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  • [DOSSIER] Elections libanaises : des gains inédits pour les candidats dits “indépendants”

    Image tirée du mouvement de masse de 2019.

    Les élections législatives du 15 mai ont été les premières élections organisées depuis le début de la crise au Liban. Celle-ci ne cesse de s’aggraver et a déjà plongé la majorité de la population dans la pauvreté. Ces élections ont également représenté un test à la suite du soulèvement de masse du 17 octobre 2019, une révolte qui marqua le rejet d’un système politique sectaire et néolibéral. Les élections confirment-elles l’affaiblissement continu de ce système? Que nous disent-elles de la crise de la représentation politique ouvrière au Liban? Quel type de politique indépendante peut offrir une solution à la crise?

    Par Christian (Louvain)

    Période préélectorale et rebondissements inattendus

    Au Liban, les dernières années ont été faites d’instabilité et d’impasses politiques. Le gouvernement sortant de Najib Mikati fut formé le 10 septembre 2021. Ceci vînt après treize mois de querelles à la suite de la démission du gouvernement de Hassan Diab, démission survenue à cause de l’explosion du port de Beyrouth. Cependant, un mois après le début du gouvernement Mikati, le Hezbollah et Amal commencèrent un boycott des réunions du cabinet qui allait durer trois mois. Ici encore, la cause était un désaccord concernant l’enquête sur l’explosion du port.

    En mars, un autre élément fit planer l’incertitude sur les élections prévues en mai. Après avoir proclamé son départ de la politique, l’ancien Premier ministre Saad al-Hariri annonça que le « Courant de l’avenir» se retirait de la course et appela au boycott des élections. Véhicule politique de la dynastie politique Hariri, le Courant de l’avenir a dominé les circonscriptions sunnites pendant des décennies. En 2018, le parti avait encore remporté 20 des 27 sièges réservés aux sunnites.(1)

    Le Premier ministre sortant Najib Mikati ayant également annoncé qu’il ne se présenterait plus aux élections, aucune figure sunnite de premier plan ne resta dans la course. Dans ce contexte, on vit surgir une campagne alarmiste selon laquelle le vide politique allait profiter aux candidats sunnites soutenus par le Hezbollah.

    Aucune majorité parlementaire

    En fin de compte, cependant, de nombreux votes sunnites allèrent aux indépendants. L’Alliance du 8 mars, le bloc autour du Hezbollah soutenu par l’Iran, sortit affaibli des élections, perdant sa majorité parlementaire. Le Hezbollah et son allié Amal surent conserver l’intégralité des sièges attribués à la communauté chiite. D’autres alliés, cependant, subirent de lourdes pertes. Ceci fut particulièrement le cas pour le Mouvement patriotique libre, le parti du président Michel Aoun, et anciennement le parti chrétien le mieux représenté au parlement. Par rapport à 2018 ce parti remporta 48% de voix en moins.(2)

    Parmi les circonscriptions chrétiennes, les Forces libanaises soutenues par les États-Unis et l’Arabie saoudite, parti dirigé par Samir Geagea, réalisa des gains importants. Il détient désormais le plus grand nombre de sièges réservés aux chrétiens.

    Malgré cela, l’Alliance du 14 mars, à laquelle appartiennent à la fois les Forces libanaises et le Courant de l’avenir, n’a pas non plus obtenu de majorité parlementaire. La perspective d’un parlement sans majorité pourrait se traduire par une aggravation de l’instabilité et des impasses politiques existantes. Cependant, officiellement, il semble au moins exister un consensus sur l’adoption d’un accord avec le FMI.

    La progression des indépendants

    Evénement historique, les candidats qui avaient pris part aux manifestations de 2019 et se présentaient aux élections comme indépendants des partis sectaires ont remporté 13 des 128 sièges du parlement.(3) Parmi ceux-ci, sept ont remporté des sièges sunnites, cinq des sièges chrétiens et finalement un siège druze. Il s’agit de sièges dans les cinq provinces du Liban, autant dans les zones urbaines que rurales.(4)

    Quelques facteurs ont favorisé ces indépendants. D’une part, les électeurs sunnites n’ont en grande partie pas suivi l’appel de Hariri à boycotter les élections et bon nombre d’entre eux ont fini par voter en faveur d’indépendants. Dans l’ensemble, la participation électorale a été faible : 49 %. Cependant, ceci est semblable à 2018, avant le début de la crise.

    Deuxièmement, le vote de la diaspora semble avoir, à plusieurs reprises, fait pencher la balance en faveur de partis alternatifs, créant des victoires imprévues contre des personnalités établies. En fait, les estimations initiales du taux de participation électorale ont dû être révisées à la hausse, entre autres en raison de la plus forte participation (63 %) parmi les électeurs inscrits vivant à l’étranger.(5)

    Le pouvoir persistant des forces sectaires

    Dans l’ensemble, les partis sectaires ont encore largement réussi à maintenir leur emprise sur le pouvoir. C’est particulièrement le cas des partis chiites mais aussi d’autres partis, notamment les Forces libanaises. Cela peut être dû en partie à l’apathie politique exprimée par la faible participation électorale. Il est également possible que les ‘indépendants’ n’aient pas su convaincre des couches de la population tentant de survivre au jour le jour. De plus, les élections ont également vu les partis sectaires recourir à l’intimidation et à la violence pour éloigner leurs adversaires. De telles accusations ont particulièrement été portées contre le Hezbollah et Amal.

    Le plus important peut-être, c’est que les partis sectaires ont encore intensifié leur offre clientéliste à des segments importants de leur électorat, précisément à un moment où le besoin de soutien social est plus désespéré que jamais.

    Les exemples ne manquent pas. Ainsi les Forces libanaises de Geagea ont distribué du pain et des coupons de carburant à ses partisans ainsi que des médicaments soi gratuit ou à prix réduit. Dans une autre région, un réseau de transports en commun a été mis en place pour les partisans du parti. Diverses forces politiques sectaires ont également utilisé l’accès au vaccin covid pour consolider leur base.(6)

    Fait remarquable, le Hezbollah a pu étendre son réseau clientéliste tout au long de la crise. Il fournit des cartes électroniques à sa base communautaire donnant accès à des coopératives vendant de la nourriture à des prix réduits. D’autre part, il a également accordé 200.000 microcrédits à ses partisans.

    Le Hezbollah a aussi réussi à contourner les sanctions américaines en important du pétrole iranien à travers la Syrie. Ce carburant est fourni gratuitement à des institutions telles que les hôpitaux publics, la Croix-Rouge libanaise, les forces de défense civile et les orphelinats. Cela renforce la stratégie du Hezbollah de contrôler soit directement ou indirectement des parties de l’appareil d’État tout en renforçant son image de force résistante à l’impérialisme américain.

    Cependant, selon certains, un facteur dans les revers subis par les alliés du Hezbollah pourrait être lié à la perte de prestige du Hezbollah sur ce front. En effet, son rôle dans la lutte contre Israël a reculé dans le passé.

    Pourtant, quelque chose a tout de même cédé…

    La raison du retrait du Courant de l’avenir des élections est une question cruciale. Les poursuites juridiques internationales dont fait objet Hariri, notamment en Turquie, en raison de ses relations d’affaires, ont peut-être joué un rôle. Mais, plus fondamentalement, le retrait de son parti (tout comme d’une personnalité comme Mikati) pourrait être un aveu de l’incapacité de ces forces politiques à atteindre leurs objectifs dans les circonstances actuelles. Diverses indications soulignent que le système politique sectaire pourrait être particulièrement affaibli au sein de la communauté sunnite. Le maillon faible du système a-t-il commencé à se rompre? Ce serait une évolution positive favorisant la construction de l’unité de la classe ouvrière au-delà de la fracture sectaire.

    D’un autre côté, les circonstances géopolitiques du retrait du Mouvement de l’avenir pourraient être plus inquiétantes. De plus en plus mécontents de l’incapacité du parti à former un contrepoids au Hezbollah, les États du Golfe et l’Arabie saoudite semblent avoir transféré leur soutien aux Forces libanaises. Cela peut signaler une pression extérieure pour une accentuation du conflit entre les alliances du 14 mars et du 8 mars.(7)

    En effet, des partis tels que les Forces libanaises pourraient avoir réussi à faire des élections un référendum sur les armes du Hezbollah. Le Hezbollah, pour sa part, a joué sur un sentiment d’encerclement par des ennemis aussi bien étrangers que domestiques pour conserver son noyau de partisans.

    Attiser les tensions sectaires et l’impunité

    Le 14 octobre 2021 fut un rappel du danger toujours présent de la violence sectaire. Ce jour-là vit éclater les pires combats de rue depuis 2008.

    Le Hezbollah appelait à la destitution de Bitar, le juge principal enquêtant sur l’explosion catastrophique du port de Beyrouth en août 2020. Ils l’accusaient de parti pris politique, c’est-à-dire de ne s’en prendre qu’aux personnalités du bloc politique autour du Hezbollah. Alors que les partisans du Hezbollah et de son allié Amal se rassemblaient pour protester près du palais de justice de Beyrouth, ils durent essuyer des tirs de snipers provenant d’un quartier chrétien bastion des Forces libanaises. Les combats ont duré quatre ou cinq heures et ont suivi l’ancienne ligne de front de l’époque de la guerre civile. Bilan : six morts et des dizaines de blessés. Bien qu’un retour à la guerre civile semble peu probable, cet incident démontre que les élites politiques libanaises ne reculeront devant rien pour canaliser des aspirations légitimes de justice dans des canaux sectaires.

    Entre-temps, les tragédies se répètent. En août 2021, un camion-citerne explosa à Tleil, dans le district d’Akkar, la partie la plus pauvre du pays avec le taux d’analphabétisme le plus élevé. Au moins 33 personnes périrent, beaucoup d’autres furent blessées. Les habitants ont accusé trois parlementaires de la région, membres de grandes familles de propriétaires terriens féodaux, d’être à l’origine de l’opération de contrebande qui provoqua la catastrophe. Deux appartiennent au Courant de l’avenir de Hariri, le troisième au Courant patriotique libre d’Aoun.(8) De blocs opposés dans le jeu de la politique sectaire, tous négligèrent leur région, profitant conjointement de la population locale qu’ils finirent par mettre en danger. Cela montre l’intérêt de classe commun des partis sectaires rivaux.

    Les “indépendants” entrent en scène – De nombreuses nuances

    Les indépendants nouvellement élus ne possèdent aucune direction centralisée et n’appartiennent à aucun parti ni même à aucune liste électorale commune. Dans de nombreux cas, des indépendants se disputaient les mêmes sièges. D’une part le fait que le mouvement de masse de 2019 n’ait pas trouvé d’expression politique plus unifiée peut être considéré comme un échec. Bien qu’il y ait une part de vérité dans ce constat, en tant que marxistes, nous ne défendons pas des alliances opportunistes.

    Il est important de se rappeler que ces indépendants sont issus d’un mouvement très large. Alors que celui-ci exprimait un rejet du sectarisme et du néolibéralisme, la participation organisée de la classe ouvrière y était largement absente. Des gens issus de celle-ci y ont participé en masse, mais en tant qu’individus seulement. Ceci a sans aucun doute influencé l’expression politique ultérieure du mouvement.

    De toute évidence, les perspectives politiques des indépendants nouvellement élus varient considérablement. Constituer un bloc parlementaire avec un programme cohérent semble une perspective peu probable car cette unité manquerait de principes. Elle pourrait aussi présenter un obstacle à une possible évolution vers la gauche sous la pression d’en bas des indépendants les plus proches de la classe ouvrière.

    Chez les ‘indépendants’, on retrouve un large éventail politique allant du progressiste au libéral en passant par le très réactionnaire, qui trouve une illustration dramatique concernant la question des réfugiés.
    D’un côté, il y a Cynthia Zarazir, élue de Beyrouth, qui en 2016 avait tweeté « Ensemble pour le génocide des Syriens, peu importe le genre ou la secte. Ils n’ont rien fait d’autre que semer le trouble au Liban. » Elle a depuis exprimé son “regret” non pas pour sa position politique mais pour son langage.(9) De l’autre côté, il y a Rami Finge, élu de Tripoli, qui s’est activement impliqué dans l’aide aux réfugiés (y compris syriens) durant un quart de siècle.

    Une rupture nette avec les partis sectaires?

    Tous les indépendants n’ont pas non plus rompu clairement avec le système politique sectaire. Malgré leur étiquette indépendante, certains n’hésitent pas à s’associer à des forces sectaires particulièrement nauséabondes. Ces compromis sont conclus au nom de la construction d’une alliance d’opposition contre le gouvernement dominé par le Hezbollah.

    Le Taqaddom, parti issu du mouvement de 2019, a vu deux de ses candidats élus. Bien qu’il se décrive comme un parti démocratique progressiste, il figurait sur une liste dominée par le parti Kataeb (ou Phalanges). Les milices chrétiennes des Phalanges furent responsables du massacre notoire de réfugiés palestiniens à Sabra et Chatila en 1982.

    L’étiquette d’indépendants peut être utile pour de tels partis libéraux cherchant à se dissocier de l’image sordide associée aux groupes sectaires traditionnels. Dans la pratique, cependant, ils s’alignent sur le bloc autour des Forces libanaises qui revendique le manteau de l’opposition.

    Ceci est à juste titre rejeté par d’autres indépendants.

    Réformisme libéral ou lutte des classes

    Outre la question des alliances avec les partis sectaires, une autre question cruciale se présent aux indépendants. Tous les maux du Liban proviennent-ils de son système politique sectaire pourri ou est-ce le capitalisme plus généralement qui est en faute? Les indépendants qui ne voient que le premier comme étant le problème peuvent être d’accord avec de nombreuses réformes proposées par le FMI et peuvent considérer l’austérité qui les accompagne comme un mal nécessaire. Peut-être que dans la période à venir, ils se sentiront obligés de soutenir la formation d’un gouvernement (éventuellement de technocrates) lequel chercherait à gagner la confiance du FMI et des investisseurs.

    Une évaluation préliminaire suggérerait qu’aucun des indépendants n’a une analyse de classe ou une critique complète du capitalisme. En effet, même les indépendants les plus prometteurs se considèrent avant tout comme des militants de la société civile. Certains, sans aucun doute, ont des liens plus étroits avec les luttes de la classe ouvrière et des pauvres que d’autres. On pourrait s’attendre à ce que ceux-ci adoptent des positions de résistance contre les mesures d’austérité.

    Melhem Khalaf, en tant que président de l’Association du barreau libanais, a joué un rôle de premier plan dans l’organisation indépendante des couches professionnelles. Ensuite, il y a l’architecte et urbaniste Ibrahim Mneimneh qui a remporté un siège sunnite sur la liste Beyrouth résiste. Suite à son implication dans les manifestations durant la crise des ordures de 2015, il s’était présenté sans succès aux élections municipales et parlementaires. Dans un discours prononcé à la suite de sa récente élection, il a souligné son opposition à la vente des actifs de l’État et aux attaques contre le niveau de vie et les droits sociaux. Ailleurs, il a souligné que face aux multiples moyens d’obstruction et de pression de l’élite sectaire, l’outil le plus puissant des indépendants était de rallier la rue. Son programme met l’accent sur la responsabilité de l’explosion de Beyrouth, la fin du clientélisme et le remplacement du système de gouvernance sectaire par un « système laïc, démocratique et juste ».(10)

    Crise économique et sociale

    L’effondrement de l’économie libanaise est presque sans précédent dans l’histoire moderne. Il en va de même pour la profondeur de la crise sociale. En effet, l’économie s’est contractée d’environ 58 % entre 2019 et 2021.(11) En janvier 2022, le chômage s’élevait à près de 30 %, soit près de trois fois plus qu’en 2018-2019.(12) La pauvreté s’élève désormais à 80% et l’extrême pauvreté à 36%.

    Une crise accentue l’autre et ainsi de suite. L’effondrement du système financier en 2019 et le défaut de paiement de la dette souveraine qui a suivi ont produit un effondrement de la monnaie nationale. Après quelques mois de relative stabilité, la valeur au marché noir de la livre libanaise a de nouveau fortement chuté depuis les élections. La lire a maintenant perdu environ 95 % de sa valeur. Cela a été la principale cause de l’hyperinflation. La faillite de l’État libanais a également rendu difficile l’importation de produits essentiels tels que la nourriture, les médicaments et le carburant. La pandémie a encore aggravé la crise. Ces derniers mois, la hausse mondiale des prix des matières premières, encore accentuée par la guerre en Ukraine, s’est ajoutée à une situation déjà catastrophique.

