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  • Quatre-vingts ans depuis l’assassinat de Léon Trotsky

    Le 20 août 1940, Lev Davidovich (Léon) Trotsky fut brutalement assassiné par un des sbires de Staline. Alternative Socialiste Internationale (ASI) et ses sections (dont le PSL/LSP en Belgique) entendent publier une série d’articles afin de commémorer son travail et d’examiner la pertinence de ses idées.

    Dossier de Lynn Walsh (écrit en 2000)

    Le 20 août 1940, Trotsky a reçu un coup fatal de pic à glace de la part de Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline, la GPU, afin d’y assassiner le révolutionnaire en exil, qui, aux côtés de Lénine, avait mené la révolution d’Octobre, puis avait été le fondateur et le dirigeant de l’Armée rouge, et le co-fondateur de la Troisième Internationale, l’Internationale communiste.

    Cet assassinat n’était pas seulement une manœuvre malveillante de Staline. Il s’agissait de l’aboutissement d’une sanglante campagne terreur systématique dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques et contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prêts à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif qui s’était développé sous Staline.

    Lorsque le GPU est parvenu à atteindre Trotsky en 1940, il avait déjà assassiné, ou poussé au suicide, de nombreux membres de la famille de Trotsky, des dizaines de ses amis et collaborateurs les plus proches, ainsi que d’innombrables dirigeants et sympathisants de l’Opposition de gauche internationale.

    Cependant, malgré le meurtre de toute une génération de bolcheviques-léninistes et les efforts herculéens de la bureaucratie pour enterrer les idées et la personnalité historique de Trotsky sous une montagne de distorsions, de mensonges, de calomnies et de grotesques fabrications historiques, les idées de Trotsky n’ont jamais eu autant de pertinence et d’attrait pour les militants de la classe ouvrière qu’aujourd’hui, alors qu’il existe une perspective indéniable de nouveaux développements révolutionnaires dans les pays capitalistes avancés, les pays sous-développés de l’ancien monde colonial et dans les anciens États ouvriers déformés de Russie et d’Europe de l’Est.

    Quatre-vingt ans plus tard, certains médias et universitaires présenteront le meurtre de Trotsky, tout comme en 1940, comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline. Ils mettront sans doute en évidence une grande rivalité entre deux dirigeants ambitieux qui se sont battus pour le pouvoir et qui étaient tout aussi mauvais l’un que l’autre d’un point de vue bourgeois. Les commentaires les plus vénéneux porteront sans doute sur les vues soi-disant “romantiques” de Trotsky sur la “révolution permanente” qui sont potentiellement beaucoup plus dangereuses que la position “pragmatique” de la bureaucratie de Staline qui parlait de construire “le socialisme dans un pays”. Si le rôle de Trotsky est généralement souligné lors de commémorations, c’est souvent dans le but de le minimiser.

    Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevique et le chef de l’Armée rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains ? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas pris le pouvoir lui-même ? L’idée sera sans aucun doute mise en avant à nouveau que Trotsky était “trop doctrinaire”, que sa politique était “peu pratique” et qu’il s’est laissé “distancer” par Staline. En corollaire, on suggérera à nouveau que Staline était plus “pragmatique” et qu’il était un dirigeant plus “astucieux” et “énergique”.

    Trotsky lui-même a répondu à cette question avec son analyse de la dégénérescence politique de l’État ouvrier en Union soviétique. Du point de vue du marxisme, il est totalement faux de présenter le conflit qui s’est ouvert après 1923 comme une lutte personnelle pour le pouvoir entre des dirigeants rivaux.

    Staline et Trotsky étaient tous deux l’expression de forces sociales et politiques qui s’opposaient de différentes manières. Trotsky l’a fait de manière consciente, Staline de manière inconsciente. Trotsky a résisté politiquement à Staline. Staline, en revanche, a combattu Trotsky et ses partisans par une campagne de terreur parrainée par l’État. Trotsky a écrit : “Staline se bat à une autre échelle. Il n’essaie pas de s’attaquer aux idées de son adversaire, mais au corps de cet adversaire”. Glaciale intuition.

    Le triomphe de la bureaucratie

    « En raison du déclin prolongé de la révolution internationale », écrivait Trotsky en 1935 dans son “Journal d’exil”, « la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était prédestinée. Le résultat que les observateurs oisifs et les imbéciles attribuent à la force personnelle de Staline, ou du moins à sa ruse exceptionnelle, provient de causes qui se trouvent au plus profond de la dynamique des forces historiques. Staline est apparu comme l’expression semi-consciente du deuxième chapitre de la révolution, son “Matin d’après””.

    Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviques en 1917, n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pouvait construire une société socialiste dans l’isolement, dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif.

    Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches largement inachevées de la révolution bourgeoise et démocratique. Mais en s’attelant aux tâches impératives de la révolution socialiste, ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés, car, par rapport au capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et de culture matérielle plus élevé.

    La défaite de la révolution allemande en 1923, à laquelle les bévues de la direction de Staline et Boukharine ont contribué, a renforcé l’isolement de l’État soviétique, et le recul forcé de la Nouvelle Politique Économique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui plaçait de plus en plus son confort, son aspiration à la tranquillité et sa soif de privilèges avant les intérêts de la révolution internationale.

    La couche dirigeante de la bureaucratie “découvrait rapidement que Staline était la chair de sa chair”. En reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a commencé une lutte contre le “trotskysme”, une farce idéologique qu’il inventa pour déformer et stigmatiser les idées authentiques du marxisme et de Lénine, défendues par Trotsky et l’Opposition de gauche.

    La purge sanglante de Staline contre l’Opposition était motivée par la crainte de la bureaucratie que le programme de l’Opposition pour la restauration de la démocratie ouvrière trouve un écho parmi une nouvelle couche de jeunes travailleurs et ne donne un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique. Ses idées étaient, comme Trotsky l’a dit dans son « Journal d’exil », « Voilà une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles. ».

    Cette peur explique également le désir personnel de Staline de se venger de Trotsky et de sa famille. Staline, remarque Trotsky, « est assez intelligent pour comprendre que même aujourd’hui je ne changerais pas de place avec lui [en 1935, alors que je vivais dans un “style de prison” en France]… d’où la psychologie d’un homme piqué ».

    Expulsion et exil

    Répondant à l’avance à l’idée erronée que le conflit était en quelque sorte le résultat d’un « malentendu » ou d’un refus de compromis, Trotsky raconta comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur « sympathisant », probablement envoyé « pour tâter le pouls », lui demanda s’il ne pensait pas que certaines étapes vers la réconciliation avec Staline étaient possibles :

    « Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.»

    Trotsky a mené un combat au sein du parti communiste russe à partir de 1923. Dans une série d’articles, publiés sous le titre “Cours nouveau”, il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré conduisait à la croissance naissante d’une bureaucratie au sein du parti bolchevique et de l’État. Trotsky commença à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du Parti qui se cristallisait sous Staline.

    Peu avant sa mort en 1924, Lénine s’est mis d’accord avec Trotsky sur un bloc au sein du Parti pour lutter contre la bureaucratie.

    Lorsque Trotsky et un groupe d’opposants de gauche ont commencé à se battre pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le Bureau politique a été obligé de promettre la restauration de la liberté d’expression et de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont veillé à ce que cela reste lettre morte.

    Quatre ans après, le 7 novembre 1927, jour du 10e anniversaire de la révolution d’Octobre, Trotsky fut contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis de l’Opposition. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale communiste, étaient expulsés du Parti. Le lendemain, Adolph Joffe, un autre opposant et ami de Trotsky, se suicidait pour protester contre l’action dictatoriale des dirigeants de Staline. Ce fut le premier des camarades et des proches de Trotsky à être poussé à la mort ou directement assassiné par le régime de Staline. Ce dernier, par une répression systématique et impitoyable des opposants, a ouvert un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et ses propres méthodes bureaucratiques et totalitaires.

    En janvier 1928, Trotsky fut contraint à son troisième exil à l’étranger. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, une petite ville près de la frontière chinoise, puis en Turquie, où il s’est installé sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara près de Constantinople, aujourd’hui Istanbul.

    Dans une tentative de paralyser l’œuvre littéraire et politique de Trotsky, Staline s’en pris à son petit “appareil”, composé de cinq ou six proches collaborateurs : « Glazman, poussé au suicide ; Butov, mort dans une prison du GPU ; Blumkin, abattu ; Sermuks et Poznansky ont disparu. Staline ne voyait pas que, même sans secrétariat, je pouvais poursuivre un travail littéraire qui, à son tour, pouvait favoriser la création d’un nouvel appareil. Même le plus intelligent des bureaucrates fait preuve d’une incroyable myopie, dans certaines questions ! » Tous ces révolutionnaires ont joué un rôle important, notamment en tant que membres du secrétariat militaire ou dans le train armé de Trotsky pendant la guerre civile. Mais Staline, comme l’a fait remarquer Trotsky, « menait la lutte sur un autre plan, et avec des armes différentes ».

    Si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète, connue sous ses différents noms abrégés : Tcheka, GPU, NKVD, MVD et KGB, à la planification et à l’exécution de l’assassinat de Trotsky, pourquoi Staline a-t-il permis à son adversaire de s’exiler en premier lieu ?

    Dans une lettre ouverte au Politbureau en janvier 1932, Trotsky a publiquement averti que Staline préparerait un attentat contre sa vie.

    « La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre », écrit-il, « a été posée il y a longtemps : en 1924/5, lors d’un rassemblement intime, Staline a pesé le pour et le contre. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération contre était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes qui pouvaient répondre par des actions anti-terroristes ». Trotsky fut informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un « triumvirat » au pouvoir avec Staline, mais qui se sont ensuite temporairement opposés à lui.

    La persécution

    Mais « Staline est arrivé à la conclusion que c’était une erreur d’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique », a écrit Trotsky : « …contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir propre, même sans appareil et sans ressources. L’Internationale Communiste est une structure grandiose, qui est laissée telle une coquille vide, tant sur le plan théorique que sur le plan politique. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire aussi du léninisme, est désormais indissociable des cadres internationaux de l’Opposition de gauche. Aucune falsification ne peut y changer quoi que ce soit. Les travaux fondamentaux de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Les cadres de l’Opposition, encore peu nombreux mais néanmoins indomptables, sont présents dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que l’inconciliabilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de gauche internationale représentent pour lui personnellement, pour sa fausse « autorité », pour sa toute-puissance bonapartiste ». (Écrits, 1932, pp.18-20)

    Au début de son exil en Turquie, Trotsky a écrit sa monumentale Histoire de la révolution russe, ainsi que sa brillante autobiographie, Ma vie. Grâce à une correspondance volumineuse avec les opposants dans d’autres pays et surtout grâce au Bulletin de l’Opposition, publié à partir de l’automne 1929, Trotsky a commencé à réunir le noyau d’une opposition internationale de véritables bolcheviks. Mais le pronostic de Trotsky selon lequel, en utilisant le GPU, Staline procéderait à une purge féroce et tenterait de détruire tout ce qui travaillait contre lui s’est vite vérifié.

    Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, fut arrêté et disparut à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, la femme qui l’avait initié aux idées socialistes, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Serge, un scientifique sans implication politique ni relations politiques, a été arrêté sous une fausse accusation d’”empoisonnement des travailleurs”, et Trotsky a appris par la suite qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur morbide des idées, « le motif de la vengeance personnelle a toujours été un facteur considérable dans la politique répressive de Staline. »

    Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer le foyer de Trotsky et les groupes de l’Opposition de gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui apparaissaient dans les organisations de l’Opposition en Europe, ou qui venaient à Prinkipo pour rendre visite à Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank, par exemple, un juif lituanien, a travaillé à Prinkipo pendant un certain temps, mais est passé plus tard au stalinisme. Un autre, connu sous le nom de Kharin (ou Joseph) a remis le texte d’un numéro du Bulletin de l’Opposition au GPU, perturbant ainsi gravement sa production. Il y eut aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui passa également aux mains des staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs dans l’incertitude quant à savoir s’il n’était qu’un traître ou un agent du GPU.

    Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme de véritables collaborateurs ? Dans un commentaire public sur la trahison de Mill, Trotsky a fait remarquer que « L’Opposition de gauche est placée dans des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire n’a travaillé dans le passé sous une telle persécution. En plus de la répression par la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne s’arrête à rien (…) c’est bien sûr la section russe qui a le plus de mal (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. Ceci et seulement ceci explique le fait que Mill a pu, pendant un certain temps, entrer au Secrétariat administratif de l’Opposition de gauche. Il fallait une personne qui connaisse le russe et soit capable d’assurer des fonctions de secrétariat. Mill avait été à un moment donné membre du parti officiel et pouvait en ce sens revendiquer une certaine confiance personnelle. » (Écrits 1932, p.237)

    Rétrospectivement, il est clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats devait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources étaient extrêmement limitées, et Trotsky a compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée à l’égard de tous ceux qui offraient leur soutien au travail de l’Opposition pouvaient être contre-productives. De plus, avec sa vision positive et optimiste du caractère humain, Trotsky était réticent à soumettre les individus à des enquêtes et à des investigations personnelles.

    Un visiteur de Prinkipo, cependant, était sans aucun doute un agent professionnel de GPU. Le cours ultérieur de la carrière de cet agent allait beaucoup plus tard jeter une lumière considérable sur les manœuvres meurtrières du GPU contre Trotsky et l’Opposition. Il s’agit d’Abraham Sobolevicius, qui, en tant que « Senin », était un membre important de l’Opposition de gauche allemande, avec son frère, Ruvin Soblevicius.

    Ces frères ont conspiré pour perturber les activités du groupe allemand, avec un succès considérable. En 1933, avec la prise de pouvoir par Hitler, ils retournèrent au siège du GPU à Moscou, mais pas avant que Trotsky n’ait confronté “Senin” lors d’une brève visite à Copenhague en 1932 et dénoncé le “soi-disant trotskiste” comme “plus ou moins un agent des staliniens”. « Selon l’estimation la plus modérée », écrivait Trotsky, « nous ne pouvons appeler ces gens [les frères Sobolevicius] que les ordures de la révolution », et il commentait qu’il y avait certainement des liens entre ces agents et le GPU à Moscou.

    Les procès et les purges

    Beaucoup plus tard, cela a été confirmé par “Senin” lui-même : « Mes services pour la police secrète soviétique remontent à 1931 », avouait-il, bien qu’ils aient certainement commencé plus tôt.

    « Le travail consistait à espionner Léon Trotsky pour Joseph Staline, qui était obsédé par l’idée de savoir tout ce que faisait et pensait son rival détesté, même en exil (…) Pendant deux ans, en 1931 et 1932, j’ai espionné Trotsky et les hommes autour de lui. Trotsky, ne se doutant de rien, m’a invité dans sa maison lourdement gardée à Prinkipo, en Turquie. J’ai dûment rapporté au Kremlin tout ce que Trotsky m’a dit en toute confidentialité, y compris ses remarques acerbes sur Staline. »

    Cela a été révélé aux États-Unis en 1957/8, lorsque “Senin”, maintenant sous le nom de Jack Sobel, a été jugé comme le membre clé d’un réseau d’espionnage russe en Amérique. Au cours de son témoignage, à son propre procès, au procès pour parjure de son collègue agent, Mark Zborowski, et également aux audiences du Sénat sur l’espionnage, Jack Sobel, avec son frère, maintenant connu sous le nom de Robert Sobel, a confirmé en détail le rôle meurtrier du GPU par rapport à Trotsky, à sa famille et à ses partisans.

    Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin de vouloir accorder à Trotsky le droit d’asile démocratique. Finalement, en 1933, Trotsky fut admis en France. Mais l’aggravation des tensions politiques, et notamment la croissance de la droite nationaliste et fasciste, conduisent bientôt le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens lui avaient déjà refusé l’asile. Trotsky vivait, comme il l’a écrit, sur « une planète sans visa ». Expulsé en 1935, Trotsky trouva refuge pour une courte période en Norvège où il écrivit La Révolution trahie (1936).

    « Le mensonge, la falsification, le faux et la perversion judiciaire ont pris une ampleur jusqu’alors inconnue dans l’histoire… » écrivait Trotsky alors qu’il était encore en France. Mais peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. « Des procès inquiétants ont lieu maintenant en URSS », commente Trotsky dans son journal ; « la dictature de Staline approche d’une nouvelle frontière. »

    Lors du premier procès-spectacle monstrueux, Zinoviev, Kamenev et d’autres dirigeants importants du parti bolchevique ont été jugés sur base de fausses confessions extorquées par des pressions brutales, des tortures et des menaces contre les familles des accusés. Les principaux accusés ont été condamnés à mort et immédiatement exécutés. La campagne de Staline contre le « trotskysme » atteignit son apogée.

    Dans ces grands procès, Trotsky était le principal accusé in absentia, accusé d’avoir mis en scène d’innombrables conspirations dans le but présumé d’assassiner Staline, Vorochilov, Kaganovich et d’autres dirigeants soviétiques, et d’avoir agi en collusion secrète avec Hitler et l’empereur du Japon afin de provoquer la chute du régime soviétique et la désintégration de l’Union soviétique.

    Dans le même temps, Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement de Norvège pour qu’il restreigne Trotsky afin de l’empêcher de répondre et de réfuter les viles accusations portées contre lui à Moscou. Pour éviter l’emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un autre refuge, et il a accepté avec empressement une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky se souvient de sa lettre ouverte au bureau politique dans laquelle il avait anticipé la « campagne mondiale de calomnie bureaucratique » de Staline et prédit des attentats contre sa vie. (Écrits 1936/37, p44)

    La purge en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’opposants de gauche. Pour chaque dirigeant qui a participé à un procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été silencieusement emprisonnées, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers de l’Arctique ou sommairement exécutées dans les caves des prisons. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtés au cours des purges, et cinq ou six millions ont pourri, dont beaucoup à mort, dans les camps. Ce sont sans doute les partisans de l’Opposition de gauche, adeptes des idées de Trotsky, qui ont subi la plus lourde répression.

    Dans ses récents mémoires, Léopold Trepper, véritable révolutionnaire pris dans la machine du GPU, pose la question : « Mais qui a protesté à l’époque ? Qui s’est levé pour exprimer son indignation ? » (Le Grand Jeu, 1977). Il donne cette réponse : « Les trotskistes peuvent prétendre à cet honneur. A l’instar de leur chef qui a été récompensé de son obstination par un piolet, ils ont combattu le stalinisme jusqu’à la mort et ils ont été les seuls à le faire. Au moment des grandes purges, ils ne pouvaient que crier leur rébellion dans les friches glaciales où ils avaient été traînés pour être exterminés. Dans les camps, leur conduite était admirable. Mais leurs voix étaient perdues dans la toundra. Aujourd’hui, les Trotskystes ont le droit d’accuser ceux qui autrefois hurlaient avec les loups. Mais n’oublions pas qu’ils avaient l’énorme avantage sur nous d’avoir un système politique cohérent capable de remplacer le stalinisme. Ils avaient quelque chose à quoi s’accrocher au milieu de leur profonde détresse en voyant la révolution trahie. Ils n’ont pas « avoué », car ils savaient que leur confession ne servirait ni le Parti ni le socialisme. »

    Les purges en Russie étaient également liées à l’intervention directe et contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution et à la guerre civile qui a éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire d’une direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlée depuis Moscou, de l’appareil des conseillers militaires soviétiques et de la « Force des tâches spéciales » du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et surtout aux trotskystes qui faisaient obstacle à sa politique.

    Pendant ce temps, la police secrète de Staline a également intensifié ses mesures pour détruire le centre de l’Opposition de gauche internationale, basée à Paris et dirigée par le fils de Trotsky, Léon Sedov.

    Léon Sedov

    En 1936, le GPU a volé une partie des archives de Trotsky conservées à Paris, une manœuvre destinée à saper la capacité de Trotsky à répondre aux accusations monstrueuses et aux fausses preuves avancées dans les procès de Moscou. Mais un coup beaucoup plus dur pour Trotsky personnellement et pour l’Opposition en général fut la mort de Léon Sedov.

    Sedov avait été indispensable à Trotsky dans son travail littéraire, dans la préparation et la distribution du “Bulletin de l’opposition”, et dans le maintien des contacts entre les groupes d’opposants au niveau international. Mais Sedov a également apporté une contribution remarquable et indépendante au travail de l’Opposition.

    Au début de l’année 1937, il fut cependant atteint d’une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, “Etienne”, Sedov est entré dans une clinique, qui s’est révélée par la suite être dirigée à la fois par des émigrés russes “blancs” et des Russes aux tendances staliniennes. Sedov semblait se remettre de l’opération qui avait été pratiquée, mais peu après, il est mort avec des symptômes extrêmement mystérieux.

    Les preuves, et l’opinion d’au moins un médecin, ont mis en évidence un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a fortement suggéré que sa maladie avait d’abord été provoquée par un empoisonnement sophistiqué, pratiquement indétectable.

    Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils mort, « Léon Sedov, fils, ami, combattant ». Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour défendre les idées authentiques du marxisme contre leur perversion stalinienne. Mais il a également donné une indication de la profondeur du coup personnel. « Il faisait partie de nous deux », a écrit Trotsky, parlant pour lui et pour Natalia : « Notre jeune part. Par des centaines de canaux, nos pensées et nos sentiments le rejoignent quotidiennement à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui restait de jeune en nous. »

    Par la suite, il a été révélé que Leon Sedov avait été trahi par “Etienne”, un agent de GPU bien plus insidieux et impitoyable que les précédents espions et provocateurs qui avaient infiltré le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué en tant que Mark Zborowski, qui, comme les Sobel, a été démasqué aux Etats-Unis à la fin des années 50 en tant que figure clé du réseau d’espionnage américain du GPU.

    À cette époque, Zborowski, avait déjà une longue traînée de duplicité et de sang derrière lui. Lors de son procès aux États-Unis, Zborowski a avoué avoir conduit le GPU aux archives de Trotsky et avoir été responsable du suivi de Rudolf Klement (secrétaire de Trotsky, assassiné à Paris en 1938), d’Erwin Wolf (un partisan de Trotsky qui s’est rendu en Espagne et a été assassiné en juillet 1937) et d’Ignace Reiss (un agent de haut niveau du GPU qui a renoncé à la machine de terreur de Staline et a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale, assassiné en Suisse en septembre 1937).

    De son propre aveu, Zborowski était un agent professionnel du GPU depuis 1931 ou 1932, mais plus probablement depuis 1928. Il a peut-être été membre du parti communiste polonais à un moment donné, bien qu’il l’a nié, mais il était sans aucun doute un agent stalinien mercenaire. Il a sans doute eu des contacts avec Jack Sobel à Paris, ainsi qu’avec les agents de la “Special Tasks Force” de la GPU en Espagne, responsable du meurtre d’Erwin Wolf à Barcelone, et qui comptait dans ses rangs le tristement célèbre colonel Eitingon.

    C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait diriger les tentatives d’assassinat de Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée et amante du GPU, Caridad Mercader, et son fils Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky. Zborowski a également été chargé de commencer à infiltrer Mercader dans l’entourage de Trotsky. Près de deux ans avant l’assassinat, il a mis en place un plan élaboré pour permettre à Mercader de séduire une jeune trotskiste américaine, Sylvia Ageloff, afin d’entrer dans la maison de Trotsky.

    Procès-spectacles et purges sanglantes

    Tous les éléments de preuve de l’époque indiquaient la responsabilité du GPU dans le meurtre de Trotsky, de son fils Léon Sedov et d’autres partisans de premier plan. Mais plus tard, cela a été plus que largement confirmé, non seulement par les preuves détaillées des Sobel, Zborowski et autres personnes forcées de témoigner devant les tribunaux américains et les audiences du Sénat à la fin des années 50 et au début des années 60, mais aussi par les preuves détaillées d’un certain nombre d’officiers supérieurs du GPU qui ont fui la Russie et ont révélé la vérité sur l’activité meurtrière à laquelle ils avaient participé.

    Le premier était Ignace Reiss, qui a rapidement payé de sa vie sa dénonciation des crimes de Staline. Plus tard, Alexander Orlov, qui avait été directeur du GPU en Espagne pendant la guerre civile, s’est enfui en Amérique. Il a tenté de mettre Trotsky en garde contre le complot contre sa vie, bien que cela n’ait été que partiellement réussi en raison de la crainte compréhensible de Trotsky d’être induit en erreur par un provocateur.

    Mais Orlov, à la fois dans son témoignage au gouvernement américain et dans son livre, « L’histoire secrète des crimes de Staline », a confirmé en détail le rôle de Zborowski, Eitingon et Mercader. D’autres preuves ont été apportées beaucoup plus tard par d’autres transfuges du GPU, comme Krivitsky, traqué et assassiné par le GPU en 1941, et plus tard encore par le colonel Vladimir Petrov qui s’est enfui en Australie et le capitaine Nikolai Khokhlov. Khokhlov a témoigné de cela : « L’assassinat de Trotsky a été organisé par le général de division Eitingon, le même général qui était en Espagne sous le nom de général Katov », et qui « a recruté des Espagnols pour détourner les activités des services de renseignement soviétiques ».

