais surement. Déjà, la torture a repris du service, les milices ont pignon sur rue, les procès politiques se multiplient, la corruption pullule, et les masses souffrent, encore et toujours.
Le temps d’en finir avec ce pouvoir est maintenant venu, et ca, les masses l’ont bien compris. La grève générale, qui couvait depuis des mois, est l’arme la plus puissante dont dispose la classe ouvrière dans son arsenal. De sa réussite et de ses suites dépendent rien de moins que le sort de la révolution et le futur du pays.
Même la Confédération Générale Tunisienne des Travailleurs (CGTT), un petit syndicat formé après la révolution et qui réclame quelque 50.000 membres, a déclaré jeudi dernier qu’il était en « pleine solidarité » avec l’UGTT. Le syndicat des agents et cadres de l’assemblée nationale constituante (ANC) relevant de l’UGTT a décidé quant à lui d’observer une grève du 11 au 13 décembre pour témoigner de son refus “des nominations partisanes” et de la tentative de la Troika de s’ingérer dans l’administration. Ce genre d’exemples illustre à quel point si la force des travailleurs, tous secteurs confondus, est mobilisée dans toute sa puissance, le pays peut s’arrêter de tourner du jour au lendemain, et le pouvoir ne tenir plus qu’à un fil.
Déjà, les grèves générales régionales le 6 décembre ont vu une participation massive, avec par exemple 95% de participation dans le gouvernorat de Gafsa, selon les chiffres donnés par l’UGTT. Dans tous les gouvernorats concernés, les différentes villes et localités étaient largement paralysées, avec une proportion très importante d’institutions publiques et privées complètement fermées.
Cela donne une indication du caractère potentiellement explosif que la grève générale du 13 décembre pourrait acquérir. Malgré que la direction nationale de l’UGTT essaie d’en limiter l’impact, cet appel en soi a ouvert une brèche dans laquelle les masses pourraient s’engouffrer, avec la possibilité que ce mouvement échappe en partie au contrôle et au cadre que ses dirigeants veulent lui donner.
Tous les politiciens et les capitalistes savent qu’une chute du gouvernement actuel ouvrirait un nouveau chapitre pour la révolution tunisienne. En démontrant une fois de plus la force des travailleurs et du mouvement de masses, un tel développement s’accompagnerait d’une nouvelle poussée revendicative et de répercussions dépassant les frontières tunisiennes.
Najib Chebbi, du parti ‘Al Joumhouri’, dont le parti n’a visiblement plus d’autre ambition que de servir de rustine à la bourgeoisie lorsqu’elle en a besoin, n’exprime pas autres chose lorsqu’il demande à Ennahda de faire des « excuses publiques » à l’UGTT. Tous savent qu’une grève générale crée les conditions objectives pour une possible chute du pouvoir en place. Le pouvoir est déchiré comme jamais, et la grève du 13 pourrait lui donner le coup fatal.
Le moment est en ce sens historique : la contradiction entre la possibilité pour l’UGTT, vu le poids qu’elle a dans le mouvement ouvrier tunisien, de prendre le pouvoir d’une part, et le manque de volonté de sa propre direction à le prendre effectivement entre les mains, d’autre part, pourrait être posée dans les prochaines journées et semaines de manière plus aigue que jamais.
La tournure des événements pourrait même forcer la classe dominante, dans le contexte d’une impasse politique structurelle, à tenter de composer un nouveau gouvernement impliquant des représentants de la direction de l’UGTT. Dans ce contexte, il est crucial que les leçons du passé récent soient tirées : si tous les gouvernements qui se sont succédé depuis la chute de Ben Ali ont été incapables de répondre aux besoins des masses et à leurs aspirations révolutionnaires, la raison en est simple : tous ont agi avec la volonté, affichée ou inavouée, de défendre les intérêts du capital contre ceux du travail, les profits des actionnaires et des investisseurs -qui n’investissent pas- plutôt que les besoins sociaux criants de la population. Dans le contexte de la crise historique et globale du capitalisme, la possibilité pour une amélioration durable quelconque des conditions de vie de la population est complètement illusoire.
C’est pourquoi la seule solution réside dans la préparation stratégique des masses travailleuses à la prise du pouvoir politique et économique. Les travailleurs doivent refuser avec obstination tout accord gouvernemental entre des représentants de la gauche et du mouvement ouvrier avec des forces ou des politiciens pro-capitalistes, quelles qu’ils soient.
En ce sens, le Front Populaire (=une coalition de partis d’extrême-gauche et nationalistes arabes), qui joue un rôle de premier plan dans les mobilisations actuelles, a une responsabilité première à formuler un programme d’action et une stratégie qui maintiennent une indépendance totale vis-à-vis de la classe capitaliste et de ses partis.
Malheureusement, les formules ambigües formulées par certains dirigeants du Front, évoquant «un gouvernement de crise» sans en préciser le contenu politique et économique, atteste de la réticence manifeste de ces derniers à appeler un chat un chat.