    L’inflation annuelle des prix à la consommation a atteint 206 % en avril 2022. Pour l’alimentation et les boissons, elle était de 375 % (ce qui porte l’inflation alimentaire depuis le début de la crise à plus de 1.000 %).(13) L’inflation annuelle dans des domaines tels que les transports, la santé, l’électricité, le gaz et d’autres combustibles était encore plus élevée.(14) Cela reflète notamment l’effet de la guerre en Ukraine sur les prix (et l’offre) de la nourriture et du carburant. Pour le blé et l’huile de cuisson, le Liban dépend à 90 % des importations russes et ukrainiennes.(15)

    L’année écoulée a été marquée par des coupures de courant endémiques dues à des pénuries de carburant. La compagnie d’électricité publique ne fournit actuellement que deux à trois heures d’électricité par jour. Les générateurs privés très chers fournissent de l’électricité supplémentaire à ceux qui en ont les moyens.(16)

    La fin de la crise n’est pas en vue. Le gouvernement s’apprête à réduire encore les subventions aux médicaments. Sans aucun doute, l’inflation va encore augmenter.

    Un accord avec le FMI?

    Depuis les élections, le gouvernement intérimaire a conclu un accord préliminaire avec le FMI. Le plan de sauvetage initial ne comprendrait que 3 milliards de dollars sur 46 mois, bien en deçà des besoins de financement actuels du Liban. Cependant, la mise en œuvre des accords pourrait débloquer 11 milliards de dollars d’aide étrangère promise au Liban lors de la conférence CEDRE en 2018. Cependant, ceci reste peu en comparaison aux pertes de 70 milliards de dollars du secteur bancaire libanais.

    De plus, l’accord est subordonné à un certain nombre de conditions strictes. Ces mesures, qui doivent encore être approuvées par le nouveau parlement, comprennent la restructuration du secteur financier, une nouvelle loi sur le secret bancaire, des taux de change normalisés et des réformes des entreprises publiques. Ce dernier comprend l’introduction de partenariats publics privé pour le secteur de l’énergie chroniquement mal géré et déficitaire.(17)

    Pourquoi aucun accord n’a-t-il été conclu plus tôt dans la crise? La plupart des banques libanaises sont contrôlées par la classe politique sectaire et, par conséquent, les mesures ayant un impact sur le secteur financier se sont heurtées à des obstacles et à des délais. Cela a fait gagner du temps à l’élite libanaise pour sortir clandestinement 7 milliards de dollars du pays, tout en transférant la plupart des pertes sur les fonds publics et la population générale. L’acceptation tacite de cet état de fait par l’accord actuel pourrait améliorer ses chances d’être approuvé par le parlement.(18) Comme tous les partis sectaires sont d’accord que ce soit la classe ouvrière et les pauvres qui payent la crise, ce sont ces derniers qui seront confrontés à des mesures d’austérité et encore plus de coupes dans la protection sociale.

    Résistance et nécessité d’une représentation indépendante de la classe ouvrière

    Dans le contexte d’une détérioration continue des conditions économiques et d’une profonde crise sociale, l’année écoulée a été marquée par de nombreuses luttes défensives.

    Des protestations et des grèves répétées ont été dirigées contre la flambée des prix du carburant. En effet, depuis que le gouvernement a levé toutes les subventions sur les carburants en octobre dernier, le coût d’un réservoir de carburant dépasse le salaire minimum mensuel. La « journée de colère » du 13 janvier a vu une grève générale des travailleurs des transports (dont beaucoup sont des travailleurs indépendants). Les routes à travers tout le pays furent bloquées par des taxis et des camions.

    Des manifestations similaires ont eu lieu en décembre et février. Au cours de la dernière année, il y eut également des grèves nationales récurrentes de pharmaciens face aux pénuries de médicaments essentiels.

    Les écoles publiques ont connu des mois de grèves tout au long de l’année scolaire en cours, les enseignants exigeant des salaires et des allocations plus élevés face à la montée en flèche du coût de la vie. Parmi les autres revendications figure une couverture médicale adéquate pour les contractuels et des indemnités de transport. Fin mars, les banques libanaises ont connu une grève de deux jours.

    Le secteur public des télécommunications a également connu sa part de grèves. À la mi-décembre de l’année dernière, les travailleurs des opérateurs de téléphonie mobile Alfa et Touch entrèrent en grève pour défendre leur droit à la couverture maladie et sociale. En mars, il y eut une grève chez Ogero Télécom, les travailleurs revendiquant des augmentations de leurs salaires et allocations sociales.

    Fin mai, alors que de nombreux hôpitaux risquent d’être fermés, les médecins et les infirmières rentrèrent dans une grève de deux jours. Les hôpitaux fonctionnent à moins de 50% de leur capacité en raison des coupures d’électricité et du grand nombre de personnel ayant quitté le pays.

    Une organisation syndicale indépendante

    La résistance sous forme de protestations et de luttes ouvrières, bien que fort répondue et souvent prolongée, semble également être largement dispersée. En effet, le mouvement syndical libanais souffre encore de l’héritage de la période qui suivit la guerre civile (après 1990). Outre les effets désintégrateurs de la mondialisation néolibérale observés ailleurs à cette époque (y compris sur la conscience de classe et le militantisme ouvrier), les syndicats libanais furent également effectivement infiltrés et cooptés par les partis politiques sectaires. Ceci fut particulièrement le cas dans le secteur public où l’emploi est lié au clientélisme.

    En raison de ses liens organiques avec les élites politiques sectaires, la fédération syndicale CGTL resta absente du mouvement d’octobre 2019. Malheureusement, jusqu’à présent, le soulèvement n’a pas inspiré de développements substantiels dans l’organisation des travailleurs salariés et informels. Ceci reste une tâche urgente pour la gauche libanaise.

    Parmi les couches professionnelles, cependant, le soulèvement a lancé un processus d’organisation alternative. S’inspirant de l’Association professionnelle soudanaise et de son rôle dans le soulèvement soudanais (2018-2019), un groupe de professeurs fonda l’Association des professeurs universitaires indépendants. Finalement, divers groupes professionnels, principalement des journalistes, des avocats, des médecins, des ingénieurs, des architectes, ainsi que des travailleurs du secteur des arts et de la culture, se sont réunis sous l’égide de l’Association libanaise des professionnels.(19)

    En novembre 2020, le politicien indépendant submentionné, Melhem Khalaf, fut élu président de l’Ordre des avocats du Liban. En juillet 2021, une liste d’opposition indépendante arriva également en tête dans l’Ordre des ingénieurs et des architectes. Elle sut faire face à une liste réunissant presque tous les partis néolibéraux sectaires. Les listes étudiantes indépendantes remportèrent elles aussi des victoires durant les élections universitaires de 2020 et dans une moindre mesure celles de 2021.(20) Bien qu’il s’agisse d’avancées importantes, l’origine sociale des couches impliquées contribue également sans aucun doute à certaines des limitations politiques des forces issues du soulèvement d’octobre 2019.

    Une approche socialiste révolutionnaire internationaliste

    En tant que marxistes, nous ne nous faisons pas d’illusions sur la transformation de la société principalement par le biais des élections. Au Liban, malgré les fissures récentes, le système politique sectaire offre encore des obstacles supplémentaires à cette voie. Cependant, nous reconnaissons que la participation aux élections et l’obtention de mandats électifs peut présenter une tribune importante pour soutenir les luttes de la classe ouvrière et des opprimés. Outre populariser ces luttes, nous pouvons aider à les mener à la victoire en partageant les leçons des luttes passées, en tirant les leçons nécessaires en s’appuyant sur une analyse de classe basée sur le marxisme.

    Alors, la percée des indépendants lors des récentes élections législatives peut-elle aider à reconstruire le mouvement ouvrier libanais? Oui, s’il y a au moins un ou deux élus indépendants remplissant les conditions suivantes. Premièrement, ils doivent être véritablement indépendants des partis sectaires et ne pas s’aligner avec l’un ou l’autre des blocs politiques. Deuxièmement, ils doivent concentrer leur travail non pas sur les réformes institutionnelles mais sur le soutien aux luttes de la classe ouvrière et des pauvres, y compris celles des réfugiés et des travailleurs étrangers.

    Cependant, la classe ouvrière ne peut pas compter sur des sauveurs individuels. De plus, une approche beaucoup plus décisive est nécessaire. La période actuelle n’est pas une période de stabilité relative favorisant la construction de larges formations ouvrières stables. Ceci est vrai dans le monde entier et encore davantage au Liban. La situation pose de façon criante la nécessité d’un changement révolutionnaire et donc la constitution d’une force révolutionnaire.

    Le Liban n’est pas seul dans un monde en crise

    Le Liban n’est pas une aberration car la crise du capitalisme devient de plus en plus explosive dans un pays après l’autre. Ces dernières semaines, les masses sri-lankaises ont répondu à l’effondrement de l’économie de leur pays par une grève générale sans précédent depuis des décennies. L’Iran connaît des protestations en cours autour de la hausse des prix. Des développements similaires pourraient se produire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord dans un délai assez court. Cela pourrait insuffler une nouvelle vie au mouvement au Liban. Le système sectaire pourri doit disparaître, mais le remplacer par une forme de capitalisme « plus propre » est totalement utopique.

    Si un nouveau soulèvement se produisait, couplé à une grève générale, des forces socialistes révolutionnaires devraient proposer que des comités de grève démocratiquement élus prennent en charge la gestion de la vie quotidienne. Des problèmes tels que la thésaurisation et les hausses illicites des prix, contre lesquels le gouvernement se dit impuissant, pourraient ainsi être résolus. Le contrôle des capitaux sous la supervision démocratique de la classe ouvrière pourrait arrêter le pillage du pays. Les services sociaux pourraient être arrachés au clientélisme des forces sectaires et rendues accessibles à tous. Par de telles mesures et bien d’autres, ces comités se révéleraient bien supérieurs au règne des politiciens sectaires corrompus et des patrons, qui ne sont qu’une et même chose. Des couches passives de la population libanaise jadis négligées seraient ainsi inspirées à l’action. Une assemblée nationale de délégués élus par les comités de grève devrait alors arracher le pouvoir à l’État lui-même.

    De tels développements inspireraient une vague de solidarité parmi les travailleurs du monde entier. Dans de telles circonstances, la situation désastreuse du Liban en ce qui concerne les produits de première nécessité tels que la nourriture, les médicaments et le carburant pourrait être atténuée. De véritables solutions structurelles pourraient être trouvées au lieu de celles mises en avant par le FMI. Celles-ci devraient inclure l’annulation de la dette nationale et l’expropriation de la bourgeoisie libanaise (y compris ses avoirs étrangers). En plaçant les piliers de l’économie sous le contrôle des travailleurs, la planification démocratique pourrait refaçonner l’économie libanaise pour répondre aux besoins de l’ensemble de la population. Dans le cadre d’une fédération socialiste de la région, les déséquilibres économiques pourraient être surmontés et des défis importants tels que le changement climatique correctement abordés.

    Notes :

    1. https://thearabweekly.com/mikatis-decision-not-run-elections-may-usher-reset-lebanons-politics
    2. https://www.upi.com/Top_News/World-News/2022/05/18/lebanon-Lebanon-elections-hope-Hezbollah-react/6621652899614/
    3. https://www.middleeasteye.net/opinion/lebanon-election-new-faces-parliament-seize-moment-change
    4. https://today.lorientlejour.com/article/1300708/what-went-wrong-for-the-uprising-candidates-in-the-lebanese-elections.html
    5. https://www.thenationalnews.com/mena/lebanon/2022/05/18/nearly-half-of-registered-voters-took-part-in-lebanons-2022-election/
    6. https://alter.quebec/liban-la-crise-sans-fin-du-confessionnalisme-neoliberal/
    7. https://today.lorientlejour.com/article/1290221/how-will-political-life-without-hariri-be-for-hezbollah.html
    8. https://alter.quebec/liban-la-crise-sans-fin-du-confessionnalisme-neoliberal/
    9. https://www.middleeastmonitor.com/20220518-new-lebanon-mp-under-criticism-over-calling-for-genocide-of-syrians/
    10. https://www.middleeasteye.net/news/lebanon-parliament-independents-who-won-seats
    11. https://www.thenationalnews.com/business/economy/2022/05/24/hyperinflation-in-lebanon-hovers-at-206-in-april/
    12. https://english.alaraby.co.uk/news/lebanon-unemployment-rate-almost-triples-crisis
    13. began#:~:text=%22Lebanon%27s%20unemployment%20rate%20increased%20from,January%202022%2C%22%20it%20said
    14. https://timep.org/commentary/analysis/the-imf-no-silver-bullet-for-lebanon/
    15. https://www.thenationalnews.com/business/economy/2022/05/24/hyperinflation-in-lebanon-hovers-at-206-in-april/
    16. https://www.aljazeera.com/news/2022/3/8/lebanese-fearful-as-fuel-and-wheat-shortage-deepens
    17. https://www.arabnews.fr/node/240426/monde-arabe
    18. https://www.mei.edu/blog/monday-briefing-new-imf-deal-lebanon-could-bring-some-much-needed-relief
    19. https://english.alaraby.co.uk/analysis/lebanon-and-imf-entrenching-ruling-elite
    20. https://civilsociety-centre.org/paper/historical-mapping-lebanese-organized-labor-tracing-trends-actors-and-dynamics
    21. https://alter.quebec/liban-la-crise-sans-fin-du-confessionnalisme-neoliberal/
  • [DOSSIER] Dix ans après la chute du dictateur Ben Ali, balayé par la révolution

    Manifestation Avenue Bourguiba au centre-ville de Tunis, 14 janvier 2011. Photo : wikipedia

    Il y a dix ans, à partir de la fin 2010, une puissante vague révolutionnaire a secoué l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Des manifestations localisées partant des régions les plus pauvres et marginalisées de la Tunisie se sont rapidement transformées en une insurrection nationale, la répression policière meurtrière ne faisant qu’alimenter davantage la colère contre un régime honni et corrompu.

    Par Cédric Gérôme, Alternative Socialiste Internationale

    Cette colère aboutit, dans la deuxième semaine de janvier 2011, à une déferlante de grèves de masse dans plusieurs régions successives qui précipitèrent la chute du dictateur tunisien Ben Ali, le 14 janvier, et sa fuite en Arabie Saoudite.

    La contagion révolutionnaire

    A l’occasion du 10e anniversaire de la chute du dictateur Ben Ali, les éditions Marxisme.be publient un nouvel ouvrage qui revient sur ces événements tumultueux riches en leçons pour les luttes actuelles. Parmi les plus importantes d’entre elles : la compréhension de la puissance du mouvement de masse.

    Rapidement, cette victoire arrachée par la lutte de masses libéra la confiance de millions de pauvres, de travailleurs et d’opprimés dans l’ensemble de la région. Des millions de personnes qui n’étaient plus prêtes à accepter de continuer à vivre dans la misère, le chômage et le despotisme tandis qu’une infime élite corrompue s’enrichissait allègrement aux dépens de tout le reste de la société.

    Dans l’actuel contexte d’augmentation incessante des prix des produits alimentaires, il est bon de se souvenir qu’un catalyseur important de cette gigantesque explosion populaire fut la hause des prix des produits de base, en particulier du pain. La vie quotidienne devenait sans cesse plus insoutenable pour des couches grandissantes de la population.

    Après la Tunisie, c’est l’Egypte qui s’est à son tour soulevée. Et bientôt des soulèvements et mouvements de protestation d’ampleurs diverses se répandirent en Libye, en Syrie, au Yémen, à Bahreïn, en Arabie saoudite, au Maroc, en Jordanie, au Liban, dans les territoires palestiniens, en Iraq et ailleurs. Partout s’écroulait le mur de la peur, les masses faisant preuve d’une bravoure héroïque face à la répression des milices, face aux balles des snipers et de la police. Un même slogan se répétait et résonnait partout « Echa’b yuriid isqat en-nidham » : « Le peuple veut la chute du système ».

    Au-delà des frontières, les masses prirent conscience tout à la fois de la similitude de leurs conditions et de leur puissance collective pour lutter et transformer ces conditions. Ce processus révolutionnaire éveilla les espoirs et les attentes de millions de personnes dans toute la région, mais aussi l’admiration et l’inspiration de bien d’autres aux quatre coins de la planète.

    Il fit aussi trembler les classes dirigeantes, les régimes tyranniques et les forces impérialistes qui avaient soutenus ces régimes pendant longtemps, un soutien récompensé en termes de profits généreux pour les multinationales et les banques occidentales. Ceux et celles qui croient à la fable selon laquelle la politique étrangère de la future administration américaine de Joe Bien sera focalisée sur les droits humains devraient se demander par exemple pourquoi toute l’administration démocrate d’Obama – dont Biden était le vice-président à l’époque – défendit la dictature égyptienne de Hosni Mubarak jusqu’à la dernière minute. Joe Biden lui-même déclara que Mubarak n’était pas un dictateur et qu’il ne devait pas démissionner face aux protestations croissantes contre son règne. Ce règne de près de 30 années, les masses égyptiennes lui avaient mis un terme moins d’un mois après cette déclaration embarrassante.

    L’impossible rendu possible

    Partout il semblait soudainement qu’après des décennies de dictatures, de déclin humiliant, de guerres et de pillage néocolonial, de terrorisme et de pauvreté, un changement radical était enfin à portée de la main. L’idée tenace d’un Moyen-Orient embourbé dans les conflits sectaires fut totalement retournée sur sa tête. Dans un pays après l’autre, des scènes de solidarité entre différentes communautés religieuses furent observées, les masses comprenant la nécessité de s’unir dans la lutte contre leurs oppresseurs.