    Khokhlov a ajouté : « Et c’est là qu’il a recruté un Espagnol qui a été amené en Union soviétique et qui a reçu des instructions détaillées et qui a ensuite été envoyé au Mexique sous le nom de Mornard » (c’est-à-dire Mercader ou “Jacson”). (Cité dans Isaac Don Levine, The Mind of an Assassin’, 1960, p.34)

    Raid armé et assassinat

    Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937.
    L’administration du général Lazaro Cardenas est le seul gouvernement au monde qui a accordé l’asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. Contrairement à l’accueil qu’il avait reçu ailleurs, Trotsky a reçu un accueil officiel flamboyant et est allé vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et son soutien politique Diego Rivera, un peintre mexicain bien connu.

    L’arrivée de Trotsky coïncide cependant avec un deuxième procès spectacle à Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque.

    « Nous avons écouté la radio », raconte Natalia, « ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons senti que la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang nous inondaient de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège… » (Vie et mort de Léon Trotsky, page 212).

    Une fois de plus, Trotsky a exposé les contradictions internes des preuves fabriquées utilisées dans ces monstrueuses machinations, et a réfuté complètement, dans un flot d’articles, toutes les accusations portées contre lui et ses partisans. Il s’est d’ailleurs avéré possible d’organiser un « contre-procès » présidé par le philosophe libéral américain John Dewey, et cette commission a complètement exonéré Trotsky des accusations portées contre lui.

    Trotsky a averti que le but de ces procès était de justifier une nouvelle vague de terreur, dirigée contre tous ceux qui représentaient la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soit en tant qu’opposants actifs, rivaux bureaucratiques potentiels ou simplement complices gênants du passé. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une sentence platonique.

    Dès son arrivée, le parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient fidèlement la ligne de Moscou, a commencé à faire campagne pour que des restrictions soient imposées à Trotsky afin de l’empêcher de répondre aux allégations du procès pour l’exemple et, finalement, de provoquer son expulsion du pays. Les journaux et revues publiés par le Parti communiste et la fédération syndicale contrôlée par le Parti communiste ont déversé un flot d’allégations calomnieuses, selon lesquelles Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas et collaborait prétendument avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait le langage des gens qui décident des choses, non par des votes mais par la mitrailleuse.

    Au milieu de la nuit du 24 au 25 mai, la première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe armé s’est introduit dans la maison de Trotsky, a ratissé les chambres à coucher à la mitrailleuse et a déclenché des incendies manifestement destinés à détruire les archives de Trotsky et à causer le plus de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en s’allongeant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle.

    Une bombe laissée n’a heureusement pas explosé. Par la suite, on a découvert que Robert Sheldon Harte, l’un des gardes-secrétaires, les avait laissés entrer. Il avait apparemment été piégé par un membre de l’équipe du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a ensuite été retrouvé enterré dans une fosse. De plus, les apprentis-assassins connaissaient la disposition du bâtiment et les dispositifs de sécurité, ils avaient clairement des informations privilégiées. Bien qu’un doigt accusateur ait été pointé sur Sheldon Harte en tant que complice, il a sans aucun doute été dupé, comme l’a affirmé avec insistance Trotsky à l’époque, par quelqu’un qui lui était familier. Personne ne correspond mieux à cette conclusion que Mornard, alias “Jacson”.

    Toutes les preuves désignaient les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne dans les semaines précédant le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils avaient eu connaissance et se préparaient à une tentative d’assassinat armé contre lui. La police mexicaine a rapidement arrêté certains complices, et leurs preuves ont rapidement incriminé des membres dirigeants du parti communiste mexicain.

    Pour commencer, les suspects avaient déjà été impliqués dans les Brigades internationales en Espagne, déjà connues comme le terrain de recrutement des agents et des tueurs de Staline. La piste a rapidement mené à David Alfaro Siqueiros, comme Diego Rivera, un peintre bien connu, mais contrairement à Rivera, un membre éminent du Parti communiste mexicain. Siqueiros était également en Espagne et était depuis longtemps soupçonné de liens avec le GPU. Malgré la tentative scandaleuse des staliniens de présenter l’attentat comme une attaque prétendument organisée par Trotsky pour discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a fini par arrêter divers chefs de file du PC, dont Siqueiros. Cependant, suite à la pression du PC et de la CTM, Siqueiros et les autres furent libérés en mars 1941, pour “manque de preuves matérielles et incriminantes” !

    Siqueiros n’a pas nié son rôle dans l’assaut. En fait, il s’en est ouvertement vanté. Mais la direction du parti communiste, manifestement gênée, non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle a été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, en rejetant la faute sur une bande « d’éléments incontrôlables » et « d’agents provocateurs ».

    La presse stalinienne a alterné entre la proclamation de Siqueiros comme héros, et, d’autre part, comme « fou à moitié fou » et « aventurier irresponsable », et même… comme étant à la solde de Trotsky ! Avec une « logique » éhontée, la presse du PC a affirmé que l’attaque était un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’État mexicain, et que Trotsky devait donc être expulsé immédiatement.

    Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre éminent du Parti communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon témoignage, publié par la propre maison d’édition du PC mexicain en 1978, Valentin Campa, un membre chevronné du parti, a contredit catégoriquement les démentis officiels de l’implication du parti et a donné des détails sur la préparation de l’attentat contre la vie de Trotsky. Des extraits clés des mémoires de Campa ont d’ailleurs été publiés dans le quotidien du parti communiste français le plus influent (“L’Humanite”, 26/27 juin 1978) sous l’autorité du secrétaire général du parti, George Marchais.

    Campa raconte comment, à l’automne 1938, il fut convoqué, avec Raphael Carrillo, membre du comité central du PC mexicain, par Herman Laborde, secrétaire général du parti, et informé « d’une affaire extrêmement confidentielle et délicate ». Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué du Comintern, en réalité, un représentant du GPU, qui l’avait informé de la « décision d’éliminer Trotsky » et avait demandé leur coopération « pour la réalisation de cette élimination ».

    Cependant, après une « analyse vigoureuse », Campa déclare avoir rejeté la proposition. « Nous avons conclu (…) que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs nous l’avions dit assez souvent dans le monde entier, d’ailleurs les résultats de son élimination rendraient un grand service au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à tout le mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur ». Pour leur opposition, cependant, Laborde et Campa ont été accusés « d’opportunisme sectaire », d’être « doux avec Trotsky » et ont été chassés du parti.

    La campagne visant à préparer le PC mexicain au meurtre de Trotsky a été menée par un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de leur maître à Moscou : Siqueiros lui-même, actif en Espagne, probablement agent du GPU depuis 1928 ; Vittoria Codovila, stalinienne argentine qui avait opéré en Espagne sous Eitingon, probablement impliquée dans la torture et le meurtre du leader du POUM Andreas Nin ; Pedro Checa, leader du parti communiste espagnol en exil au Mexique, qui a en fait pris son pseudonyme à la police secrète soviétique, la Cheka ; et Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, qui a été actif au sein de la « Force de missions spéciales » de la GPU en Espagne sous le pseudonyme de « Général Carlos ». Le colonel Eitingon, omniprésent, coordonnait bien sûr leurs efforts.

    Après l’échec de la tentative de Siqueiros et de son groupe de prendre d’assaut la maison de Trotsky, Campa écrit : « une troisième alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, qui vivait sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky le soir du 20 août 1940 ».

    Trotsky considérait sa survie au raid de Siqueiros comme « un sursis ». « Notre joyeux sentiment de salut », écrira Natalia par la suite, « a été atténué par la perspective d’une nouvelle visite et la nécessité de s’y préparer ». Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement, tragiquement, aucun effort n’a été fait pour vérifier plus minutieusement l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la maisonnée avaient sur cet étrange personnage.

    Trotsky a résisté à certaines des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses gardes-secrétaires : par exemple, qu’un garde soit posté par lui à tout moment. « Il était impossible de convertir sa vie uniquement en autodéfense », écrivait Natalia, « car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur ». Néanmoins, compte tenu du caractère vital et indispensable de l’œuvre de Trotsky et de l’inévitabilité d’un attentat contre sa vie, il ne fait aucun doute que la sécurité présentait de graves lacunes et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre.

    Peu avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait remarqué en permettant aux ouvriers qui renforçaient la maison de passer librement dans la cour et hors de celle-ci. Trotsky s’est plaint que c’était très imprudent et a ajouté, ironiquement, quelques semaines seulement avant la mort tragique de Harte : « Vous pourriez être la première victime de votre propre imprudence ». (Natalia Sedova, “Père et fils”.)

    Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid des Siqueiros. Mais les préparatifs de sa tentative étaient déjà en cours depuis longtemps. Par l’intermédiaire de Zborowski et d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader avait été présenté en France à Sylvia Agaloff, une jeune trotskyste américaine qui est ensuite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent de GPU a réussi à séduire Sylvia Agaloff, et à faire d’elle la complice involontaire de son crime.

    Mercader disposait d’une « couverture élaborée » qui, bien qu’elle ait suscité de nombreux soupçons, a malheureusement rempli son rôle. Mercader avait rejoint le parti communiste en Espagne, et était devenu actif dans ses rangs entre 1933 et 1936, alors qu’il était déjà un parti stalinisé. Probablement par l’intermédiaire de sa mère, Caridad Mercader, qui était déjà un agent du GPU et associée à Eitingon, Mercader est lui aussi entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole, aidée par le sabotage de la révolution en Espagne par Staline, Mercader se rend à Moscou où il est préparé à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’accompagne ensuite au Mexique en janvier, et s’incruste peu à peu chez les membres de la famille de Trotsky.

    Après avoir obtenu l’acceptation de la maison de Trotsky, Mornard s’arrangea pour rencontrer Trotsky personnellement sous le prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit, que Trotsky considérait à un degré embarrassant comme banal et dénué d’intérêt. La première rencontre était clairement une « répétition générale » pour le véritable assassinat.

    La fois suivante, il est venu le matin du 20 août. Malgré les réticences de Natalia et des gardes de Trotsky, Mornard a de nouveau été autorisé à voir Trotsky seul, « trois ou quatre minutes se sont écoulées », raconte Natalia : « J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un terrible cri perçant (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de la porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus brillaient sans lunettes et ses bras pendaient mollement à ses côtés… » Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal à l’arrière de la tête avec un piolet dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’a pas été immédiatement mortel ; Trotsky « a crié très longtemps, infiniment longtemps », comme l’a dit Mercader lui-même, et Trotsky a courageusement lutté contre son assassin, empêchant d’autres coups.

    « Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave », dit Natalia. « Leon Davidovich l’a écouté, lui, sans émotion, comme on le ferait avec un message de réconfort conventionnel. En montrant son cœur, il a dit à Hansen en anglais : « Je sens…ici…que c’est la fin…cette fois…ils ont réussi ». (Vie et mort de Léon Trotsky, p. 268)

    Trotsky fut emmené à l’hôpital, opéré et survécut plus d’un jour après cela, mourant à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.

    Mercader semble avoir espéré qu’après le traitement clément de Siqueiros, il pourrait lui aussi obtenir une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a purgés.

    Cependant, même après que son identité ait été fermement établie par ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné de tuer Trotsky.

    Bien que le crime ait été presque universellement attribué à Staline et au GPU, les staliniens ont effrontément nié toute responsabilité. Il existe cependant de nombreuses preuves que la mère de Mercader, qui s’est échappée du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée d’un grand honneur bureaucratique pour son fils et elle-même. Mercader lui-même a été honoré lorsqu’il est retourné en Europe de l’Est après sa libération. Malgré son silence, une chaîne de preuves, qui peut maintenant être construite à partir des témoignages élaborés d’espions russes traduits en justice aux États-Unis, d’agents de haut niveau du GPU qui ont fait défection dans des pays occidentaux à diverses reprises, et des mémoires tardifs des dirigeants staliniens eux-mêmes, relient clairement Mercader à la machine de terreur secrète de Staline basée à Moscou.

    En fin de compte, Staline a réussi à assassiner l’homme qui, avec Lénine, était indubitablement le plus grand leader révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite : « Le châtiment viendra aux vils meurtriers. Pendant toute sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’humanité émancipée de l’avenir. Durant les dernières années de sa vie, sa foi n’a pas faibli, mais au contraire est devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité future, émancipée de toute oppression, triomphera de toutes sortes de coercitions… » (Comment cela s’est passé, novembre 1940.)

    Le rôle vital de Trotsky

    De nombreuses tentatives ont été faites pour dépeindre Trotsky comme un personnage « tragique », comme si sa perspective de révolution socialiste dans les États capitalistes et de révolution politique en Union soviétique était « noble »… mais désespérément idéaliste. C’est ce que laisse entendre Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie de Trotsky, Le prophète désarmés, dans lequel il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et réarmer une nouvelle direction marxiste internationale, qualifiant de futile le travail tenace et minutieux de Trotsky. Le dernier biographe en date, Ronald Segal, a intitulé son livre « La tragédie de Léon Trotsky ».

    Mais s’il y a un élément tragique dans la vie de Trotsky, c’est parce que toute sa vie et son œuvre après la révolution russe victorieuse étaient indissociables de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une période d’abord de recul puis de défaites catastrophiques.

    Pour la raison même que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, son passé lui a dicté qu’avec le reflux de la révolution, il serait contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les fainéants et les sceptiques abandonnaient les perspectives marxistes et faisaient la paix avec le stalinisme ou le capitalisme, ou les deux, Trotsky, et la petite poignée qui restait attachée aux idées de l’Opposition, luttait pour réarmer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires en vue de la future résurgence du mouvement de la classe ouvrière.

    En exil, Trotsky a enrichi la littérature du marxisme avec des œuvres magnifiques : mais il était loin d’accepter que son rôle soit simplement celui d’historien et de commentateur des événements.

    « Je suis réduit », écrit Trotsky dans son Journal d’exil, « à dialoguer avec les journaux, ou plutôt à travers les journaux avec des faits et des opinions.

    « Et je continue à penser que le travail dans lequel je suis engagé aujourd’hui, malgré son caractère extrêmement insuffisant et fragmentaire, est l’œuvre la plus importante de ma vie, plus importante que 1917, plus importante que la période de la guerre civile ou toute autre.

    « Par souci de clarté, je le dirais ainsi. Si je n’avais pas été présent en 1917 à Pétersbourg, la Révolution d’Octobre aurait quand même eu lieu, à condition que Lénine soit présent et aux commandes. Si ni Lénine ni moi n’avions été présents à Pétersbourg, il n’y aurait pas eu de révolution d’octobre : la direction du parti bolchevique aurait empêché qu’elle ait lieu, ce dont je n’ai pas le moindre doute ! Si Lénine n’avait pas été présent à Pétersbourg, je doute que j’aurais pu réussir à vaincre la résistance des dirigeants bolcheviques. La lutte contre le “trotskysme”, c’est-à-dire contre la révolution prolétarienne, aurait commencé en mai 1917, et l’issue de la révolution aurait été remise en question.

    « Mais je le répète, grâce à la présence de Lénine, la révolution d’octobre aurait été victorieuse de toute façon. On pourrait en dire autant de la guerre civile, bien que dans sa première période, surtout au moment de la chute de Simbirsk et de Kazan, Lénine ait hésité et ait été assailli par le doute. Mais c’était sans aucun doute un état d’esprit passager qu’il n’a probablement jamais avoué à personne d’autre que moi.

    Je ne peux donc pas parler du caractère « indispensable » de mon travail, même pour la période allant de 1917 à 1921. Mais maintenant, mon travail est « indispensable » au sens plein du terme. Il n’y a aucune arrogance dans cette affirmation. L’effondrement des deux internationales a posé un problème qu’aucun des dirigeants de ces internationales n’est du tout en mesure de résoudre. Les vicissitudes de mon destin personnel m’ont confronté à ce problème et m’ont armé d’une expérience importante pour le résoudre.

    « Il n’y a plus personne d’autre que moi pour mener à bien la mission d’armer une nouvelle génération avec la méthode révolutionnaire par-dessus la tête des dirigeants de la deuxième et de la troisième Internationale. Et je suis tout à fait d’accord avec Lénine, ou plutôt Turgenev, pour dire que le pire des vices est d’avoir plus de cinquante-cinq ans ! J’ai besoin d’au moins cinq années supplémentaires de travail ininterrompu pour assurer la succession. »

  • La vie de Léon Trotsky “Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout.”

    Le 20 août 1940, l’agent stalinien Ramon Mercader a attaqué et tué Léon Trotsky au piolet dans la maison où il séjournait en exil au Mexique. C’est ainsi que Staline et ses hommes de main ont mis fin à leur campagne sanglante visant à anéantir les vieux bolcheviks, les dirigeants et les participants de la révolution d’Octobre 1917.

    Par Rob Jones, Alternative Socialiste Internationale – Russie

    Même dans la mort, Trotsky a frappé de peur la classe dirigeante. Le département d’État américain n’a même pas permis que son corps soit enterré sur le territoire des États-Unis. Il a fallu 5 jours pour qu’une décision soit prise quant à son enterrement, laps de temps qui a permis à trois cent mille personnes de lui rendre hommage. Il s’agissait de prolétaires aux pieds nus issus des bidonvilles et de paysans d’un pays où le souvenir de la révolution mexicaine était encore vif. Le Mexique fut le seul pays au monde prêt à accorder un visa au révolutionnaire exilé de Russie.

    Toujours au côté de la classe ouvrière

    La vie et la mort de Léon Trotsky reflètent à la fois l’histoire et la tragédie de la révolution russe, du mouvement ouvrier et du marxisme lui-même dans la première moitié du XXe siècle. Il a participé directement aux principaux événements de cette époque, dont la révolution russe de 1905 puis celle de 1917 qui a ébranlé le monde jusqu’à ses fondements. En 1905 comme en 1917, il a dirigé le Soviet de Petrograd. Son nom est inextricablement lié à la formation de l’Armée rouge, qu’il a conduit à la victoire lors de la guerre civile.

    La révolution se fait par vagues, avec des hauts et des bas. Et un vrai révolutionnaire ne se distingue pas seulement par la façon dont il se conduit pendant les hauts de la lutte révolutionnaire. Il est plus important de savoir comment il se conduit lorsque la révolution recule. De nombreux révolutionnaires ont été brisés pendant les années sombres de la réaction et de la répression – qu’elles soient tsaristes, staliniennes ou fascistes. Même les héros légendaires de la révolution russe tels que Smirnov, Smilga, Mrachkovskii, Muralov, Serebryakov et même Christian Rakovsky ont été contraints, ne serait-ce qu’en paroles, de trahir leurs idéaux pendant les années de réaction stalinienne.

    Staline a brisé beaucoup de gens, mais il ne pouvait pas briser tout le monde. Des milliers de révolutionnaires ont préféré trouver la mort dans les camps de prisonniers de Vorkuta, au-dessus du cercle polaire arctique, et dans les cellules de la prison de la Loubianka, le quartier général de la police politique stalinienne. Léon Trotsky figurait parmi ces soldats de la révolution prolétarienne qui ne pouvait être brisé. Avant que Trotsky ne rencontre son destin et ne soit assassiné, son frère, sa soeur et le mari de celle-ci, sa première femme, deux de ses enfants et quatre de leurs partenaires ont également été assassinés par Staline, ainsi que, bien sûr, nombre de ses camarades et amis.

    Malgré cette immense souffrance personnelle, Trotsky est resté fidèle jusqu’au bout à la classe ouvrière. Il a non seulement refusé de reconnaître l’autorité et les accusations de la clique de Staline. Il a également été capable de donner une explication théorique de ce qui s’était passé, et a proposé un véritable programme politique de lutte contre la bourgeoisie, contre le fascisme et contre le stalinisme.

    Même dans les jours les plus sombres de sa vie, Léon Trotsky regardait l’avenir avec optimisme. Dans son testament, rédigé en février 1940, il écrivait :

    « Pendant quarante-trois années de ma vie consciente je suis resté un révolutionnaire; pendant quarante-deux de ces années j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse.

    Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d’herbe verte le long du mur, et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement. »

    1905 et la théorie de la révolution permanente

    Les moments clés de la vie de Trotsky sont, bien sûr, inextricablement liés à ces idées, qu’il a ajoutées à l’arsenal du marxisme et qui restent toutes valables à ce jour. La théorie de la révolution permanente, premier ouvrage théorique de Trotsky, est, à ce jour, le moins connu et le moins compris. En fait, il s’agit en réalité d’un développement des idées proposées pour la première fois par Marx et Engels, à la suite des révolutions de 1848 en Europe.

    De nombreux marxistes ont compris et comprennent encore schématiquement la conception que Marx avait du développement de la société. Quelque part, ils semblent avoir entendu que le féodalisme devrait être remplacé par le capitalisme, et que ce dernier devait céder place au socialisme. La bourgeoisie devrait mettre en œuvre la révolution bourgeoise et le prolétariat la révolution socialiste.

    En 1905, la Russie fut secouée par une première vague révolutionnaire, une répétition générale avant celle de 1917. Trotsky s’est alors empressé de rentrer en Russie. Il a plus tard décrit la grande grève d’octobre de cette année-là en ces termes : « Ce ne furent ni l’opposition de la bourgeoisie libérale, ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels qui forcèrent le tsarisme à s’agenouiller: ce fut la grève ouvrière. L’hégémonie révolutionnaire du prolétariat s’avéra incontestable. (…) Si telle était la force du jeune prolétariat en Russie, quelle ne serait pas la puissance révolutionnaire de l’autre prolétariat, celui des pays les plus cultivés ? » (Ma vie)

    Sur base de l’expérience de 1905, Trotsky a fait remarquer qu’à l’époque de l’impérialisme, le monde se développe de manière inégale et combinée. Au fur et à mesure que les sociétés techniquement moins développées progressent, elles ne réinventent pas le télégraphe mais achètent des smartphones déjà fabriqués. Le tsarisme, sous la pression de l’Occident, n’attendra pas, disait-il, le développement pas-à-pas de l’industrie, mais commencera par la construction d’usines gigantesques.

    Mais la bourgeoisie nationale des pays sous-développés, y compris en Russie, liée comme elle l’est à ses “plus puissants patrons impérialistes”, est trop faible et trop lâche pour agir en tant que force progressiste indépendante afin de résoudre les tâches de la révolution bourgeoise. Cela ne fut pas le cas des révolutions bourgeoises classiques telles que celles d’Angleterre (1642-1651) et de France (1789-1794). Dans cette situation, le prolétariat doit se placer à la tête de la lutte pour les droits démocratiques et, en même temps, dans le cadre de cette lutte, se mettre en avant et lutter pour sa propre transformation socialiste de la société.

    Le libéral Pavel Milioukov, alors chef du parti des cadets, trouvait ce programme terrifiant. C’est lui qui a été le premier à qualifier de “trotskystes” les sociaux-démocrates qui soutenaient cette approche.

    Trotsky avait donc prévu la manière dont la révolution allait se développer en 1917. Son approche reste absolument valable aujourd’hui en Amérique latine, en Asie et en Afrique, ainsi qu’en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan. Mais cette approche n’est pas acceptée par tous ceux qui se disent marxistes. Le soutien aux “bourgeois à orientation nationale” est devenu depuis longtemps la marque distinctive des communistes d’origine stalinienne. Même aujourd’hui, les partis “communistes” qui maintiennent une base quelconque posent encore comme tâche principale la construction d’une société bourgeoise développée, la lutte pour le socialisme pouvant être reportée à l’avenir.

    En septembre 1906, 52 membres du Soviet de Pétrograd avec Trotsky à leur tête furent accusés devant les tribunaux tsaristes d’avoir organisé une insurrection armée. Ignorant les conseils de ses avocats et faisant la démonstration du brillant talent oratoire pour lequel il est devenu célèbre par la suite, Trotsky a défendu la politique du Soviet devant les tribunaux. Il fut condamné à l’exil en Sibérie d’où il s’échappa bientôt pour s’enfuir à l’étranger.

    1907-1916 – les années de la réaction et de la guerre

    La défaite de la révolution a porté un coup presque fatal au Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR), qui à l’époque comprenait tous les marxistes russes. Beaucoup de ses membres sont partis, pour ne plus jamais revenir. Aux défaites suivaient d’autres défaites. Le nombre de sections du parti a été divisé par dix, et beaucoup de celles qui restaient debout étaient en fait dirigées par des agents provocateurs.

    Une grande partie des mencheviks – qui soutenaient tout d’abord le capitalisme, puis le socialisme pour plus tard – ont proposé d’établir un “parti large légal” exigeant la dissolution des comités clandestins. Cela a conduit à une nouvelle lutte de fraction avec une force renouvelée au sein du POSDR, impliquant plusieurs fractions différentes (les bolcheviks, Vperedovtsi, le groupe de Trotsky, les mencheviks, les liquidateurs, le Bund des travailleurs juifs et d’autres). La situation a été aggravée par le soutien apporté aux mencheviks par les sociaux-démocrates allemands, une situation qui a suscité de vives inquiétudes chez Lénine. Ce sont les années où les désaccords entre Lénine et Trotsky ont été les plus graves.