Le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) pense que l’UGTT, en tant que la plus grosse organisation ouvrière du pays, doit encourager les travailleurs à exercer le pouvoir en leurs noms, assistée en ce sens par l’UDC et par les organisations de gauche et populaires qui partagent ce but. Pour qu’une telle opération ne soit pas le prélude à une démoralisation et à une désillusion massive dans les rangs des masses révolutionnaires, dont certains flancs de la réaction (police, armée salafistes, milices du pouvoir) risqueraient de profiter par la suite, un tel gouvernement devra user de l’élan révolutionnaire ainsi créé pour s’attaquer sans tarder au système économique capitaliste actuel, lequel produit la pauvreté, le chômage, la vie chère et les bas salaires dans l’unique but d’enrichir toujours plus une clique de parasites qui possèdent et contrôlent les moyens de production.
Seul un programme socialiste, organisant les travailleurs, la jeunesse et les pauvres en vue de la saisie des grandes propriétés, la nationalisation des banques et des multinationales, la réquisition des entreprises qui ferment et licencient, le refus de payer la dette, et la mobilisation rationnelle, démocratique et planifiée de toutes les ressources du pays en vue de répondre aux besoins sociaux, pourra offrir un avenir décent à la hauteur des sacrifices effectués.
- Bas les pattes de l’UGTT ! Pour la défense de l’expression syndicale et du droit de grève
- Ennahda dégage ! Grève générale en vue de la chute du gouvernement !
- Pour la constitution et la généralisation de comités d’action partout dans le pays pour préparer la grève et ses suites
- Pour une lutte soutenue jusqu’à un gouvernement révolutionnaire des travailleurs et de la jeunesse, appuyé par l’UGTT et les organisations populaires
- Pour la nationalisation immédiate des secteurs stratégiques de l’économie sous le contrôle des travailleurs
- Solidarité avec nos frères et sœurs d’Egypte dans leur lutte
- Pour le socialisme démocratique, pour la révolution internationale.
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Révolution et contre-révolution en Afrique du Nord et au Moyen Orient : leçons des premières vagues de mouvements révolutionnaires
Le Comité Exécutif International (CEI) du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO) s’est réuni du 17 au 22 janvier 2011 en Belgique, avec plus de 33 pays représentés, d’Europe, Asie, Amérique Latine et Afrique. Daniel Waldron fait dans ce texte un rapport de la session consacrée aux mouvements révolutionnaires en Afrique du nord et au Moyen-Orient.
Daniel Waldron, Socialist Party (CIO Irlande)
L’onde de choc des mouvements révolutionnaires qui ont commencé en Tunisie en janvier 2011 s’est répercutée dans toute l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et à travers le monde. Cette vague de soulèvements a conduit au renversement de dictateurs dont certains dirigeaient leur État depuis des décennies, et a atteint presque tous les pays de la région. Les travailleurs et les jeunes du monde entier ont été inspirés par l’héroïsme et la détermination des masses et se sont identifiés à leur mouvement, du Wisconsin (aux Etats-Unis) au Nigéria. Un an après, le mouvement surnommé "Printemps Arabe" connaît une nouvelle phase.
Cela a constitué la trame de l’excellente discussion, introduite par Niall Mulholland et conclue par Robert Bechert du Secrétariat International, que nous avons eu au Comité Exécutif International du Comité pour une Internationale Ouvrière. On a pu voir parmi les contributeurs des camarades de pays d’Afrique du Nord et Moyen-Orient, et également des camarades du CIO qui se sont rendus en Egypte au moment des événements révolutionnaires en 2011.
Les représentants du capitalisme ont été pris de court par les mouvements révolutionnaires en Tunisie et en Égypte. Quelques mois à peine avant son renversement, le journal The Economist saluait encore Moubarak pour avoir apporté la "stabilité" dans la région. En d’autres termes, pour avoir agi en tant qu’agent fiable de l’impérialisme. Alors que Ben Ali avait déjà été renversé en Tunisie et que les masses égyptiennes avaient commencé leur révolte, ce torchon du capitalisme international clamait toujours qu’il ne tomberait pas. Mais il est bel et bien tombé. Les forces de l’impérialisme occidental n’étaient pas préparées et furent abasourdies alors que leurs alliés furent renversés, ne sachant rien faire d’autre que d’exprimer leur "soutien" tardif aux révoltes tout en essayant désespérément de garder le contrôle.
Le CIO n’a toutefois pas été surpris par les évènements bouleversants qui ont balayé la région. Dans les documents que nous avions adoptés suite à notre Congrès Mondial de décembre 2010, nous mettions en lumière la possibilité de mouvements convulsifs en Afrique du Nord et au Moyen Orient ; la région était telle une boîte d’allumettes, prête à s’embraser.