    En Egypte par exemple, les chrétiens coptes protégeaient les musulmans qui priaient sur la place Tahrir, et vice versa. Brisant les traditions conservatrices et patriarcales, les femmes s’investissaient dans tous les aspects de cette lutte historique. De manière générale, la révolution semblait rendre possible tout ce qui avait été impensable et impossible la veille. Au travers de ce combat frontal contre l’oppression et l’exploitation, les prémisses d’une société nouvelle semblait émerger des actions, des occupations, des manifestations et des grèves de masse.

    C’est sans aucun doute en Tunisie et en Egypte que le processus révolutionnaire fut dans en premier temps, poussé le plus loin. Cela était dû à l’intervention à une échelle de masse de la classe des travailleurs dans l’action à partir de son outil de lutte privilégié : la paralysie de l’économie par la grève, qui fit trembler la bourgeoisie et força cette dernière à lâcher du lest plus rapidement et plus facilement qu’ailleurs pour préserver son système.

    Dans ces deux pays, des comités populaires et révolutionnaires virent le jour dans une multitude de quartiers et de localités, défiant l’appareil d’Etat de la dictature, se substituant à la police pour organiser la sécurité, et tentant de réorganiser toute une série de tâches quotidiennes selon la volonté des masses en mouvement. Dans beaucoup d’entreprises et lieux de travail, des managers corrompus furent dégagés par des travailleurs en colère.

    L’alternative et le programme : des questions cruciales

    Pourtant, bien que les classes dirigeantes furent initialement prises par surprise, elles se ressaisirent vite et organisèrent la riposte. Les victoires des premières semaines ne pouvaient pas dissimuler pour longtemps le fait que le système lui-même n’avait pas été délogé. Le pouvoir politique demeurait en définitive aux mains des classes possédantes. Le manque d’une alternative a commencé à peser lourdement, bien qu’à différents degrés selon la situation existante dans chaque pays.

    Karl Marx expliquait que les humains créent leur histoire non sur base de conditions qu’ils déterminent à l’avance, mais sur la base de conditions héritées du passé. Ces conditions impliquaient un peu partout une présence et influence très faible de la gauche organisée et l’absence d’outils politiques propres au mouvement ouvrier et révolutionnaire. Les masses avaient une conscience claire et déterminée de ce qu’elles ne voulaient plus, mais pas une idée claire de ce avec quoi remplacer ce qu’elles ne voulaient plus.

    De plus, chaque pays était entré dans la danse avec ses propres caractéristiques, sa propre histoire, et sa constellation de forces politiques spécifiques. De fortes traditions tribales en Libye. Des appareils d’Etats érigés sur la base du sectarisme en Syrie et en Irak. Une pénétration importante de l’armée dans l’économie et la politique en Egypte. Tous ces éléments, bien que poussés sur la défensive au début des mouvements, rejaillirent avec d’autant plus de force que le mouvement révolutionnaire n’avait pas d’alternative ni de programme bien défini à opposer aux forces de la contre-révolution.

    La fin du processus révolutionnaire ?

    De plus, les puissances impérialistes, voyant leurs intérêts menacés par cette vague révolutionnaire, ne restèrent évidemment pas sans broncher. Les bombardements de l’OTAN en Libye répondaient à une volonté de l’impérialisme occidental de « reprendre la main » sur le processus en cours et restaurer son prestige meurtri. A leur tour, les dictateurs libyens et syriens, Mouammar Kadhafi et Bashar al Assad, instrumentalisèrent la peur de l’intervention impérialiste pour se préserver un soutien et diviser le mouvement de révolte. Pour la même raison, tous deux jouèrent aussi sur les divisions communautaires, tribales, régionales et religieuses facilitées par la faiblesse du mouvement ouvrier organisé dans leurs pays respectif. En Syrie, en Libye mais aussi au Yémen, les révolutions se sont mutées en guerres civiles prolongées, alimentées par les interventions extérieures.

    Après une seconde et puissante révolte contre le règne des Frères Musulmans qui avaient remporté les premières élections à la suite de la chute de Mubarak, la révolution égyptienne a succombé à la contre-révolution, la résistance étant petit à petit étouffée par la répression militaire sauvage suite au coup d’Etat militaire de Abdel Fattah el-Sissi à l’été 2013.

    La même année, Daesh – aussi connu sous le nom du soi-disant « Etat Islamique » – s’est emparé de pans entiers de territoire en Irak et en Syrie se nourrissant de la désillusion ambiante et des revers de la révolte syrienne. Un règne de terreur et de violence extrême fut instauré sur les zones sous son contrôle.

    Dans un tel contexte, beaucoup succombèrent à l’époque à l’idée selon laquelle le processus révolutionnaire dans la région était terminé. Dans un article publié en décembre 2016 intitulé « La tragédie syrienne signale la fin des révolutions arabes », le journaliste britannique Robert Fisk, pourtant fin connaisseur de la région, écrivait par exemple : « Tout comme l’invasion catastrophique anglo-américaine de l’Irak a mis fin à l’épopée occidentale des aventures militaires au Moyen-Orient, la tragédie syrienne garantit qu’il n’y aura plus de révolutions arabes. »

    Notre internationale, bien que consciente dès le début des limites du processus, ne l’avait jamais enterré aussi facilement pour autant. Nous avions gardé une confiance dans la capacité des masses à se relever et à se relancer dans de nouveaux assauts contre l’ordre ancien ou contre de soi-disant « nouveaux » régimes ne faisant que répéter les politiques du passé.

    À l’époque de la vague révolutionnaire en 2010-2011, nous expliquions que les mouvements de masse ne pourraient pas durer indéfiniment et qu’ils se heurteraient à de sérieuses complications ainsi qu’à des défaites en raison du manque de partis et de directions pour les représenter. Mais nous soulignions également que les contre-révolutions, vu leur incapacité à se reconstruire une base sociale solide dans un contexte de crise généralisée du système capitaliste, et reproduisant tous les ingrédients qui avaient mené à l’explosion révolutionnaire initiale, ne pourraient reprendre la main durablement. Les processus révolutionnaires allaient inévitablement rejaillir, avec des révoltes encore plus profondes des masses laborieuses et des pauvres de la région.

    Une nouvelle vague révolutionnaire

    Et c’est ce qui se produisit à partir de décembre 2018, lorsqu’une autre chaîne de soulèvements et de révolutions explosa, à commencer par le Soudan. En février 2019, la population algérienne dévala dans les rues à son tour après que le président Abdelaziz Bouteflika ait annoncé son intention de briguer un cinquième mandat. Bouteflika fut forcé par l’armée d’abandonner le pouvoir suite à un mouvement spontané de grève quasi généralisée s’étalant sur plusieurs jours. Et le tyran soudanais Omar al Bashir connut le même sort une semaine plus tard.

    Bien qu’ayant sa dynamique propre, cette nouvelle vague révolutionnaire s’appuyait sur certaines leçons dégagées de l’expérience de la première. Parmi celles-ci, la compréhension plus approfondie que pour une lutte réussie, aucun répit ne pouvait être offert une fois que la tête des régimes était tombée et qu’il fallait au contraire redoubler d’efforts pour déraciner les structures et les institutions sur lesquelles elle repose.

    Au Soudan, un conseil militaire composé de généraux dont les mains étaient pleines de sang des crimes, des tortures et des guerres de la dictature d’Al Bashir arracha le pouvoir. A la place de Bouteflika, un président sans aucune légitimité populaire fut installé par les militaires. Mais dans les deux cas, les manifestations ne s’arrêtèrent pas, que du contraire.

    Un slogan populaire scandé lors du sit-in à Khartoum, au Soudan, était «Soit la victoire, soit l’Égypte». Le slogan «l’Algérie est in-sisi-able» fut aussi exprimé dans les rues algériennes. Ces exemples démontraient que l’expérience du coup d’État militaire égyptien avait pénétré la conscience populaire à l’échelle régionale et que les masses avaient tiré des enseignements de l’échec de la révolution égyptienne.

    Ils démontrent également les instincts internationalistes qui ont animé ces mouvements révolutionnaires depuis leur début, les masses considérant la lutte dans chaque pays, en quelque sorte, comme leur lutte également. Ce n’est donc pas une coïncidence si la même année, à partir d’octobre 2019, les peuples d’Irak et du Liban se soulevèrent eux aussi.

    Les conditions en Irak et au Liban sont extrêmement différentes, mais en réalité extrêmement similaires. Le sort des populations de ces deux pays s’est retrouvé aux mains d’un consortium de dirigeants et de seigneurs de guerre sectaires, riches et corrompus qui, en apparence, sont en désaccord les uns avec les autres mais, en réalité, sont prêts à s’unir dès que le système garantissant leurs intérêts mutuels est menacé.

    Les deux soulèvements ont identifié que la source de leurs malheurs n’est pas une religion ou l’autre, une stratégie éprouvée depuis longtemps pour maintenir divisés les travailleurs et les classes populaires. Leur ennemi est en fait les classes dirigeantes dans leur intégralité, le réseau de relations clientélistes qui les soutient, les milieux économiques affairistes qui profitent de leur emprise sur le pouvoir pour s’enrichir.

    En Iran aussi, on a vu une succession de mouvements de masses, surtout à partir de la fin 2017 / début 2018, avec un nouveau pic en novembre 2019, tandis que la base sociale du régime pourri des Mollahs s’effrite presque de jour en jour. Le rôle impérialiste régional de l’Iran, les sanctions ainsi que les tensions et menaces militaires planant sur ce pays ont tendance à éclipser dans la couverture médiatique la résistance ouvrière authentique qui s’y développe, une résistance qui rencontre généralement la répression la plus brutale.

    À l’instar de ce qui se passe ailleurs, la rage des masses iraniennes est animée non seulement par la soif de libertés démocratiques mais aussi – et peut-être même surtout – par la détérioration incessante des conditions matérielles d’existence, les inégalités grotesques et la suppression des subventions d’État sur les produits de première nécessité. Il est à noter par ailleurs que c’est exactement ce même type de politiques que les institutions financières internationales continuent de préconiser pour la région.

    La solidarité internationale

    Malgré les divisions nationales et religieuses entretenues par les cliques au pouvoir, l’inspiration mutuelle des mouvements en Irak, au Liban et en Iran étaient absolument évidentes. Les manifestants iraniens, par exemple, descendaient dans la rue en scandant « l’ennemi est à la maison », montrant par là non seulement leur solidarité avec les soulèvements au Liban et en Irak mais aussi leur opposition aux interventions militaires du régime iranien dans ces pays. En octobre 2019, les occupants de la place Tahrir à Bagdad envoyèrent un message de solidarité aux manifestants iraniens, insistant sur le fait que leur problème se trouvait uniquement au niveau du régime iranien, lequel soutient des politiciens et criminels corrompus en Irak, et qu’ils espéraient pouvoir construire des relations fortes et durables avec le peuple iranien qui lui aussi, mérite un gouvernement juste.

    La réverbération et l’influence mutuelle de ces luttes en a été une caractéristique essentielle, basée sur la réalisation de leur inséparabilité, dans le cadre d’un système planétaire reproduisant les mêmes logiques partout. La solidarité internationale ne s’est d’ailleurs pas limitée à cette région. En 2011 déjà, des millions de travailleurs et de jeunes du monde entier suivaient les événements révolutionnaires en temps réel.
    L’impact international de ces mouvements s’est manifesté quelques semaines après la chute de Mubarak lorsqu’un mouvement de masse éclata dans le Wisconsin, aux États-Unis, contre des attaques anti-syndicales. Les banderoles et pancartes faisaient explicitement référence aux luttes en Tunisie et en Égypte. La même année, le mouvement Occupy Wall Street et celui des «Indignés» éclata en Espagne, en Grèce et dans d’autres pays.

    En 2019, des révoltes de masse ont éclaté depuis le Chili jusqu’à Hong Kong, et des grèves et marches pour le climat ont démontré la volonté de millions de jeunes et de moins jeunes de se battre pour en finir avec la catastrophe écologique que ce système occasionne. Cette année, les manifestations de Black Lives Matter contre le racisme et la violence policière se sont répandues comme une traînée de poudre à l’échelle internationale. Tout cela fait preuve d’une plus large reconnaissance que la souffrance d’un peuple dans un coin de la terre est la souffrance de tous, un sentiment qui s’est renforcé au vu de la triple catastrophe économique, climatique et sanitaire à laquelle nous sommes tous et toutes confrontés.

    Bien que durant l’année 2020, beaucoup de ces luttes ont été initialement durement frappées par la pandémie, la deuxième partie de l’année a illustré le fait qu’elles sont bien loin d’être terminées, que du contraire. Même en Syrie, des protestations appelant ouvertement au renversement d’Assad ont éclaté en juin dernier. L’été dernier, l’Iran a été traversée par une vague de grèves sans précèdent depuis la révolution de 1979, et encore en octobre, le pays a enregistré un total de 341 manifestations dans 83 villes, avec une moyenne de 11 protestations par jour. En septembre, l’Égypte fut témoin de six jours consécutifs de manifestations dans plus de 40 villes et villages, c’était la première fois que des manifestations appelant au départ de Sissi avaient lieu dans plus d’une province égyptienne à la fois.

    Un processus de longue durée

    Il est donc clair que quel que soit le degré de violence qu’elles déchaînent, les classes dirigeantes ne peuvent jamais complètement éteindre la flamme de la révolte et de la résistance. Les deux vagues révolutionnaires ont été séparées par près d’une décennie, mais il faut les considérer comme faisant partie d’un processus révolutionnaire continu dans toute la région. Un processus qui, avec l’incapacité du capitalisme et des classes dirigeantes à résoudre les contradictions politiques, économiques et sociales qui ont donné naissance à ces mouvements, est appelé à se poursuivre d’une manière ou d’une autre.

    Même en Tunisie, dont la transition démocratique est souvent présentée comme une « success story », la réalité est bien différente du mythe. Les difficultés économiques sont pires que sous le régime de Ben Ali. Un sondage d’opinion publié en novembre 2020 par le ‘Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux’ (FTDES), en dit long sur ce qu’en pensent les pauvres, jeunes et travailleurs en Tunisie même. 83,6% des jeunes disent considérer la société tunisienne inéquitable, 71,3% la jugent “pas fondée sur de bonnes bases”, 69,7% estiment que l’État ne répond pas aux besoins de base et 81,6% pensent que l’État privilégie les riches. Récemment, des mouvements de protestation et de grèves simultanés se sont étendus à plusieurs gouvernorats du pays. Une grève générale a encore frappé la région de Kairouan en décembre pour demander des emplois et une amélioration immédiate des services de santé et de l’infrastructure.

    Organiser la colère

    Ceci dit, tout en saluant la poursuite nécessaire de ces luttes, nous ne pouvons pas nous arrêter à ce constat. À la lumière des drames, des contre-révolutions et des bains de sang qui se sont déroulés dans la région au cours de la dernière décennie, l’idée que les passions populaires et la lutte spontanée vont suffire à elles seules à éradiquer l’ordre ancien et à en finir avec le système d’exploitation et d’oppression actuel, est inadéquate.

    Tous ces mouvements ont montré que face à un ennemi puissant et organisé – une classe dominante consciente de ses intérêts – le changement révolutionnaire ne peut être laissé à la simple chance et spontanéité. Si la spontanéité révolutionnaire peut dans un premier temps représenter un atout pour surprendre et déstabiliser le camp adverse, cet avantage se transforme en désavantage, en facteur déstabilisant pour la révolution, s’il n’est pas dépassé.

    Ce que toutes les luttes qui ont éclaté dans la région ont montré au cours des dix dernières années, c’est que si elles ne sont pas armées d’un programme ainsi que d’organisations pour le mettre en œuvre, elles finiront par aboutir à des reculs, par se dissiper, ou pire, par être manipulées et récupérées pour servir l’agenda de forces réactionnaires. Un parti, un programme et une direction politique sont nécessaires pour organiser les masses laborieuses, la jeunesse et tous les opprimés, faire avancer leurs luttes et les mener jusqu’au renversement du capitalisme.

    Malheureusement, plutôt que de se saisir de ces luttes révolutionnaires historiques pour s’enraciner parmi les travailleurs et les jeunes, plutôt que de se tourner pleinement vers le mouvement de masse et de chercher à s’en faire l’expression politique sur la base d’une opposition résolue à ce système, la gauche s’est bien souvent tirée des balles dans le pied en cherchant toutes sortes d’arrangements et de compromissions avec les représentants de ce système.

    Au Soudan, l’Association syndicale des professionnels soudanais (SPA), qui a joué un rôle de premier plan dans les mobilisations contre le régime d’al Bashir, a formé une coalition avec diverses forces d’opposition connue sous le nom de « Forces pour la liberté et le changement », laquelle a conclu en août 2019, sur le dos de la population, un partage de pouvoir avec les généraux contre-révolutionnaires.