    En août 1912, Trotsky tente d’organiser un bloc pour réunir toutes les factions. Mais comme les bolcheviks refusent de s’y joindre, Trotsky se retrouve de facto dans un bloc avec les mencheviks. Reconnaissant qu’il avait eu tort d’essayer, il expliqua plus tard que cela était dû à son désir de compromis, et à une croyance fataliste selon laquelle, d’une manière ou d’une autre, au cours de la prochaine révolution, toutes les fractions fusionneraient en une seule.

    En 1927, Adolf Joffe, secrétaire de Trotsky pendant de nombreuses années, décrivit dans sa dernière lettre à Trotsky, écrite alors qu’il était terriblement malade et sur le point de se suicider, comment il voyait la relation antérieure entre Lénine et Trotsky.

    « Je n’ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la ” révolution permanente “, j’ai toujours été de votre côté. (…) Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l’a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c’était vous et non lui qui aviez raison. A l’heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd’hui. (…) Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d’une unification, d’un compromis dont vous surestimiez la valeur. C’était une erreur. »

    Après août 1912, Trotsky ne fit plus de telles erreurs. À la fin de cette année, Trotsky avait perdu ses illusions en ce bloc, alors il l’a quitté. À cette époque, l’enchevêtrement des contradictions serbes, grecques, bulgares et turques explosa dans les guerres balkaniques. Trotsky se rendit dans les Balkans en tant que correspondant de guerre du journal “La pensée de Kiev”. Cette expérience lui a permis d’acquérir une compréhension inestimable de la question nationale. C’est là qu’il a rencontré le révolutionnaire roumain Christian Rakovsky, qui deviendra plus tard le dirigeant de l’Ukraine soviétique et le plus proche ami de Trotsky.

    Son expérience dans les Balkans a aidé Trotsky, non seulement pendant la guerre civile, mais aussi plus tard durant le conflit autour de l’horrible position de Staline sur la question de l’autonomie dans le Caucase au début des années 20. Dans les années 1930, il est revenu sur la question nationale en discutant de la Finlande, de l’Espagne et de l’Ukraine.

    Le manifeste de Zimmerwald

    En 1914, il y a eu une nouvelle et bien plus grave scission tant au sein du parti que dans le mouvement socialiste international. De nombreux sociaux-démocrates avaient décidé de soutenir leur propre pays et leur propre classe capitaliste dans la guerre mondiale impérialiste. La Deuxième Internationale s’est effondrée en quelques jours. Seule une poignée de révolutionnaires sont restés fidèles à leur classe. Trotsky ne pouvait qu’être l’un d’entre eux.

    En 1915, il fit partie des 38 délégués qui ont participé à la Conférence anti-guerre de Zimmerwald – il en a rédigé le manifeste. Par la suite, Trotsky et Lénine ont commencé à se rapprocher, sûrement mais lentement. Pendant son séjour à Paris, Trotsky publia un journal intitulé Nasche Slovo (Notre Parole), dans lequel il fit preuve d’une vive agitation anti-guerre. Lorsque des copies de son journal furent trouvées dans les mains de soldats russes en France, Trotsky, qui avait alors été déporté en Espagne, fut rapidement expulsé, accusé d’être un “agent allemand”. Les Espagnols l’ont transféré au Portugal, d’où il a été mis de force sur un bateau à destination de l’Amérique.

    1917 – La révolution permanente en action

    Lorsque la révolution éclata à nouveau en Russie en 1917, Lénine revint rapidement en Russie, en avril. Trotsky quitta New York en mars, mais il fut détenu dans un camp de concentration au Canada jusqu’à sa libération en mai. Mais une fois rentré en Russie, Lénine et lui sont devenus d’inséparables alliés.

    Lorsque Lénine a lancé sa lutte contre les tendances mencheviques à la tête du parti bolchevique représentées par Kamenev, Rykhov et Staline, il savait qu’il obtiendrait le soutien le plus sérieux de Trotsky. À cette époque, Kamenev affirmait que Lénine était devenu un “trotskyste”, puisqu’à son retour en Russie, dans ses “thèses d’avril”, il exigeait que le parti cesse de soutenir le gouvernement provisoire et appelle plutôt à la révolution socialiste – une politique totalement conforme à la révolution permanente de Trotsky.

    Pendant les jours sombres de juillet 1917, alors que les bolcheviks étaient calomniés et poussés à la clandestinité, que Kamenev était arrêté et emprisonné dans la “forteresse Pierre et Paul” et que des voyous parcouraient les rues à la recherche de Lénine et de Zinoviev, Trotsky se retrouva à la tête de la fraction bolchevique et du Comité exécutif central du Soviet. Il a déclaré publiquement son entière solidarité avec la position des bolcheviks et a lui-même été arrêté le jour même. “Depuis ce jour”, écrivait Lénine, “il n’y a pas eu de meilleur bolchevique que Trotsky”.

    En septembre, il fut élu président du Soviet, désormais pleinement accepté comme membre du parti bolchevique. Lors de la révolution d’octobre, Trotsky a été l’un des chefs et le principal organisateur de l’insurrection.

    Le chef menchevik Dan, qui a attaqué l’insurrection, l’a décrite comme une conspiration. Trotsky a répondu : “Ce qui se passe est une insurrection, pas une conspiration. Une insurrection des masses n’a pas besoin de justification. Nous avons canalisé l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection. Notre insurrection a été victorieuse. Et maintenant, ils nous disent : rejetez votre victoire, passez un accord. Avec qui ? Vous, les misérables, vous – qui êtes en faillite, dont le rôle est passé. Allez là où vous êtes désormais destinés à être – dans la poubelle de l’histoire !”

    L’Armée rouge – en avant, marche !

    Des millions de personnes ont été tuées sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Les bolcheviks avaient promis de sortir la Russie de ce bain de sang. Mais les classes dirigeantes internationales n’étaient pas $d’accord et ont essayé de forcer la Russie à se soumettre. Le nouveau gouvernement soviétique a tenté de mettre en œuvre ses promesses et a résisté aux menaces allemandes lors des pourparlers de paix de Brest-Litovsk. Mais quelques jours plus tard, les pays de l’Entente ont lancé leur intervention contre les Soviétiques. Il était nécessaire de mettre en place l’”Armée rouge ouvrière-paysanne” et Lénine a convaincu Trotsky de la diriger comme un élément essentiel pour la survie de la révolution.

    L’histoire de la guerre civile, lorsque la jeune république ouvrière a été envahie par les armées de plus d’une douzaine de puissances capitalistes, de 1918 à 20, est pleine d’exploits à la limite de l’entendement humain. De nombreux commandants militaires de premier plan sont nés au cours de cette période. Mais c’est Trotsky qui a joué le rôle central dans la conduite de cette opération militaire sans précédent.

    Pour combattre la cavalerie blanche supérieure, Trotsky a organisé la formation de la Cavalerie Rouge. Son slogan “Prolétaire, à cheval !” se répand comme une traînée de poudre parmi les masses.

    Environ 40.000 anciens officiers tsaristes ont été recrutés dans l’Armée rouge en tant que cadres militaires centraux. Pour les contrôler, des commissaires politiques avaient été nommés. Dans certains cas particuliers, des spécialistes militaires de haut rang, deux ouvriers leur étaient attachés avec un ordre direct du président du Conseil militaire révolutionnaire – Trotsky – de ne les laisser hors de vue sous aucun prétexte, de jour comme de nuit.

    Pendant deux ans, le célèbre train de Trotsky a parcouru le pays, pour soutenir les différents fronts, inciter les déserteurs à retourner à l’armée et résoudre divers problèmes. L’un des moments les plus critiques a eu lieu autour de Petrograd. Les régiments de l’armée rouge n’ont pas pu retenir les soldats de l’armée du garde blanc Ioudenitch. Ziniviev, prostré sur son divan, souffrait d’une migraine et ne pouvait rien faire. La décision de livrer Petrograd avait déjà été prise. Mais le train de Trotsky est arrivé à temps pour prendre la tête de la défense de la ville. Ioudenitch fut vaincu et le cœur de la révolution fut sauvé.

    1923–1927 – L’Opposition de gauche

    Parmi les très nombreuses falsifications entourant le nom de Trotsky, il y en a une qui suggère que Trotsky n’a rien fait pour empêcher la montée au pouvoir de Staline ou, au contraire, que Trotsky lui-même était avide de pouvoir et que s’il avait pris le pouvoir à la place de Staline, rien n’aurait changé. Et bien sûr, il y a ceux qui disent que Trotsky aurait été encore pire.

    Les “historiens” officiels continuent de parler de Trotsky comme d’un homme satisfait de lui-même, en quête de pouvoir et hypocrite. C’est complètement faux. Trotsky ne pouvait pas tolérer la lâcheté, la paresse politique et morale. Mais il n’a jamais construit de combinaisons bureaucratiques ou d’intrigues dans le dos de ses semi-amis ou de ses adversaires politiques. Il leur disait toujours en face qu’ils étaient des canailles. La partenaire de Trotsky, Natalia Sedova, a décrit les choses de la façon suivante :

    « Vous savez, deux ou trois mois avant notre exil à Alma-Ata, les réunions du PolitBuro étaient fréquentes et animées. Des camarades et amis proches se sont réunis dans notre appartement pour attendre la fin du PolitBuro et le retour de Lev Davidovich et Piatakov, pour savoir ce qui s’était passé. Je me souviens d’une de ces réunions. Nous attendions avec impatience. La réunion traînait en longueur. Le premier à apparaître était Piatakov, nous attendions d’entendre ce qu’il allait dire. Il était silencieux, pâle, les oreilles brûlantes. Il était très bouleversé. Il s’est levé, s’est versé un verre d’eau, puis un second en les buvant. En essuyant la sueur de son front, il a dit : “Eh bien, j’étais au front et je n’ai jamais rien vu de tel !” Puis Lev Davidovich est entré. Piatakov s’est tourné vers lui et lui a dit : “Pourquoi lui avez-vous dit cela (à Staline). Qu’est-ce que tu as dans la langue ? Il ne t’oubliera jamais pour cela, ni tes enfants, ni tes petits-enfants ! Il semble que Lev Davidovich ait appelé Staline “fossoyeur du parti et de la révolution” (…) Lev Davidovich n’a pas répondu. Il n’y avait rien à dire. Il fallait dire la vérité coûte que coûte. »

    Mais l’erreur la plus grave de ceux qui font ces déductions est qu’ils considèrent Trotsky non seulement comme une figure de proue, mais aussi comme une personnalité distincte et autonome. Comme si une seule personne, par la force de son caractère, pouvait renverser le cours de l’histoire.

    Bien sûr, il n’était pas seul. Des milliers, des dizaines de milliers de bolcheviks ont fait obstacle à la contre-révolution stalinienne. Beaucoup d’entre eux étaient des révolutionnaires de premier plan, des gens ayant l’intellect de Preobrajenski ou de Smirnov, le génie organisationnel de Piatakov, les instincts de classe de Sapronov, tous réunis dans la plate-forme de l’Opposition de gauche (1923-27), dont le principal auteur était Trotsky. Même Lénine, dans ses dernières années, a écrit des lettres critiquant Staline et l’émergence de la bureaucratie. La mort de Lénine, au début de l’année 1924, a été utilisée par Staline pour renforcer sa position.

    Les revendications politiques proposées par l’Opposition de gauche en opposition à la politique de la majorité du PolitBuro dirigé par Staline et Boukharine se composaient de 5 points principaux. L’Opposition de gauche exigeait une augmentation du rythme de l’industrialisation du pays, en mettant la Nouvelle Politique Economique sous le contrôle du plan, en améliorant le niveau de vie des travailleurs et en renforçant le rôle joué par la classe ouvrière. Boukharine, à l’époque, n’acceptait qu’un “plan” qui s’appuyait sur les mécanismes du marché et il appelait les paysans à “s’enrichir”. Staline a ridiculisé les idées de l’Opposition de gauche, en disant que la construction de Dneprogec, un grand barrage hydroélectrique, serait comme si un paysan achetait un tourne-disque au lieu d’une vache. Dans le même temps, les exigences de travail étaient renforcées et la vodka était mise en vente dans les magasins (les bolcheviks avaient fait campagne pour réduire la consommation d’alcools forts).

    L’Opposition de gauche exigeait une fédération de républiques nationales. Staline ne proposait qu’une autonomie régionale avec un puissant centre. Il était plus facile de gouverner de cette façon.

    L’Opposition de gauche a exigé une démocratie interne au parti et à l’Union soviétique, en défendant à juste titre que la construction du socialisme n’avait pas de sens sans une discussion et des débats généralisés sur les différences. Pour la fraction stalinienne qui s’appuyait sur des manœuvres bureaucratiques, des privilèges et la destruction du parti bolchevique, cela aurait été suicidaire.

    Comme les bolcheviks en 1917, l’Opposition de gauche estimait que la révolution russe n’était que la première étape d’une révolution mondiale. La bureaucratie stalinienne pensait que la révolution était terminée, qu’elle avait accompli tout ce qu’elle pouvait. Ce credo est devenu celui du “socialisme dans un seul pays”.

    Enfin, les partis révolutionnaires des autres pays considéraient l’URSS comme leur bastion. L’Opposition de gauche a proposé une stratégie “d’octobre” audacieuse – en particulier une tactique de classe indépendante. Staline avait alors déjà adopté la “théorie des deux étapes” menchévique – d’abord la démocratie bourgeoise, puis le socialisme. Ou d’abord l’indépendance par rapport au colonialisme, puis le socialisme.

    Mais pour que ces idées soient adoptées, un changement radical de direction du parti était nécessaire, et pour cela, beaucoup dépendait des développements internationaux.

    Trotsky a vivement critiqué la politique suicidaire proposée par Staline pour la révolution chinoise de 1925-1927 (L’Internationale communiste après Lénine, 1928). Staline proposa que le Parti communiste chinois rejoigne le Kuomintang, le parti de la bourgeoisie nationale. Le parti communiste fut ainsi désarmé politiquement et en retour, le Kuomintang a mené un massacre sans précédent des communistes.

    Personne ne doit oublier qu’entre les bolcheviks et les staliniens, il n’y avait pas seulement des différences théoriques, mais un fleuve de sang, celui versé par les révolutionnaires russes, chinois, allemands, espagnols, autrichiens et autres.

    Dans les années 1920, la Russie était épuisée suite à la guerre civile et aux destructions. La classe ouvrière avait subi de graves pertes. Le retard de la Russie paysanne se faisait sentir. L’échec des révolutions ouvrières en Europe avait des conséquences. Le parti et la bureaucratie, qui s’étaient renforcés pendant la période de la Nouvelle politique économique, avaient pris de plus en plus d’importance. Aucun révolutionnaire, même le plus décisif, ne pouvait s’opposer seul au recul de la révolution. L’Opposition de gauche avait compris que ses chances n’étaient pas grandes. Trotsky lui-même l’avait compris. Il écrivit de son exil au Comité central le 16 décembre 1928 : « “Chacun pour soi. Vous voulez poursuivre la mise en œuvre de la politique des forces de classe hostiles au prolétariat. Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout. »

    Comment vaincre le fascisme

    La politique de l’Internationale communiste dominée par Staline en Allemagne avait conduit à l’isolement du Parti communiste allemand (KPD), en particulier vis-à-vis des millions de travailleurs du Parti social-démocrate (SDP). La direction bureaucratique nommée par le Kremlin était tout simplement incapable de comprendre ce qui se passait ou de donner aux masses ouvrières une direction politique claire. Les communistes allemands ont manqué les occasions révolutionnaires des années 1920. Cela a préparé le terrain pour l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Trotsky n’a jamais cessé de se battre pour que le parti communiste allemand adopte la tactique du front unique, qui avait été développée par le deuxième Congrès de l’Internationale communiste. Cette tactique reposait sur la nécessité d’établir une unification militante des organisations ouvrières de masse dans le cadre d’une lutte commune contre le fascisme. Pour cela, expliquait-il, il fallait non seulement se battre aux côtés des sociaux-démocrates de base, mais aussi proposer des accords à la direction de ce parti, même si celle-ci trouvait toutes les raisons de rejeter ces propositions. Dans son brillant ouvrage « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne » (1932), Trotsky livre une analyse détaillée du fascisme et de la façon de le combattre.

    Le KPD a cependant rejeté la tactique du front unique et a plutôt lancé des ultimatums au SDP. Il a proposé au SDP de “se battre ensemble”, mais à la condition que ce soit sous la direction du KPD. De cette façon, au lieu de gagner la confiance des travailleurs sociaux-démocrates, ils les ont chassés avec des ultimatums. Lorsque la situation est devenue encore plus dangereuse, la tactique de l’Internationale communiste est devenue encore plus “radicale”. Le KPD a même coopéré avec les nazis contre les sociaux-démocrates, parce qu’ils défendaient que “le social-fascisme est plus dangereux que le fascisme ouvert”. Quand, en 1933, Hitler est arrivé au pouvoir, la direction du KPD a cyniquement déclaré que la prochaine élection serait une victoire garantie pour les communistes ! Après que les staliniens aient capitulé sans lutter en Allemagne, Trotsky est parvenu à la conclusion que l’Internationale communiste n’était plus une force révolutionnaire et a proposé de créer une nouvelle Internationale.

    Qu’est-ce que l’URSS et où va-t-elle ?

    En dépit de tous ses ouvrages antérieurs, La révolution trahie a probablement été l’œuvre la plus importante de Trotsky. Publié en 1936, l’ouvrage analyse le stalinisme et la façon de le combattre. Trotsky y développe de nombreuses questions qui n’étaient pas encore claires dans les années 1920.

    Le stalinisme, expliqua-t-il, est une réaction contre la révolution d’Octobre. La force motrice de cette réaction était la couche de bureaucrates du parti et de l’Union soviétique qui, pour maintenir leur position, reposaient sur une classe, puis sur une autre dans la société. La classe ouvrière et ses organisations politiques, y compris le parti bolchevique, avaient été écartés du pouvoir par une guerre civile unilatérale – la répression stalinienne des opposants politiques. La caste bureaucratique des anciens révolutionnaires et carriéristes est parvenue à renforcer sa position en raison de l’épuisement de la classe ouvrière après la révolution et la guerre civile, en raison de la pression réactionnaire massive de la paysannerie sur le jeune État des travailleurs et en raison de l’échec des mouvements révolutionnaires en Allemagne et ailleurs.

    Trotsky a utilisé une analogie avec la révolution française (1789-1794). La retraite contre-révolutionnaire, qui avait clairement commencé en 1923-24, pouvait être comparée, disait-il, au Thermidor. Le Thermidor n’est pas une contre-révolution classique, mais le recul politique de la révolution des radicaux, d’abord vers les modérés, puis vers les conservateurs. De cette façon, la nouvelle caste dirigeante a renforcé sa position. Mais cette “caste” ne pouvait survivre qu’en reposant sur les acquis de la révolution : sur la propriété de l’État et l’économie planifiée. Un tel régime devait développer et défendre l’économie planifiée, mais en utilisant ses propres méthodes et dans le cadre de ses propres objectifs.

    Ainsi, l’URSS est restée un État ouvrier dans sa forme uniquement, mais il était déformé. L’URSS était un État ouvrier déformé. Dans celui-ci, la classe dirigeante avait été écartée du pouvoir politique, et la dictature du prolétariat trouvait son reflet déformé dans le bonapartisme prolétarien de Staline. Pour reprendre le pouvoir, le prolétariat avait besoin d’une révolution politique, mais pas sociale, contre le stalinisme afin de restaurer la démocratie ouvrière. Cette révolution politique n’était pas un luxe mais une nécessité désespérée car, tôt ou tard, Trotsky prédisait que pour protéger ses privilèges, la bureaucratie commencerait à restaurer le capitalisme.

    La Quatrième Internationale

    Dans la période d’avant-guerre, il fallait un courage extraordinaire pour commencer à construire une nouvelle Internationale. Créée en 1939, elle avait de puissants ennemis – le stalinisme, la social-démocratie impuissante, l’impérialisme et bien sûr le fascisme. Au moment de sa création, elle comptait environ 3.000 marxistes. Après l’assassinat de Trotsky en 1940, elle a traversé la période difficile du boom économique de l’après-guerre. Une partie de l’Internationale a développé une perspective politique erronée, une autre partie a rejeté le rôle de la classe ouvrière en tant que force motrice de la révolution socialiste. En 1989-91, lorsque le bloc soviétique s’est effondré, conduisant finalement à la restauration du capitalisme, toute la gauche et le mouvement ouvrier international ont été désorientés.

    Alternative Socialiste Internationale (dont le nom était Comité pour une Internationale Ouvrière jusqu’au début de cette année) s’est opposé au rejet de la classe ouvrière pendant cette période, a continué à maintenir l’héritage de Trotsky et patiemment construit les premiers cadres et organisations à l’échelle internationale. Aujourd’hui, une nouvelle radicalisation est en cours dans le monde. ASI est bien placée pour en tirer profit et prend les mesures nécessaires pour la construction d’une nouvelle internationale socialiste révolutionnaire.

  • 21 août 1940. Décès de Léon Trotsky.

    21 août 1940. Décès de Léon Trotsky.

    Le révolutionnaire russe Léon Trotsky a été assassiné en 1940, un assassinat orchestré par le dictateur Staline. Les motivations de Staline n’étaient pas de l’ordre des rivalités personnelles : la bureaucratie soviétique qui avait pris le pouvoir en Russie avait besoin d’écraser la Quatrième Internationale qui, avec Trotsky, continuait à lutter pour l’internationalisme et la démocratie des travailleurs.

    Par Lynn Walsh, Socialist party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    Le 20 août 1940, Léon Trotsky a été frappé d’un coup mortel de pic à glace à la tête par Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline (le GPU) afin d’y assassiner le révolutionnaire exilé. Ce dernier devait décéder le lendemain.

    L’assassinat de Trotsky n’était pas un acte de méchanceté de la part de Staline, il s’agissait de l’aboutissement de la terreur systématique et sanglante dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques, ainsi que contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prête à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif en développement sous Staline. Au moment où le GPU a atteint Trotsky en 1940, ses agents avaient déjà assassiné – ou poussé au suicide, ou condamné aux camps de travail – de nombreux membres de la famille de Trotsky et la plupart de ses plus proches amis et collaborateurs ainsi qu’un nombre incalculable de dirigeants et sympathisants de l’Opposition de Gauche Internationale.

    Plus de septante années après les faits, une grande partie des médias et des académiciens s’évertuent à présenter l’assassinat de Trotsky comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline, tout comme cela avait été fait en 1940. Cette ‘‘histoire’’ est basée sur une rivalité croissante entre deux chefs ambitieux qui se disputent le pouvoir, l’un étant aussi mauvais que l’autre d’un point de vue bourgeois. La critique la plus acide est régulièrement réservée à l’idée ‘‘romantique’’ de Trotsky de la ‘‘révolution permanente’’, potentiellement bien plus dangereuse que la notion bureaucratique ‘‘pragmatique’’ de Staline de la construction du ‘‘socialisme dans un seul pays’’. Si certaines questions posées par Trotsky à l’époque émergent parfois de ces commentaires, de manière apparemment légitime, il ne s’agit généralement que d’une manière de finalement rabaisser son rôle.

    Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevik et le chef de l’Armée Rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas lui-même pris le pouvoir? On dit parfois que Trotsky était ”trop doctrinaire”, qu’il s’est laissé ”avoir” par Staline. Le corollaire est de suggérer que Staline était plus ”pragmatique” et un leaders plus ”astucieux” et ”énergique”.

    Trotsky lui-même a été confronté à ces questions et y a répondu sur base de son analyse de la dégénérescence politique de l’Etat ouvrier soviétique. De toute évidence, d’un point de vue marxiste, il est tout à fait superficiel de présenter le conflit qui s’est développé après 1923 comme étant une lutte personnelle entre dirigeants rivaux. Staline et Trotsky, chacun à leur manière, ont personnifié des forces sociales et politiques contradictoires, Trotsky de façon consciente et Staline inconsciemment. Trotsky s’est opposé à Staline avec des moyens politiques, Staline a combattu Trotsky et ses partisans avec un terrorisme parrainé par l’État. “Staline mène une lutte sur un plan totalement différent du nôtre”, écrivait Trotsky : ”Il cherche à détruire non pas les idées de l’adversaire, mais son crâne.” Il s’agissait là d’une terrifiante prémonition.