Ben Ali – le premier domino d’une longue rangée
Nous avions insisté sur le fait que sa population particulièrement jeune et appauvrie, opprimée par des régimes autoritaires incapables de leur offrir un meilleur avenir, pourrait être le déclencheur d’explosions sociales dans ce contexte de crise mondiale du capitalisme. Ces soulèvements n’ont pas été provoqués uniquement par une colère contre les dictatures ; ils étaient aussi le reflet du fait que les masses n’acceptaient plus l’existence misérable que le capitalisme est la seule à pouvoir leur apporter. Le dirigeant tunisien Ben Ali, représentant féru du capitalisme néolibéral, fut le premier de la liste à ressentir la force des mouvements de masse et à tomber.
Ben Ali s’est fait dégager 28 jours après le suicide tragique par immolation du jeune vendeur de rue Mohamed Bouazizi. Le dictateur a rapidement été suivi par son ancien premier ministre, Ghannouchi. Une semaine plus tard, le règne trentenaire de Hosni Moubarak en Egypte s’est lui aussi effondré. Alors que les images des manifestations sauvagement attaquées par la police d’Etat encore fidèle à l’ancien régime étaient diffusées autour du monde, on aurait pu croire que le renversement de ces dictatures était en fait un processus assez simple et linéaire : les masses prenaient la rue et refusaient de la lâcher tant que leurs revendications contre la dictature ne seraient pas satisfaites. L’occupation de la place Tahrir au Caire, par exemple, est devenue un véritable symbole et a directement inspiré les mouvements Démocratie Réelle ou Occupy.
Les manifestations massives et les occupations ont évidemment joué un rôle clé ; mais le facteur décisif dans le succès des révolutions égyptienne et tunisienne a été l’implication de la classe ouvrière organisée. Malgré le fait que les dirigeants de la confédération syndicale UGTT étaient fortement incorporés au régime de Ben Ali, un degré important d’action indépendante et d’opposition à la dictature existait localement et nationalement. La classe ouvrière égyptienne, la plus nombreuse de la région, a une vraie tradition de mouvements puissants et indépendants.
Dans ces deux pays, des comités de travailleurs ont émergé dans les lieux de travail et les usines. Cette méthode d’auto-organisation s’est étendue aux places, aux villes et aux villages, donnant une cohésion au mouvement et lui apportant tant une base organisationnelle qu’une capacité à répondre efficacement aux attaques du régime. Par exemple, lorsque des gros bras pro-Moubarak armés ont essayé de reprendre la place Tahrir début février 2011, cela a déclenché une grève générale dans tout le pays, paralysant le régime, renforçant le mouvement, et qui a rapidement mené au départ de Moubarak.
A l’inverse de l’Egypte et de la Tunisie, l’absence de mouvements massifs de la classe ouvrière a été une faiblesse des soulèvements révolutionnaires dans les autres pays ; et a notamment amené à des affrontements avec le régime qui se sont révélés beaucoup plus longs, compliqués et sanglants. En Libye, le mouvement contre le régime de Mouammar Kadhafi a commencé dans la ville de Benghazi. Au début, il avait l’allure d’un soulèvement populaire. Des comités du peuple émergeaient dans la ville. Pourtant, l’absence d’organisations indépendantes des travailleurs (torpillées par le régime brutal de Kadhafi) ont affaibli la capacité du mouvement à surmonter les profondes divisions ethniques et tribales existant dans le pays. Même si la révolte s’est étendue à Misrata et à d’autres villes, elle est restée relativement isolée et divisée.
Le rôle de l’impérialisme en Libye
Les forces de l’impérialisme se sont vite regroupées et ont utilisé le blocage de la révolution libyenne comme moyen pour intervenir afin de s’assurer qu’elle se développerait sans menace pour leurs intérêts dans la région. Kadhafi avait été inclus dans les petits papiers des pouvoirs occidentaux, en échange d’un accès aux ressources en pétrole du pays, mais l’impérialisme pouvait bien voir que sa capacité à apporter la "stabilité" à la région était à l’agonie. Ils s’unirent alors pour promouvoir une opposition pro capitaliste autour de Benghazi, comprenant de récents détracteurs du régime, sous la forme du Conseil National de Transition.
Alors que les masses à Benghazi, dans la phase initiale de la révolution, étaient clairement opposées à une intervention impérialiste, le CNT a supplié les forces occidentales d’intervenir. Leurs médias, notamment par la voix d’Al Jazeera (messager du régime qatari pro impérialiste), ont mené une campagne de propagande pour exagérer la menace posée pas l’armée de Kadhafi et augmenter la popularité de l’intervention occidentale.
Le CIO n’a pas succombé à la pression, comme tous les marxistes auraient dû l’analyser, mais a justement expliqué que l’impérialisme ne pouvait pas jouer de rôle progressiste dans la situation. Leur seul but était d’installer un régime clientéliste suffisamment fiable pour ne pas apporter une quelconque liberté ou améliorer le quotidien des masses libyennes. Seul un mouvement massif des travailleurs et des pauvres libyens pouvait apporter un véritable changement.