    En Syrie, des pans entiers de la gauche internationale se sont fourvoyés dans une fausse dichotomie. Certains se sont appuyés sur des définitions archaïques de l’anti-impérialisme pour justifier l’injustifiable en applaudissant les massacres et les bombes d’Assad et de ses soutiens. D’autres ont glorifié les bandes armées et les militants jihadistes au nom du soutien à la révolution contre le régime, ou encore exigeaient que les forces impérialistes occidentales s’impliquent davantage dans la guerre.

    En Tunisie et en Egypte, les partis les plus influents de la gauche locale ont porté leur soutien à des forces de l’ancien régime au nom de la lutte contre les islamistes et les frères musulmans, pavant la voie à leur propre destruction …

    Il est donc nécessaire de tirer les leçons de ces erreurs pour les batailles à venir, en particulier la nécessité de garantir l’indépendance politique du mouvement ouvrier et révolutionnaire face aux forces et partis capitalistes, et d’encourager à chaque étape la lutte par des moyens qui lui sont propres.

    Il n’y a pas de raccourci possible : bien que chaque petite victoire est importante, aucun progrès durable n’est possible tant que la société reste dirigée par la loi du profit et que l’économie est contrôlée par une minorité dont les intérêts et la position dépendent de l’appauvrissement et l’oppression de la majorité.

    C’est pourquoi organiser les masses à l’échelle internationale pour unifier toutes les luttes en une seule lutte globale pour renverser le système capitaliste, et construire une alternative socialiste démocratique, est la meilleure manière d’honorer et poursuivre le combat, les efforts et les sacrifices entamés par les masses laborieuses et les exploités de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient il y a dix ans. Solidarité !

  • [VIDEO] Dix ans depuis les révolutions en Afrique du Nord et au Moyen Orient

    Aujourd’hui, c’est le dixième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne, le 17 décembre 2010, qui a conduit à l’éviction de Ben Ali le 14 janvier 2011. Cette vidéo reprend l’introduction de Cédric Gérôme qui a servi de base à un meeting intitulé ” 10 ans après les révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la force du mouvement de masse hier et aujourd’hui”.

    Cédric est permanent pour Alternative Socialiste Internationale (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge). Il a tout particulièrement suivi les développements en Tunisie et est actuellement en train d’écrire un livre sur cette expérience révolutionnaire.

  • Liban. La colère des masses amplifie la crise politique suite aux explosions de Beyrouth

    Par Serge Jordan, Alternative Socialiste Internationale

    ‘’Auparavant les Libanais étaient en colère parce qu’ils n’avaient ni argent ni d’électricité. Maintenant ils n’ont pas de fenêtres et beaucoup n’ont pas de maison. S’il n’y pas de pain, le peuple sera forcé d’user de la violence. Pas d’électricité, de maison et de pain ? C’est une révolution”. Business Insider cite Abu Fadi, ancien officier militaire

    La gigantesque explosion qui a secoué le cœur de Beyrouth n’a pas uniquement dévasté d’importantes parties de la ville. Elle a également déclenché une réaction furieuse du peuple libanais contre leur classe dirigeante corrompue et incompétente, avec des dizaines de milliers de personnes qui ont inondé les rues de la capitale quelques jours seulement après l’explosion, occupant même momentanément des bâtiments ministériels.

    L’apparition du slogan ‘‘Démission ou pendaison’’ et de faux gibets en disent long sur l’ambiance qui règne sur le terrain. La rage des Libanais contre “leur” gouvernement est si profonde que pratiquement aucun ministre ou haut fonctionnaire n’a osé montrer son visage dans les rues après l’explosion.

    Lorsque le milliardaire et ex-premier ministre Saad Hariri s’est aventuré sur les lieux de l’explosion, son convoi fût bombardé par des manifestants en colère.

    Le Premier ministre Hassan Diab est rapidement devenu le capitaine d’un navire sombrant, que les rats ont commencé à quitter à un rythme accéléré. Sous une pression énorme, il a finalement offert la démission de son gouvernement le 10 août, une semaine après l’explosion. Il a également offert le pathétique spectacle de dénoncer la corruption et la criminalité d’une élite politique, dont il fait pourtant les éloges depuis neuf mois. Pendant tout ce temps, il a supervisé la descente progressive du Liban vers l’effondrement économique. L’explosion dévastatrice de la semaine dernière a tout à la fois scellé le sort de ce gouvernement et donné un nouvel élan au mouvement révolutionnaire qui a éclaté en octobre dernier.

    Pas un simple accident

    Aucun mot ne peut exprimer correctement la dévastation subie par les habitants de Beyrouth à la suite de cette explosion, l’une des plus grandes explosions non nucléaires de l’histoire. Plus de 200 personnes ont été tuées, des dizaines sont toujours portées disparues et des centaines de milliers de vies ont été bouleversées.

    12 % des habitants de la ville, dont jusqu’à 80 000 enfants, se sont retrouvés sans abri en l’espace de quelques secondes. Le port, point d’entrée stratégique pour les importations vers le Liban mais aussi vers la Syrie et la Jordanie, a été réduit en miettes.

    Les infections et les décès dus au COVID-19 sont en augmentation et parmi les nombreuses conséquences de l’explosion, on constate notamment la destruction partielle d’une infrastructure hospitalière déjà débordée et la pénurie accrue de fournitures médicales.

    Le principal ingrédient à l’origine de cette catastrophe ne fait aucun doute : le stockage dangereux et totalement irresponsable de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium dans un entrepôt portuaire pendant près de sept ans. Le président du pays, Michel Aoun, a laissé entendre qu’une ingérence étrangère à l’aide d”un missile ou d’une bombe” aurait pu être le détonateur. Le Liban a une histoire chargée d’ingérence impérialiste et a connu plusieurs séries de destruction et de bombardements – plus particulièrement de la part du régime israélien, qui a régulièrement menacé de renvoyer le pays à l’âge de pierre. Mais il y a peu de preuves pour soutenir cette explication qui ressemble plus à une tentative de détourner la faute de la simple négligence d’une classe dirigeante impuissante et corrompue. Le gouvernement de Diab, c’est dorénavant certain, a été informé au moins deux semaines avant l’explosion de la présence de ce matériau combustible à proximité des zones résidentielles de la capitale et des principaux silos à grains du pays – mais n’a rien fait à ce sujet.

    Une enquête menée par le gouvernement est en cours, censée déterminer les circonstances exactes de ce qu’il s’est passé. Mais aucun résultat digne de ce nom ne peut émerger des enquêtes menées par les criminels sur leurs propres crimes ! Au mieux, cette enquête conduira à l’arrestation de quelques “petits coups” afin d’apaiser la colère populaire ; mais elle s’arrêtera inévitablement avant d’atteindre les portes du pouvoir.

    Seule une enquête indépendante d’un établissement politique et judiciaire totalement indigne de confiance, ainsi que des pouvoirs extérieurs qui ont soutenu diverses factions dudit établissement pendant de nombreuses années, peut faire toute la lumière sur les plus hauts niveaux de responsabilité et rendre la justice. Une telle enquête devrait impliquer des représentants élus des travailleurs portuaires et douaniers, ainsi que des représentants des familles des victimes. Mais à terme, elle devrait être assistée par le levier de la lutte de masse pour pouvoir demander des comptes au véritable coupable : le système capitaliste et ses représentants.

    Un système pourri jusqu’à la moelle

    Cette explosion totalement évitable est le point culminant d’un processus de décadence et d’une mauvaise gestion accrue, qui dure depuis des décennies et que le Liban a connu à la suite du pillage néo-libéral entrepris par une bande corrompue d’hommes politiques et d’anciens seigneurs de guerre, banquiers et hommes d’affaires. Comme l’a écrit le journaliste Karim Traboulsi dans The New Arab : ‘’Une semaine sur deux, un scandale similaire se produit au Liban, impliquant une fraude financière commanditée par le gouvernement, un carburant trafiqué pour les centrales électriques, la vente de viande avariée sur le marché, des prix excessifs, la mauvaise gestion des déchets, la pollution toxique de l’eau, la sécurité routière et, plus récemment, la mauvaise gestion du Covid-19. Tout cela implique des acteurs politiquement liés, connus de tous les Libanais. Mais cette explosion est la mère de tous les scandales”.

    Cette catastrophe est marquée par les empreintes digitales du capitalisme. L’histoire de l’arrivée de la substance chimique dangereuse dans le port de Beyrouth est elle-même très révélatrice. La marchandise a été transportée sur un navire russe qui s’est rendu à Beyrouth sous un pavillon moldave, en utilisant la pratique des “pavillons de complaisance” qui permet aux armateurs de maximiser leurs profits en contournant les règles de sécurité et en réduisant les impôts, les assurances et les salaires. C’est cette même course aux profits qui fait aujourd’hui monter le prix du verre au Liban, alors qu’une poignée de capitalistes se font sans vergogne de l’argent grâce à la destruction généralisée des biens des gens.

    La chute du gouvernement de Diab est insuffisante

    Le cabinet d’Hassan Diab est le deuxième en moins d’un an à être renversé par la colère du mouvement de masse. Son bilan épouvantable devrait briser l’illusion qu’un “gouvernement technocratique” – une revendication qui a eu un certain retentissement dans les rues du Liban l’année dernière – peut régler les problèmes du pays et répondre aux aspirations de changement du peuple libanais. Derrière les soi-disant experts indépendants se trouvaient les partis établis, plus particulièrement le groupe chiite Hezbollah et ses alliés, qui possèdent le plus grand bloc parlementaire. Le ministre de l’économie se trouve être le directeur général exécutif d’une des plus grandes banques du pays ! La prétendue “indépendance” de ces ministres n’avait pour but que de détourner et d’apprivoiser le mouvement révolutionnaire.

    En outre, Hassan Diab occupe désormais une fonction de “gardien” en attendant la formation d’un nouveau cabinet. Les négociations qui souligneront ce nouveau processus verront les parties mêmes renversées par la lutte révolutionnaire d’octobre dernier, notamment le “Courant Du Futur” sunnite de Saad Hariri et de ses alliés, qui se battent en coulisses pour obtenir de nouvelles positions et une nouvelle influence. Mais comme le dit le slogan populaire qui a résonné dans tout le Liban, “Tous, c’est tous” : les travailleurs et la jeunesse du pays se sont soulevés au cours de l’année dernière pour déraciner toute la classe dirigeante pourrie et son régime sectaire, et ne se contenteront pas facilement d’un simple recyclage de vieux visages poursuivant les mêmes politiques ruineuses. La récente catastrophe aura sans aucun doute approfondi ce sentiment.

    Le président français Emmanuel Macron a rapidement compris les implications politiques de cette situation, et s’est empressé d’être le premier dirigeant international à visiter Beyrouth dévastée après l’explosion. Ayant probablement tiré les leçons de l’expérience humiliante de l’ancien président Nicolas Sarkozy au moment du “printemps arabe” – lorsque les liens étroits de l’impérialisme français avec les régimes de Ben Ali et de Kadhafi ont été mal exposés – Macron ne voulait pas manquer une bonne occasion de faire un coup de publicité, en étant pris en photo du côté du peuple et en dénonçant la corruption. Derrière cette posture, Macron veut aussi exploiter l’aide promise au Liban comme un instrument de chantage pour imposer de vastes “réformes” bénéfiques au capital français.

    Pourtant, la France n’est pas seule dans ces manœuvres. Le Liban a toujours été un carrefour des intérêts des puissances impérialistes et régionales. Ces forces extérieures ont alimenté la lutte de pouvoir intérieure entre les factions sectaires concurrentes afin de faire avancer leur propre programme, au Liban et dans le grand Moyen-Orient. Alors que le régime iranien est aux prises avec sa propre crise économique, il n’est pas en mesure d’acheminer une aide financière substantielle pour la reconstruction du Liban afin d’affirmer son influence, comme il l’a fait par exemple après la guerre israélienne de 2006 contre le Hezbollah. Les États impérialistes occidentaux et les monarchies sunnites du Golfe, bien qu’ayant tous leur propre programme, espèrent que cette fenêtre d’opportunité ainsi que la colère qui couve dans les rues de Beyrouth pourront être utilisées à leur avantage afin d’apaiser le Hezbollah et l’Iran. “Certains d’entre nous espèrent que nous pourrons enfin profiter de la situation pour secouer les élites politiques là-bas”, a déclaré un fonctionnaire américain au Wall Street Journal. Conformément à cette stratégie, le gouvernement américain se prépare à imposer une nouvelle série de sanctions contre les hommes politiques et les hommes d’affaires libanais associés au Hezbollah.

    Si les masses protestantes au Liban ont légitimement dépouillé le Hezbollah de son masque et l’ont exposé aussi fermement du côté des corrompus et des puissants, elles n’ont rien à gagner de ces sinistres calculs impérialistes non plus. À moins que le mouvement révolutionnaire ne construise sa propre expression politique indépendante, en rejetant de manière égale le triple fléau de l’exploitation capitaliste, de l’ingérence impérialiste et du sectarisme religieux, le danger est réel que la lutte légitime des travailleurs, des jeunes chômeurs et des classes moyennes du Liban soit détournée pour les jeux de pouvoir des dirigeants. Pour éviter que le vide politique actuel ne soit comblé par l’issue d’une nouvelle bataille de factions entre les cliques sectaires corrompues et leurs bailleurs de fonds étrangers, ou par un nouveau cabinet d’”experts” sélectionnés pour leur soumission au statu quo, il faudra que le mouvement de masse s’organise autour de sa propre alternative politique et se donne les moyens de l’imposer.

    Construire une lutte unie pour un Liban socialiste et démocratique

    L’une des caractéristiques de la “révolution d’Octobre” a été sa capacité à percer le brouillard des divisions sectaires, en unissant l’action des personnes de tout horizon contre toutes les ailes sectaires de la classe dominante – et contre le sectarisme lui-même. Cependant, ce dernier fait partie intégrante de l’ADN de tous les grands partis politiques établis au Liban, ainsi que de la vieille boîte à outils de l’impérialisme pour se frayer un chemin dans la région. Tant pour briser la résistance de classe que comme base d’un système étendu de clientélisme, le système de partage du pouvoir religieux a contribué au pillage des richesses du pays par l’élite capitaliste pendant des décennies. Cela signifie que les luttes contre le sectarisme et contre le capitalisme sont organiquement liées l’une à l’autre, ou seront vouées à l’échec.

    La création d’un parti ouvrier non sectaire et la reconstruction d’un mouvement syndical véritablement militant, indépendant de tous les partis sectaires pro-capitalistes, devraient figurer en tête de liste des priorités de cette lutte. La Confédération générale officielle des travailleurs libanais (la principale confédération syndicale) a connu un processus d’évidement et de dégénérescence à travers des années de corruption et d’infiltration par des larbins sectaires, ce qui explique son absence manifeste depuis le début du mouvement révolutionnaire l’année dernière.

    Les travailleurs et les pauvres libanais ont appris à la dure qu’ils ne peuvent compter que sur leurs propres initiatives et leur propre force s’ils veulent que les choses se fassent. L’explosion de la semaine dernière à Beyrouth a souligné une fois de plus cette amère vérité. Contrairement à la cupidité et à l’incompétence impitoyable de l’élite capitaliste, les rues de la capitale ont été le théâtre d’innombrables scènes de solidarité spontanée de la classe ouvrière et de sacrifices désintéressés de la part des habitants et des bénévoles locaux qui prennent les choses en main pour déblayer les décombres, organiser l’aide aux personnes dans le besoin, etc. Entre-temps, l’État s’est fait remarquer par son absence, ses fonctions étant réduites à leur plus simple expression, à savoir: exercer une violence brutale contre les opprimés pour protéger les intérêts de la classe dirigeante. D’où les tirs de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc sur les manifestants, d’où le vote quasi unanime au Parlement, avec un seul député contre, le 13 août, pour un état d’urgence généralisé qui donne des pouvoirs répressifs étendus à l’armée. Ce geste antidémocratique marque la préparation de la classe dirigeante libanaise à l’éventualité de flambées révolutionnaires plus graves, et souligne pourquoi il est vital et urgent de donner une expression plus organisée à la colère généralisée qui existe dans la société si l’on veut parvenir à un véritable changement.

    Dans l’immédiat, des comités d’aide organisés démocratiquement pourraient superviser la distribution de l’aide dans les quartiers et s’assurer que l’aide matérielle dont on a désespérément besoin n’est pas détournée par des fonctionnaires corrompus. Cependant, la charité et la solidarité entre les Libanais ordinaires ne peuvent aller aussi loin si les ressources économiques du pays et les leviers du pouvoir de l’État continuent d’être contrôlés par une poignée de parasites qui rançonnent le pays tout entier. C’est pourquoi il est tout aussi important de mettre en place, dans tous les secteurs, sur les lieux de travail et dans les communautés locales, des comités d’action pour structurer et préparer une lutte politique de masse visant à arracher le pouvoir au capitalisme, le système qui a permis à cette minuscule minorité d’accumuler des fortunes colossales tout en semant la faim, la pauvreté, la maladie, la destruction et la répression au reste de la population.