    Le triomphe de la bureaucratie

    Analysant le rôle de Staline, dans son Journal d’exil écrit en 1935, Trotsky écrivait: ”Étant donné le déclin prolongé de la révolution mondiale, la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était déterminée d’avance. Le résultat que les badauds et les sots attribuent à la force personnelle de Staline, ou tout au moins à son extraordinaire habileté, était profondément enraciné dans la dynamique des forces historiques. Staline n’a été que l’expression à demi inconsciente du chapitre deux de la révolution, son lendemain d’ivresse.” (Trotsky, Journal d’Exil, p38)

    Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviks de 1917 n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pourrait construire une société socialiste en étant isolée dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif. Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches en grande partie inachevées de la révolution démocratique-bourgeoise, mais en allant de l’avant vers les tâches impératives de la révolution socialiste. Ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés – parce que, en comparaison du capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et un matériel culturel plus élevés.

    La défaite de la révolution allemande en 1923 – à laquelle ont contribué les erreurs de la direction de Staline-Boukharine – a renforcé l’isolement de l’Etat soviétique, et la retraite forcée de la Nouvelle Politique Economique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui a de plus en plus mis en avant la défense de son confort et de son désir de tranquillité et de privilèges au détriment des intérêts de la révolution internationale.

    La couche dirigeante de la bureaucratie a rapidement trouvé que Staline était la ”chair de sa chair”. Reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a engagé une lutte contre le ”trotskysme” – un épouvantail idéologique qu’il a inventé pour déformer et stigmatiser les véritables idées du marxisme et de Lénine défendues par Trotsky et l’Opposition de Gauche.

    La bureaucratie craignait que le programme de l’Opposition de Gauche pour la restauration de la démocratie ouvrière puisse trouver un écho auprès d’une nouvelle couche de jeunes travailleurs et donner un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique, c’est ce qui a motivé la purge sanglante de Staline contre l’Opposition. Ses idées étaient ”une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles.” (Journal d’Exil, p66)

    Répondre à l’avance à l’idée erronée selon laquelle le conflit était en quelque sorte le résultat ”d’incompréhension” ou du refus de compromis, Trotsky a raconté comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur ”sympathisant”, probablement “envoyé subrepticement sentir mon pouls”, lui a demandé s’il ne pensait pas qu’il était possible d’aller vers une certaine réconciliation avec Staline. “Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.” (Journal d’Exil, p39)

    Trotsky commença une lutte au sein du Parti communiste russe en 1923. Dans une série d’articles (publiés sous le titre de ”Cours Nouveau”), il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré avait conduit à la croissance naissante d’une bureaucratie dans le parti bolchevique et dans l’Etat. Trotsky a commencé à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du parti cristallisée sous Staline. Peu de temps avant sa mort en 1924, Lénine avait convenu avec Trotsky de constituer un bloc au sein du parti pour lutter contre la bureaucratie.

    Quand Trotsky et un groupe d’oppositionnels de gauche ont commencé leur lutte pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le bureau politique a été obligé de promettre le rétablissement de la liberté d’expression et la liberté de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont fait en sorte que cela reste lettre morte.

    Quatre ans plus tard – le 7 novembre 1927, le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre – Trotsky était contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis oppositionnels. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale Communiste étaient exclus du parti. Le lendemain, le camarade opposant et ami de Trotsky Adolph Joffe s’est suicidé pour protester contre l’action dictatoriale de la direction de Staline. Il fut l’un des premiers compagnons de Trotsky à être conduit à la mort ou à être directement assassiné par le régime de Staline qui, par la répression systématique et impitoyable de ses adversaires, a créé un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et sa propre bureaucratie par des méthodes totalitaires.

    En janvier 1928 Trotsky (qui avait déjà été deux fois exilé sous le régime tsariste) a été contraint à son dernier exil. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, au Kazakhstan, près de la frontière chinoise et, à partir de là, il a été expulsé en Turquie, où il a élu domicile sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara, près d’Istanbul.

    Afin de tenter de paralyser le travail littéraire et politique de Trotsky, Staline a frappé son petit ”appareil” constitué de cinq ou six proches collaborateurs : ”Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznanski en déportation. Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans ” secrétariat ” mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d’un nouvel ” appareil “. Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue !” (Journal d’Exil, p40) Tous ces révolutionnaires avaient joué un rôle important, en particulier en tant que membres du secrétariat militaire ou à bord du train blindé de Trotsky pendant la guerre civile russe.

    En exil : construire l’Opposition de gauche Internationale

    Mais si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète (connue sous différents noms : Tchéka, Guépéou, NKVD, MVD et KGB) à la planification de l’assassinat de Trotsky, pourquoi avait-il permis à son adversaire d’être tout simplement exilé en premier lieu?

    Dans une lettre ouverte au Politburo en janvier 1932, Trotsky avait publiquement averti que Staline préparait un attentat contre sa vie. “La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre”, écrit-il, ”a été posée il y a longtemps : en 1924-1925, lors d’une réunion, Staline en a pesé les avantages et les inconvénients. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération en sa défaveur était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes désintéressés qui pouvaient répondre par des actions contre-terroristes”. (Trotsky’s Writings, 1932, p19) Trotsky avait été informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un une ”troïka dirigeante” avec Staline pour ensuite entrer – temporairement – en opposition contre Staline.

    Trotsky poursuivit : ”Staline en est venu à la conclusion qu’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique avait été une erreur… contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir qui leur est propre, même sans appareil et sans ressources. La L’Internationale Communiste est une structure grandiose qui a été laissée comme une coquille vide, à la fois théoriquement et politiquement. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire du léninisme, est dorénavant indissolublement lié aux cadres internationaux de l’Opposition de Gauche. Aucune montagne de falsification ne peut changer cela. Les ouvrages de base de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Des cadres de l’opposition, qui ne sont pas encore très nombreux mais néanmoins indomptables, se trouvent dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que représentent l’incompatibilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de Gauche Internationale pour lui, pour sa fausse ”autorité”, pour sa toute-puissance bonapartiste.” (Trotsky’s Writings, 1932, P19-20)

    Dans les premiers temps de son exil turc, Trotsky écrivit sa monumentale Histoire de la Révolution russe et son autobiographie Ma Vie. Grâce à une abondante correspondance avec les opposants d’autres pays et en particulier à travers le Bulletin de l’Opposition (publié à partir de l’automne 1929), Trotsky a commencé à rassembler le noyau d’une Opposition internationale de bolcheviks authentiques. Mais la perspective de Trotsky selon laquelle Staline allait utiliser le GPU pour tenter de détruire tout ce travail a été rapidement été confirmée.

    Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, avait été arrêté et a disparu à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, celle qui lui avait fait découvrir les idées socialistes et le marxisme, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Sergei, un scientifique qui ne défendait aucune position politique, a été arrêté sur base d’une accusation montée de toutes pièces ”d’empoisonnement de travailleurs.” Plus tard, Trotsky a appris qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur maladive des idées ”dans la politique de répression de Staline, le mobile de vengeance personnelle a toujours été un facteur d’importance.” (Journal d’Exil, p66)

    Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer la maison de Trotsky et les groupes de l’Opposition de Gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui sont apparues dans les organisations de l’Opposition en Europe ou qui sont venues à Prinkipo visiter Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank de Lituanie, par exemple, a travaillé à Prinkipo pour un temps, mais s’est plus tard rallié au stalinisme. Il y avait aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui a également rallié les staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs incertain quant à savoir s’il s’agissait juste d’un renégat ou d’une taupe du GPU.

    Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme véritables collaborateurs? Lors d’un commentaire public concernant la trahison de Mill, Trotsky a souligné que ”L’Opposition de Gauche est placée devant des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire dans le passé n’a travaillé sous une telle persécution. Outre la répression de la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne recule devant rien (…) C’est bien sûr la section russe qui connait les temps les plus durs (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. C’est ce qui explique le fait que Mill ait pu pendant un certain temps pénétrer dans le secrétariat administratif de l’Opposition de Gauche. Il était nécessaire d’avoir une personne qui connaissait le russe et pouvait mener à bien des tâches de secrétariat. Mill avait à un moment donné été membre du parti officiel et, en ce sens, il pouvait revendiquer une certaine confiance.” (Writings, 1932, p237)

    Rétrospectivement, il était clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats allait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources de l’Opposition étaient extrêmement limitées, et Trotsky avait compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée de tous ceux qui offraient un soutien pouvait être contre-productif. Avec sa vision optimiste et positive du caractère humain, Trotsky était d’ailleurs opposé au fait de soumettre des individus à des recherches et des enquêtes sur leurs vies.

    Sedov assassiné à Paris

    Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin d’être disposées à accorder à Trotsky le droit démocratique d’asile. Finalement, en 1933, Trotsky a été admis en France. Cependant, l’aggravation de la tension politique, et en particulier la croissance de la droite nationaliste et fasciste, a bientôt conduit le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens avaient déjà refusé de lui accorder asile. Trotsky a vécu, comme il l’écrit, sur “une planète sans visa”. Expulsé en 1935, Trotsky a trouvé refuge pendant une courte période en Norvège, où il a écrit La Révolution trahie en 1936.

    Peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement norvégien pour empêché Trotsky de répondre et de réfuter les accusations ignobles lancées contre lui à partir de Moscou. Pour éviter cet emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un nouveau refuge, et il s’empressa d’accepter une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky a rappelé sa lettre ouverte au bureau politique du Parti Communiste russe dans laquelle il avait prédit l’arrivée d’une campagne mondiale de diffamation bureaucratique de Staline et de tentatives d’assassinats.

    La purge qui a eu lieu en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’oppositionnels de gauche. Pour chaque dirigeant apparu dans un simulacre de procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été emprisonnées en silence, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers dans l’Arctique, ou sommairement exécutées dans les caves de leur prison. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtées dans le cadre de ces purges et de cinq à six millions d’entre eux ont été pourrir, la plupart du temps jusqu’à la mort, dans les camps. Sans aucun doute, ce sont les partisans de l’Opposition de Gauche, les partisans des idées de Trotsky, qui ont supporté la plus lourde répression.

    Les purges menées en Russie étaient également directement liées à l’intervention contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution ayant éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire de la direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlé par Moscou, de l’appareil de conseillers militaires soviétiques et d’agents du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et en particulier aux trotskistes d’Espagne qui résistaient à ses politiques.

    Pendant ce temps, la police secrète de Staline a aussi intensifié son action destinée à détruire le centre de l’Opposition de Gauche Internationale basé à Paris sous la direction du fils de Trotsky, Léon Sedov.

    Sedov a été indispensable à Trotsky pour son travail de publiciste, dans la préparation et la distribution des Bulletins de l’Opposition et pour garder contacts avec les groupes d’oppositionnels à l’étranger. Mais Sedov avait également livré une contribution exceptionnelle et indépendante au travail de l’Opposition. Au début de l’année 1938, il est tombé malade, on suspectait une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, ”Etienne”, Sedov est entré en clinique – un hôpital qui par la suite s’est avéré être totalement infiltré par des émigrés russes ”blancs” (partisans de l’ancien régime tsariste) et des Russes ayant des penchants staliniens. Sedov a semblé se remettre de l’opération, mais est mort peu de temps après avec des symptômes extrêmement mystérieux. Un médecin a suggéré un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a laissé entendre que sa maladie avait en premier lieu été produite par un empoisonnement sophistiqué et pratiquement indétectable.

    Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils décédé : Léon Sedov – le fils – l’ami – le militant. Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour la défense des idées du marxisme authentique contre leur perversion stalinienne. Mais il a aussi donné quelques indications sur ce que cela signifiait personnellement. “II était une part, la part jeune de nous deux.”, écrivait Trotsky, parlant en son nom et pour Natalia : ”Pour cent raisons, nos pensées et nos sentiments allaient chaque jour vers lui, à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui demeurait en nous de jeune.”

    Par la suite il a été révélé que Léon Sedov avait été trahi par ”Etienne”, un agent du GPU beaucoup plus insidieux et impitoyable que les espions et les provocateurs précédents qui s’étaient infiltrés dans le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué comme étant Mark Zborowski, révélé dans les années ’50 comme une figure clé du réseau d’espionnage du GPU aux USA. Zborowski avait déjà un long fleuve de duplicité et de sang derrière lui. Zborowski a par la suite avoué qu’il avait surveillé Rudolf Klement, (le secrétaire de Trotsky assassiné à Paris en 1938), Erwin Wolf (un partisan de Trotsky assassiné en Espagne en juillet 1937) et Ignace Reiss (un agent de premier plan du GPU qui a tourné le dos à la machine de terreur stalinienne, a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale et a été assassiné en Suisse en septembre 1937).

    Zborowski a eu des contacts avec les agents des forces spéciales du GPU en Espagne qui étaient responsables de l’assassinat d’Erwin Wolf – et qui comprenaient dans leurs rangs l’infâme colonel Eitingon. C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait ensuite diriger les tentatives d’assassinat contre Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée au GPU et maitresse, Caridad Mercader, ainsi que son fils, Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky.

    L’assaut du 24 mai

    Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937. Le gouvernement du général Lazaro Cardenas a été le seul au monde à accorder asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. En contraste marqué avec la manière dont il avait été reçu ailleurs, Trotsky y a reçu un accueil officiel flamboyant et alla vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et partisan politique, le peintre mexicain Diego Rivera.

    L’arrivée de Trotsky a toutefois coïncidé avec un deuxième procès-spectacle de Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque. ”Nous avons écouté la radio”, raconte Natalia, ” ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons ressenti jaillir la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang, cela nous affluait de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège.” (Vie et mort de Léon Trotsky, p212). Encore une fois Trotsky a exposé les contradictions internes de ces procès et réfuté les prétendues ”preuves” contre lui et ses partisans dans une série d’articles.

    Une ”contre-procès” a par ailleurs été organisé, sous la présidence du philosophe libéral américain John Dewey. Cette commission a totalement exonéré Trotsky des accusations lancées contre lui. Trotsky a averti que le but de ces essais était de justifier une nouvelle vague de terreur – qui serait dirigée contre tous ceux qui ont représenté la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soient des opposants actifs, de potentiels rivaux bureaucratiques ou des complices devenus tout simplement embarrassants. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une condamnation qui resterait sans effet.

    A partir du moment de son arrivée, le Parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient loyalement la ligne de Moscou, a commencé à faire de l’agitation pour que des restrictions frappent Trotsky, pour l’empêcher de répondre aux accusations portées contre lui lors de ces procès-spectacles, et finalement pour provoquer son expulsion du pays. Les journaux et les revues du Parti communiste et de la fédération syndicale contrôlée par le parti Communiste (CTM) ont déversé un flot d’injures et d’accusations calomnieuses en déclarant que Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas en collaboration avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait la langue de ceux qui décident non par la voie de votes mais par celle des mitrailleuses.

    Au milieu de la nuit, le 24 mai 1940, une première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe d’hommes armés a pénétré dans la maison de Trotsky, a mitraillé les chambres et a tenté de détruire les archives de Trotsky en provoquant le maximum de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en se couchant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle. Par la suite, ils ont constaté que les assaillants avaient été enlevé Robert Sheldon Harte, l’un des secrétaires-gardes de Trotsky, qui avait apparemment été trompé par un membre du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a été retrouvé enterré dans une fosse.

    Toutes les preuves orientaient l’enquête vers les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne des semaines ayant précédé le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils préparaient une tentative de meurtre. La police mexicaine a très vite arrêté certains complices mineurs des bandits, et les preuves ont incriminé un des principaux membres du Parti communiste mexicain. L’enquête a conduit jusqu’à David Alfaro Siqueiros qui, comme Diego Rivera, était un peintre bien connu. Mais contrairement à Rivera, il était un membre éminent du Parti Communiste du Mexique. Siqueiros avait aussi été en Espagne et était suspecté d’entretenir des liens avec le GPU depuis longtemps. Malgré les tentatives scandaleuses qui ont essayé de dépeindre cette attaque comme étant l’oeuvre de Trotsky afin de discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a finalement arrêté les meneurs, y compris Siqueiros. Toutefois, en raison de pressions exercées par le Parti Communiste et la centrale syndicale CTM, ils ont été libérés en mars 1941 pour ”manque de pièces à conviction” !

    Siqueiros n’a pas nié son rôle dans cette agression. En fait, il s’en vantait ouvertement. Mais la direction du Parti communiste, clairement embarrassée non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle avait été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, rejetant la faute sur un gang ”d’éléments incontrôlables” et ”d’agents provocateurs”.

    La presse stalinienne a tantôt présenté Siqueiros comme un héros, tantôt comme un ”fou ou un demi-fou”, parfois même comme un agent à la solde de Trotsky! La presse stalinienne a même affirmé que Trotsky devait être expulsé suite à cet évènement, car l’attaque n’était qu’un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’état mexicain.

    Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre dirigeant du Parti Communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon Témoignage, publiées par la maison d’édition du Parti Communiste mexicain en 1978, Valentin Campa, un vétéran du parti, a catégoriquement contredit les démentis officiels de la participation du parti et a révélé divers détails sur la préparation de cet attentat contre la vie de Trotsky.

    Campa raconte notamment comment, à l’automne 1938, il a, avec Raphael Carrillo (membre du comité central du PC), été convoqué par Herman Laborde (secrétaire général du parti) et a été informé d’une “affaire extrêmement confidentielle et délicate”. Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué de l’Internationale Communiste (en réalité, un représentant du GPU) qui l’avait informé de la ”décision d’éliminer Trotsky” et avait demandé leur coopération “pour mener à bien cette élimination”. Après une ”analyse vigoureuse”, cependant, Campa déclare avoir rejeté la proposition: “Nous avons conclu … que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs on nous l’avait dit assez souvent à travers le monde. Les conséquences de son élimination feraient beaucoup de tort au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à l’ensemble du mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur.” Mais Laborde et Campa ont été accusés ”d’opportunisme sectaire” pour leur opposition au projet et d’être ”mous concernant Trotsky”. Ils ont été chassés du parti.

    La campagne pour préparer le Parti Communiste mexicain à l’assassinat de Trotsky a été réalisée par le biais d’un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de Moscou : Siqueiros lui-même, qui avait joué un rôle actif en Espagne, était probablement un agent du GPU depuis 1928. Vittoria Codovila, un stalinien argentin qui avait opéré en Espagne sous la direction d’Eitingon, avait été probablement impliqué dans la torture et le meurtre du dirigeant du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) Andreas Nin. Pedro Checa, dirigeant du Parti communiste espagnol en exil au Mexique, avait reçu son pseudonyme de la police secrète soviétique, la Tchéka. Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, avait été actif dans les forces spéciales du GPU en Espagne sous le pseudonyme de “Général Carlos”. Le colonel Eitingon avait coordonné leurs efforts.

    Staline prépare un nouvel essai

    Après l’échec de la tentative de Siqueiros, Campa écrit ”une autre alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky dans la soirée du 20 août 1940.”

    Trotsky se considérait en sursis. “Notre joyeux sentiment de salut”, écrivait Natalia, “a été freiné par la perspective d’une nouvelle attaque et de la nécessité de s’y préparer.” (Natalia, Father and son) Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement – tragiquement – aucun efforts n’a été fait pour enquêter de manière plus approfondie sur l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la famille avaient déjà eu sur ce personnage étrange.

    Trotsky s’est opposé à quelques-unes des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses secrétaire et gardes : contre le fait qu’un garde soit à ses côtés à tout moment, par exemple. “Il est impossible de consacrer sa vie uniquement à l’auto-défense”, a écrit Natalia, ”car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur”. Néanmoins, compte tenu de la nature vitale et indispensable du travail de Trotsky et de inéluctabilité d’une attaque contre sa vie, il ne fait aucun doute qu’il y avait de graves lacunes dans sa sécurité et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre. Peu de temps avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait vu autoriser des ouvriers passer librement dans et hors de la cour. Trotsky s’est plaint de cette négligence et a ajouté – ironie du sort, ce n’était que quelques semaines avant la mort tragique de Harte – “vous pourriez être la première victime de votre propre négligence.”

    Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid de Siqueiros. Mais les préparatifs pour cet assassinat datait de plus longtemps. Grâce à Zborowski et à d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader a été introduit en France auprès de Sylvia Ageloff, une jeune trotskyste américaine qui est par la suite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent du GPU a réussi à séduire Sylvia Ageloff et à en faire la complice involontaire de son crime.

    Mercader avait une couverture élaborée, même si elle a suscité beaucoup de soupçons. Elle a malheureusement assez bien servi son but. Mercader avait rejoint le Parti communiste en Espagne, et était devenu militant actif dans la période de 1933 à 1936, quand le parti était déjà stalinisé. Probablement grâce à sa mère, Caridad Mercader, qui était un agent du GPU et était associée à Eitingon, Ramon Mercader est entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole – aidée par le sabotage stalinien de la révolution espagnole – Mercader s’est rendu à Moscou, où il a été préparée à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’a plus tard accompagnée au Mexique en janvier 1940 et s’est progressivement introduit dans les bonnes grâces de la famille de Trotsky.

    Après cela, Mornard/Mercader a organisé une rencontre avec Trotsky, sous prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit – que Trotsky considérait comme sans intérêt au point que cela en devenait gênant. La première réunion était en fait très clairement une ”répétition générale” pour l’assassinat qui devait suivre.

    Il s’est ensuite à nouveau rendu dans cette maison le 20 août. Malgré les réticences des gardes de Natalia et de Trotsky, Mornard/Mercader a de nouveau autorisé à voir Trotsky seul – “trois ou quatre minutes se sont écoulées”, rapporte Natalia. ”J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un cri perçant, horrible (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus étincelants sans lunettes et ses bras pendant à son côté. (…) Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal porté à l’arrière de la tête à l’aide d’un pic à glace dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’avait pas immédiatement été mortel.””Trotsky a crié très longuement, infiniment longuement,” comme l’a précisé Mercader lui-même et s’est courageusement jeté sur son assassin, ce qui a empêché d’autres coups de survenir.

    “Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave”, a dit Natalia. “Lev Davidovich écouta sans émotion, comme on le ferait d’un message classique de confort. Attirant l’attention sur son cœur, il dit: ”Je sens … ici … que c’est la fin … cette fois … ils ont réussi.” (Vie et mort de Léon Trotsky, P268) Trotsky a été transporté à l’hôpital, a été opéré et a survécu pendant plus d’une journée pour finalement mourir à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.

    Mercader semble avoir espéré disposer d’un traitement similaire à celui de Siqueiros et pouvoir bénéficier d’une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a effectivement faites. Cependant, même après que son identité ait été fermement établies avec ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné d’assassiner Trotsky. Le crime a été quasiment universellement attribué à Staline et au GPU, mais les staliniens ont nié toute responsabilité. Cependant, la mère de Mercader, qui s’était enfuie du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée ainsi que son fils. Mercader lui-même a été honoré lors de son retour à l’Est après sa libération. En dépit de son silence, toute une série de preuves sont arrivées, notamment à partir du témoignage d’espions russes traduits en justice aux Etats-Unis, de celui de certains des meilleurs agents du GPU qui ont fait défection vers les pays occidentaux ou encore hors des mémoires de dirigeants staliniens eux-mêmes. Mercader faisait clairement partie de la machine de terreur secrète de Staline.

    En fin de compte, Staline a réussi à tuer l’homme qui – aux côtés de Lénine – était sans aucun doute le plus grand dirigeant révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite: “Tout au long de sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’émancipation de l’humanité. Au cours des dernières années de sa vie, sa foi ne s’est pas affaiblie, au contraire, elle était devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité s’émancipera de toute oppression et triomphera des exploitations de toutes sortes.” (How it happened, novembre 1940)

    L’héritage de Trotsky

    De nombreuses tentatives ont été faites de présenter Trotsky comme un personnage tragique, comme si sa perspective d’une révolution socialiste dans les pays capitalistes développés et d’une révolution politique en Union soviétique était ”noble”, mais désespérément idéaliste. C’est le point de vue sous-entendus par Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie ”Trotsky, le prophète désarmé”, dans laquelle il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et ré-armer une nouvelle direction marxiste internationale avec la création de la Quatrième Internationale en 1938, rejetant le travail tenace et minutieux de Trotsky comme futile.

    Toute la vie de Trotsky et son œuvre après la révolution russe victorieuse a été indissolublement liée à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une première période de retraite, puis de défaites catastrophiques. Pour la simple raison que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, le reflux de la révolution l’a contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les sceptiques avaient abandonné les perspectives marxistes et fait la paix avec le stalinisme ou le capitalisme – ou les deux – Trotsky, et la petite poignée qui est restée attachée aux idées de l’Opposition de Gauche, ont lutté pour ré-armer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires pour l’avenir du mouvement de la classe ouvrière.