Et ce que nous avions dit s’est révélé être juste. La campagne de bombardement qu’a mené l’OTAN a freiné le mouvement. Pire encore, de nombreux éléments de guerre civile se sont développés ; avec des caractéristiques raciales et tribales. Des atrocités ont été commises, tant d’un côté que de l’autre. Kadhafi a été destitué, au bonheur de beaucoup. Mais il a été remplacé par un « gouvernement » du CNT non représentatif. Les tensions ethniques dans le pays se sont aggravées, notamment avec l’émergence de milices tribales. Il se pourrait qu’on assiste à une partition sanglante du pays autour de conflits sur les ressources naturelles, à moins qu’une alternative basée sur les intérêts communs des travailleurs et des masses pauvres soit construite.
La Syrie
De manière similaire en Syrie, le mouvement contre le régime d’Assad a été freiné par l’absence d’organisations unifiées de la classe ouvrière et des pauvres. Non content de réprimer brutalement le mouvement (on reporte plus de 5000 tués par les forces de l’Etat et un usage répandu de la torture), Assad a invoqué des chimères de bain de sang sectaire pour décourager les minorités alawites et chrétiennes de s’engager dans le soulèvement.
L’impérialisme occidental et les élites sunnites qu’ils sponsorisent dans la région aimeraient assister à la destitution d’Assad ; car cela affaiblirait l’influence et le pouvoir du régime Iranien. Cela a notamment été reflété dans l’appel fait à Assad pour qu’il se retire de la Ligue Arabe (d’habitude impuissante), mais aussi dans les sanctions économiques qui ont été prises et qui auraient coûté au régime deux milliards de dollar, selon les estimations. Comme en Égypte, une opposition pro-occidentale est en train d’être préparée pour prendre le pouvoir ; en l’occurrence sous la forme du Conseil National Syrien. Toutefois, le déclenchement de conflits sectaires une fois Assad tombé pourrait avoir de sérieuses conséquences pour les intérêts de l’impérialisme dans la région, et une forme de compromis avec Assad n’est pas à exclure.
Les derniers mouvements des masses tunisienne et égyptienne les ont vues revenir sur la scène de l’Histoire dans une tentative de changer fondamentalement la société. Les emblèmes des dicatures qu’étaient Ben Ali et Moubarak, ainsi que tellement d’autres de leurs alliés, ont été balayés. Cependant, même si les anciens régimes ont été ébranlés jusque dans leurs fondements, ils n’ont pas encore été détruits. Les vieilles élites qui soutenaient ces régimes restent intactes dans leur large majorité, malgré la détermination des masses.
En Tunisie, l’élite a offert Ben Ali et par la suite Ghannouchi en sacrifice pour pacifier les mouvements révolutionnaires et les empêcher de menacer la position même de la classe capitaliste. En Égypte, les dirigeants de l’armée, un des piliers de l’Etat, ont été incapables d’étouffer la révolte ; et sont de fait intervenus pour prendre le pouvoir « au nom du peuple ». Parmi de larges couches des masses révolutionnaires, il n’y avait que peu de confiance dans les intentions des élites et un véritable désir d’aller vers un changement complet de la société. Mais en l’absence d’un parti de masse de la classe ouvrière avec un programme clair pour une transformation révolutionnaire de la société, l’énergie des masses épuisées a été dissipée, et les classes dirigeantes furent en capacité de regagner un certain degré de contrôle.
Malheureusement, la vague révolutionnaire n’a trouvé que des forces défaillantes dans la gauche socialiste. Les maoïstes de l’UGTT, dont l’influence est considérable, ont adopté une approche dite étapiste, clamant qu’un capitalisme libre et une démocratie bourgeoise devaient être développés avant que des revendications pour la classe ouvrière et le socialisme soient mises en avant. Ce qui ne correspondait en rien à l’attitude des travailleurs tunisiens, dont les revendications portaient sur de meilleurs salaires et conditions de travail, la nationalisation de l’énergie ; ainsi que des éléments de contrôle ouvrier. Plutôt que d’appeler à une coordination des conseils des travailleurs et des pauvres pour former la base d’un gouvernement révolutionnaire, les maoïstes ont filé le train à l’opposition libérale.
La gauche en Égypte
En Égypte, une majeure partie de la gauche se traînait aussi derrière le mouvement. Ils tendaient à suivre la direction imposée pas les Frères Musulmans et d’autres forces d’opposition pro capitaliste, dont certains dirigeants appelaient à la formation d’un « gouvernement de salut national » au lieu d’un gouvernement révolutionnaire qui représenterait les intérêts des masses. Mais les dirigeants des Frères Musulmans se sont continuellement dirigés contre la gauche.