    L’énorme dette de l’État, dont le secteur bancaire a tiré des bénéfices massifs au fil des ans, devrait être totalement désavouée, de même que toutes les politiques d’austérité et de lutte contre la pauvreté, justifiées par la nécessité de la rembourser. Des contrôles des prix devraient être imposés sur la nourriture, les fournitures médicales, les matériaux de construction et autres produits de première nécessité. Toutes les banques et les institutions financières devraient être placées sous contrôle public et leurs livres de comptes devraient être ouverts à l’examen du public. La richesse des millionnaires et des milliardaires du Liban, construite grâce à la corruption, à la spéculation et au racket financier, devrait être saisie, et l’économie devrait être planifiée démocratiquement pour répondre aux besoins de la majorité : nourrir et loger les pauvres et les sans-abris, investir dans les soins de santé et les services publics, reconstruire de fond en comble les infrastructures du pays qui s’effondrent… Si les travailleurs et la jeunesse révolutionnaires du Liban s’arment d’un programme de revendications socialistes de ce type, leur lutte pourrait rapidement recueillir un plus grand soutien et inspirer des millions de personnes dans toute la région à suivre le mouvement.

  • Explosion à Beyrouth. Solidarité avec le peuple libanais – dégageons l’élite corrompue !

    L’énorme explosion qui s’est produite au cœur du port de Beyrouth, la capitale libanaise, a choqué de nombreuses personnes partout dans le monde. Elle a fait de nombreuses victimes.

    Par Yassine Laabadi, Tayaar al-`Amael al-Qa’aedi — Section tunisienne d’ASI

    L’énorme explosion qui s’est produite hier soir au cœur du port de Beyrouth, la capitale libanaise, a choqué de nombreuses personnes dans le monde entier. Elle a fait de nombreuses victimes. On a vu se manifester une grande solidarité sur les réseaux sociaux dans de nombreux pays du monde, en particulier après que les photos et le bilan publiés par les médias ont révélé l’ampleur de la dévastation, avec des centaines de morts, des milliers de blessés et d’immenses dégâts matériels, notamment la destruction de nombreux bâtiments résidentiels, administratifs et commerciaux. Plus de 300.000 personnes sont à présent sans abri.

    Bien que les causes exactes de l’explosion ne soient pas encore connues, le fait que près de 3.000 tonnes de nitrate d’ammonium mortel aient été stockées dans un hangar portuaire pendant six ans malgré l’immense danger que cela représentait pour la population de Beyrouth est symptomatique de la décrépitude, de la corruption et du dysfonctionnement de l’État libanais. Cet évènement montre aussi à quel point la lutte révolutionnaire initiée par les jeunes et les travailleurs du pays en octobre dernier est nécessaire et légitime.

    Cette tragique explosion se déroule en effet dans le contexte exceptionnel du mouvement social de masse qui ébranle le Liban depuis octobre dernier. Ce mouvement exige la fin du système au pouvoir qui nourrit la corruption, le sectarisme, la pauvreté et l’endettement, enrichissant une poignée de politiciens et de banquiers voleurs tout en plongeant le pays dans la faillite.

    Il y a quelques mois, le gouvernement libanais a déclaré son incapacité à payer ses dettes, avant de lancer une nouvelle série de mesures d’austérité. Malgré la détermination du peuple libanais, la classe dirigeante libanaise tente de le mettre à genoux en recourant à la répression et en suscitant davantage de conflits intercommunautaires. Tout ceci vient s’ajouter à la large propagation du coronavirus, laquelle a, à son tour, considérablement aggravé la crise économique du pays.

    Il nous faut donc de toute urgence nous tenir aux côtés du peuple libanais dans cette nouvelle épreuve, en lui exprimant notre soutien et notre solidarité internationales. Le port de Beyrouth, qui représente 70 % du commerce du pays, est complètement détruit. Parmi les pertes, on compte les silos à céréales, ce qui expose le pays à une grave crise alimentaire. Même avant cette tragédie, les pénuries et la cherté des médicaments, des denrées alimentaires et des autres produits de première nécessité, ainsi que les coupures régulières d’électricité et d’eau, étaient déjà de graves problèmes pour les pauvres, pour la classe prolétaire et, de plus en plus, pour la classe moyenne. Désormais, ce sera encore pire.

    Plusieurs hôpitaux ont été détruits suite à l’explosion ; d’autres ont eu leur électricité coupée, tout comme une grande partie de la ville, ce qui les a forcés à traiter les blessés dans la rue, avec des moyens rudimentaires. En l’absence de courant, de nombreux blessés sont morts dans les unités de réanimation. De nombreuses opérations urgentes se font maintenant dans les rues à l’aide de générateurs électriques.

    Notre groupe Alternative socialiste internationale (ASI) affirme sa solidarité totale avec le peuple libanais dans sa détresse, et son soutien inconditionnel à sa lutte révolutionnaire vivante.

    Nous appelons la population du monde entier à exiger l’ouverture d’une enquête complète, transparente et indépendante pour déterminer les circonstances exactes de l’explosion et les causes réelles de cette tragédie, et demander des comptes à toutes les parties concernées.

    Nous demandons que tous les secours soient organisés, contrôlés et distribués par le peuple libanais lui-même, en mettant en place des comités de solidarité dans tous les quartiers touchés, pour veiller à ce que l’aide parvienne bel et bien à ceux qui en ont besoin, plutôt que d’être détournée vers les poches des politiciens, des bureaucrates et des hommes d’affaires corrompus.

    Nous renouvelons notre appel à une solidarité internationale généralisée avec la lutte actuelle des masses libanaises et à la répudiation complète de la dette du Liban.

    Nous demandons que les banques et les entreprises de construction soient immédiatement nationalisées et placées sous le contrôle démocratique des travailleurs et de la population, afin d’interdire que quiconque tire profit du malheur des victimes et de la reconstruction.

    Nous appelons à construire des organes de combat politique pour les travailleurs et les jeunes du Liban et du monde entier, pour lutter ensemble pour le socialisme en tant qu’alternative naturelle à ce monde fait de guerre, d’exploitation, de destruction et d’épidémies.

  • Liban. La crise économique, le Covid-19 et la révolte de la faim

    A travers une grande partie de la planète, les mesures de confinement ont mis fin à la vague de soulèvements de masse qui a touché des pays tels que l’Irak, l’Algérie, le Chili, la France et Hong Kong en 2019. Aujourd’hui, le Liban est le premier pays à voir les masses occuper les rues à nouveau.

    Par Christian Pistor

    Au Liban, le confinement a commencé à la mi-mars et a mis fin à une vague de protestations de masse qui avait débuté le 17 octobre 2019. Initialement dirigée contre une série de nouvelles taxes prévues dans un programme d’austérité sans précédent, la contestation a connu une croissance exponentielle. À un moment donné, près de deux millions de personnes étaient dans les rues, soit environ un tiers de la population du pays, pour manifester leur colère contre des années de politiques néolibérales. De manière significative, cette mobilisation a transcendé les divisions religieuses et communautaires sectaires.

    Au fur et à mesure, les revendications des manifestants sont devenues plus radicales pour exiger la démission du gouvernement et la fin du système politique sectaire du pays. Le Premier ministre a été contraint de démissionner. Les revendications sociales comprenaient un système fiscal progressif, la sécurité sociale et des investissements massifs dans les réseaux d’eau et d’électricité. Les jeunes, dont de nombreuses jeunes femmes, ont joué un rôle essentiel pour maintenir l’élan des manifestations. Cependant, le mouvement a été affaibli en raison du manque de structures démocratiques pour débattre et décider de la suite des événements ainsi que de l’absence d’organisations ouvrières indépendantes.

    Le contexte économique

    Le Liban est très dépendant des importations. Quatre-vingt pour cent de l’approvisionnement alimentaire et près de quatre-vingt-dix pour cent des biens de consommation sont achetés à l’étranger. Le modèle économique du pays repose sur la consommation plutôt que sur la production. En 2017, le secteur des services représentait les quatre cinquièmes de son PIB. Les fonds envoyés au pays par les Libanais travaillant à l’étranger sont essentiels à l’économie : ils représentant pas moins de 12,7 % du PIB, soit le dix-huitième taux le plus élevé au monde. La plupart des transferts de fonds des migrants provenant des États du Golfe sont fortement dépendants des pétrodollars, et comme les prix du pétrole ont baissé depuis la crise de 2008, les transferts de fonds stagnent. L’effondrement récent des prix du pétrole signifie que les transferts de fonds vont encore se tarir.

    Outre le système politique profondément corrompu et sectaire du Liban, des facteurs géopolitiques ont aggravé le déclin de l’économie du pays, dont la guerre civile de huit ans en Syrie voisine, un différend avec l’Arabie saoudite en 2017 et les sanctions américaines contre l’Iran. L’économie a connu un taux de croissance moyen de 0,3 % au cours de la dernière décennie. Bien entendu, ce dernier chiffre doit être considéré dans le contexte d’une croissance mondiale atone depuis la crise de 2008-2009.

    La crise économique s’approfondit

    Déjà en novembre 2019, la Banque mondiale prévoyait que le nombre de personnes vivant dans la pauvreté passerait de 30 à 50 % en 2020. Au début de l’année, le taux de chômage s’élevait à 46%, selon le président libanais. Dans l’ensemble, deux tiers des personnes qui avaient un emploi gagnaient un faible salaire. C’était avant que le confinement n’aggrave encore la situation.

    Le Liban comprend la plus forte proportion de réfugiés par habitant au monde. Les réfugiés syriens représentent à eux seuls un quart des 5,9 millions d’habitants du pays. 97% des réfugiés travaillent dans le secteur informel, qui représente 55% de l’économie libanaise. Leur vie est donc plus fortement mise en péril par la faim et le virus.

    Malgré les restrictions sur les retraits, les dépôts bancaires ont chuté de 5,7 milliards de dollars rien qu’au cours des deux premiers mois de cette année, selon le Premier ministre. Une grande partie de cet argent a probablement quitté le pays, une proportion beaucoup plus faible étant cachée dans les maisons de la population. Bien qu’en mars, le gouvernement ait bloqué tout nouveau retrait de dollars et que les transferts à l’étranger aient été interdits, le Premier ministre se plaint toujours que la fuite des capitaux se poursuit. Les petits épargnants ont pratiquement perdu l’accès à tout l’argent qu’ils avaient en dollars, tandis que les sommes en lires libanaises s’évaporent en raison de l’inflation. Mais les riches, eux, peuvent toujours transférer leur fortune à l’étranger. Ce sont ces contrôles des capitaux et le sentiment d’injustice inhérent à la situation qui ont alimenté la colère envers les banques.

    Avec une dette nationale qui explose, et qui s’élève actuellement à 170 % du PIB (l’une des plus élevées au monde), le gouvernement libanais a fait défaut sur une euro-obligation de 1,2 milliard de dollars. C’était la toute première “défaillance souveraine” du Liban. Actuellement, le FMI prévoit que l’économie se contractera de 12 % en 2020, après une contraction de 6,5 % en 2019. La pandémie et le confinement qui l’accompagne n’ont fait qu’aggraver une situation déjà très difficile.

    Ces derniers mois, la lire libanaise a effectivement perdu les deux tiers de sa valeur. Officiellement, elle est rattachée au dollar américain à un taux de 1,507 pour un. Pourtant, sur le marché parallèle des changes, la monnaie est maintenant négociée, au moment où nous écrivons ces lignes, à 4.300 pour un. Cela a conduit à une explosion des prix à un moment où de larges pans de la population, notamment ceux qui travaillent dans le secteur informel et saisonnier, ont été privés de revenus en raison du confinement.

    Le confinement

    Le 15 mars, le gouvernement a décrété un embargo national. Les forces de sécurité ont été envoyées pour patrouiller dans les rues et un couvre-feu nocturne a été imposé.

    Il est interdit de se réunir en groupe et les établissements commerciaux non essentiels sont fermés. La promesse du gouvernement d’aider les familles les plus pauvres n’a pas été tenue. Aucune mesure n’a été prise non plus pour protéger les locataires contre les expulsions. La seule mesure que le gouvernement a réussi à prendre a été de prolonger la date d’échéance des impôts et des factures. L’aide a été laissée aux mains des organisations de la société civile, qui comptaient sur les dons.

    Bien que le bilan officiel du Covid-19 reste relativement faible, avec 845 personnes infectées et 26 morts au 10 mai, la véritable propagation du virus est certainement considérablement plus élevée en raison de la rareté des tests, notamment parmi les réfugiés.

    Les signes de désespoir sont devenus évidents dès le début du confinement. Fin mars, l’image d’un ouvrier du bâtiment au chômage proposant de vendre son rein pour éviter que sa famille ne finisse à la rue s’est répandue sur les médias sociaux. Plusieurs tentatives d’auto-immolation ont également été signalées. Dès la dernière semaine d’avril, le gouvernement a estimé que 75 % de la population avait besoin d’aide, y compris alimentaire. Parmi les réfugiés, ce chiffre atteindrait 90 %. Bien que le confinement ait été assoupli et que certains magasins aient été autorisés à rouvrir le 23 avril, l’ordre de rester chez soi a été prolongé jusqu’au 10 mai.

    La rébellion fait son retour

    Les premiers grondements de la réémergence de la contestation se sont fait sentir le 21 avril avec des manifestants à travers tout le pays qui circulaient en grands convois de voitures drapées du drapeau libanais. L’une de ces manifestations, à Beyrouth, visait une réunion de députés. Ces manifestations ont eu tendance à être assez importantes et ont parfois vu la participation de familles entières, y compris d’enfants. Parfois de nature festive, ces manifestations ont été marquées par des pancartes faites par les participants eux-mêmes et par le drapeau national.

    Ces protestations, qui respectaient les règles de la distanciation sociale, étaient assez modérées par rapport à celles qui ont éclaté à Tripoli, la deuxième ville du Liban, dans la nuit du dimanche 26 avril, les premières à véritablement contester le couvre-feu imposé par le blocus. Pour l’instant, elles regroupent relativement peu de monde, se comptant par centaines plutôt que par milliers. Cela est compréhensible dans un contexte de pandémie et de confinement. Les personnes dans la rue sont suffisamment désespérées et/ou radicalisées pour courir le risque d’infection et de répression de l’État. Les participants étaient principalement de jeunes hommes et femmes qui luttaient avec les forces de sécurité en utilisant des pierres et des cocktails Molotov. Ces derniers ont utilisé des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc, et dans certains cas également des munitions réelles. Un homme de 26 ans a été tué. Dans certains cas, le soutien de couches plus larges de la population aux émeutes s’est exprimé depuis leur domicile par le bruit des casseroles.

    La faim est un thème récurrent parmi les manifestants. Pourtant, ils continuent également à exiger la démission du gouvernement. Outre le système politique corrompu et sectaire, les banques sont considérées comme responsables de la crise. “L’Orient le Jour”, le quotidien libanais francophone très populaire, a cité un manifestant : “Notre protestation n’est pas sectaire, c’est une lutte de classe opposant le peuple libanais écrasé par le poids de la pauvreté au système bancaire qui est responsable de la détérioration de la situation économique”. Ce n’est pas un hasard si, alors que les manifestations s’étendaient à d’autres villes, lors de la deuxième nuit consécutive de protestation, quinze banques libanaises ont été la cible d’incendies criminels et de vandalisme.

    Au milieu de tout cela, le Premier ministre Hassan Diab et le directeur de la Banque centrale, qui occupe ce poste depuis 1993, échangent des accusations sur les responsables de la crise économique. Aux yeux de larges couches de la population, le gouvernement et les banques ont perdu toute crédibilité. Le commandement de l’armée a accusé des “infiltrés” d’attiser la violence.

    Après quatre jours de violents affrontements entre les manifestants et les forces de sécurité, le gouvernement a été contraint d’adopter un plan de sauvetage économique. Le gouvernement espère obtenir un prêt de 10 milliards de dollars du FMI, en plus de la libération de 11 milliards de dollars promis en 2018. Mais cela ne se fera pas avant que des réformes politiques et économiques majeures, ainsi que des mesures de lutte contre la corruption, soient mises en œuvre. On estime que le Liban a besoin d’au moins 80 milliards de dollars pour sortir de sa situation difficile. De tels fonds ne seront pas faciles à trouver, surtout en période de profonde crise économique mondiale.

    Les réformes exigées par le FMI ne favoriseront bien entendu pas la classe ouvrière et les opprimés. Les plans de sauvetage prévoient par exemple la dévaluation de la lire libanaise à un taux de 3.500 par rapport au dollar, ce qui reflétera plus fidèlement sa valeur réelle mais fixera aussi dans le marbre les récentes hausses de prix. Ce sont précisément ces hausses de prix qui, pour une grande partie de la population, sont devenues une question de vie ou de mort. Cette incapacité du système politique et économique à assurer les besoins les plus fondamentaux des masses à court terme est une recette pour la poursuite et la croissance des protestations.