  • 99e anniversaire de la Révolution russe

    99e anniversaire de la Révolution russe

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    La révolution d’Octobre 1917 commençait très exactement aujourd’hui il y a de ça 99 ans (la Russie utilisait encore le calendrier julien à l’époque, ce qui explique le décalage entre octobre et novembre). Au cours de l’année 2017, nous accorderons une très grande attention à cette expérience révolutionnaire de première importance ainsi qu’à sa pertinence pour les luttes actuelles contre la dictature de marchés.

    trotsky_par_capa_1932Le texte ci-dessous est celui d’un discours prononcé par Léon Trotsky à Copenhague en 1932, quelques années avant qu’il ne soit assassiné par un agent de Staline. La photo ci-dessus et celle si contre sont de Robert Capa, l’un des pères du photojournalisme moderne, qui s’était grimé pour pouvoir approcher Trotsky à l’occasion de cette conférence interdite aux journalistes. la fébrilité inhérente à la situation explique que la photo ci-contre ait été ratée, l’erreur de manipulation donnant toutefois une toute autre dimension à cette image de l’un des auteurs du Second Manifeste Surréaliste.

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    Chers auditeurs,

    Permettez-moi dès le début d’exprimer le regret sincère de ne pas avoir la possibilité de parler en langue danoise devant un auditoire de Copenhague. Ne nous demandons pas si les auditeurs ont quelque chose à y perdre. En ce qui concerne le conférencier, l’ignorance de la langue danoise lui dérobe toutefois la possibilité de suivre la vie scandinave et la littérature scandinave directement, de première main et dans l’original. Et cela est une grande perte !

    La langue allemande à laquelle je suis contraint de recourir ici est puissante et riche. Mais ma “langue allemande” est assez limitée. Du reste, sur des questions compliquées on ne peut s’expliquer avec la liberté nécessaire que dans sa propre langue. Je dois par conséquent demander par avance l’indulgence de l’auditoire.

    Je fus pour la première fois à Copenhague au Congrès socialiste international et j’emportais avec moi les meilleurs souvenirs de votre ville. Mais cela remonte à près d’un quart de siècle. Dans le Ore-Sund et dans les fiords, l’eau a depuis plusieurs fois changé. Mais pas l’eau seulement. La guerre a brisé la colonne vertébrale du vieux continent européen. Les fleuves et les mers de l’Europe ont charrié avec eux beaucoup de sang humain. L’humanité, en particulier sa partie européenne, est passée à travers de dures épreuves, elle est devenus plus sombre et plus rude. Toutes les formes de lutte sont devenues plus âpres. Le monde est entré dans une époque de grands changements. Ses extériorisations extrêmes sont la guerre et la révolution.

    Avant de passer au thème de ma conférence –à la Révolution russe– j’estime devoir exprimer mes remerciements aux organisateurs de la réunion, l’Association de Copenhague des étudiants sociaux-démocrates. Je le fais en tant qu’adversaire politique. Il est vrai que ma conférence poursuit des tâches scientifiques-historiques et non des tâches politiques. Je le souligne aussitôt dès le début. Mais il est impossible de parler d’une révolution d’où est sortie la République des Soviets sans occuper une position politique. En ma qualité de conférencier, mon drapeau reste le même que celui sous lequel j’ai participé aux événements révolutionnaires.

    Jusqu’à la guerre, le parti bolchévik appartint à la social-démocratie internationale. Le 4 août 1914, le vote de la social-démocratie allemande en faveur des crédits de guerre a mis une fois pour toutes une fin à ce lien et a conduit à l’ère de la lutte incessante et intransigeante du bolchévisme contre la social-démocratie. Cela doit-il signifier que les organisateurs de cette réunion commirent une erreur en m’invitant comme conférencier ? Là-dessus, l’auditoire sera en état de juger seulement après ma conférence. Pour justifier mon acceptation de l’invitation aimable à faire un exposé sur la Révolution russe, je me permets de rappeler que pendant les 35 années de ma vie politique, le thème de la Révolution russe constitua l’axe pratique et théorique de mes préoccupations et de mes actions. Peut-être cela me donne-t-il un certain droit d’espérer que je réussirai à aider non seulement mes amis et sympathisants mais aussi des adversaires, du moins en partie, à mieux saisir maints traits de la Révolution qui jusqu’à aujourd’hui échappaient à leur attention. Toutefois, le but de ma conférence est d’aider à comprendre. Je ne me propose pas ici de propager la Révolution ni d’appeler à la Révolution, je veux l’expliquer (…).

    La Révolution signifie un changement de régime social. Elle transmet le pouvoir des mains d’une classe qui s’est épuisée entre les mains d’une autre classe en ascension. L’insurrection constitue le moment le plus critique et le plus aigu dans la lutte des deux classes pour le pouvoir. Le soulèvement ne peut mener à la victoire réelle de la révolution et à l’érection d’un nouveau régime que dans le cas où il s’appuie sur une classe progressive qui est capable de rassembler autour d’elle la majorité écrasante du peuple.

    A la différence des processus de la nature, la Révolution est réalisée par des hommes et à travers des hommes. Mais dans la Révolution aussi, les hommes agissent sous l’influence des conditions sociales qui ne sont pas librement choisies par eux, mais qui sont héritées du passée et qui leur montrent impérieusement la voie. C’est précisément à cause de cela, et rien qu’à cause de cela que la Révolution a ses propres lois.

    Mais la conscience humaine ne reflète pas passivement les conditions objectives. Elle a l’habitude de réagir activement sur celles-ci. A certains moments, cette réaction acquiert un caractère de masse, tendu, passionné. Les barrières du droit et du pouvoir sont renversées. Précisément, l’intervention active des masses dans les événements constitue l’élément le plus essentiel de la révolution.

    Mais même l’activité la plus fougueuse peut rester au niveau d’une démonstration, d’une rébellion, sans s’élever à la hauteur de la révolution. Le soulèvement des masses doit mener au renversement de la domination d’une classe et à l’établissement de la domination d’une autre. C’est alors seulement que nous avons une révolution achevée. Le soulèvement des masses n’est pas une entreprise isolée que l’on peut déclencher à son gré. Il représente un élément objectivement conditionné dans le développement de la société. Mais les conditions du soulèvement existent-elles, on ne doit pas attendre passivement, la bouche ouverte : dans les affaires humaines aussi ; il y a comme le dit Shakespeare, des flux et des reflux : “There is a tide in the affairs of men which, taken at the flood, leads on to fortune”.

    Pour balayer le régime qui se survit, la classe progressive doit comprendre que son heure a sonné, et se poser pour tâche la conquête du pouvoir. Ici s’ouvre le champ de l’action révolutionnaire consciente où la prévoyance et le calcul s’unissent à la volonté et la hardiesse. Autrement dit : ici s’ouvre le champ d’action du parti.
    LE COUP D’ETAT

    Le parti révolutionnaire unit en lui le meilleur de la classe progressive. Sans un parti capable de s’orienter dans les circonstances, d’apprécier la marche et le rythme des événements et de conquérir à temps la confiance des masses, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible. Tel est le rapport des facteurs objectifs et des facteurs subjectifs de la révolution et de l’insurrection.

    Comme vous le savez, dans des discussions, les adversaires –en particulier dans la théologie–, ont l’habitude de discréditer fréquemment la vérité scientifique en la poussant à l’absurde. Cette vérité s’appelle même en logique : réduction ad absurdum. Nous allons tenter de suivre la voie opposée : c’est-à-dire que nous prendrons comme point de départ une absurdité afin de nous rapprocher plus sûrement de la vérité. En tout cas, on ne peut se plaindre d’un manque d’absurdités. Prenons-en une des plus fraîches et des plus crues.

    L’écrivain italien Malaparte, quelque chose comme un théoricien fasciste –il en existe aussi– a récemment lancé un livre sur la technique du coup d’Etat ; l’auteur consacre bien entendu un nombre de pages non négligeables de son “investigation” à l’insurrection d’Octobre.

    A la différence de la “stratégie” de Lénine qui reste liée aux rapports sociaux et politique de la Russie de 1917, “la tactique de Trotsky n’est –selon les termes de Malaparte– au contraire nullement liée aux conditions générales du pays”. Telle est l’idée principale de l’ouvrage ! Malaparte oblige Lénine et Trotsky, dans les pages de son livre, à conduire de nombreux dialogues, dans lesquels les interlocuteurs font tous les deux montre d’aussi peu de profondeur d’esprit que la nature en a mis à la disposition du Malaparte. Aux objections de Lénine sur les prémisses sociales et politiques de l’insurrection, Malaparte attribue à Trotsky soi-disant la réponse littérale suivante : “Votre stratégie exige beaucoup trop de conditions favorables ; l’insurrection n’a besoin de rien, elle se suffit à elle-même”. Vous entendez ? “L’insurrection n’a besoin de rien”. Telle est précisément, chers auditeurs, l’absurdité qui doit nous servir à nous rapprocher de la vérité. L’auteur répète avec persistance qu’en octobre ce n’est pas la stratégie de Lénine mais la tactique de Trotsky qui a triomphé. Cette tactique menace, selon ses propres termes, encore maintenant, la tranquillité des Etats européens. “La stratégie de Lénine, –je cite textuellement– ne constitue aucun danger immédiat pour les gouvernements de l’Europe. La tactique de Trotsky constitue pour eux un danger actuel et par conséquent permanent”. Plus concrètement : “Mettez Poincaré à la place de Kérensky et le coup d’Etat bolchevik d’octobre 1917 eut tout aussi bien réussi”. Il est difficile de croire qu’un tel livre soit traduit en diverses langues et accueilli sérieusement.
    En vain chercherions-nous à approfondir pourquoi en général la stratégie de Lénine dépendant de conditions historiques est nécessaire, si la “tactique de Trotsky” permet de résoudre la même tâche dans toutes les situations. Et pourquoi les révolutions victorieuses sont-elles si rares si, pour leur réussite, il ne suffit que d’une paire de recettes techniques ?

    Le dialogue entre Lénine et Trotsky présenté par l’écrivain fasciste est dans l’esprit comme dans la forme une invention inepte du commencement jusqu’à la fin. De telles inventions circulent beaucoup dans le monde. Par exemple maintenant à Madrid un livre est imprimé sous mon nom : La vida del Lenin (La vie de Lénine) pour lequel je suis aussi peu responsable que pour les recettes tactiques de Malaparte. L’hebdomadaire de Madrid Estampa présenta de ce soi-disant livre de Trotsky sur Lénine en bonnes feuilles des chapitres entiers qui contiennent des outrages abominables contre la mémoire de l’homme que j’estimais et que j’estime incomparablement plus que quiconque parmi mes contemporains.

    Mais abandonnons les faussaires à leur sort. Le vieux Wilhelm Liebknecht, le père du combattant et héros immortel Karl Liebknecht, aimait répéter : l’homme politique révolutionnaire doit être pourvu d’une peau épaisse. Le docteur Stockmann [1] recommandait encore plus expressivement à celui qui se propose d’aller à l’encontre de l’opinion sociale de ne pas mettre de pantalons neufs.

    Nous enregistrons ces deux bons conseils, et nous passons à l’ordre du jour.

    Quelles questions la Révolution d’octobre éveille-t-elle chez un homme qui réfléchit ?
    1 – Pourquoi et comment cette révolution a-t-elle abouti ? Plus concrètement : pourquoi la révolution prolétarienne a-t-elle triomphé dans un des pays les plus arriérés d’Europe ?
    2 – Qu’a apporté la Révolution d’Octobre ?
    Et enfin :
    3 – A-t-elle fait ses preuves ?

    LES CAUSES D’OCTOBRE

    A la première question –sur les causes– on peut déjà maintenant répondre d’une façon plus ou moins complète. J’ai tenté de le faire le plus explicitement dans mon Histoire de la Révolution. Ici je ne puis que formuler les conclusions les plus importantes.

    Le fait que le prolétariat soit arrivé au pouvoir pour la première fois dans un pays aussi arriéré que l’ancienne Russie tsariste n’apparaît mystérieux qu’à première vue ; en réalité cela est tout à fait logique. On pouvait le prévoir et on l’a prévu. Plus encore : sur la perspective de ce fait, les révolutionnaires marxistes édifièrent leur stratégie longtemps avant les événements décisifs.

    L’explication première est la plus générale : la Russie est un pays arriéré mais elle n’est seulement qu’une partie de l’économie mondiale, qu’un élément du système capitaliste mondial. En ce sens, Lénine a résolu l’énigme de la révolution russe par la formule lapidaire : la chaîne est rompue à son maillon le plus faible.

    Une illustration nette : la grande guerre, issue des contradictions de l’impérialisme mondial, entraîna dans son tourbillon des pays qui se trouvaient à des étapes différentes de développement, mais elle posa les mêmes exigences à tous les participants. Il est clair que les charges de la guerre devaient être particulièrement insupportables pour les pays les plus arriérés. La Russie fut la première contrainte à céder le terrain. Mais pour se détacher de la guerre, le peuple russe devait abattre les classes dirigeantes. Ainsi la chaîne de la guerre se rompit à son plus faible chaînon.

    Mais la guerre n’est pas une catastrophe venue du dehors comme un tremblement de terre, c’est, pour parler avec le vieux Clausewitz, la continuation de la politique par d’autres moyens.

    Pendant la guerre, les tendances principales du système impérialiste du temps de “paix” ne firent que s’extérioriser plus crûment. Plus hautes sont les forces productives générales, plus tendue la concurrence mondiale, plus aigus les antagonismes, plus effrénée la course aux armements, et d’autant plus pénible est la situation pour les participants les plus faibles. C’est précisément pourquoi les pays arriérés occupent les premières places dans la série des écroulements. La chaîne du capitalisme mondial a toujours tendance à se rompre au chaînon le plus faible.

    Si, à la suite de quelques conditions extraordinaires ou extraordinairement défavorables (par exemple une intervention militaire victorieuse de l’extérieur ou des fautes irréparables du gouvernement soviétique lui même) le capitalisme russe était rétabli sur l’immense territoire soviétique en même temps que lui serait aussi inévitablement rétablie son insuffisance historique et lui même, serait bientôt à nouveau la victime des mêmes contradictions qui le conduisirent en 1917 à l’explosion. Aucune recette tactique n’aurait pu donner la vie à la Révolution d’Octobre si la Russie ne l’avait portée dans son corps. Le parti révolutionnaire ne peut finalement prétendre pour lui qu’au rôle d’accoucheur qui est obligé d’avoir recours à une opération césarienne.

    On pourrait m’objecter : vos considérations générales peuvent suffisamment expliquer pourquoi la vieille Russie, ce pays où le capitalisme arriéré auprès d’une paysannerie misérable était couronné par une noblesse parasitaire et une monarchie putréfiée, devait faire naufrage. Mais dans l’image de la chaîne et du plus faible maillon il manque toujours encore la clé de l’énigme proprement dite : comment dans un pays arriéré, la révolution socialiste pouvait-elle triompher ? Mais l’histoire connaît beaucoup d’exemples de décadence de pays et de cultures avec l’écroulement simultané des vieilles classes pour qu’il ne se soit trouvé aucune relève progressive. L’écroulement de la vieille Russie aurait dû à première vue transformer le pays en une colonie capitaliste plutôt qu’en un Etat socialiste.

    Cette objection est très intéressante. Elle nous mène directement au coeur de tout le problème. Et cependant cette objection est vicieuse, je dirais dépourvue de proportion interne. D’une part elle provient d’une conception exagérée en ce qui concerne le retard de la Russie, d’autre part d’une fausse conception théorique en ce qui concerne le phénomène du retard historique en général.

    Les êtres vivants, entre autres, les hommes naturellement aussi, traversent suivant leur âge des stades de développement semblables. Chez un enfant normal de 5 ans, on trouve une certaine correspondance entre le poids, le tour de taille et les organes internes. Mais il en est déjà autrement avec la conscience humaine. En opposition avec l’anatomie et la physiologie la psychologie, celle de l’individu comme celle de la collectivité, se distingue par l’extraordinaire capacité d’assimilation, la souplesse et l’élasticité : en cela même consiste aussi l’avantage aristocratique de l’homme sur sa parenté zoologique la plus proche de l’espèce des singes. La conscience, susceptible d’assimiler et souple, confère comme condition nécessaire du progrès historique aux “organismes” dits sociaux, à la différence des organismes réels, c’est-à-dire biologiques, une extraordinaire variabilité de la structure interne. Dans le développement des nations et des Etats, des Etats capitalistes en particulier, il n’y a ni similitude ni uniformité. Différents degrés de culture, même leurs pôles se rapprochent et se combinent assez souvent dans la vie d’un seul et même pays.

    N’oublions pas, chers auditeurs, que le retard historique est une notion relative. S’il y a des pays arriérés et avancés, il y a aussi une action réciproque entre eux ; il y a la pression des pays avancés sur les retardataires ; il y a la nécessité pour les pays arriérés de rejoindre les pays progressistes, de leur emprunter la technique, la science, etc. Ainsi surgit un type combiné du développement : des traits de retard s’accouplent au dernier mot de la technique mondiale et de la pensée mondiale. Enfin, les pays historiquement arriérés, pour surmonter leur retard, sont parfois contraints de dépasser les autres.

    La souplesse de la conscience collective donne la possibilité d’atteindre dans certaines conditions sur l’arène sociale le résultat que l’on appelle dans la psychologie individuelle, la “compensation”. Dans ce sens, on peut dire que la Révolution d’Octobre fut pour les peuples de la Russie un moyen héroïque de surmonter leur propre infériorité économique et culturelle.

    Mais passons sur ces généralisations historico-politiques, peut-être quelque peu trop abstraites, pour poser la même question sous une forme plus concrète, c’est-à-dire à travers les faits économiques vivants. Le retard de la Russie au XXe siècle s’exprime le plus clairement ainsi : l’industrie occupe dans le pays une place minime en comparaison du village, le prolétariat en comparaison de la paysannerie. Dans l’ensemble, cela signifie une basse productivité du travail national. Il suffit de dire qu’à la veille de la guerre, lorsque la Russie tsariste avait atteint le sommet de sa prospérité, le revenu national était 8 à 10 fois plus bas qu’aux Etats-Unis. Cela exprime numériquement “l’amplitude” du retard, si l’on peut en général se servir du mot amplitude en ce qui concerne le retard.

    En même temps la loi du développement combiné s’exprime dans le domaine économique à chaque pas dans les phénomènes simples comme dans les phénomènes complexes. Presque sans routes nationales, la Russie se vit obligée de construire des chemins de fer. Sans être passée par l’artisanat européen et la manufacture, la Russie passa directement aux entreprises mécaniques. Sauter les étapes intermédiaires, tel est le sort des pays arriérés.

    Tandis que l’économie paysanne restait fréquemment au niveau du XVIIe siècle, l’industrie de la Russie, si ce n’est par sa capacité du moins par son type, se trouvait au niveau des pays avancés et dépassait ceux-ci sous maints rapports. Il suffit de dire que les entreprises géantes avec plus de mille ouvriers occupaient aux Etats-Unis moins de 18% du total des ouvriers industriels, et par contre en Russie plus de 41%. Ce fait se laisse mal concilier avec la conception banale du retard économique de la Russie. Toutefois, il ne contredit pas le retard, il complète dialectiquement celui-ci.

    La structure de classe du pays portait aussi le même caractère contradictoire. Le capital financier de l’Europe industrialisa l’économie russe à un rythme accéléré. La bourgeoisie industrielle acquit aussitôt un caractère de grand capitalisme, ennemi du peuple. De plus, les actionnaires étrangers vivaient hors du pays. Par contre, les ouvriers, étaient bien entendu des Russes. Une bourgeoisie russe numériquement faible qui n’avait aucune racine nationale se trouvait de cette manière opposée à un prolétariat relativement fort avec de fortes et profondes racines dans le peuple.

    Au caractère révolutionnaire du prolétariat contribua le fait que la Russie, précisément comme pays arriéré obligé de rejoindre les adversaires, n’était pas arrivée à élaborer un conservatisme social ou politique propre. Comme pays le plus conservateur de l’Europe, même du monde entier, le plus ancien pays capitaliste, l’Angleterre me donne raison. Le pays d’Europe le plus libéré du conservatisme pouvait bien être la Russie.

    Le prolétariat russe, jeune, frais, résolu, ne constituait cependant toujours qu’une minorité infime de la nation. Les réserves de sa puissance révolutionnaire se trouvaient en dehors du prolétariat même dans la paysannerie, vivant dans un semi-servage, et dans les nationalités opprimées.
    LA PAYSANNERIE

    La question agraire constituait la base de la révolution. L’ancien servage étatique-monarchique était doublement insupportable dans les conditions de la nouvelle exploitation capitaliste. La communauté agraire occupait environ 140 millions de déciatines [2]. A trente milles gros propriétaires fonciers dont chacun possédait en moyenne plus de 2000 déciatines revenaient un total de 70 millions de déciatines, c’est-à-dire autant qu’à environ 10 millions de familles paysannes, ou 50 millions d’êtres formant la population agraire. Cette statistique de la terre constituait un programme achevé du soulèvement paysan.

    Un noble, Boborkin, écrivit en 1917 au Chambellan Rodzianko, le président de la dernière Douma d’Etat: “Je suis un propriétaire foncier et il ne me vient pas à l’idée que je doive perdre ma terre, et encore pour un but incroyable, pour expérimenter l’enseignement socialiste”. Mais les révolutions ont précisément pour tâche d’accomplir ce qui ne pénètre pas dans les classes dominantes.

    A l’automne 1917, presque tout le pays était atteint par le soulèvement paysan. Sur 621 districts de la vieille Russie, 482, c’est-à-dire 77% étaient touchés par le mouvement. Le reflet de l’incendie du village illuminait l’arène du soulèvement dans les villes.

    Mais la guerre paysanne contre les propriétaires fonciers, allez-vous m’objecter, est un des éléments classiques de la révolution bourgeoise et pas du tout de la révolution prolétarienne !

    Je réponds tout à fait juste, il en fut ainsi dans le passé ! Mais c’est précisément l’impuissance de vie de la société capitaliste dans un pays historiquement arriéré qui s’exprime en cela même que le soulèvement paysan ne pousse pas en avant les classes bourgeoises de la Russie, mais au contraire les rejette définitivement dans le camp de la réaction. Si la paysannerie ne voulait pas sombrer, il ne lui restait rien d’autre que l’alliance avec le prolétariat industriel. Cette jonction révolutionnaire des deux classes opprimées, Lénine la prévit génialement, et la prépara de longue main.

    Si la question agraire avait été résolue courageusement par la bourgeoisie, alors, assurément le prolétariat russe n’aurait nullement pu arriver au pouvoir en 1917. Venue trop tard, tombée précocement en décrépitude, la bourgeoisie russe, cupide et lâche, n’osa cependant pas lever la main contre la propriété féodale. Ainsi, elle remit le pouvoir au prolétariat, et en même temps le droit de disposer du sort de la société bourgeoise.

    Afin que l’Etat soviétique se réalise, l’action combinée de deux facteurs de nature historique différente était par conséquent nécessaire : la guerre paysanne, c’est-à-dire un mouvement qui est caractéristique de l’aurore du développement bourgeois, et le soulèvement prolétarien qui annonce le déclin du mouvement bourgeois. En cela même réside le caractère combiné de la Révolution russe.

    Qu’il se dresse une fois sur ses pattes de derrière et l’ours paysan devient redoutable dans son emportement. Cependant il n’est pas en état de donner à son indignation une expression consciente. Il a besoin d’un dirigeant. Pour la première fois dans l’histoire du monde la paysannerie insurgée a trouvé dans la personne du prolétariat un dirigeant loyal.

    4 millions d’ouvriers de l’industrie et des transports dirigent 100 millions de paysans. Tel fut le rapport naturel et inévitable entre le prolétariat et la paysannerie dans la révolution.
    LA QUESTION NATIONALE

    La seconde réserve révolutionnaire du prolétariat était constituée par les nations opprimées d’ailleurs à composition paysanne prédominante également. Le caractère extensif du développement de l’Etat qui s’étend comme une tâche de graisse du centre moscovite jusqu’à la périphérie est étroitement lié au retard historique du pays. A l’est, il subordonne les populations encore plus arriérées pour mieux étouffer, en s’appuyant sur elles, les nationalités plus développées de l’ouest. Aux 10 millions de grands-russes qui constituaient la masse principale de la population, s’adjoignaient successivement 90 millions d’”allogènes”.

    Ainsi se composait l’empire dans la composition duquel la nation dominante ne constituait que 43% de la population, tandis que les autres 57% relevaient de nationalité, de culture et de régime différents. La pression nationale était en Russie incomparablement plus brutale que dans les Etats voisins, et à vrai dire non seulement de ceux qui étaient de l’autre côté de la frontière occidentale, mais aussi de la frontière orientale. Cela conférait au problème national une force explosive énorme.

    La bourgeoisie libérale russe ne voulait, ni dans la question nationale, ni dans la question agraire, aller au-delà de certaines atténuations du régime d’oppression et de violence. Les gouvernements “démocratiques” de Milioukov et de Kérensky qui reflétaient les intérêts de la bourgeoisie et de la bureaucratie grand-russe se hâtèrent au cours des huit mois de leur existence précisément de le faire comprendre aux nations mécontentes : vous n’obtiendrez que ce que vous arracherez par la force.