Les élections parlementaires dans les deux pays ont vu la victoire de forces religieuses de droite (Ennahda en Tunisie et les Frères Musulmans en Égypte). Le parti salafiste Al Nour en Égypte a aussi gagné des voix. Ce n’était en rien une issue inévitable. Au moins au début, Ennahda et les Frères Musulmans se sont tenus à l’écart des mouvements. Il y un an, Ennahda ne pesait que 4% dans les sondages et leurs slogans religieux ne rencontraient pas d’écho parmi les masses. La montée de ces forces reflète le vide politique énorme qui existe, et qui pourrait potentiellement être rempli par un parti de la classe ouvrière doté d’un programme pour un changement socialiste.
Alors que les médias occidentaux agitaient le spectre de la menace de l’« Islam politique » pendant les soulèvements révolutionnaires, il est clair que ces forces ne représentent pas une menace mortelle face aux intérêts de l’impérialisme. D’ailleurs les deux partis ont adopté des positions pro-occidentales. Le régime qatari a joué un rôle direct dans la sélection du gouvernent Ennahda. Les Frères Musulmans ont annoncé qu’ils voulaient modeler la « nouvelle » Égypte comme le régime pro-capitaliste de l’AKP en Turquie.
L’élection de ces gouvernements ne mettra pas fin au processus révolutionnaire engagé en Afrique du Nord. Au contraire, il est clair qu’on assiste à un renouveau des luttes de la classe ouvrière et des pauvres. La souffrance quotidienne des masses n’a fait que s’approfondir depuis la chute des dictateurs ; le coût de la vie et le chômage ayant augmenté. Les travailleurs et les jeunes n’accepteront pas calmement que la vie continue ainsi, dans la pauvreté, même avec de nouveaux dirigeants. Le sentiment que la révolution a été « volée », qu’il en faudrait une deuxième ou une troisième, grandit.
La tentative de l’élite militaire égyptienne de contrôler les élections et la nouvelle Constitution afin qu’elle leur soit favorable a provoqué de gigantesques conflits avec les travailleurs et jeunes révolutionnaires. Malgré une répression massive avec des milliers d’arrestations, ils furent forcés de faire des concessions. Après les élections, il y a eu encore plus de conflits avec le régime pendant l’anniversaire de la révolte. Les illusions qui existaient dans le caractère « pro-populaire » des dirigeants de l’armée ont volé en éclats chez de plus en plus d’Egyptiens. L’organisation indépendante de la classe ouvrière et les actions dans les usines se développent.
L’élection du nouveau gouvernement tunisien a été suivie de manifestations massives pour de meilleures conditions de vie. Une grève générale se prépare dans une importante région minière, où des éléments de pouvoir ouvrier existent aujourd’hui. Les travailleurs continuent de se battre obstinément pour des améliorations concrètes et immédiates dans la santé, l’éducation et toute une série d’autres domaines ; et ce malgré la forte désapprobation des dirigeants de l’UGTT.
Le rapport de forces régional
La vague révolutionnaire a terrorisé le régime d’Israël, menaçant de déstabiliser le rapport de forces régional, déjà fragile. Le mouvement des masses égyptiennes en particulier a posé la possibilité de développer des liens de solidarité avec le peuple palestinien – malgré l’approche conciliante des Frères Musulmans et de l’armée envers Israël. Netanyahou a tenté de soulever les questions nationalistes et la peur des masses arabes parmi la population juive pour essayer de dompter l’agitation qui régnait en Israël et de préparer la population à la possibilité d’excursions militaires pour défendre l’élite nationale. Mais en vain.
Le mouvement des tentes qui a balayé Israël pendant l’été était une preuve remarquable de la capacité qu’ont les mouvements révolutionnaires à dépasser les divisions ethniques, religieuses, sectaires et nationales. Le mouvement a englobé une énorme proportion de la population et beaucoup de ceux qui se sont retrouvés directement impliqués ont naturellement connecté leur lutte avec celle des masses à travers la région. Alors que les dirigeants n’apportaient ni objectifs clairs ni stratégie, le mouvement exprimait le rage que les travailleurs et les jeunes juifs ressentent par rapport à la minuscule élite corrompue qui dirige le pays. Dans des endroits comme Haifa, le mouvement a eu beaucoup de soutien de la part des Palestiniens. Ceci montre la possibilité de construire un mouvement unifié des travailleurs à travers la région et de trouver une solution socialiste et démocratique à la question nationale.
L’expérience de la première vague de mouvements révolutionnaires a augmenté la conscience politique des travailleurs et des jeunes en Égypte et en Tunisie et peut paver la route pour de nouveaux soulèvements. Cela donnerait une nouvelle vigueur aux mouvements en Syrie, au Yémen, en Iran et dans toute la région. De plus en plus de personnes tireront la conclusion que pour avoir un futur décent et une vraie démocratie, la classe ouvrière et les masses pauvres doivent prendre le pouvoir en leurs propres mains, rompre avec l’impérialisme et briser le système capitaliste lui-même. Si l’immense richesse et toutes les ressources de la région étaient reprises des mains des élites corrompues et parasitaires et planifiées démocratiquement par les travailleurs et les pauvres, les conditions de vie des masses pourrait être rapidement transformées.