    Un signe des temps à venir ?

    Bien que le cas du Liban puisse être particulier, du fait que son économie a déjà connu une crise sévère l’année dernière, les événements qui s’y déroulent sont susceptibles d’être un signe avant-coureur de ce qui se passera ailleurs. En effet, on s’attendait à ce qu’une grave crise économique mondiale se développe avant la pandémie. En tant que telle, l’évolution de la situation au Liban pourrait n’être que légèrement en avance sur la tendance générale. Des centaines de manifestants sont d’ailleurs déjà descendus dans les rues de l’Irak voisin.

    Au Liban, comme ailleurs, la pandémie et les mesures prises pour l’endiguer mettent à nu toutes les contradictions existantes. Le monde est sorti de la crise de 2008-09 au prix d’une augmentation massive de l’endettement. Avec la crise actuelle, l’endettement va encore s’aggraver. De même, la question de la fuite des capitaux, ingrédient majeur du drame libanais, se pose avec acuité dans le monde néocolonial. Jusqu’à présent, la fuite des capitaux des “économies émergentes” est déjà quatre fois plus importante que lors de la crise de 2008-2009. En outre, l’État libanais est loin d’être le seul à être confronté à une éventuelle faillite dans la période à venir.

    Alors que la tendance mondiale générale pour la prochaine période est à la déflation, en raison de la baisse de la demande, en particulier dans des secteurs tels que le tourisme et les services, dans des pays comme le Liban, à la suite de la dévaluation de la monnaie, l’inflation et même l’hyperinflation peuvent, pendant certaines périodes, alimenter considérablement le mécontentement.

    Outre le Liban, les économies de pays tels que la Jordanie et l’Égypte risquent également de souffrir d’une baisse des fonds en provenance des États du Golfe en raison de la chute des prix du pétrole. Le problème va bien au-delà de la disponibilité des pétrodollars. Les travailleurs migrants étant généralement plus vulnérables à la perte d’emploi ou de salaire, la baisse des transferts de fonds sera un problème mondial. La Banque mondiale prévoit une baisse de 19,7 % des envois de fonds vers les pays à faible et moyen revenu en 2020, soit la plus forte baisse de l’histoire récente.

    Le Liban est également loin d’être exceptionnel en ce qui concerne la vulnérabilité économique de sa population aux mesures de confinement. En 2018, l’Organisation internationale du travail a indiqué que deux milliards de personnes, soit 61 % de la population active mondiale, travaillent dans l’économie informelle. Même dans l’économie formelle, les emplois sont souvent précaires et les allocations de chômage sont loin d’être garanties. Les Nations unies ayant prédit des famines aux “proportions bibliques”, des centaines de millions de personnes pourraient bientôt être poussées par le spectre de la faim à se révolter.

    Les tâches politiques

    Il est urgent de créer des organisations ouvrières indépendantes, y compris des syndicats indépendants et combatifs, afin que la classe ouvrière puisse jouer le rôle principal dans le mouvement. Ceci est crucial si l’on veut éviter la réapparition de divisions sectaires parmi les masses.

    La classe ouvrière a également besoin de sa propre organisation politique, avec une perspective socialiste révolutionnaire. La situation désastreuse que connaît le Liban montre clairement que la réforme du système actuel n’est pas une option. Il n’y a plus de place pour des avancées sociales, même limitées.

    Les travailleurs et les masses opprimées doivent s’organiser sur leur lieu de travail et dans leur quartier. Des comités démocratiquement élus, formés sur cette base, sont nécessaires pour assurer la satisfaction des besoins fondamentaux des populations, tels que l’alimentation et la santé, ainsi que pour contrôler les prix.

    Des comités démocratiquement élus, constitués sur cette base, sont nécessaires pour assurer la satisfaction des besoins fondamentaux des populations, tels que l’alimentation et la santé, ainsi que pour contrôler les prix.

    Ces comités liés les uns aux autres pourraient constituer la base d’une assemblée constituante révolutionnaire qui remplacerait le système politique actuel, basé sur le sectarisme et la corruption, et s’emparerait des banques, des ressources naturelles et des moyens de production dans le cadre d’une économie planifiée gérée démocratiquement, une économie socialiste, afin de répondre aux besoins de la population.

    La crise économique et la pandémie sont toutes deux mondiales, elles nécessitent une réponse internationale. Le mouvement de la classe ouvrière et des opprimés au Liban recevrait une incroyable solidarité si un appel était lancé à leurs frères et sœurs du Moyen-Orient et de la communauté internationale. Plus que cela, cependant, la résolution des problèmes économiques ne sera pas possible si une économie démocratiquement planifiée n’existait qu’au Liban. Il est donc crucial que des liens soient tissés avec les mouvements ouvriers dans d’autres régions afin qu’un Liban socialiste puisse faire partie d’une fédération socialiste démocratique plus large du Moyen-Orient.

  • 2019 : Un tournant décisif dans un processus de révolution et de contre-révolution

    Manifestation de masse au Chili. Photo : Wikimedia Commons

    2019 marque un tournant politique certain à l’échelle mondiale. Ces derniers mois, nous avons assisté au développement de luttes de masse et de grèves générales aux caractéristiques révolutionnaires dans le monde entier. Cette explosion massive provient de la colère accumulée à l’égard des dirigeants, de leur néolibéralisme et de l’absence de démocratie. Ces manifestations ont également mis en évidence certains éléments fondamentaux d’une lutte socialiste, notamment la force de la classe ouvrière et la nécessité de l’internationalisme.

    Par Per-Ake Westerlund

    Parallèlement, les gouvernements, les dictateurs et les généraux ont prouvé que la classe dirigeante ne se retirera pas volontairement du pouvoir. Dans plusieurs pays, les manifestants pacifiques et les jeunes militants ont été confrontés à la contre-révolution armée et à la répression brutale.

    A travers le monde, la plupart des gouvernements restent silencieux quant à cette violence de la contre-révolution, ou appellent simplement au “calme”. Les médias parlent d’”affrontements violents” entre les forces de l’Etat et les manifestants. Le fait est que cette “violence” provient partout des attaques lancées par les forces étatiques contre-révolutionnaires lourdement armées, alors que les manifestants ne cherchent qu’à se défendre. En Bolivie, plus de 30 personnes ont été tuées par les forces de l’État au cours des deux dernières semaines, dont huit lors d’un massacre à El Alto le 19 novembre.

    Pour l’impérialisme et les gouvernements, ces événements représentent une vive mise en garde contre les faiblesses de leur système mondial, le capitalisme. Cette vague de protestations de masse prend place dans un contexte de forte croissance des conflits inter-impérialistes et de ralentissement probable de l’économie mondiale, tandis que la crise climatique s’aggrave.

    Les mobilisations de masse continuent de se répandre, l’Iran et la Colombie étant les lieux les plus récents où elles ont éclaté, la semaine dernière. En Iran, à la suite d’une nouvelle hausse drastique des prix du carburant, des manifestations ont eu lieu dans plus d’une centaine de villes. Le fardeau économique que supportent les travailleurs et les pauvres a immédiatement été lié à la dictature théocratique. Le chef suprême, Khamenei, est apparu à la télévision pour condamner les manifestations et défendre que les revenus supplémentaires provenant du carburant étaient destinés aux plus pauvres. La manœuvre n’a fait qu’augmenter la colère et nous avons pu voir des photos de Khamenei être brûlées par les manifestants. En Colombie, la grève générale du 21 novembre, avec 250.000 manifestants, a été suivie par d’autres manifestations dans les jours qui ont suivi pour s’opposer aux privatisations et aux coupes budgétaires dans les pensions. L’État a répondu par un couvre-feu à Bogota et une forte présence policière.

    Les comparaisons avec 2011

    Divers commentateurs ont fait des comparaisons historiques avec les années 1848 et 1968, des années de luttes révolutionnaires et pré-révolutionnaires qui se sont étendues à de nombreux pays. Des comparaisons ont également été faites avec l’année 2011, lorsque le processus de révolution et de contre révolution en Afrique du Nord et au Moyen Orient a renversé Moubarak en Egypte et Ben Ali en Tunisie. Aujourd’hui, près de neuf 9 ans plus tard, la vague de protestations de masse a un caractère beaucoup plus mondial et comporte des revendications sociales plus explicites concernant l’emploi, l’eau, l’électricité, etc.

    Sur le plan politique, les masses ont également tiré la conclusion qu’un changement de régime ne suffit pas à lui seul. Au Soudan, les leçons de l’Egypte, où une nouvelle dictature a été instaurée avec Al-Sisi à sa tête, ont conduit les masses à poursuivre leurs mobilisations après qu’Al-Bashir ait été renversé.

    Par rapport à l’année 2011 et aux autres manifestations de ces dernières années, les luttes de 2019 durent beaucoup plus longtemps. Les manifestations en Haïti ont commencé en février et à Hong Kong en juin. La “révolution d’octobre” au Liban a forcé le Premier ministre Hariri à démissionner après deux semaines, mais elle se poursuit toujours. A la mi-novembre, les employés des banques étaient en grève pour une durée indéterminée, des routes étaient bloquées dans tout le pays et les bâtiments de l’Etat étaient assiégés par des manifestations. L’Algérie a connu des manifestations de masse tous les vendredis, même après que Bouteflika ait été contraint de démissionner, avec notamment pour slogan “Nouvelle Révolution”.

    Les jeunes et les femmes ont joué un rôle de premier plan dans de nombreux cas, sans aucun doute sous l’inspiration des grèves pour le climat de la jeunesse et du mouvement mondial pour l’émancipation des femmes. 7,6 millions de personnes ont participé aux grèves pour le climat en septembre dernier. La prise de conscience sur ce thème est croissante, de même qu’au sujet de la nécessité de construire un mouvement pour obtenir un changement radical de société. Les grèves et les mouvements féministes ont également un caractère international et recourent à l’arme de la grève.

    Là où la classe ouvrière est entrée en action de manière décisive avec des grèves générales et des vagues de grèves, le rapport de force a été très clair : la petite élite s’est retrouvée isolée face à la majorité des travailleurs et des pauvres. Cela a également souligné le rôle économique et collectif de la classe ouvrière, la seule force capable de réaliser une transformation socialiste de la société.

    De nombreuses questions s’entrecroisent dans ces mouvements ; les difficultés économiques et le manque de démocratie, l’oppression sexiste ou encore l’environnement. C’est ce qu’a très bien illustré le mouvement en Indonésie à la fin du mois de septembre. Des protestations étudiantes dans plus de 300 lieux d’études supérieures ont été déclenchées par une loi interdisant les rapports sexuels hors mariage, une loi dirigée contre les personnes LGBTQ+. Mais, immédiatement, les thèmes de la corruption et de la destruction des forêts tropicales ont été intégrés dans les mobilisations.

    “Amusantes et excitantes”

    Les “experts” bourgeois ont de grandes difficultés à expliquer ces mouvements. L’agence de presse Bloomberg souligne qu’il ne s’agit pas de protestations de la classe ouvrière, mais plutôt de “consommateurs” réagissant contre une hausse du coût du carburant, des taxes ou des frais de déplacement. Cela sous-estime totalement les fortes revendications politiques des mouvements. Il est toutefois à noter que, dans la plupart des pays, un mouvement des travailleurs fort, organisé et unifié reste encore à construire.

    La revue The Economist rejette l’idée que ces mobilisations puissent être liées au néolibéralisme et aux politiques appliquées par les gouvernements. Il défend qu’il est “inutile de rechercher un thème commun”, affirme que ces mobilisations sociales peuvent être “plus excitantes et encore plus amusantes que la vie quotidienne épuisante” et avertit que “la solidarité devient une mode”. Cela n’explique rien bien entendu. Pourquoi donc ces protestations de masse prennent-elles place précisément aujourd’hui ? Pourquoi ce genre de “plaisir” n’a-t-il pas toujours été si apprécié ?

    En tant que marxistes, nous devons considérer et analyser à la fois les dénominateurs communs, les forces et les faiblesses de ces mouvements ainsi que les différentes forces de la contre-révolution. Des particularités nationales sont bien entendu à l’oeuvre, mais il existe également de nombreuses caractéristiques communes.

    Que trouve-t-on derrière cette explosion de colère ?

    Il s’agit d’un tournant mondial créé par les profondes crises politiques et économiques que subit le capitalisme, par les impasses et le déclin auxquels ce système est confronté. Le Comité pour une Internationale Ouvrière (majoritaire) a déjà la question dans de nombreux débats et documents. La classe dirigeante s’appuie politiquement sur le populisme et le nationalisme de droite, dans un système économique de plus en plus parasitaire. La classe capitaliste ne dispose d’aucune issue.

    Contre qui ces manifestations de masse sont-elles dirigées ? Qu’est-ce qui se cache derrière la colère explosive ?

    1) On constate une haine extrême des gouvernements et des partis. Au Liban, le slogan dominant est “tout doit partir”. Contrairement au grand mouvement de 2005, cette revendication s’adresse désormais aussi au Hezbollah et à son leader, Nasrallah. En Irak, le mouvement veut interdire à tous les partis existants de se présenter aux prochaines élections, y compris le mouvement de Muqtada al-Sadr qui a su instrumentaliser les précédentes mobilisations sociales. Les étudiants de Bagdad ont arboré une banderole intitulée “Pas de politique, pas de partis, ceci est un réveil étudiant”. Au Chili, les gens crient dans la rue “Que tous les voleurs s’en aillent”. L’opposition aux gouvernements s’est également manifestée en République tchèque le week-end dernier, 300.000 personnes manifestant contre le président milliardaire.

    2) Cette haine repose sur des décennies de néolibéralisme et de baisse des conditions de vie ainsi que sur l’absence de perspectives d’avenir. Le Fonds monétaire international (FMI) conseille de continuer à appliquer les recettes néolibérales en réduisant les subventions publiques, ce qui fut précisément à l’origine des révoltes au Soudan et en Équateur. Au Liban, 50 % des dépenses de l’État sont consacrées au remboursement de la dette. De nouvelles mesures d’austérité ont également constitué l’élément déclencheur en Haïti, au Chili, en Iran, en Ouganda et dans d’autres pays. Ce n’est qu’une question de temps avant que cela n’atteigne d’autres pays, le Nigeria par exemple. Tout cela est lié à l’extrême augmentation des inégalités, Hong Kong et le Chili en étant des exemples clés.

    Les grèves et les manifestations

    Les luttes présentent de nombreuses caractéristiques communes et importantes.

    1) Dans de nombreux pays, tout a commencé avec d’énormes manifestations pacifiques. Deux millions de personnes ont manifesté à Hong Kong en juin (sur une population totale de 7,3 millions d’habitants), de même que plus d’un million au Chili et au Liban ou encore plusieurs centaines de milliers sur la place Tahrir à Bagdad. Dans la plupart des cas, ces protestations ne se sont pas limitées aux capitales ou aux grandes villes, mais se sont étendues à des pays entiers.

    2) Les grèves générales ont été décisives pour renverser des régimes ou les faire vaciller. L’année 2019 a débuté avec une grande grève générale en Inde (150 millions) et s’est poursuivie en Tunisie, au Brésil et en Argentine. Cet automne, des grèves générales ont eu lieu en Équateur, au Chili (par deux fois), au Liban, en Catalogne et en Colombie. Des grèves à l’échelle d’une ville ont également eu lieu à Rome et à Milan. L’Irak a connu de grandes grèves des enseignants, des dockers, des médecins, etc. Les bâtiments du gouvernement ont été occupés (à l’instar de la banque centrale du Liban à Beyrouth) ou incendiés dans de nombreuses villes irakiennes. Des routes ont été bloquées en Irak et au Liban, comme au Pérou, où les populations autochtones luttent pour stopper les projets miniers qui menacent l’environnement. La méthode des barrages routiers a également été utilisée par les Gilets Jaunes en France.

    3) De nouvelles méthodes sont nées de la lutte tandis que les traits d’une nouvelle société étaient esquissés. A Bagdad, la place Tahrir a repris la tradition née de l’occupation de la place du même nom en Egypte en 2011. Une grande tente y sert d’hôpital, des transports gratuits sont organisés autour de l’occupation et un journal est même édité quotidiennement. Des assemblées populaires ont vu le jour en Équateur et des assemblées locales ont également émergé au Chili. Au Liban, les étudiants ont quitté les universités pour aller enseigner dans les villes. A Hong Kong, les jeunes ont inventé un certain nombre de méthodes à utiliser dans les affrontements de rue, pour faire face aux gaz lacrymogènes et à la répression.

    4) La division sectaire a été surmontée par la lutte menée en commun, une caractéristique typique des luttes révolutionnaires. Au Liban, les musulmans chiites et sunnites luttent aux côtés des chrétiens. En Irak, les chiites et les sunnites se battent également ensemble, même si les mobilisations concernent encore surtout les régions chiites du pays. En Amérique latine, les organisations indigènes jouent un rôle de premier plan en Équateur, au Pérou et au Chili de même que dans la résistance au coup d’État en Bolivie.