    Lénine avait très tôt pris en considération l’inévitabilité du développement du mouvement national centrifuge. Le parti bolchévik lutta durant des années opiniâtrement pour le droit d’autodétermination des nations, c’est-à-dire pour le droit à la complète séparation étatique. Ce n’est que par cette courageuse position dans la question nationale que le prolétariat russe put gagner peu à peu la confiance des populations opprimées. Le mouvement de libération nationale, comme aussi le mouvement paysan se tournèrent forcément contre la démocratie officielle, fortifièrent le prolétariat, et se jetèrent dans le lit de l’insurrection d’Octobre.
    LA REVOLUTION PERMANENTE

    Ainsi se dévoile peu à peu devant nous l’énigme de l’insurrection prolétarienne dans un pays historiquement arriéré.

    Longtemps avant les événements, les révolutionnaires marxistes ont prévu la marche de la révolution et le rôle historique du jeune prolétariat russe. Peut-être me permettra-t-on de donner ici un extrait de mon propre ouvrage sur l’année 1905 : Bilan et perspectives
    “Dans un pays économiquement plus arriéré, le prolétariat peut arriver plus tôt au pouvoir que dans un pays capitaliste progressif…
    La révolution russe crée… de telles conditions dans lesquelles le pouvoir peut passer (avec la victoire de la révolution, doit passer) au prolétariat même avant que la politique du libéralisme bourgeois ait eu la possibilité de déployer dans toute son ampleur son génie étatique.
    Le sort des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie… se noue au sort de la révolution, c’est-à-dire au sort du prolétariat. Le prolétariat arrivant au pouvoir apparaîtra à la paysannerie comme le libérateur de classe.
    Le prolétariat entre au gouvernement comme un représentant révolutionnaire de la nation, comme dirigeant reconnu du peuple en lutte contre l’absolutisme et la barbarie du servage…
    Le régime prolétarien devra dès le début se prononcer pour la solution de la question agraire à laquelle est liée la question du sort de puissantes masses populaires de la Russie.”
    Je me suis permis d’apporter cette citation pour témoigner que la théorie de la Révolution d’Octobre présentée aujourd’hui par moi n’est pas une improvisation rapide et ne fut pas construite après coup sous la pression des événements. Non, elle fut émise sous la forme d’un pronostic politique longtemps avant l’insurrection d’Octobre. Vous serez d’accord que la théorie n’a de valeur en général que dans la mesure où elle aide à prévoir le cours du développement et à l’influencer vers ses buts. En cela même consiste pour parler de façon générale, l’importance inestimable du marxisme comme arme d’orientation sociale et historique. Je regrette que le cadre étroit de l’exposé ne me permette pas d’étendre la citation précédente d’une façon plus large, c’est pourquoi je me contente d’un court résumé de tout l’écrit de l’année 1905.

    D’après ses tâches immédiates, la Révolution russe est une révolution bourgeoise. Mais la bourgeoisie russe est anti-révolutionnaire. Par conséquent, la victoire de la révolution n’est possible que comme victoire du prolétariat. Or, le prolétariat victorieux ne s’arrêtera pas au programme de la démocratie bourgeoise, il passera au programme du socialisme. La Révolution russe deviendra la première étape de la révolution socialiste mondiale.
    Telle était la théorie de la révolution permanente, édifiée par moi en 1905 et depuis exposée à la critique la plus acerbe sous le nom de “trotskysme”.

    Pour mieux dire ce n’est qu’une partie de cette théorie. L’autre, maintenant particulièrement d’actualité exprime :

    Les forces productives actuelles ont depuis longtemps dépassé les barrières nationales. La société socialiste est irréalisable dans les limites nationales. Si importants que puissent être les succès économiques d’un Etat ouvrier isolé, le programme du “socialisme dans un seul pays” est une utopie petite bourgeoise. Seule une Fédération européenne, et ensuite mondiale, de républiques socialistes, peut ouvrir la voie a une société socialiste harmonieuse.
    Aujourd’hui, après l’épreuve des événements, je vois moins de raison que jamais de me dédire de cette théorie.

    LE BOLCHEVISME

    Après tout ce qui vient d’être dit, est-il encore la peine de se souvenir de l’écrivain fasciste Malaparte qui m’attribue une tactique indépendante de la stratégie et découlant de recettes insurrectionnelles techniques qui seraient applicables toujours et sous tous les méridiens ? Il est du moins bon que le nom du malheureux théoricien du coup d’Etat permette de le distinguer sans peine du praticien victorieux du coup d’Etat : personne ne risque ainsi de confondre Malaparte avec Bonaparte.

    Sans le soulèvement armé du 7 novembre 1917, l’Etat soviétique n’existerait pas. Mais le soulèvement même n’était pas tombé du ciel. Pour la Révolution d’Octobre, une série de prémisses historiques était nécessaire.
    1 – La pourriture des anciennes classes dominantes, de la noblesse, de la monarchie, de la bureaucratie ;
    2 – La faiblesse politique de la bourgeoisie qui n’avait aucune racine dans les masses populaires ;
    3 – Le caractère révolutionnaire de la question agraire ;
    4 – Le caractère révolutionnaire du problème des nationalités opprimées ;
    5 – Le poids social imposant du prolétariat ;
    A ces prémisses organiques, on doit ajouter des conditions conjoncturelles hautement importantes :
    6 – la Révolution de 1905 fut la grande école, ou selon l’expression de Lénine, la “répétition générale” de la Révolution de 1917. Les Soviets comme forme d’organisation irremplaçable du front unique prolétarien dans la révolution furent constitués pour la première fois en 1905 ;
    7 – La guerre impérialiste aiguisa toutes les contradictions, arracha les masses arriérées à leur état d’immobilité, et prépara ainsi le caractère grandiose de la catastrophe.

    Mais toutes ces conditions qui suffisaient complètement pour que la Révolution éclate, étaient insuffisantes, pour assurer la victoire du prolétariat dans la Révolution. Pour cette victoire, une condition était encore nécessaire :
    8 – Le Parti bolchévik.

    Si j’énumère cette condition comme la dernière de la série, ce n’est que parce que cela correspond à la conséquence logique et non pas parce que j’attribue au Parti la place la moins importante.

    Non, je suis très éloigné de cette pensée. La bourgeoisie libérale, elle, peut s’emparer du pouvoir et l’a pris déjà plusieurs fois comme résultat de luttes auxquelles elle n’avait pas pris part : elle possède à cet effet des organes de préhension magnifiquement développés. Cependant, les masses laborieuses se trouvent dans une autre situation, on les a habitués à donner et non à prendre. Elles travaillent, sont patientes aussi longtemps que possible, espèrent, perdent patience, se soulèvent, combattent, meurent, apportent la victoire aux autres, sont trompées, tombent dans le découragement, elles courbent à nouveau la nuque, elles travaillent à nouveau. Telle est l’histoire des masses populaires sous tous les régimes. Pour prendre fermement et sûrement le pouvoir dans ses mains, le prolétariat a besoin d’un Parti qui dépasse de loin les autres partis comme clarté de pensée et comme décision révolutionnaire.

    Le Parti des Bolchéviks que l’on désigna plus d’une fois et à juste titre comme le parti le plus révolutionnaire dans l’histoire de l’humanité, était la condensation vivante de la nouvelle histoire de la Russie, de tout ce qui était dynamique en elle. Depuis longtemps déjà la chute de la monarchie était devenue la condition préalable du développement de l’économie et de la culture. Mais pour répondre à cette tâche, les forces manquaient. La bourgeoisie s’effrayait devant la Révolution. Les intellectuels tentèrent de dresser la paysannerie sur ses jambes. Incapable de généraliser ses propres peines et ses buts, le moujik laissa cette exhortation sans réponse. L’intelligentsia s’arma de dynamite. Toute une génération se consuma dans cette lutte.

    Le 1er mars 1887, Alexandre Oulianov exécuta le dernier des grands attentats terroristes. La tentative d’attentat contre Alexandre III échoua. Oulianov et les autres participants furent pendus. La tentative de remplacer la classe révolutionnaire par une préparation chimique, avait fait naufrage. Même l’intelligentsia la plus héroïque n’est rien sans les masses. Sous l’impression immédiate de ces faits et de ses conclusions, grandit et se forma le plus jeune frère de Oulianov, Wladimir, le futur Lénine, la plus grande figure de l’histoire russe. De bonne heure dans sa jeunesse, il se plaça sur le terrain du marxisme et tourna le visage vers le prolétariat. Sans perdre des yeux un instant le village, il chercha le chemin vers la paysannerie à travers les ouvriers. En héritant de ses précurseurs révolutionnaires la résolution, la capacité de sacrifice, la disposition à aller jusqu’au bout. Lénine devint dans ses années de jeunesse l’éducateur de la nouvelle génération intellectuel et des ouvriers avancés. Dans les luttes grévistes et de rues, dans les prisons et en déportation, les travailleurs acquirent la trempe nécessaire. Le projecteur du marxisme leur était nécessaire pour éclairer dans l’obscurité de l’autocratie leur voie historique.

    En 1883 naquit dans l’émigration le premier groupe marxiste. En 1898, à une assemblée clandestine fut proclamée la création du parti social-démocrate ouvrier russe (nous nous appelions tous en ce temps sociaux-démocrates). En 1903, eut lieu la scission entre bolchéviks et menchéviks. En 1912 , la fraction bolchévique devint définitivement un parti indépendant.

    Il apprit à reconnaître la mécanique de classe de la société dans les luttes, dans de grandioses événements, pendant 12 ans (1905-1917). Il éduqua des cadres aptes également à l’initiative comme à l’obéissance. La discipline de l’action révolutionnaire s’appuyait sur l’unité de la doctrine, les traditions des luttes communes et la confiance envers une direction éprouvée.

    Tel était le Parti en 1917. Tandis que l’”opinion publique” officielle et les tonnes de papier de la presse intellectuelle le mésestimaient, il s’orientait selon le mouvement des masses. Il tenait fermement le levier en main au-dessus des usines et des régiments. Les masses paysannes se tournaient toujours plus vers lui. Si l’on entend par nation non les sommets privilégiés, mais la majorité du peuple, c’est-à-dire les ouvriers et les paysans, alors le bolchévisme devint au cours de l’année 1917 le parti russe véritablement national.

    En 1917, Lénine, contraint de se tenir à l’abri, donna le signal : “La crise est mûre, l’heure du soulèvement approche”. Il avait raison. Les classes dominantes étaient tombées dans l’impasse en face des problèmes de la guerre et de la libération nationale. La bourgeoisie perdit définitivement la tête. Les partis démocratiques, les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, dissipèrent le dernier reste de leur confiance auprès des masses en soutenant la guerre impérialiste par la politique de compromis impuissants et de concessions aux propriétaires bourgeois et féodaux. L’armée réveillée ne voulait plus lutter pour les buts de l’impérialisme qui lui étaient étrangers. Sans faire attention aux conseils démocratiques, la paysannerie expulsa les propriétaires fonciers et leurs domaines. La périphérie nationale opprimée de l’empire se dressa contre la bureaucratie pétersbourgeoise. Dans les conseils d’ouvriers et de soldats les plus importants les bolcheviks dominaient. Les ouvriers et les soldats exigeaient des actes. L’abcès était mûr. Il fallait un coup de bistouri.

    Le soulèvement ne fut possible que dans ces conditions sociales et politiques.

    Et il fut aussi inéluctable. Mais on ne peut plaisanter avec l’insurrection. Malheur au chirurgien qui manie négligemment le bistouri. L’insurrection est un art. Elle a ses lois et ses règles.

    Le Parti réalisa l’insurrection d’Octobre avec un calcul froid et une résolution ardente. Grâce à cela précisément, elle triompha presque sans victime. Par les Soviets victorieux, les bolchéviks se placèrent à la tête du pays qui englobe un sixième de la surface terrestre.

    Il est à supposer que la majorité de mes auditeurs d’aujourd’hui ne s’occupaient en 1917 encore nullement de politique. Cela est d’autant mieux. La jeune génération a devant elle beaucoup de choses intéressantes, mais aussi des choses pas toujours faciles.

    Mais les représentants des vieilles générations dans cette salle se rappelleront certainement très bien comment fut accueillie la prise du pouvoir par les bolchéviks : comme une curiosité, un malentendu, un scandale, le plus souvent comme un cauchemar qui devait se dissiper au premier rayon de soleil. Les bolchéviks se maintiendraient 24 heures, une semaine, un mois, une année. Il fallait repousser les délais toujours plus… Les maîtres du monde entier s’armaient contre le premier Etat ouvrier : déclenchement de la guerre civile, nouvelles et nouvelles interventions, blocus. Ainsi passa une année après l’autre. L’histoire a eu à enregistrer entretemps quinze années d’existence du pouvoir soviétique.

    Oui, dira quelque adversaire : l’aventure d’Octobre s’est montrée beaucoup plus solide que beaucoup d’entre nous le pensions. Peut-être ne fût-ce pas complètement une “aventure”. Néanmoins la question conserve toute sa force : qu’a-t-on obtenu pour ce prix si élevé ? Peut-être a-t-on réalisé ces tâches si brillantes annoncées par les bolchéviks à la veille de l’insurrection ? Avant de répondre à l’adversaire supposé, observons que la question en elle-même n’est pas nouvelle. Au contraire, elle s’attache aux pas de la Révolution d’Octobre depuis le jour de sa naissance.

    Le journaliste français Claude Anet qui séjournait à Pétrograd pendant la Révolution, écrivait déjà le 27 octobre 1917 :

    “Les maximalistes (c’est ainsi que les Français appelaient alors les bolchéviks) ont pris le pouvoir et le grand jour est arrivé. Enfin, me dis-je je vais voir se réaliser l’Eden socialiste qu’on nous promet depuis tant d’années… Admirable aventure ! Position privilégiée !”, etc., etc., et ainsi de suite. Quelle haine sincère derrière ces salutations ironiques ! Dès le lendemain de la prise du Palais d’Hiver, le journaliste réactionnaire s’empressait d’annoncer ses prétentions à une carte d’entrée pour l’Eden. Quinze années se sont écoulées depuis l’insurrection. Avec un manque de cérémonie d’autant plus grand, les adversaires manifestent leur joie maligne qu’aujourd’hui encore le pays des Soviets ressemble très peu à un royaume de bien-être général. Pourquoi donc la révolution et pourquoi les victimes ?
    BILAN D’OCTOBRE

    Chers auditeurs –je me permets de penser que les contradictions, les difficultés, les fautes et les insuffisances du régime soviétique ne me sont pas moins connues qu’à qui que ce soit. Personnellement, je ne les ai jamais dissimulées, ni en paroles ni en écrits. Je pensais et je pense que la politique révolutionnaire –à la différence de la politique conservatrice– ne peut être édifiée sur le camouflage. “Exprimer ce qui est”, doit être le principe le plus élevé de l’Etat ouvrier.

    Mais il faut des perspectives dans la critique comme dans l’activité créatrice. Le subjectivisme est un mauvais aiguilleur, surtout dans les grandes questions. Les délais doivent être adaptés aux tâches et non aux caprices individuels. Quinze années ! Qu’est-ce pour une seule vie ? Pendant ce temps, nombreux sont ceux de notre génération qui furent enterrés, chez les survivants les cheveux gris se sont beaucoup multipliés. Mais ces mêmes quinze années : quelle période minime dans la vie d’un peuple ! Rien qu’une minute sur la montre de l’histoire.

    Le capitalisme eut besoin de siècles pour s’affirmer dans la lutte contre le moyen âge, pour élever la science et la technique, pour construire les chemins de fer, pour tendre des fils électriques. Et alors ? Alors, l’humanité fut jetée par le capitalisme dans l’enfer des guerres et des crises ! Mais au socialisme, ses adversaires, c’est-à-dire les partisans du capitalisme, n’accordent qu’une décade et demie pour instaurer sur terre le paradis avec tout le confort. Non, nous n’avons pas assumé sur nous de telles obligations. Nous n’avons pas posé de tels délais. On doit mesurer les processus de grands changements avec une échelle qui leur soit adéquate. Je ne sais si la société socialiste ressemblera au paradis biblique. J’en doute fort. Mais dans l’Union soviétique, il n’y a pas encore de socialisme. Un état de transition, plein de contradictions, chargé du lourd héritage du passé, en outre, sous la pression ennemie des Etats capitalistes y domine. La Révolution d’Octobre a proclamé le principe de la nouvelle société. La République soviétique n’a montré que le premier stade de sa réalisation. La première lampe d’Edison fut très mauvaise. Sous les fautes et les erreurs de la première édification socialiste, on doit savoir discerner l’avenir.

    Et les calamités qui s’abattent sur les êtres vivants ?

    Les résultats de la Révolution justifient-ils peut-être les victimes causées par elle ? Question stérile et profondément rhétorique : comme si les processus de l’histoire relevaient d’un plan comptable ! Avec autant de raison, face aux difficultés et peines de l’existence humaine, on pourrait demander : cela vaut-il vraiment la peine d’être sur la terre ? Lénine écrivit à ce propos : “Et le sot attend une réponse”… Les méditations mélancoliques n’ont pas interdit à l’homme d’engendrer et de naître. Même dans ces jours d’une crise mondiale sans exemple, les suicides constituent heureusement un pourcentage peu élevé. Mais les peuples n’ont pas l’habitude de chercher refuge dans le suicide. Ils cherchent l’issue aux fardeaux insupportables dans la Révolution.

    En outre, qui s’indigne au sujet des victimes de la révolution socialiste ? Le plus souvent, ce sont ceux qui ont préparé et glorifié les victimes de la guerre impérialiste ou du moins qui s’en sont très facilement accommodés. C’est notre tour de demander : la guerre s’est-elle justifiée ? Qu’a-t-elle donné ? Qu’a-t-elle enseigné ?

    Dans ses 11 volumes de diffamation contre la grande Révolution française, l’historien réactionnaire Hyppolyte Taine décrit non sans joie maligne les souffrances du peuple français dans les années de la dictature jacobine et celles qui la suivirent. Elles furent surtout pénibles pour les couches inférieures des villes, les plébéiens, qui, comme sans-culotte, donnèrent à la Révolution la meilleure partie de leur âme. Eux ou leurs femmes passaient des nuits froides dans des queues pour retourner le lendemain les mains vides au foyer familial glacial. Dans la dixième année de la Révolution, Paris était plus pauvre qu’avant son éclosion. Des faits soigneusement choisis, artificiellement compilés servent à Taine pour fonder son verdict destructeur contre la Révolution. Voyez-vous, les plébéiens voulaient être des dictateurs et se sont jetés dans la misère.

    Il est difficile d’imaginer un moraliste plus plat : premièrement, si la Révolution avait jeté le pays dans la misère, la faute en retombait avant tout sur les classes dirigeantes qui avaient poussé le peuple à la révolution. Deuxièmement : la grande Révolution française ne s’épuisa pas en queues de famine devant les boulangeries. Toute la France moderne, sous certains rapports toute la civilisation moderne sont sorties du bain de la Révolution française !

    Au cours de la guerre civile aux Etats-Unis, pendant l’année soixante du siècle précédent, 50.000 hommes sont tombés. Ces victimes se justifient-elles ?

    Du point de vue des esclavagistes américains et des classes dominantes de Grande-Bretagne qui marchaient avec eux –non ! Du point de vue du nègre ou du travailleur britannique –complètement ! Et du point de vue du développement de l’humanité dans l’ensemble –il ne peut aussi là-dessus y avoir de doute. De la guerre civile de l’année 60, sont issus les Etats-Unis actuels avec leur initiative pratique effrénée, la technique rationaliste, l’élan économique. Sur ces conquêtes de l’américanisme, l’humanité édifiera la nouvelle société.

    La Révolution d’Octobre a pénétré plus profondément que toutes celles qui la précédèrent dans le saint des saints de la société, dans les rapports de propriété. Des délais d’autant plus longs sont nécessaires pour que se manifestent les suites créatrices de la Révolution dans tous les domaines de la vie. Mais l’orientation générale du bouleversement est maintenant déjà claire devant ses accusateurs capitalistes, la République soviétique n’a aucune raison de courber la tête et de parler le langage de l’excuse.

    Pour apprécier le nouveau régime au point de vue du développement humain, on doit d’abord répondre à la question: en quoi s’extériorise le progrès social, et comment peut-il se mesurer ?

    Le critère le plus objectif, le plus profond et le plus indiscutable, c’est le progrès qui peut se mesurer par la croissance la productivité du travail social. L’estimation de la Révolution d’Octobre, sous cet angle, est déjà donnée par l’expérience. Pour la première fois dans l’histoire, le principe de l’organisation socialiste a montré sa capacité en fournissant des résultats de production jamais obtenus dans une courte période.

    En chiffres d’index globaux, la courbe du développement industriel de la Russie s’exprime comme suit : Posons pour l’année 1913, la dernière année avant la guerre, le nombre 100. L’année 1920, le sommet de la guerre civile est aussi le point le plus bas de l’industrie : 25 seulement, c’est-à-dire un quart de la production d’avant-guerre ; 1925, un accroissement jusqu’à 75, c’est-à-dire jusqu’aux trois-quarts de la production d’avant-guerre; 1929, environ 200 ; 1932, 300 ; c’est-à-dire trois fois autant qu’à la veille de la guerre.

    Le tableau devient encore plus clair à la lumière des index internationaux. De 1925 à 1932, la production industrielle de l’Allemagne a diminué d’environ une fois et demie, en Amérique environ du double ; dans l’Union soviétique, elle a monté à plus du quadruple ; le chiffre parle pour lui-même.

    Je ne songe nullement à nier ou à dissimuler les côtés sombres de l’économie soviétique. Les résultats des index industriels sont extraordinairement influencés par le développement non favorable de l’économie agraire, c’est-à-dire du domaine qui ne s’est pas encore élevé aux méthodes socialistes, mais qui fut en même temps mené sur la voie de la collectivisation, sans préparation suffisante, plutôt bureaucratiquement que techniquement et économiquement. C’est une grande question qui, cependant, déborde les cadres de ma conférence.

    Les chiffres des indices présentés appellent encore une réserve essentielle. Les succès indiscutables et brillants à leur façon de l’industrialisation soviétique exigent une vérification économique ultérieure du point de vue de l’harmonie réciproque des différents éléments de l’économie, de leur équilibre dynamique et, par conséquent, de leur capacité de rendement. De grandes difficultés et même des reculs sont encore inévitables. Le socialisme ne sort pas dans sa forme achevée du plan quinquennal, comme Minerve de la tête de Jupiter ou Vénus de l’écume de la mer. On est encore devant des décades de travail opiniâtre, de fautes, d’amélioration et de reconstruction. En outre, n’oublions pas que l’édification socialiste, d’après son essence, ne peut atteindre son achèvement que sur l’arène internationale. Mais même le bilan économique le plus défavorable des résultats obtenus jusqu’à présent ne pourrait révéler que l’inexactitude des données, les fautes du plan et les erreurs de la direction, il ne pourrait contredire le fait établi empiriquement: la possibilité d’élever la productivité du travail collectif à une hauteur jamais existante à l’aide de méthodes socialistes. Cette conquête, d’une importance historique mondiale, personne et rien ne pourra nous la dérober.

    Après ce qui vient d’être dit, à peine faut-il s’attarder aux plaintes selon lesquelles la Révolution d’Octobre a mené la Russie au déclin de la culture. Telle est la voix des classes régnantes et des salons inquiets. La “culture” aristocratico-bourgeoise renversée par la révolution prolétarienne n’était qu’une simili parure de la barbarie. Pendant qu’elle restait inaccessible au peuple russe, elle apportait peu de neuf au trésor de l’humanité.

    Mais aussi en ce qui concerne cette culture tant pleurée par l’émigration blanche, on doit préciser la question : dans quel sens est-elle détruite ? Dans un seul sens : le monopole d’une petite minorité sur les biens de la culture est anéanti. Mais tout ce qui était réellement culturel dans l’ancienne culture russe est resté intact. Les Huns du bolchévisme n’ont piétiné ni la conquête de la pensée ni les oeuvres de l’art. Au contraire, ils ont soigneusement rassemblé les monuments de la création humaine et les ont mis en ordre exemplaire. La culture de la monarchie, de la noblesse et de la bourgeoisie est maintenant devenue la culture des musées historiques.

    Le peuple visite avec zèle ces musées. Mais il ne vit pas dans les musées. Il apprend. Il construit. Le seul fait que la Révolution d’Octobre ait enseigné au peuple russe, aux dizaines de peuples de la Russie tsariste, à lire et à écrire, se place incomparablement plus haut que toute la culture russe en serre d’autrefois.

    La Révolution d’Octobre a posé la base pour une nouvelle culture destinée non à des élus mais à tous. Les masses du monde entier le sentent. D’où leurs sympathies pour l’Union soviétique, aussi ardentes qu’était jadis leur haine contre la Russie tsariste.