La construction de partis de travailleurs qui unifieraient les masses pauvres autour d’un programme pour un changement socialiste et révolutionnaire de la société est une nécessité urgente. Les forces du CIO et les marxistes dans la région travaillent à cet objectif ; et peuvent croître pendant la prochaine période de défis auxquels la classe ouvrière et les jeunes se trouveront confrontés.
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Tunisie: La révolution est-elle terminée?
Les élections pour l’Assemblée Constituante qui se sont tenues le 23 octobre dernier en Tunisie avaient été conquises de haute lutte par les mobilisations révolutionnaires de masse du début d’année, en particulier suite à la deuxième occupation de la place de la Kasbah. Pourtant, l’immense majorité des élus à l’assemblée Constituante sortie des urnes n’ont pas joué le moindre rôle dans la révolution, quand ils ne s’y sont pas même opposés jusqu’à la dernière minute.
Un militant du CIO récemment en Tunisie
En fait, l’enthousiasme des masses à l’égard des élections était plutôt limité, et ce alors qu’elles avaient la possibilité de voter “réellement” pour la première fois dans le cadre d’élections qui soient autre chose qu’une pure mascarade trafiquée aux résultats grotesques connus d’avance.
‘‘Transparentes’’, ces élections l’étaient sans aucun doute davantage que ce que la population tunisienne avait connu durant ces dernières décennies, ce qui n’est pas vraiment difficile. Pour autant, le pouvoir de l’argent, le soutien des milieux d’affaire, les pratiques d’achats de voix, l’activité des réseaux de l’ancien parti mafieux et des médias toujours dans les mains de proches de l’ancien régime ont accompagné cette campagne électorale.
Ces élections ont été l’occasion d’une surenchère de la part des médias occidentaux, vantant une supposée participation “spectaculaire”. Pour l’occasion, les dirigeants impérialistes – qui en début d’année s’étaient fort bien accommodés de la répression meurtrière contre les manifestants tunisiens, voire qui lui avaient offert leurs services – ont tous applaudi en cœur ce “festival de la démocratie”. Des chiffres farfelus parlant de plus de 90% de votants ont même circulé.
Toute cette propagande a un but évident: elle vise à présenter ces élections comme l’épisode qui clôture pour de bon le chapitre révolutionnaire, ouvrant la voie à un pouvoir “légitime” et “démocratique”. Les masses ont maintenant eu ce qu’elles voulaient, tout le monde doit retourner au travail, et arrêter la “dégage mania”…Mais qu’en est-il réellement?
Un taux de participation pas si spectaculaire
S’il est vrai qu’une frange non négligeable des électeurs avait décidé de se rendre aux urnes pour se réapproprier un droit dont ils avaient été privés toute leur vie, une analyse sérieuse des résultats montre cependant qu’une partie tout aussi importante de la population n’a même pas considéré utile d’aller voter.
Le taux de participation global n’est que de 52%. Quand on sait que 31,8% de ceux qui ont voté (près d’un million 300 mille personnes) ont eu leurs voix “perdues” (car ayant voté pour des listes qui n’ont pas récolté suffisamment de suffrages pour obtenir un siège à l’Assemblée), cela relativise sérieusement l’assise sociale de l’Assemblée Constituante, et du gouvernement qui en sortira. Au plus on s’approche des couches qui ont été au cœur des mobilisations révolutionnaires (dans la jeunesse et dans les régions plus pauvres de l’intérieur du pays en particulier), au plus le taux d’abstention s’envole, traduisant une profonde méfiance à l’égard de l’establishment politique dans son ensemble.
Ennahda, un parti fait de contradictions
Le parti islamiste Ennahda a remporté 41% des voix, et 89 sièges a l’Assemblée sur 217. La victoire de ce parti s’est appuyée sur un travail méthodique d’intervention dans les quartiers populaires et les mosquées. Auréolé de l’image de martyr dû à leur persécution sous l’ancien régime (le secrétaire général du parti, Hamadi Jebali, futur premier ministre, a passé 14 ans dans les geôles de Ben Ali), vu comme un parti “de rupture” face a la myriade de partis issus de l’ancien parti unique le RCD (jusqu’à 40 des partis en lice), Ennahda a su se construire une base certaine de soutien, profitant aussi de la faiblesse et des erreurs nombreuses de la gauche.
Arrosé d’aides financières provenant, entre autres, du riche régime Qatari, le parti a déployé tout un réseau d’organisations caritatives actives parmi la population pauvre, et a fait du clientélisme une véritable méthode de campagne. Il faut y ajouter l’exploitation des sentiments religieux d’une partie de la population, aidée en cela par une campagne centrée sur ‘‘l’identité’’ dans laquelle les partis bourgeois laïcs se sont mordus les doigts, la laïcité – dont le terme n’existe même pas en arabe – étant pour beaucoup associée aux élites de la dictature, aux mesures répressives du pouvoir de Bourguiba et de Ben Ali, ainsi qu’aux campagnes racistes contre les musulmans dans la France de Sarkozy.