    5) L’internationalisme est présent de manière évidente dans ces mouvements. Des déclarations de solidarité ont été envoyées d’Irak vers les manifestations en Iran. En Argentine, une grande manifestation a eu lieu à Buenos Aires contre le coup d’Etat en Bolivie.

    De premières victoires

    Les mouvements ont remporté des victoires conséquentes et obtenus des concessions sérieuses. Des dictateurs de longue date ont été renversés au Soudan et en Algérie, le gouvernement équatorien a fui la capitale, des ministres ont démissionné au Liban, au Chili et en Irak. Au Chili, le président Pinera a d’abord affirmé que le pays était “en guerre” contre les protestations, puis a dû “s’excuser” et retirer toutes les mesures qui ont déclenché le mouvement. De même, en France, Macron a été contraint de revenir sur le prix du carburant et d’augmenter le salaire minimum en réponse aux protestations des Gilets jaunes. Dans la plupart des cas, ces reculs de la part des autorités n’ont pas empêché les protestations de se poursuivre.

    Hong Kong 

    La lutte à Hong Kong se distingue des autres à bien des égards. Nous disposons de camarades sur le terrain qui peuvent nous livrer des analyses et des informations de première main. Cette lutte a été marquée par l’incroyable détermination et le courage de la jeunesse. Le fait que Hong Kong soit gouverné depuis Pékin signifie que les reculs et concessions que les gouvernements d’autres pays ont effectués ne sont pas à l’ordre du jour à Pékin.

    En août, les camarades du CIO (majoritaire) ont averti de l’instauration d’un “état d’urgence rampant”. À la mi-novembre, cela a changé lorsque Xi Jinping a donné de nouvelles directives : les protestations devaient cesser. Le régime espérait épuiser le mouvement et recourir ensuite à la répression (comme cela avait été le cas avec le mouvement des Parapluies en 2014). Mais, au lieu de cela, le mouvement de protestation a créé une nouvelle crise majeure pour le pouvoir de Xi.

    La répression a atteint un nouveau niveau, avec des scènes de guerre les lundi 18 et mardi 19 novembre lorsque les policiers menaçaient de tirer à balles réelles et que les étudiants retranchés dans les campus universitaires tentaient de se défendre avec des cocktails Molotov et des arcs à flèches. Mardi matin, une offensive de la police a utilisé plus de 1.500 bombes lacrymogènes. Les étudiants de l’université PolyTech ont été contraints de se rendre à la police. Plus d’un millier de jeunes ont été arrêtés. Ils risquent dix ans de prison.

    Le soutien populaire impressionnant qui existe pour la lutte de la jeunesse a pris la forme de manifestations de solidarité mais il a également été illustré par la cuisante défaite subie par les partis pro-gouvernementaux lors des élections locales des districts de Hong Kong le dimanche 24 novembre.

    La lutte impressionnante menée à Hong Kong doit se poursuivre. Les tâches auxquelles le mouvement fait face sont l’organisation démocratique du mouvement, l’organisation d’une véritable grève générale et, chose décisive, l’extension du combat à la Chine continentale. La tactique des étudiants ” Sois comme l’eau” – sans forme et sans dirigeants – a donné quelques avantages dans les luttes de rue et a permis aux jeunes de contrecarrer le rôle de blocage des libéraux pan-démocrates. Mais cette approche s’est révélée incapable de porter la lutte au nouveau stade aujourd’hui nécessaire. La faiblesse des syndicats et l’absence de grève sur une longue période représentent des éléments compliquant. Politiquement, cela peut donner lieu à des illusions dans la “communauté internationale” et en particulier dans l’impérialisme américain et Trump. Cela permet également de continuer à croire en une “solution propre à Hong Kong” distincte du reste de la Chine.

    Les complications de cette période

    Au cours des débats et de la scission qui ont eu lieu au sein du Comité pour une Internationale Ouvrière cette année, la discussion sur la conscience des masses a joué un rôle important. La direction de notre ancienne section espagnole, qui a quitté notre internationale en avril, a sous-estimé les problèmes du faible niveau de conscience socialiste tandis que le groupe qui est parti en juillet a surestimé ce problème. Ce dernier groupe a donc préféré se réfugier dans l’attente d’un mouvement “authentique” au lieu de vouloir intervenir dans les mouvements actuels. Comprendre le rôle décisif que joue la classe ouvrière organisée ne signifie pas d’ignorer d’autres mouvements sociaux importants.

    La conscience peut progresser par bonds à partir de l’expérience acquise dans les luttes. C’est un processus qui a déjà commencé. Mais, dans l’ensemble, il manque aux luttes de masse d’aujourd’hui l’organisation et la direction nécessaires pour élaborer une stratégie de transformation socialiste de la société. Aucun parti des travailleurs ou de gauche capable de remplir cette tâche ne s’est développé jusqu’à présent. Les nouvelles formations de gauche ont été volatiles et politiquement faibles, comme l’illustre encore le récent exemple de Podemos qui a rejoint le gouvernement dirigé par le PSOE (social-démocrate) dans l’Etat espagnol.

    Comparer la situation actuelle avec l’année 1968 souligne à quel point le mouvement des travailleurs – partis ouvriers et syndicats – a reculé en termes de base militante active. Cela signifie cependant également que les partis communistes staliniens et la social-démocratie disposent de moins de possibilités de bloquer et de dévier les luttes qu’à l’époque.

    La contre-révolution

    Il a également été démontré cet automne que la classe capitaliste n’hésite pas à recourir à la répression contre-révolutionnaire la plus brutale pour se maintenir au pouvoir. Elle préfère opérer via d’autres moyens, plus pacifiques, mais elle est prête à recourir à la violence si nécessaire.

    • En Bolivie, un coup d’État militaire a eu lieu avec le soutien de l’impérialisme américain et du gouvernement brésilien dirigé par Bolsonaro. La nouvelle “présidente” Anez a été “élue” par moins d’un tiers du Parlement. Les gouvernements européens ont exprimé leur “compréhension” vis-à-vis de ce coup d’Etat.
    • Plus de 300 personnes ont été tuées et 15.000 blessées en Irak au cours du mois dernier.
    • 285 personnes ont reçu une balle dans les yeux au Chili. En France, au printemps, 40 personnes ont été éborgnées de la sorte.
    • En Guinée, en Afrique de l’Ouest, 5 personnes ont été tuées et 38 autres blessées lors de manifestations contre le président Alpha Conde qui se présente pour un troisième mandat. Les mobilisations se poursuivent.

    Le risque d’une répression majeure par une intervention de l’armée chinoise à Hong Kong demeure, même si le danger d’un massacre similaire à celui de la place Tiananmen en 1989 ne s’est pas encore concrétisé. Par ailleurs, le risque d’un retour du sectarisme communautaire au Liban ou en Irak constitue un réel danger.

    La classe dirigeante veut aussi désarmer les mobilisations et les faire dérailler en abusant des élections ou des négociations. En Argentine, ce fut clairement le cas récemment. Les candidats péronistes, Fernandez et Fernandez-Kirchner, ont remporté les élections. L’objectif principal des masses était d’évincer Macri, l’ancien grand espoir du capitalisme en Amérique latine dont la présidence a été marquée par l’arrivée d’une nouvelle crise financière profonde. Le nouveau gouvernement péroniste ne bénéficiera cependant pas de répit puisqu’il continuera à mettre en œuvre les politiques du FMI.

    Au Soudan, les dirigeants officiels des mobilisations ont signé un accord sur le partage du pouvoir avec l’armée en passant par dessus la tête des masses. Le pouvoir réel a été laissé au général Hemeti. Aujourd’hui, les mobilisations se développent contre cet accord et contre le pouvoir des généraux.

    Au Chili, l’une des principales revendications du mouvement était l’adoption d’une nouvelle constitution, puisque l’actuelle date de 1980 et de la dictature de Pinochet. Mais la revendication d’une assemblée constituante révolutionnaire de représentants démocratiquement élus sur les lieux de travail et dans les quartiers ouvriers est tout le contraire d’une assemblée comprenant le président Pinera et les partis de droite.

    La classe dirigeante dispose de mille et une manières de bloquer le développement d’une révolution. En 2011, le CIO avait mis en garde contre les illusions selon lesquelles un simple “changement de régime” pouvait mettre fin aux luttes. L’Etat, les capitalistes et l’impérialisme ont été sauvegardés et ont ouvert la voie à la contre-révolution.

    Cependant, les défaites ne durent pas aussi longtemps que dans les années 1930 ou 1970. Les manifestations de masse en Iran ont été écrasées en 2009 et de nouveau en 2017, mais elles sont à nouveau de retour. La même chose s’est produite en Irak, au Zimbabwe et au Soudan. De récentes nouvelles protestations sociales démontrent également que la situation n’est pas stable en Egypte.

    Défier le pouvoir

    Les grèves générales indéfinies et les mouvements de masse à caractère révolutionnaire soulèvent la question du pouvoir. Quelle classe sociale devrait diriger la société ?

    Pendant longtemps, dans de nombreux pays, nous appelions à une grève de 24 ou 48 heures au lieu d’une grève générale. L’idée était de préparer la classe ouvrière de cette manière, de lui permettre de sentir sa force et sa supériorité, de commencer à s’organiser et à prendre conscience de ses ennemis, de choisir des dirigeants adéquats.

    La plupart des luttes actuelles sont des luttes globales qui défient immédiatement le pouvoir de la classe capitaliste. La contre-révolution se prépare elle-même pour de telles luttes. Mais, jusqu’à présent, recourir à ses méthodes habituelles ne s’est pas fait sans problèmes.

    Comparer la situation actuelle avec la première révolution russe en 1905 est également important. La classe ouvrière avait alors démontré quelle était sa force force tandis que le pouvoir de l’Etat tsariste était suspendu dans les airs. Une confrontation finale était inévitable.

    Les libéraux et les menchéviks ont accusé les soviets (conseils, en russe) et en particulier les bolchéviks de trop parler d’insurrection armée. Lénine répondit : “La guerre civile est imposée à la population par le gouvernement lui-même”. Trotsky, dans sa défense devant le tribunal qui l’a inculpé après la révolution de 1905, a déclaré quant à lui : “préparer l’inévitable insurrection (…) signifiait pour nous d’abord et avant tout, d’éclairer le peuple, de lui expliquer que le conflit ouvert était inévitable, que tout ce qui lui avait été donné lui serait repris, que seule la force pouvait défendre ses droits, que des organisations puissantes de la classe ouvrière étaient nécessaires, que l’ennemi devait être combattu, qu’il fallait continuer jusqu’au bout, que la lutte ne pouvait se faire autrement”.

    En 1905, la contre-révolution a pu prendre le dessus en raison du manque d’organisation et d’expérience des masses en dépit de la constitution de conseils ouvriers, les soviets, ainsi qu’à cause de la faiblesse de la lutte dans les campagnes. En décembre, après une grève générale de 150.000 personnes à Moscou, la contre-révolution l’a emporté.

    L’expérience acquise durant les événements de 1905 ont toutefois posé les bases de la victoire de la révolution en 1917. La situation actuelle ne laisse pas de place à de longues périodes de réaction sans lutte. La Bolivie d’aujourd’hui ne connaîtra pas le genre de période de contre-révolution qui a suivi la défaite de 1905. L’avenir y est toujours en jeu et, dans le passé, la contre-révolution a déjà été vaincue en Bolivie.

    Nous verrons sans aucun doute d’autres pays et régions s’intégrer dans cette tendance aux mouvements de masse. Son impact sur la conscience globale des masses sera une meilleure compréhension que la lutte est la seule manière d’obtenir des changements. La recherche d’une alternative au capitalisme et à la répression sera le terreau du développement des idées anticapitalistes et socialistes. La faiblesse de la gauche et de l’organisation des travailleurs signifie toutefois que ce processus sera long, avec des bonds en avant et des reculs.

    La leçon générale, cependant, est la même qu’en 1905 ou en 1968 : il s’agit toujours de la nécessité pour la classe ouvrière de prendre le pouvoir afin de soutenir les concessions qu’un mouvement de masse peut arracher et pour parvenir à un changement fondamental de société.

  • Soulèvement au Liban : les masses unies dans les manifestations

    Depuis près d’un mois, la Révolte du 17 octobre secoue le Liban. Ce mouvement est né de manière spontanée dans toutes les couches de la population suite à une série de taxes de plus, dont une taxe sur l’application de communication gratuite WhatsApp.

    Par Ammar (Bruxelles)

    Un régime politique confessionnel sectaire

    Le Liban est depuis la fin de la guerre civile (1990) un pays dirigé par des partis qui ont pris fortement part à la guerre civile. Les chefs de la plupart de ces partis (ou leurs fils) sont des anciens chefs de guerre. La seule différence fondamentale entre ces différents partis provient des groupes confessionnels auxquels ils sont chacun rattachés. Ce point est appuyé par la constitution libanaise qui base la séparation des pouvoirs et le régime politique libanais sur un communautarisme religieux. Ainsi, le nombre de places aux parlements alloués à chaque communauté confessionnelle est déterminé, de même que les positions-clés des autorités sont divisées entre communautés (le président de la république est chrétien maronite, le chef de l’assemblée est musulman chiite et le premier ministre est musulman sunnite). Cette division se prétend équitable afin d’apaiser les tensions communautaires mais, en réalité, elle sert à appliquer la fameuse maxime de « diviser pour mieux régner » au bénéfice de l’élite.

    La Révolte du 17 octobre est le premier mouvement de l’histoire contemporaine du Liban qui met à mal cette division communautaire de la politique. Ainsi, même s’il y a déjà eu dans le passé différent mouvements contre le gouvernement, ces derniers étaient toujours très partiels et communautaires. Pour la première fois, chrétiens maronites, orthodoxes, musulmans sunnites, chiites et druzes marchent main dans la main dans les rues contre un adversaire commun tout désigné : le gouvernement et tous ses alliés corrompus.

    Un peuple sous pression, une élite déconnectée

    Cette prise de conscience est due à des décennies de politiques néolibérale et d’austérité entrainant des sous-investissements dans les services publics alors qu’une forte pression fiscale est maintenue sur les franges les plus paupérisées de la population. Depuis quelques années, suite à l’incapacité de former une coalition gouvernementale, les différents partis politiques sont représentés dans une sorte de gouvernement « d’union nationale », dirigé par Saad Hariri. Depuis, la crise économique de 2008 qui a également frappé le Liban ainsi que la crise politique avec l’Arabie saoudite en 2017, les rentrées d’argent dans le pays sont en chute libre. Cela a donc poussé les membres du gouvernement corrompus à augmenter les taxes et à diminuer les dépenses afin de toujours garder une grande manne financière à détourner pour leurs intérêts personnels. C’est ainsi qu’en quelques mois, en 2019, le gouvernement avait annoncé le plus fort programme d’austérité du pays pour limiter le déficit public, une augmentation des taxes sur le tabac et la fameuse taxe WhatsApp qui a fait déborder le vase.

    Dès le jeudi 17 octobre, des milliers de personne ont commencé à descendre dans les rues pour protester contre cette nouvelle taxe. Ce nombre a très vite grandi, atteignant aujourd’hui près de 2 millions de personnes dans un pays qui compte moins de 6 millions de personnes (dont une grande partie constituée de réfugiés syriens et palestiniens).

    Le gouvernement a très vite réagi en retirant les taxes qu’il avait annoncées, néanmoins la mèche était allumée. Et le mouvement s’était déjà doté de revendications plus radicales, à savoir la démission complète du gouvernement ainsi que la cessation du système politique communautaire existant au Liban.

    Depuis lors, le Premier ministre a démissionné et les chefs religieux des différentes communautés appellent à la formation d’un nouveau gouvernement immédiatement. Cela montre à quel point les élites essayent de calmer le mouvement en répondant à une partie des revendications, mais en vain. Car la Révolte du 17 octobre à également de nombreuses revendications sociales : un système de taxation progressif, une sécurité sociale, des investissements massifs dans les réseaux d’eau et d’électricité. La totalité du pays subit toujours aujourd’hui fréquemment des coupures d’électricité dues au manque d’investissements dans les infrastructures. Ainsi, les plus chanceux achètent bien souvent un générateur à pétrole afin d’avoir de l’électricité lors des coupures alors que les plus démunis doivent se contenter de plusieurs heures par jour sans courant.

    Les jeunes et les femmes en tête du mouvement

    Après plusieurs semaines de protestations, de nombreux analystes s’attendaient à un essoufflement du mouvement. C’était sans compter sur l’intervention de la jeunesse qui a su donner un nouveau souffle au mouvement.

    Depuis une semaine, de nombreux écoliers (lycéens et plus jeunes) ont refusé de se rendre en cours alors que les écoles étaient rouvertes pour descendre dans les rues et rejoindre le mouvement. Dans toutes les grandes villes du pays, de nombreuses manifestations de la jeunesse ont eu lieu.

    Dans un pays où 41% de la population a moins de 25 ans et où plus de 35% des 18-25 ans sont au chômage (selon les chiffres officiels, mais la réalité est bien pire), la jeunesse représente une des forces fondamentales, au même titre que les femmes qui, pour la première fois de l’Histoire du pays, sont à l’avant dans un mouvement.

    C’est pour cela que partout dans le pays, des revendications phares réclamant une amélioration notable des droits des femmes apparaissent et cela même dans les régions les plus religieuses. Il est à noter qu’au Liban, selon la Banque Mondiale, une femme ne possède que 60% des droits d’un homme. Par exemple, il lui est interdit de toucher des allocations familiales sauf si son époux est décédé ou en incapacité de travail. Il est également aujourd’hui encore légal au Liban de procéder au mariage d’une enfant de moins de 16 ans tant que les parents sont d’accord. De telles lois sont aujourd’hui complétement remises en question et les femmes réclament, à juste titre, un nouveau code civil où elles seraient réellement l’égales des hommes.

    Perspectives pour le mouvement

    Ce mouvement massif est réellement une première dans l’Histoire du pays, il nous faut nous en réjouir mais également se rendre compte de ses faiblesses. Pour engranger davantage de victoires et aller vers de réels changements, le mouvement a besoin de se structurer et de s’organiser les lieux de travail, véritables détenteurs du pouvoir économique. Mais le Liban est encore un pays naissant en termes de mouvement social est de lutte ouvrière. Ainsi moins de 8% des employés libanais sont syndiqués, et les quelques syndicats présents au Liban sont pour la plupart inefficaces en terme de lutte et travaillent main dans la main avec les partis politiques au pouvoir. Aucune organisation ouvrière n’existe à ce jour au Liban.

    Le Parti communiste libanais (PCL) héritier du stalinisme, a depuis la chute de l’URSS considéré le Hezbollah comme un allié à cause de sa politique anti-américaine et antisioniste. Néanmoins, son alliance avec un tel parti au pouvoir qui profite autant que les autres du système n’est pas bien perçue par la population malgré le changement très récent et radical de sa position.

    Cette absence de direction est un grave problème pour cette révolte. Et cela transparaît dans une des revendications phare du mouvement qui est la constitution d’un gouvernement transitoire constitué d’experts indépendants. Même si cette revendication est compréhensible venant de la part d’une population à la recherche d’alternative, un tel gouvernement a de grandes limites.

    Si un tel gouvernement pourrait dans un premier temps permettre quelques avancés sociales timides pour calmer le jeu, il ne ferait au final que travailler avec l’élite économique du pays. La population serait toujours en manque de services publics nécessaires pour répondre aux besoins.

    De la même manière une ingérence étrangère ne ferait que servir les intérêts impérialistes de cette puissance que ce soit au niveau régional, avec l’Arabie saoudite ou l’Iran, ou avec des puissances impérialistes globales comme les USA ou la Russie.

    Le peuple libanais doit comprendre que lui seul est en mesure de prendre en main son avenir. Remettre ce pouvoir dans les mains d’une minorité, aussi laïque et apolitique soit-elle, ne ferait que postposer les problèmes déjà présents. Une des revendications du mouvement pourrait être la création d’une assemblée constituante révolutionnaire visant à élaborer une constitution qui répondrait réellement aux besoins des travailleurs et des masses opprimées et revendiquant la mise sous propriété collective immédiate des riches compagnies privées essentielles au fonctionnement économique et qui ne profitent aujourd’hui qu’à une poignée de gens.

    Un premier pas dans cette direction pourrait être l’organisation d’assemblées et de comités de coordinations sur les lieux de travail et dans les quartiers pour élaborer un cahier de revendications et organiser les actions. Cette organisation démocratique pourrait consolider l’unité des opprimés et des travailleurs et poser les bases de nouvelles organisations de masse de défense de leurs intérêts. Cela serait un moyen idéal pour contrarier toutes les tentatives qui viseront à diviser le mouvement ou à l’endormir avec des promesses creuses et pour construire la lutte vers un réel gouvernement populaire, c’est-à-dire un gouvernement anticapitaliste et socialiste qui assurerait que les moyens de productions de la société soient remises aux mains des travailleurs et des masses opprimées pour diriger l’économie dans l’intérêt de la majorité et non plus dans celui de l’élite économique et politique.

  • Rassemblement de solidarité avec le soulèvement de masse au Liban

    Ce samedi près de 300 personnes se sont réunis au carrefour de l’Europe pour soutenir le soulèvement de masse actuellement en cours au Liban.

    Les mobilisations libanaises déclenchées il y a plus de 10 jours font suite à des décennies de politique néolibérale dans le pays. Les partis politiques présents au pouvoir depuis la fin de la guerre civile en 1990 maintiennent un climat sectaire et communautaire appuyé par la constitution libanaise afin d’appliquer le vieil adage : « Diviser pour mieux régner ».

    Par Ammar (Bruxelles)

    Suite à la crise économique mondiale et à la crise politique entre le Liban et l’Arabie-Saoudite fin 2017, les rentrées d’argent dans le pays se sont faites de plus en plus rares. Les politiciens corrompus n’ont alors trouvé comme solution pour continuer de s’enrichir que d’augmenter fortement les taxes sur le peuple. C’est suite à une énième augmentation de taxe que le peuple libanais dans son ensemble s’est soulevé.

    C’est la première fois dans l’Histoire contemporaine du Liban que l’on observe un tel mouvement qui s’affranchit complètement des barrières religieuses que tentent de maintenir les dirigeants du pays depuis son indépendance.

    Ce mouvement réclame la démission complète du gouvernement et la fin de la classe politique actuelle. Il exige également un nouveau système politique qui ne sera plus basé sur le sectarisme confessionnel. A cela s’accompagnent de nombreuses revendications économiques et sociales : amélioration des infrastructures pour l’eau et l’électricité dans tous le pays, un système de taxation progressif plus équitable, une assurance médicale , etc. Toutes ces revendications proviennent directement du mouvement qui refuse la récupération de tout parti politique de l’establishment. Les manifestants crient également régulièrement “sawra, sawra sawra” ou l’écrivent sur leurs pancartes, ce qui est clairement un appel à la révolution.

    Il est également très intéressant de noter la place prépondérante des femmes dans cette révolution qui transparaît à travers de nombreuses revendications du mouvement telles qu’un statut civil et des droits égaux entre femmes et hommes.

    Ces revendications ont résonné à Bruxelles et dans d’autres villes du monde. Le PSL soutient ce soulèvement ainsi que les nombreux autres qui prennent actuellement place à travers le monde, comme au Chili, avec l’ambition de renverser leur classe dirigeante et de créer une société plus juste.

  • Ariel Sharon : Mort de l’architecte brutal de crimes monstrueux

    Le boucher de Sabra et Chatila est mort. Ariel Sharon, connu autrefois comme le ‘‘père des colonies israéliennes’’, est décédé après avoir passé huit ans dans un semi-coma, à la suite d’une attaque cérébrale survenue alors qu’il était encore Premier ministre, en janvier 2006. A travers le monde, de nombreux dirigeants capitalistes – qu’ils soient toujours en fonction ou non – ont tenu à exprimer leur sympathie, leur chagrin et même leur admiration pour cet ancien général et homme politique israélien. Main dans la main avec les médias dominants à l’extérieur du monde arabe, ils tentent de réécrire l’histoire et de travestir ce criminel de guerre en un courageux combattant de la paix.

    Par Shahar Benhorin, Maavak Sozialisti (CIO-Israël/Palestine)

    Georges W. Bush a dit de lui qu’il était ‘‘un guerrier et partenaire de longue date pour assurer la sécurité de la Terre Sainte et pour un meilleur et pacifique Moyen-Orient’’. Le Premier ministre britannique David Cameron a quant à lui déclaré qu’en tant que Premier ministre, ‘‘il avait pris des décisions courageuses et controversées à la recherche de la paix, avant d’être si tragiquement incapacité’’.

    En partisan inconditionnel du thatchérisme et du néolibéralisme le plus dur, les gouvernements dirigés par Sharon ont instauré des mesures néolibérales agressives, ont réprimé des grèves et sont directement responsables de la forte augmentation de la pauvreté dans la société israélienne. Un tiers des enfants y vivent sous le seuil de pauvreté. D’autre part, l’histoire de la vie de Sharon comprend bon nombre de crimes parmi les plus horribles crimes par le régime israélien contre le peuple palestinien.

    Il a pris part à la guerre israélo-arabe de 1948 en tant que commandant de détachement. Des centaines d’habitants ont été tués et des dizaines de milliers déracinés dans le cadre de ce nettoyage ethnique depuis lors connu comme la Nakba palestinienne (la catastrophe). En 1953, plus de 60 Palestiniens ont été tués dans le village de Qibya, en Cisjordanie, alors que Sharon dirigeait l’Unité 101 de l’armée israélienne dans l’infâme objectif d’infliger des ‘‘dommages maximaux’’ contre les habitants de Cisjordanie. En tant que major-général (Aluf) à la veille de la guerre d’occupation de 1967, la guerre des Six Jours, il a proposé d’examiner la possibilité d’un coup d’Etat militaire pour pouvoir partir en guerre sans le consentement du gouvernement, qui tardait à lancer l’offensive. Après la guerre, à la tête du Commandement Sud, il a mené diverses attaques brutales contre les habitants de Gaza. Il fut ensuite parmi les fondateurs du parti de droite Likoud et se distingua comme l’un des plus ardents défenseurs des colonies israéliennes dans les nouveaux territoires occupés.

    Sabra et Chatila

    Le massacre probablement le plus étroitement lié à Sharon est celui de Sabra et Chatila, qui eut lieu à Beyrouth, au Liban, en 1982. Des centaines, sinon plus, de réfugiés palestiniens et de résidents chiites libanais ont été abattus en un jour et demi par les fanatiques des Phalanges chrétiennes. La zone était sous occupation israélienne et les forces de Tsahal, l’armée israélienne, ont autorisé l’entrée des Phalanges, ont éclairé la zone avec leurs fusées éclairantes et ont empêché les victimes de l’attaque de s’échapper.

    Les rapports concernant cet assassinat de masse pointent du doigt la responsabilité de Sharon, alors ministre de la sécurité, qui a permis aux Phalanges de laisser libre court à leur frénésie meurtrière. Sharon était le cerveau de cette guerre d’occupation visant à écraser les milices palestiniennes et à exploiter la guerre civile libanaise afin d’installer un régime fantoche chrétien destiné à respecter un ‘‘accord de paix’’ avec Israël. Il a même trompé le gouvernement israélien concernant l’ampleur de l’invasion.

    Le massacre de Sabra et Shatila a donné naissance au plus grand mouvement anti-guerre de l’histoire d’Israël. Des centaines de milliers de personnes ont manifesté pour exiger une enquête condamnant les responsables ainsi que pour exiger le retrait des forces de Tsahal du Liban et la démission de Sharon et du Premier ministre Menahem Begin. Des soldats du front ont également convertis une chanson pour enfants en un chant de protestation contre leur utilisation en tant que chair à canon pour satisfaire les visées impérialistes de Sharon : ‘‘Des avions viennent jusqu’à nous, nous nous envolons pour le Liban, nous allons nous battre pour Sharon, et revenir dans un cercueil.’’

    Provocations

    En décembre 1987, dans les premiers jours de la première Intifada (un soulèvement palestinien de masse contre l’occupation), Sharon avait organisé une pendaison de crémaillère de provocation pour sa seconde résidence, installée en plein cœur du quartier musulman occupé de Jérusalem-Est. Treize ans plus tard, une autre provocation de sa part a déclenché la deuxième Intifada, une révolte contre l’imposture du ‘‘processus de paix’’ des accords d’Oslo.

    En 2001, Sharon a été propulsé Premier minister, en surfant sur une vague nationaliste réactionnaire qui avait été alimentée dans la société israélienne. Il fut alors chargé par l’élite dirigeante israélienne de mener deux guerres – une campagne militaire sanglante contre les Palestiniens et une guerre de classe contre la classe ouvrière israélienne. Dans les deux cas, il fut sans merci.

    Après s’être essayé à différentes tactiques, il a finalement adopté une approche d’intensification de la guerre contre les Palestiniens au travers d’une ré-occupation complètes de tous les centres de population relevant de l’Autorité palestinienne, à la suite d’une série d’horribles attentats-suicides commis dans les villes israéliennes en 2002. Environ 500 Palestiniens et 29 soldats israéliens ont été tués au cours de cette ‘‘Opération Rempart’’.

    Peu de temps après, le gouvernement de Sharon a utilisé les attentats-suicides comme un prétexte pour construire une gigantesque barrière de séparation de béton et de barbelés s’étendant aujourd’hui sur des centaines de kilomètres à l’intérieur-même de la Cisjordanie.

    Vers la fin de la deuxième Intifada, le dirigeant palestinien Yasser Arafat est tombé malade et est décédé en 2004, probablement à la suite d’un assassinat commis par les services secrets israéliens du gouvernement Sharon, comme le suggèrent des preuves récentes.

    A cette époque, le ‘‘plan de désengagement’’ de Sharon était en plein essor, mais ce plan était bien loin d’être une ‘‘recherche de la paix’’. Derrière ce plan de démantèlement des colonies et des bases militaires dans la bande de Gaza se trouvait une combinaison de facteurs. Parmi eux, les soucis démographiques du régime israélien considérant que la croissance de la population palestinienne sous domination israélienne conduirait la population juive israélienne à devenir une minorité ainsi que la compréhension que les Palestiniens reprendraient inévitablement le chemin de la lutte contre l’occupation, encore et encore. Sharon a lui-même exprimé les craintes de l’élite dirigeante en déclarant en 2003 au sujet de l’occupation que : ‘‘Nous devons être libérés du contrôle de 3,5 millions de Palestiniens qui se reproduisent.’’

    Le mouvement des colons et l’idéologie d’un ‘‘Grand Israël’’ a subi un grand coup avec le retrait ‘‘unilatéral’’ de la bande de Gaza à partir de 2005. Au plus fort de la guerre de 2002, Sharon avait déclaré qu’il ne fallait pas évacuer les colonies et que ‘‘le sort de Netzarim (ancienne colonie israélienne au cœur de la bande de Gaza) est lié au sort de Tel-Aviv.’’ Le retrait n’était toutefois qu’une démarche stratégique de compromis destinée renforcée l’occupation israélienne et d’autres colonies tout en préparant le terrain pour un approfondissement des mesures brutales à l’encontre des Palestiniens de la bande de Gaza, transformé en véritable prison à ciel ouvert. Cela a été largement démontré par les politiques de siège et les horribles massacres commis lors de la guerre de Gaza de 2008-09 et de l’opération Pilier de Défense en 2012.

    Durant le temps où il était Premier ministre, quelques enquêtes de corruption ont été lancées contre lui, mais les grands médias israéliens ont consciemment travaillé à sa protection afin d’éviter les critiques publiques.

    Le ‘‘dirigeant de la nation’’

    Tout a été fait pour présenter Sharon comme un puissant dirigeant de la nation, une sorte de bonapartiste parlementaire, dont les efforts visaient à instaurer la paix. La scission qu’il a orchestrée au sein du Likoud et la création du parti Kadima a été considérée par une large partie de la classe dirigeante israélienne comme une tentative visant à permettre d’appliquer à la Cisjordanie un plan similaire à celui qui avait frappé la Bande de Gaza.

    Le parti Kadima a remporté les élections de 2006 autour d’une telle promesse, et a mené deux nouvelles guerres, au Liban puis à Gaza. Ce n’est que par crainte de voir la Cisjordanie contrôlée par le Hamas que cette stratégie ‘‘unilatérale’’ a été abandonnée.

    L’invocation de Sharon est utilisée par certains membres de l’establishment israélien ou international pour faire pression sur le gouvernement Netanyahu afin qu’il prenne ‘‘des décisions difficiles’’ lors des farces de négociation avec l’Autorité palestinienne.

    La classe dirigeante israélienne actuelle est particulièrement frustrée suite au processus de révolution et de contre-révolution en Afrique du Nord et au Moyen Orient, avec leurs problèmes démographiques en suspens sur fond de colère croissante parmi les Palestiniens ainsi qu’avec l’isolement grandissant d’Israël sur la scène internationale. Mais un boucher corrompu comme Ariel Sharon n’aurait résolu aucun problème.

    Les attaques continuelles à l’encontre des Palestiniens verront tôt ou tard une lutte massive des Palestiniens leur faire face.

    Les colonies israéliennes jouissent de moins en moins de soutien en Israël, et une nouvelle génération de travailleurs et de jeunes israéliens a soif de justice sociale et de paix. Elle devra entrer en lutte contre l’occupation, contre l’oppression et contre la discrimination des Palestiniens.

    La seule manière d’en finir avec l’héritage venimeux de Sharon est de développer ces luttes, tout en construisant les forces du socialisme en Israël et dans les territoires occupés.

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