Bien que la direction du parti soit maintenant engagée dans une opération de séduction vis-à-vis des grandes puissances impérialistes, montrant “patte blanche” quant à leur politique en matière de mœurs et de droits des femmes, Ennahda demeure sous la pression de courants islamistes plus radicaux qui, encouragés par la victoire électorale de ce parti, ont augmenté leur visibilité et leurs activités au cours de la période récente. Au début du mois de novembre, une grève du personnel de la fac de Tunis a eu lieu, afin de protester contre le harcèlement et les agressions dont certaines enseignantes et étudiantes font l’objet du fait qu’elles ne portent pas le voile.
Les dirigeants d’Ennahda vont être amenés à jouer sur plusieurs tableaux. Alors que Rached Ghannouchi, principal dirigeant d’Ennahda, s’est récemment lancé dans une diatribe contre la langue française assimilée à une “pollution”, la direction du parti caresse les capitalistes français dans le sens du poil. D’un côté, le parti se profile comme un parti “du peuple”, de l’autre il s’appuie sur le modèle turc ultralibéral, fait de privatisations et d’attaques systématiques contre les droits de la classe ouvrière.
‘‘Le capital est bienvenu’’
C’est une chose de remporter des élections, c’en est une autre de satisfaire les revendications d’un peuple qui vient de faire une révolution. Et sur ce plan, Ennahda sera attendu au tournant. La principale préoccupation des dirigeants du parti depuis le 23 octobre n’a été que d’étaler leurs promesses d’allégeance au marché, aux hommes d’affaire et aux investisseurs privés, visant à montrer qu’islamisme et Big business peuvent faire bon ménage. ‘‘Le capital national et étranger est bienvenu’’, a insisté Abdelhamid Jelassi, directeur du bureau exécutif d’Ennahda. Ce souci de défendre les intérêts de la classe capitaliste ne peut qu’entrer en contradiction avec la soif de changement social qui continue d’animer de larges couches de la population.
Cette soif de changement social s’est clairement illustrée par les émeutes qui ont explosé à Sidi Bouzid, dans les jours qui ont suivi les élections, suite à l’annonce de l’annulation dans six régions de la liste électorale “El Aridha” pour cause d’irrégularités. Cette liste, menée par un arriviste millionnaire, ancien supporter de Ben Ali, qui a mené campagne au travers de sa chaine satellitaire émettant depuis Londres, sans mettre un pied en Tunisie, était encore complètement inconnue il y a quelques mois.
En parlant pédagogiquement un langage qui s’adresse aux pauvres et à leurs problèmes, il a cependant été capable de rafler 26 sièges à l’Assemblée! Son discours était fait de promesses sociales telles qu’une allocation de chômage de 200 dinars pour tous les chômeurs, des soins de santé gratuits, des transports gratuits pour les personnes âgées, etc.
Cet exemple démontre par la négative l’espace qui existe pour la gauche radicale, si du moins celle-ci s’efforce de développer un programme qui traduise les aspirations sociales des travailleurs, des chômeurs et des pauvres, et lie ces revendications sociales avec une lutte conséquente pour un changement fondamental de la société. Malheureusement, sur 110 listes présentes aux élections, pas une n’avait un tel programme socialiste clair à proposer. Cela explique en partie pourquoi les partis de la gauche radicale, le PCOT et le Mouvement des Patriotes Démocrates, n’ont récolté que 3 et 2 sièges respectivement.
Rien n’a vraiment changé
La colère populaire reste partout latente, du fait que, près d’un an après l’immolation de Mohamed Bouazizi, la situation sociale n’a fait que se dégrader pour la majorité de la population. Côté pile, Bouazizi reçoit à titre posthume le ‘‘prix Sakharov pour la liberté’’ au Parlement européen; côté face, le silence est de mise concernant le fait que la situation de désespoir qui a poussé Bouazizi à s’immoler par le feu reste le lot de la majorité des jeunes Tunisiens. “Des emplois ou la mort” était ainsi le slogan d’un récent sit-in à la raffinerie pétrolière de Bizerte, dans le Nord du pays. Le taux de chômage a explosé, le pays comptant actuellement plus de 700.000 chômeurs officiels, chiffre probablement plus proche du million dans la réalité.
Les prix de l’alimentation de base sont en forte hausse eux aussi, tandis que la zone euro, principal débouché commercial des exportations tunisiennes, traverse une crise économique sans précédent. Beaucoup des raisons objectives ayant poussé la population tunisienne à faire la révolution sont donc toujours présentes dans leur quotidien.
Le refrain “rien n’a changé” est de plus en plus audible, celui d’une “deuxième révolution” aussi. Parallèlement, les libertés démocratiques restent très précaires et sont régulièrement remises en question par des accès de violence de la part des forces de sécurité. La torture continue de manière récurrente dans les commissariats, et le gigantesque appareil policier continue de pendre comme une épée de Damoclès au-dessus de la révolution.
La veille même des élections, la police a chargé violemment un sit-in devant les bâtiments gouvernementaux, sit-in organisé par des jeunes blessés par balles pendant l’insurrection. Ils demandaient simplement que leur assistance médicale soit prise en charge par les autorités. Ces jeunes héros de la révolution sont traités comme des chiens, pendant que les snipers, assassins et autres hommes de main de l’ancien régime continuent de courir en liberté.
La mobilisation “Occupy Tunis” du 11 novembre dernier, en solidarité avec le mouvement international des Indignés, qui a vu la plus grosse manifestation dans les rues de Tunis depuis le mois d’août, a elle aussi été violemment attaquée par la police sans raison apparente, si ce n’est la volonté d’intimider ceux qui continuent à vouloir “revendiquer”.
Et ceux-ci sont nombreux: depuis la fin des élections, une nouvelle vague de grèves secouent beaucoup de secteurs. Les travailleurs du secteur touristique, les mineurs de fer du Kef (Nord-Ouest), les travailleurs de la brasserie Celtia, les employés des chemins de fer et ceux de la sécurité sociale, tous ont connu des mouvements de grève successifs et solidement suivis. Malgré la propagande incessante présentant les grévistes comme des “irresponsables”, le récent rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de septembre 2011 est venu confirmer que “les salaires en Tunisie restent faibles malgré des taux de profit en hausse.”
Ces mouvements continuent cependant à souffrir d’un manque de coordination, due au refus systématique de la direction exécutive de l’UGTT d’assister ces luttes, de leur donner un caractère plus général et des mots d’ordre précis.
Les bureaucrates de la centrale, amis d’hier du dictateur Ben Ali, ont été impliqués dans toutes les basses manœuvres du gouvernement transitoire pour faire payer la crise économique et la dette de l’ancien régime aux travailleurs et aux pauvres, et pour tenter de restaurer la situation aux bénéfices des capitalistes et des multinationales.
Cette manière de poignarder les travailleurs dans le dos de la part de la bureaucratie syndicale corrompue, et le peu d’empressement qu’ont eu les dirigeants de la gauche radicale a contester ouvertement cet état de fait – malgré l’esprit de lutte inconditionnel qui anime beaucoup de leurs militants – ont empêché que tout le poids de l’UGTT soit mis dans la balance. Ceci a incontestablement joué en faveur des Islamistes, qui se sont vus offert un boulevard d’intervention vers les couches les plus pauvres et les chômeurs, dont le sort a été largement ignoré depuis des mois par la direction de l’UGTT.
Pour un gouvernement des travailleurs et des pauvres
Si nous comprenons que certaines illusions peuvent exister quant à l’avènement d’un nouveau pouvoir élu, nous devons sobrement reconnaitre que la nouvelle Assemblée Constituante ne représente pas les aspirations du peuple Tunisien, et que tout parti qui s’appuie sur la continuation du système capitaliste pourri n’aura rien de bon à offrir a la masse de la population tunisienne.
Or, aucun des partis engagés dans les pourparlers pour la formation du nouveau gouvernement (Ennahda, le Congrès pour la République, et Ettakatol) ne remet en question la soumission de l’économie tunisienne aux grands groupes capitalistes, pas plus que le paiement de la dette aux institutions financières internationales. En gros, ils se préparent à continuer la politique économique de l’ancien régime.
La situation en Tunisie demeure explosive. La combinaison de crises que traversent le pays, et l’expérience accumulée par les masses lors de la dernière année – dont la plus importante est la rupture du mur de la peur – vont inévitablement se cristalliser dans de nouvelles explosions de lutte. Ces luttes doivent pouvoir bénéficier d’un prolongement politique, un parti de masse qui se batte pour un gouvernement des travailleurs, des couches populaires et de la jeunesse.
Au lieu de proposer la cotation en bourse des entreprises et des actions précédemment détenues par les familles mafieuses, comme le suggère Ennahda, un tel gouvernement prendrait comme mesure immédiate leur nationalisation, sous le contrôle démocratique des travailleurs et de la population, comme point de départ d’un vaste plan visant a réorienter la production et l’économie au service du développement du pays et de l’amélioration du niveau de vie des masses.
Les graines d’une société socialiste, basée sur la coopération et la solidarité des travailleurs, ou les notions d’exploitation, de profit et de corruption auraient disparu, se sont affirmés au travers du formidable mouvement révolutionnaire tunisien. La priorité est de construire un parti qui puisse organiser les couches qui se retrouvent autour d’un tel objectif, afin de faire germer ces graines, et de prévenir un retour en arrière au profit de la poignée de capitalistes qui profite de la misère et du chômage du plus grand nombre.