    Chers auditeurs, vous savez que le langage humain représente un outil irremplaçable, non seulement pour la désignation des événements mais aussi pour leur estimation. En écartant l’accidentel, l’épisodique, l’artificiel, il absorbe en lui le réel, il le caractérise et le ramasse. Remarquez avec quelle sensibilité les langues des nations civilisées ont distingué deux époques dans le développement de la Russie. La culture aristocratique apporta dans le monde des barbarismes tels que tsar, cosaque, pogrome, nagaika [fouet]. Vous connaissez ces mots et vous savez ce qu’ils signifient. Octobre apporta aux langues du monde des mots tels que Bolchévik, Soviet, Kolkhoz, Gosplan [Commission du plan], Piatiletka [Plan quinquennal]. Ici la linguistique pratique rend son jugement historique suprême !

    La signification la plus profonde, cependant plus difficilement soumise à une mesure immédiate, de chaque révolution consiste en ce qu’elle forme et trempe le caractère populaire. La représentation du peuple russe comme un peuple lent, passif, mélancolique, mystique est largement répandue et non par hasard. Elle a ses racines dans le passé. Mais jusqu’à présent, ces modifications profondes que la Révolution a introduites dans le caractère du peuple ne sont pas suffisamment prises en considération en Occident. Pouvait-il en être autrement ?

    Chaque homme avec une expérience de la vie peut éveiller dans sa mémoire l’image d’un adolescent quelconque connu de lui qui –impressionnable, lyrique, sentimental enfin– devient plus tard, d’un seul coup, sous l’action d’un fort choc moral plus fort, mieux trempé et n’est plus à reconnaître. Dans le développement de toute une nation, la Révolution accomplit des transformations morales du même genre.

    L’insurrection de février contre l’autocratie, la lutte contre la noblesse, contre la guerre impérialiste, pour la paix, pour la terre, pour l’égalité nationale, l’insurrection d’Octobre, le renversement de la bourgeoisie et des partis qui tendaient aux accords avec la bourgeoisie, trois années de guerre civile sur une ceinture de front de 8000 kilomètres, les années de blocus, de misère, de famine et d’épidémies, les années d’édification économique tendue, les nouvelles difficultés et privations ; c’est une rude, mais bonne école. Un lourd marteau détruit le verre, mais il forge l’acier. Le marteau de la Révolution forge l’acier du caractère du peuple.

    “Qui le croira ?” On devait déjà le croire. Peu après l’insurrection un des généraux tsaristes, Zaleski, s’étonnait “qu’un portier ou qu’un gardien devienne d’un coup un président de tribunal ; un infirmier, directeur d’hopital ; un coiffeur, dignitaire ; un enseigne commandant suprême ; un journalier maire ; un serrurier dirigeant d’entreprise”.

    “Qui le croira ?” On devait déjà le croire. On ne pouvait d’ailleurs pas ne pas le croire, tandis que les enseignes battaient les généraux, le maire, autrefois journalier, brisait la résistance de la vieille bureaucratie, le lampiste mettait de l’ordre dans les transports, le serrurier, comme directeur, rétablissait l’industrie.

    “Qui le croira ?” Qu’on tente seulement de ne pas le croire.

    Pour expliquer la patience inhabituelle que les masses populaires de l’Union soviétique montrèrent dans les années de la Révolution, nombre d’observateurs étrangers font appel par ancienne habitude à la passivité du caractère russe. Anachronisme grossier ! Les masses révolutionnaires supportèrent les privations patiemment mais non passivement. Elles construisent de leurs propres mains un avenir meilleur et elles veulent le créer à tout prix. Que l’ennemi de classe essaie seulement d’imposer à ces masses patientes du dehors sa volonté ! Non, mieux vaut qu’il ne l’essaie pas !

    Pour conclure, essayons de fixer la place de la Révolution d’Octobre non seulement dans l’histoire de la Russie, mais dans l’histoire du monde. Pendant l’année 1917, dans l’intervalle de 8 mois, deux courbes historiques se rencontrèrent. La Révolution de février –cet écho attardé des grandes luttes qui se sont déroulées dans les siècles passés sur les territoires des Pays-Bas, d’Angleterre et de France, de presque toute l’Europe continentale– se lie à la série des révolutions bourgeoises. La Révolution d’Octobre proclame et ouvre la domination du prolétariat. C’est le capitalisme mondial qui subit sur le territoire de la Russie sa première grande défaite. La chaîne cassa au plus faible maillon. Mais c’est la chaîne et non seulement le maillon qui cassa.
    VERS LE SOCIALISME

    Le capitalisme comme système mondial s’est historiquement survécu. Il a cessé de remplir sa mission essentielle; l’élévation du niveau de la puissance humaine et de la richesse humaine. L’humanité ne peut stagner sur le palier atteint. Seule une puissante élévation des forces productives et une organisation juste, planifiée, c’est-à-dire socialiste, de production et de répartition peut assurer aux hommes –à tous les hommes– un niveau de vie digne et leur conférer en même temps le sentiment précieux de la liberté en face de leur propre économie. De la liberté sous deux sortes de rapports : premièrement, l’homme ne sera plus obligé de consacrer la principale partie de sa vie au travail physique. Deuxièmement, il ne dépendra plus des lois du marché, c’est-à-dire des forces aveugles et obscures qui s’édifient derrière son dos. Il édifiera librement son économie, c’est-à-dire selon un plan, le compas en main. Cette fois, il s’agit de radiographier l’anatomie de la société, de découvrir tous ses secrets et de soumettre toutes ses fonctions à la raison et à la volonté de l’homme collectif. En ce sens, le socialisme doit devenir une nouvelle étape dans la croissance historique de l’humanité. A notre ancêtre qui s’arma pour la première fois d’une hache de pierre, toute la nature se présenta comme la conjuration d’une puissance mystérieuse et hostile. Depuis, les sciences naturelles en collaboration étroite avec la technologie pratique ont éclairé la nature jusque dans ses profondeurs les plus obscures. Au moyen de l’énergie électrique, le physicien rend maintenant son jugement sur le noyau atomique. L’heure n’est plus loin, où, en se jouant, la science résoudra la tâche de l’alchimie, transformant le fumier en or et l’or en fumier. La où les démons et les furies de la nature se déchaînaient règne maintenant toujours plus courageusement la volonté industrieuse de l’homme.

    Mais tandis qu’il lutta victorieusement avec la nature, l’homme édifia aveuglément ses rapports avec les autres hommes, presque comme les abeilles ou les fourmis. Avec retard et beaucoup d’indécision, il aborda les problèmes de la société humaine. Il commença par la religion pour passer ensuite à la politique. La Réforme représenta le premier succès de l’individualisme et du rationalisme bourgeois dans un domaine où avait régné une tradition morte. La pensée critique passa de l’Eglise à l’Etat. Née dans la lutte contre l’absolutisme et les conditions moyenâgeuses, la doctrine de la souveraineté populaire et des droits de l’homme et du citoyen grandit. Ainsi se forma le système du parlementarisme. La pensée critique pénétra dans le domaine de l’administration de l’Etat. Le rationalisme politique de la démocratie signifiait la plus haute conquête de la bourgeoisie révolutionnaire.

    Mais entre la nature et l’Etat se trouve l’économie. La technique a libéré l’homme de la tyrannie des anciens éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air, pour le soumettre aussitôt à sa propre tyrannie. L’homme cesse d’être l’esclave de la nature pour devenir l’esclave de la machine et, pis encore, l’esclave de l’offre et de la demande. La crise mondiale actuelle témoigne d’une manière particulièrement tragique combien ce dominateur fier et audacieux de la nature reste l’esclave des puissances aveugles de sa propre économie. La tâche historique de notre époque consiste à remplacer le jeu déchaîné du marché par un plan raisonnable, à discipliner les forces productives, à les contraindre d’agir avec harmonie en servant docilement les besoins de l’homme. C’est seulement sur cette nouvelle base sociale que l’homme pourra redresser son dos fatigué et –non seulement des élus– mais chacun et chacune, devenir un citoyen ayant plein pouvoir dans le domaine de la pensée.

    Mais cela n’est pas encore l’extrémité du chemin. Non, ce n’en est que le commencement. L’homme se désigne comme le couronnement de la création. Il y a certains droits. Mais qui affirme que l’homme actuel soit le dernier représentant le plus élevé de l’espèce homo sapiens ? Non, physiquement comme spirituellement, il est très éloigné de la perfection, cet avortement biologique dont la pensée est malade et qui ne s’est créé aucun nouvel équilibre organique.

    Il est vrai que l’humanité a plus d’une fois produit des géants de la pensée et de l’action qui dépassent les contemporains comme des sommets sur des chaînes de montagne. Le genre humain a droit d’être fier de ses Aristote, Shakespeare, Darwin, Beethoven, Goethe, Marx, Edison, Lénine, Mais pourquoi ceux-ci sont-ils si rares ? Avant tout, parce qu’ils sont issus à peu près sans exception des classes les plus élevées et moyennes. Sauf de rares exceptions, les étincelles du génie sont étouffées dans les profondeurs opprimées du peuple, avant qu’elles puissent même jaillir. Mais aussi parce que le processus de génération, de développement et d’éducation de l’homme resta et reste en son essence le fait du hasard ; non éclairé par la théorie et la pratique, non soumis à la conscience et à la volonté.

    L’anthropologie, la biologie, la physiologie, la psychologie ont rassemblé des montagnes de matériaux pour ériger devant l’homme dans toute leur ampleur les tâches de son propre perfectionnement corporel et spirituel et de son développement ultérieur. Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement “l’âme” de l’homme. Et qu’est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu’une petite partie dans le travail des obscures forces psychiques. De savants plongeurs descendent au fond de l’Océan et y photographient de mystérieux poissons. Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

    Quand il aura terminé avec les forces anarchiques de sa propre société, l’homme travaillera sur lui-même dans les mortiers, dans les cornues du chimiste. Pour la première, fois, l’humanité se considérera elle-même comme une matière première, et dans le meilleur des cas comme un produit semi-achevé physique et psychique. Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, aussi en ce sens que l’homme d’aujourd’hui plein de contradictions et sans harmonie frayera la voie à une nouvelle race plus heureuse.
    Notes

    [1] Personnage de la pièce d’Henrik Ibsen, l’Ennemi du peuple.

    [2]1 déciatine : environ 180 ares.

  • 20 août 1940, assassinat de Léon Trotsky

    trotsky_copenhagueIl y a septante-six ans, le grand révolutionnaire Léon Trotsky était assassiné par un agent de Staline, Ramon Mercader. Trotsky avait déjà échappé à un certain nombre d’attentat, mais le coup fatal lui a été porté avec un pic à glace le 20 août 1940. Il est mort le lendemain. C’est ainsi qu’est décédé le symbole de l’inflexible opposition au capitalisme et au stalinisme totalitaire. Le texte ci-dessous est issu de nos archives et est consacré à la bataille politique qui se cache derrière l’assassinat de Trotsky.

    Le révolutionnaire russe Léon Trotsky a été assassiné en 1940, un assassinat orchestré par le dictateur Staline. Les motivations de Staline n’étaient pas de l’ordre des rivalités personnelles : la bureaucratie soviétique qui avait pris le pouvoir en Russie avait besoin d’écraser la Quatrième Internationale qui, avec Trotsky, continuait à lutter pour l’internationalisme et la démocratie des travailleurs.

    Par Lynn Walsh, Socialist party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    Le 20 août 1940, Léon Trotsky a été frappé d’un coup mortel de pic à glace à la tête par Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline (le GPU) afin d’y assassiner le révolutionnaire exilé. Ce dernier devait décéder le lendemain.

    L’assassinat de Trotsky n’était pas un acte de méchanceté de la part de Staline, il s’agissait de l’aboutissement de la terreur systématique et sanglante dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques, ainsi que contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prête à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif en développement sous Staline. Au moment où le GPU a atteint Trotsky en 1940, ses agents avaient déjà assassiné – ou poussé au suicide, ou condamné aux camps de travail – de nombreux membres de la famille de Trotsky et la plupart de ses plus proches amis et collaborateurs ainsi qu’un nombre incalculable de dirigeants et sympathisants de l’Opposition de Gauche Internationale.

    Plus de septante années après les faits, une grande partie des médias et des académiciens s’évertuent à présenter l’assassinat de Trotsky comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline, tout comme cela avait été fait en 1940. Cette ‘‘histoire’’ est basée sur une rivalité croissante entre deux chefs ambitieux qui se disputent le pouvoir, l’un étant aussi mauvais que l’autre d’un point de vue bourgeois. La critique la plus acide est régulièrement réservée à l’idée ‘‘romantique’’ de Trotsky de la ‘‘révolution permanente’’, potentiellement bien plus dangereuse que la notion bureaucratique ‘‘pragmatique’’ de Staline de la construction du ‘‘socialisme dans un seul pays’’. Si certaines questions posées par Trotsky à l’époque émergent parfois de ces commentaires, de manière apparemment légitime, il ne s’agit généralement que d’une manière de finalement rabaisser son rôle.

    Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevik et le chef de l’Armée Rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas lui-même pris le pouvoir? On dit parfois que Trotsky était »trop doctrinaire », qu’il s’est laissé »avoir » par Staline. Le corollaire est de suggérer que Staline était plus »pragmatique » et un leaders plus »astucieux » et »énergique ».

    Trotsky lui-même a été confronté à ces questions et y a répondu sur base de son analyse de la dégénérescence politique de l’Etat ouvrier soviétique. De toute évidence, d’un point de vue marxiste, il est tout à fait superficiel de présenter le conflit qui s’est développé après 1923 comme étant une lutte personnelle entre dirigeants rivaux. Staline et Trotsky, chacun à leur manière, ont personnifié des forces sociales et politiques contradictoires, Trotsky de façon consciente et Staline inconsciemment. Trotsky s’est opposé à Staline avec des moyens politiques, Staline a combattu Trotsky et ses partisans avec un terrorisme parrainé par l’État. « Staline mène une lutte sur un plan totalement différent du nôtre », écrivait Trotsky : »Il cherche à détruire non pas les idées de l’adversaire, mais son crâne. » Il s’agissait là d’une terrifiante prémonition.

    Le triomphe de la bureaucratie

    Analysant le rôle de Staline, dans son Journal d’exil écrit en 1935, Trotsky écrivait: »Étant donné le déclin prolongé de la révolution mondiale, la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était déterminée d’avance. Le résultat que les badauds et les sots attribuent à la force personnelle de Staline, ou tout au moins à son extraordinaire habileté, était profondément enraciné dans la dynamique des forces historiques. Staline n’a été que l’expression à demi inconsciente du chapitre deux de la révolution, son lendemain d’ivresse. » (Trotsky, Journal d’Exil, p38)

    Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviks de 1917 n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pourrait construire une société socialiste en étant isolée dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif. Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches en grande partie inachevées de la révolution démocratique-bourgeoise, mais en allant de l’avant vers les tâches impératives de la révolution socialiste. Ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés – parce que, en comparaison du capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et un matériel culturel plus élevés.

    La défaite de la révolution allemande en 1923 – à laquelle ont contribué les erreurs de la direction de Staline-Boukharine – a renforcé l’isolement de l’Etat soviétique, et la retraite forcée de la Nouvelle Politique Economique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui a de plus en plus mis en avant la défense de son confort et de son désir de tranquillité et de privilèges au détriment des intérêts de la révolution internationale.

    La couche dirigeante de la bureaucratie a rapidement trouvé que Staline était la »chair de sa chair ». Reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a engagé une lutte contre le »trotskysme » – un épouvantail idéologique qu’il a inventé pour déformer et stigmatiser les véritables idées du marxisme et de Lénine défendues par Trotsky et l’Opposition de Gauche.

    La bureaucratie craignait que le programme de l’Opposition de Gauche pour la restauration de la démocratie ouvrière puisse trouver un écho auprès d’une nouvelle couche de jeunes travailleurs et donner un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique, c’est ce qui a motivé la purge sanglante de Staline contre l’Opposition. Ses idées étaient »une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles. » (Journal d’Exil, p66)

    Répondre à l’avance à l’idée erronée selon laquelle le conflit était en quelque sorte le résultat »d’incompréhension » ou du refus de compromis, Trotsky a raconté comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur »sympathisant », probablement « envoyé subrepticement sentir mon pouls », lui a demandé s’il ne pensait pas qu’il était possible d’aller vers une certaine réconciliation avec Staline. « Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer. » (Journal d’Exil, p39)

    Trotsky commença une lutte au sein du Parti communiste russe en 1923. Dans une série d’articles (publiés sous le titre de »Cours Nouveau »), il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré avait conduit à la croissance naissante d’une bureaucratie dans le parti bolchevique et dans l’Etat. Trotsky a commencé à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du parti cristallisée sous Staline. Peu de temps avant sa mort en 1924, Lénine avait convenu avec Trotsky de constituer un bloc au sein du parti pour lutter contre la bureaucratie.

    Quand Trotsky et un groupe d’oppositionnels de gauche ont commencé leur lutte pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le bureau politique a été obligé de promettre le rétablissement de la liberté d’expression et la liberté de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont fait en sorte que cela reste lettre morte.

    Quatre ans plus tard – le 7 novembre 1927, le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre – Trotsky était contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis oppositionnels. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale Communiste étaient exclus du parti. Le lendemain, le camarade opposant et ami de Trotsky Adolph Joffe s’est suicidé pour protester contre l’action dictatoriale de la direction de Staline. Il fut l’un des premiers compagnons de Trotsky à être conduit à la mort ou à être directement assassiné par le régime de Staline qui, par la répression systématique et impitoyable de ses adversaires, a créé un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et sa propre bureaucratie par des méthodes totalitaires.

    En janvier 1928 Trotsky (qui avait déjà été deux fois exilé sous le régime tsariste) a été contraint à son dernier exil. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, au Kazakhstan, près de la frontière chinoise et, à partir de là, il a été expulsé en Turquie, où il a élu domicile sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara, près d’Istanbul.

    Afin de tenter de paralyser le travail littéraire et politique de Trotsky, Staline a frappé son petit »appareil » constitué de cinq ou six proches collaborateurs : »Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznanski en déportation. Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans » secrétariat » mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d’un nouvel » appareil « . Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue ! » (Journal d’Exil, p40) Tous ces révolutionnaires avaient joué un rôle important, en particulier en tant que membres du secrétariat militaire ou à bord du train blindé de Trotsky pendant la guerre civile russe.
    En exil : construire l’Opposition de gauche Internationale

    Mais si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète (connue sous différents noms : Tchéka, Guépéou, NKVD, MVD et KGB) à la planification de l’assassinat de Trotsky, pourquoi avait-il permis à son adversaire d’être tout simplement exilé en premier lieu?

    Dans une lettre ouverte au Politburo en janvier 1932, Trotsky avait publiquement averti que Staline préparait un attentat contre sa vie. « La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre », écrit-il, »a été posée il y a longtemps : en 1924-1925, lors d’une réunion, Staline en a pesé les avantages et les inconvénients. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération en sa défaveur était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes désintéressés qui pouvaient répondre par des actions contre-terroristes ». (Trotsky’s Writings, 1932, p19) Trotsky avait été informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un une »troïka dirigeante » avec Staline pour ensuite entrer – temporairement – en opposition contre Staline.

    Trotsky poursuivit : »Staline en est venu à la conclusion qu’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique avait été une erreur… contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir qui leur est propre, même sans appareil et sans ressources. La L’Internationale Communiste est une structure grandiose qui a été laissée comme une coquille vide, à la fois théoriquement et politiquement. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire du léninisme, est dorénavant indissolublement lié aux cadres internationaux de l’Opposition de Gauche. Aucune montagne de falsification ne peut changer cela. Les ouvrages de base de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Des cadres de l’opposition, qui ne sont pas encore très nombreux mais néanmoins indomptables, se trouvent dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que représentent l’incompatibilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de Gauche Internationale pour lui, pour sa fausse »autorité », pour sa toute-puissance bonapartiste. » (Trotsky’s Writings, 1932, P19-20)

    Dans les premiers temps de son exil turc, Trotsky écrivit sa monumentale Histoire de la Révolution russe et son autobiographie Ma Vie. Grâce à une abondante correspondance avec les opposants d’autres pays et en particulier à travers le Bulletin de l’Opposition (publié à partir de l’automne 1929), Trotsky a commencé à rassembler le noyau d’une Opposition internationale de bolcheviks authentiques. Mais la perspective de Trotsky selon laquelle Staline allait utiliser le GPU pour tenter de détruire tout ce travail a été rapidement été confirmée.

    Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, avait été arrêté et a disparu à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, celle qui lui avait fait découvrir les idées socialistes et le marxisme, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Sergei, un scientifique qui ne défendait aucune position politique, a été arrêté sur base d’une accusation montée de toutes pièces »d’empoisonnement de travailleurs. » Plus tard, Trotsky a appris qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur maladive des idées »dans la politique de répression de Staline, le mobile de vengeance personnelle a toujours été un facteur d’importance. » (Journal d’Exil, p66)

    Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer la maison de Trotsky et les groupes de l’Opposition de Gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui sont apparues dans les organisations de l’Opposition en Europe ou qui sont venues à Prinkipo visiter Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank de Lituanie, par exemple, a travaillé à Prinkipo pour un temps, mais s’est plus tard rallié au stalinisme. Il y avait aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui a également rallié les staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs incertain quant à savoir s’il s’agissait juste d’un renégat ou d’une taupe du GPU.

    Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme véritables collaborateurs? Lors d’un commentaire public concernant la trahison de Mill, Trotsky a souligné que »L’Opposition de Gauche est placée devant des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire dans le passé n’a travaillé sous une telle persécution. Outre la répression de la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne recule devant rien (…) C’est bien sûr la section russe qui connait les temps les plus durs (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. C’est ce qui explique le fait que Mill ait pu pendant un certain temps pénétrer dans le secrétariat administratif de l’Opposition de Gauche. Il était nécessaire d’avoir une personne qui connaissait le russe et pouvait mener à bien des tâches de secrétariat. Mill avait à un moment donné été membre du parti officiel et, en ce sens, il pouvait revendiquer une certaine confiance. » (Writings, 1932, p237)

    Rétrospectivement, il était clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats allait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources de l’Opposition étaient extrêmement limitées, et Trotsky avait compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée de tous ceux qui offraient un soutien pouvait être contre-productif. Avec sa vision optimiste et positive du caractère humain, Trotsky était d’ailleurs opposé au fait de soumettre des individus à des recherches et des enquêtes sur leurs vies.
    Sedov assassiné à Paris

    Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin d’être disposées à accorder à Trotsky le droit démocratique d’asile. Finalement, en 1933, Trotsky a été admis en France. Cependant, l’aggravation de la tension politique, et en particulier la croissance de la droite nationaliste et fasciste, a bientôt conduit le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens avaient déjà refusé de lui accorder asile. Trotsky a vécu, comme il l’écrit, sur « une planète sans visa ». Expulsé en 1935, Trotsky a trouvé refuge pendant une courte période en Norvège, où il a écrit La Révolution trahie en 1936.

    Peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement norvégien pour empêché Trotsky de répondre et de réfuter les accusations ignobles lancées contre lui à partir de Moscou. Pour éviter cet emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un nouveau refuge, et il s’empressa d’accepter une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky a rappelé sa lettre ouverte au bureau politique du Parti Communiste russe dans laquelle il avait prédit l’arrivée d’une campagne mondiale de diffamation bureaucratique de Staline et de tentatives d’assassinats.

    La purge qui a eu lieu en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’oppositionnels de gauche. Pour chaque dirigeant apparu dans un simulacre de procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été emprisonnées en silence, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers dans l’Arctique, ou sommairement exécutées dans les caves de leur prison. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtées dans le cadre de ces purges et de cinq à six millions d’entre eux ont été pourrir, la plupart du temps jusqu’à la mort, dans les camps. Sans aucun doute, ce sont les partisans de l’Opposition de Gauche, les partisans des idées de Trotsky, qui ont supporté la plus lourde répression.

    Les purges menées en Russie étaient également directement liées à l’intervention contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution ayant éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire de la direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlé par Moscou, de l’appareil de conseillers militaires soviétiques et d’agents du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et en particulier aux trotskistes d’Espagne qui résistaient à ses politiques.

    Pendant ce temps, la police secrète de Staline a aussi intensifié son action destinée à détruire le centre de l’Opposition de Gauche Internationale basé à Paris sous la direction du fils de Trotsky, Léon Sedov.

    Sedov a été indispensable à Trotsky pour son travail de publiciste, dans la préparation et la distribution des Bulletins de l’Opposition et pour garder contacts avec les groupes d’oppositionnels à l’étranger. Mais Sedov avait également livré une contribution exceptionnelle et indépendante au travail de l’Opposition. Au début de l’année 1938, il est tombé malade, on suspectait une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, »Etienne », Sedov est entré en clinique – un hôpital qui par la suite s’est avéré être totalement infiltré par des émigrés russes »blancs » (partisans de l’ancien régime tsariste) et des Russes ayant des penchants staliniens. Sedov a semblé se remettre de l’opération, mais est mort peu de temps après avec des symptômes extrêmement mystérieux. Un médecin a suggéré un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a laissé entendre que sa maladie avait en premier lieu été produite par un empoisonnement sophistiqué et pratiquement indétectable.

    Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils décédé : Léon Sedov – le fils – l’ami – le militant. Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour la défense des idées du marxisme authentique contre leur perversion stalinienne. Mais il a aussi donné quelques indications sur ce que cela signifiait personnellement. « II était une part, la part jeune de nous deux. », écrivait Trotsky, parlant en son nom et pour Natalia : »Pour cent raisons, nos pensées et nos sentiments allaient chaque jour vers lui, à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui demeurait en nous de jeune. »

    Par la suite il a été révélé que Léon Sedov avait été trahi par »Etienne », un agent du GPU beaucoup plus insidieux et impitoyable que les espions et les provocateurs précédents qui s’étaient infiltrés dans le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué comme étant Mark Zborowski, révélé dans les années ’50 comme une figure clé du réseau d’espionnage du GPU aux USA. Zborowski avait déjà un long fleuve de duplicité et de sang derrière lui. Zborowski a par la suite avoué qu’il avait surveillé Rudolf Klement, (le secrétaire de Trotsky assassiné à Paris en 1938), Erwin Wolf (un partisan de Trotsky assassiné en Espagne en juillet 1937) et Ignace Reiss (un agent de premier plan du GPU qui a tourné le dos à la machine de terreur stalinienne, a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale et a été assassiné en Suisse en septembre 1937).

    Zborowski a eu des contacts avec les agents des forces spéciales du GPU en Espagne qui étaient responsables de l’assassinat d’Erwin Wolf – et qui comprenaient dans leurs rangs l’infâme colonel Eitingon. C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait ensuite diriger les tentatives d’assassinat contre Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée au GPU et maitresse, Caridad Mercader, ainsi que son fils, Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky.
    L’assaut du 24 mai

    Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937. Le gouvernement du général Lazaro Cardenas a été le seul au monde à accorder asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. En contraste marqué avec la manière dont il avait été reçu ailleurs, Trotsky y a reçu un accueil officiel flamboyant et alla vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et partisan politique, le peintre mexicain Diego Rivera.

    L’arrivée de Trotsky a toutefois coïncidé avec un deuxième procès-spectacle de Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque. »Nous avons écouté la radio », raconte Natalia, » ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons ressenti jaillir la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang, cela nous affluait de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège. » (Vie et mort de Léon Trotsky, p212). Encore une fois Trotsky a exposé les contradictions internes de ces procès et réfuté les prétendues »preuves » contre lui et ses partisans dans une série d’articles.

    Une »contre-procès » a par ailleurs été organisé, sous la présidence du philosophe libéral américain John Dewey. Cette commission a totalement exonéré Trotsky des accusations lancées contre lui. Trotsky a averti que le but de ces essais était de justifier une nouvelle vague de terreur – qui serait dirigée contre tous ceux qui ont représenté la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soient des opposants actifs, de potentiels rivaux bureaucratiques ou des complices devenus tout simplement embarrassants. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une condamnation qui resterait sans effet.

    A partir du moment de son arrivée, le Parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient loyalement la ligne de Moscou, a commencé à faire de l’agitation pour que des restrictions frappent Trotsky, pour l’empêcher de répondre aux accusations portées contre lui lors de ces procès-spectacles, et finalement pour provoquer son expulsion du pays. Les journaux et les revues du Parti communiste et de la fédération syndicale contrôlée par le parti Communiste (CTM) ont déversé un flot d’injures et d’accusations calomnieuses en déclarant que Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas en collaboration avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait la langue de ceux qui décident non par la voie de votes mais par celle des mitrailleuses.

    Au milieu de la nuit, le 24 mai 1940, une première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe d’hommes armés a pénétré dans la maison de Trotsky, a mitraillé les chambres et a tenté de détruire les archives de Trotsky en provoquant le maximum de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en se couchant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle. Par la suite, ils ont constaté que les assaillants avaient été enlevé Robert Sheldon Harte, l’un des secrétaires-gardes de Trotsky, qui avait apparemment été trompé par un membre du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a été retrouvé enterré dans une fosse.

    Toutes les preuves orientaient l’enquête vers les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne des semaines ayant précédé le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils préparaient une tentative de meurtre. La police mexicaine a très vite arrêté certains complices mineurs des bandits, et les preuves ont incriminé un des principaux membres du Parti communiste mexicain. L’enquête a conduit jusqu’à David Alfaro Siqueiros qui, comme Diego Rivera, était un peintre bien connu. Mais contrairement à Rivera, il était un membre éminent du Parti Communiste du Mexique. Siqueiros avait aussi été en Espagne et était suspecté d’entretenir des liens avec le GPU depuis longtemps. Malgré les tentatives scandaleuses qui ont essayé de dépeindre cette attaque comme étant l’oeuvre de Trotsky afin de discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a finalement arrêté les meneurs, y compris Siqueiros. Toutefois, en raison de pressions exercées par le Parti Communiste et la centrale syndicale CTM, ils ont été libérés en mars 1941 pour »manque de pièces à conviction » !

    Siqueiros n’a pas nié son rôle dans cette agression. En fait, il s’en vantait ouvertement. Mais la direction du Parti communiste, clairement embarrassée non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle avait été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, rejetant la faute sur un gang »d’éléments incontrôlables » et »d’agents provocateurs ».

    La presse stalinienne a tantôt présenté Siqueiros comme un héros, tantôt comme un »fou ou un demi-fou », parfois même comme un agent à la solde de Trotsky! La presse stalinienne a même affirmé que Trotsky devait être expulsé suite à cet évènement, car l’attaque n’était qu’un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’état mexicain.

    Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre dirigeant du Parti Communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon Témoignage, publiées par la maison d’édition du Parti Communiste mexicain en 1978, Valentin Campa, un vétéran du parti, a catégoriquement contredit les démentis officiels de la participation du parti et a révélé divers détails sur la préparation de cet attentat contre la vie de Trotsky.

    Campa raconte notamment comment, à l’automne 1938, il a, avec Raphael Carrillo (membre du comité central du PC), été convoqué par Herman Laborde (secrétaire général du parti) et a été informé d’une « affaire extrêmement confidentielle et délicate ». Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué de l’Internationale Communiste (en réalité, un représentant du GPU) qui l’avait informé de la »décision d’éliminer Trotsky » et avait demandé leur coopération « pour mener à bien cette élimination ». Après une »analyse vigoureuse », cependant, Campa déclare avoir rejeté la proposition: « Nous avons conclu … que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs on nous l’avait dit assez souvent à travers le monde. Les conséquences de son élimination feraient beaucoup de tort au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à l’ensemble du mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur. » Mais Laborde et Campa ont été accusés »d’opportunisme sectaire » pour leur opposition au projet et d’être »mous concernant Trotsky ». Ils ont été chassés du parti.

    La campagne pour préparer le Parti Communiste mexicain à l’assassinat de Trotsky a été réalisée par le biais d’un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de Moscou : Siqueiros lui-même, qui avait joué un rôle actif en Espagne, était probablement un agent du GPU depuis 1928. Vittoria Codovila, un stalinien argentin qui avait opéré en Espagne sous la direction d’Eitingon, avait été probablement impliqué dans la torture et le meurtre du dirigeant du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) Andreas Nin. Pedro Checa, dirigeant du Parti communiste espagnol en exil au Mexique, avait reçu son pseudonyme de la police secrète soviétique, la Tchéka. Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, avait été actif dans les forces spéciales du GPU en Espagne sous le pseudonyme de « Général Carlos ». Le colonel Eitingon avait coordonné leurs efforts.

    Staline prépare un nouvel essai

    Après l’échec de la tentative de Siqueiros, Campa écrit »une autre alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky dans la soirée du 20 août 1940. »

    Trotsky se considérait en sursis. « Notre joyeux sentiment de salut », écrivait Natalia, « a été freiné par la perspective d’une nouvelle attaque et de la nécessité de s’y préparer. » (Natalia, Father and son) Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement – tragiquement – aucun efforts n’a été fait pour enquêter de manière plus approfondie sur l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la famille avaient déjà eu sur ce personnage étrange.

    Trotsky s’est opposé à quelques-unes des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses secrétaire et gardes : contre le fait qu’un garde soit à ses côtés à tout moment, par exemple. « Il est impossible de consacrer sa vie uniquement à l’auto-défense », a écrit Natalia, »car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur ». Néanmoins, compte tenu de la nature vitale et indispensable du travail de Trotsky et de inéluctabilité d’une attaque contre sa vie, il ne fait aucun doute qu’il y avait de graves lacunes dans sa sécurité et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre. Peu de temps avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait vu autoriser des ouvriers passer librement dans et hors de la cour. Trotsky s’est plaint de cette négligence et a ajouté – ironie du sort, ce n’était que quelques semaines avant la mort tragique de Harte – « vous pourriez être la première victime de votre propre négligence. »

    Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid de Siqueiros. Mais les préparatifs pour cet assassinat datait de plus longtemps. Grâce à Zborowski et à d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader a été introduit en France auprès de Sylvia Ageloff, une jeune trotskyste américaine qui est par la suite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent du GPU a réussi à séduire Sylvia Ageloff et à en faire la complice involontaire de son crime.

    Mercader avait une couverture élaborée, même si elle a suscité beaucoup de soupçons. Elle a malheureusement assez bien servi son but. Mercader avait rejoint le Parti communiste en Espagne, et était devenu militant actif dans la période de 1933 à 1936, quand le parti était déjà stalinisé. Probablement grâce à sa mère, Caridad Mercader, qui était un agent du GPU et était associée à Eitingon, Ramon Mercader est entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole – aidée par le sabotage stalinien de la révolution espagnole – Mercader s’est rendu à Moscou, où il a été préparée à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’a plus tard accompagnée au Mexique en janvier 1940 et s’est progressivement introduit dans les bonnes grâces de la famille de Trotsky.

    Après cela, Mornard/Mercader a organisé une rencontre avec Trotsky, sous prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit – que Trotsky considérait comme sans intérêt au point que cela en devenait gênant. La première réunion était en fait très clairement une »répétition générale » pour l’assassinat qui devait suivre.

    Il s’est ensuite à nouveau rendu dans cette maison le 20 août. Malgré les réticences des gardes de Natalia et de Trotsky, Mornard/Mercader a de nouveau autorisé à voir Trotsky seul – « trois ou quatre minutes se sont écoulées », rapporte Natalia. »J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un cri perçant, horrible (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus étincelants sans lunettes et ses bras pendant à son côté. (…) Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal porté à l’arrière de la tête à l’aide d’un pic à glace dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’avait pas immédiatement été mortel. » »Trotsky a crié très longuement, infiniment longuement, » comme l’a précisé Mercader lui-même et s’est courageusement jeté sur son assassin, ce qui a empêché d’autres coups de survenir.

    « Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave », a dit Natalia. « Lev Davidovich écouta sans émotion, comme on le ferait d’un message classique de confort. Attirant l’attention sur son cœur, il dit: »Je sens … ici … que c’est la fin … cette fois … ils ont réussi. » (Vie et mort de Léon Trotsky, P268) Trotsky a été transporté à l’hôpital, a été opéré et a survécu pendant plus d’une journée pour finalement mourir à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.

    Mercader semble avoir espéré disposer d’un traitement similaire à celui de Siqueiros et pouvoir bénéficier d’une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a effectivement faites. Cependant, même après que son identité ait été fermement établies avec ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné d’assassiner Trotsky. Le crime a été quasiment universellement attribué à Staline et au GPU, mais les staliniens ont nié toute responsabilité. Cependant, la mère de Mercader, qui s’était enfuie du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée ainsi que son fils. Mercader lui-même a été honoré lors de son retour à l’Est après sa libération. En dépit de son silence, toute une série de preuves sont arrivées, notamment à partir du témoignage d’espions russes traduits en justice aux Etats-Unis, de celui de certains des meilleurs agents du GPU qui ont fait défection vers les pays occidentaux ou encore hors des mémoires de dirigeants staliniens eux-mêmes. Mercader faisait clairement partie de la machine de terreur secrète de Staline.

    En fin de compte, Staline a réussi à tuer l’homme qui – aux côtés de Lénine – était sans aucun doute le plus grand dirigeant révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite: « Tout au long de sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’émancipation de l’humanité. Au cours des dernières années de sa vie, sa foi ne s’est pas affaiblie, au contraire, elle était devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité s’émancipera de toute oppression et triomphera des exploitations de toutes sortes. » (How it happened, novembre 1940)

    L’héritage de Trotsky

    De nombreuses tentatives ont été faites de présenter Trotsky comme un personnage tragique, comme si sa perspective d’une révolution socialiste dans les pays capitalistes développés et d’une révolution politique en Union soviétique était »noble », mais désespérément idéaliste. C’est le point de vue sous-entendus par Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie »Trotsky, le prophète désarmé », dans laquelle il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et ré-armer une nouvelle direction marxiste internationale avec la création de la Quatrième Internationale en 1938, rejetant le travail tenace et minutieux de Trotsky comme futile.

    Toute la vie de Trotsky et son œuvre après la révolution russe victorieuse a été indissolublement liée à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une première période de retraite, puis de défaites catastrophiques. Pour la simple raison que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, le reflux de la révolution l’a contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les sceptiques avaient abandonné les perspectives marxistes et fait la paix avec le stalinisme ou le capitalisme – ou les deux – Trotsky, et la petite poignée qui est restée attachée aux idées de l’Opposition de Gauche, ont lutté pour ré-armer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires pour l’avenir du mouvement de la classe ouvrière.

  • Trotsky : "Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ?"

    trotsky_militantEn 1917 se déroula la révolution qui porta pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité les masses exploitées au pouvoir. Hélas, à cause de l’arriération de la jeune République Soviétique héritée de l’ancien régime tsariste et des destructions dues à la Première Guerre Mondiale et à la guerre civile, à cause aussi de l’isolement du premier Etat ouvrier suite à l’échec des révolutions dans les autres pays – et plus particulièrement en Allemagne – une bureaucratie a su émerger et usurper le pouvoir.

    Staline a personnifié ce processus, tandis que Trotsky, proche collaborateur de Lénine et ancien dirigeant de l’insurrection d’Octobre et de l’Armée Rouge, a été la figure de proue de ceux qui étaient restés fidèles aux idéaux socialistes et qui, tout comme Trotsky lui-même en 1940, l’on bien souvent payé de leur vie.

    Dans ce texte de 1935 qui répond aux questions de jeunes militants français, Trotsky, alors en exil, explique les raisons de la victoire de la bureaucratie sur l’opposition de gauche (nom pris par les militants communistes opposés à la dérive bureaucratiques et à l’abandon des idéaux socialistes et internationalistes par l’Union Soviétique).

    Il explique aussi pourquoi il n’a pas utilisé son prestige dans l’Armée Rouge – qu’il avait lui-même mis en place et organisée pour faire face à la guerre civile – afin d’utiliser cette dernière contre la caste bureaucratique.

    Derrière cette clarification d’un processus majeur lourd de conséquences pour l’évolution ultérieure des luttes à travers le monde se trouvent aussi la question du rôle de l’individu dans le cours historique ainsi qu’une réponse à la maxime « la fin justifie les moyens », deux thèmes qui n’ont rien perdu de leur actualité.

    Pourquoi Staline l’a-t-il emporté ? Par léon Trotsky

    « Comment et pourquoi avez vous perdu le pouvoir ? », « comment Staline a-t-il pris en main l’appareil ? », « qu’est-ce qui fait la force de Staline ? ». La question des lois internes de la révolution et de la contre-révolution est posée partout et toujours d’une façon purement individuelle, comme s’il s’agissait d’une partie d’échec ou de quelque rencontre sportive, et non de conflits et de modifications profondes de caractère social. De nombreux pseudo-marxistes ne se distinguent en rien à ce sujet des démocrates vulgaires, qui se servent, en face de grandioses mouvements populaires, des critères de couloirs parlementaires.

    Quiconque connaît tant soit peu l’histoire sait que toute révolution a provoqué après elle la contre-révolution qui, certes, n’a jamais rejeté la société complètement en arrière, au point de départ, dans le domaine de l’économie, mais a toujours enlevé au peuple une part considérable, parfois la part du lion, de ses conquêtes politiques. Et la première victime de la vague réactionnaire est, en général, cette couche de révolutionnaire qui s’est trouvée à la tête des masses dans la première période de la révolution, période offensive, « héroïque ». […]

    Les marxistes savent que la conscience est déterminée, en fin de compte, par l’existence. Le rôle de la direction dans la révolution est énorme. Sans direction juste, le prolétariat ne peut vaincre. Mais même la meilleure direction n’est pas capable de provoquer la révolution, quand il n’y a pas pour elle de conditions objectives. Au nombre des plus grands mérites d’une direction prolétarienne, il faut compter la capacité de distinguer le moment où on peut attaquer et celui où il est nécessaire de reculer. Cette capacité constituait la principale force de Lénine. […]

    Le succès ou l’insuccès de la lutte de l’opposition de gauche (1) contre la bureaucratie a dépendu, bien entendu, à tel ou tel degré, des qualités de la direction des deux camps en lutte. Mais avant de parler de ces qualités, il faut comprendre clairement le caractère des camps en lutte eux-mêmes ; car le meilleur dirigeant de l’un des camps peut se trouver ne rien valoir pour l’autre camp, et réciproquement. La question si courante et si naïve : « pourquoi Trotsky n’a-t-il pas utilisé en son temps l’appareil militaire contre Staline ? » témoigne le plus clairement du monde qu’on ne veut ou qu’on ne sait pas réfléchir aux causes historiques générales de la victoire de la bureaucratie soviétique sur l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat…

    Absolument indiscutable et d’une grande importance est le fait que la bureaucratie soviétique est devenue d’autant plus puissante que des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale (2). Les défaites des mouvements révolutionnaires en Europe et en Asie ont peu à peu miné la confiance des ouvriers soviétiques dans leur allié international. A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë (3). Les représentants les plus hardis et les plus dévoués de la classe ouvrière soit avaient péris dans la guerre civile, soit s’étaient élevés de quelques degrés plus hauts, et, dans leur majorité, avaient été assimilés dans les rangs de la bureaucratie, ayant perdu l’esprit révolutionnaire. Lassée par les terribles efforts des années révolutionnaires, privée de perspectives, empoisonnée d’amertume par une série de déceptions, la grande masse est tombée dans la passivité. Une réaction de ce genre s’est observée, comme nous l’avons déjà dit, après chaque révolution. […] […] L’appareil militaire […] était une fraction de tout l’appareil bureaucratique et, par ses qualités, ne se distinguait pas de lui. Il suffit de dire que, pendant les années de la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes (4).
    […] Ces cadres d’officiers et de fonctionnaires remplirent dans les premières années leur travail sous la pression et la surveillance directe des ouvriers avancés. Dans le feu de la lutte cruelle, il ne pouvait même pas être question d’une situation privilégiée pour les officiers : le mot même était rayé du vocabulaire. Mais après les victoires remportées et le passage à la situation de paix, précisément l’appareil militaire s’efforça de devenir la fraction la plus importante et privilégiée de tout l’appareil bureaucratique. S’appuyer sur les officiers pour prendre le pouvoir n’aurait pu être le fait que de celui qui était prêt à aller au devant des appétits de caste des officiers, c’est-à-dire leur assurer une situation supérieure, leur donner des grades, des décorations, en un mot à faire d’un seul coup ce que la bureaucratie stalinienne a fait progressivement au cours des dix ou douze années suivantes. Il n’y a aucun doute qu’accomplir un coup d’Etat militaire contre la fraction Zinoviev-Kaménev-Staline (5), etc., aurait pu se faire alors sans aucune peine et n’aurait même pas coûté d’effusion de sang ; mais le résultat d’un tel coup d’Etat aurait été une accélération des rythmes de cette même bureaucratisation et bonapartisation, contre lesquels l’opposition de gauche entrait en lutte.

    La tâche des bolcheviques-léninistes, par son essence même, consistait non pas à s’appuyer sur la bureaucratie militaire contre celle du parti, mais à s’appuyer sur l’avant-garde prolétarienne et, par son intermédiaire, sur les masses populaires, et à maîtriser la bureaucratie dans son ensemble, à l’épurer des éléments étrangers, à assurer sur elle le contrôle vigilant des travailleurs et à replacer sa politique sur les rails de l’internationalisme révolutionnaire. Mais comme dans les années de guerre civile, de famine et d’épidémie, la source vivante de la force révolutionnaire des masses s’était tarie et que la bureaucratie avait terriblement grandit en nombre et en insolence, les révolutionnaires prolétariens se trouvèrent être la partie la plus faible. Sous le drapeau des bolcheviques-léninistes se rassemblèrent, certes, des dizaines de milliers des meilleurs combattants révolutionnaires, y compris des militaires. Les ouvriers avancés avaient pour l’opposition de la sympathie. Mais cette sympathie est restée passive : les masses ne croyaient plus que, par la lutte, elles pourraient modifier la situation. Cependant, la bureaucratie affirmait : « L’opposition veut la révolution internationale et s’apprête à nous entraîner dans une guerre révolutionnaire. Nous avons assez de secousses et de misères. Nous avons mérité le droit de nous reposer. Il ne nous faut plus de « révolutions permanentes ». Nous allons créer pour nous une société socialiste. Ouvriers et paysans, remettez vous en à nous, à vos chefs ! » Cette agitation nationale et conservatrice s’accompagna, pour le dire en passant, de calomnies enragées, parfois absolument réactionnaires (6), contre les internationalistes, rassembla étroitement la bureaucratie, tant militaire que d’Etat, et trouva un écho indiscutable dans les masses ouvrières et paysannes lassées et arriérées. Ainsi l’avant-garde bolchevique se trouva isolée et écrasée par morceau. C’est en cela que réside tout le secret de la victoire de la bureaucratie thermidorienne (7). […]

    Cela signifie-t-il que la victoire de Staline était inévitable ? Cela signifie-t-il que la lutte de l’opposition de gauche (bolcheviques-léninistes) était sans espoirs ? C’est poser la question de façon abstraite, schématique, fataliste. Le développement de la lutte a montré, sans aucun doute, que remporter une pleine victoire en URSS, c’est-à-dire conquérir le pouvoir et cautériser l’ulcère de bureaucratisme, les bolcheviques-léninistes n’ont pu et ne pourront le faire sans soutien de la part de la révolution mondiale. Mais cela ne signifie nullement que leur lutte soit restée sans conséquence. Sans la critique hardie de l’opposition et sans l’effroi de la bureaucratie devant l’opposition, le cours de Staline-Boukharine (8) vers le Koulak (9) aurait inévitable abouti à la renaissance du capitalisme. Sous le fouet de l’opposition, la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme (10). Les léninistes n’ont pu sauver le régime soviétique des processus de dégénérescence et des difformités du pouvoir personnel. Mais ils l’ont sauvé de l’effondrement complet, en barrant la route à la restauration capitaliste. Les réformes progressives de la bureaucratie ont été les produits accessoires de la lutte révolutionnaire de l’opposition. C’est pour nous trop insuffisant. Mais c’est quelque chose. »

    Ce texte est tiré de : Trotsky, Textes et débats, présentés par Jean-Jacques Marie, Librairie générale Française, Paris, 1984.

    1. Opposition de gauche – bolcheviques-léninistes : On a tendance à séparer Lénine de la lutte contre la bureaucratie incarnée par le conflit entre Trotsky contre Staline et ses différents alliés successifs. Pourtant, la fin de la vie de Lénine est marquée par le combat commencé de concert avec Trotsky contre Staline, qu’il rencontrait à chaque fois qu’il voulait s’attarder sur un problème spécifique (constitution de l’URSS, monopole du commerce extérieur, affaire de Géorgie, transformation de l’inspection ouvrière et paysanne, recensement des fonctionnaires soviétiques,…). En 1923, Lénine paralysé, Staline s’est allié à Zinoviev et Kamenev contre Trotsky. La politique de la troïka ainsi créée à la direction du Parti Communiste s’est caractérisée par l’empirisme et le laisser aller. Mais dès octobre 1923, l’opposition de gauche a engagé le combat, c’est-à-dire Trotsky et, dans un premier temps, 46 militants du Parti Communiste connus et respectés de longue date en Russie et dans le mouvement ouvrier international. La base de leur combat était la lutte pour la démocratie interne et la planification (voir au point 10). Le terme de bolchevique-léninistes fait référence à la fidélités aux principes fondateurs du bolchevisme, principes rapidement foulé au pied par Staline et les bureaucrates alors qu’ils transformaient Lénine en un guide infaillible et quasi-divin. Le terme « trotskiste » a en fait été inventé par l’appareil bureaucratique comme une arme dans les mains de ceux qui accusaient Trotsky de vouloir détruire le parti en s’opposant à la « parole sacrée » de Lénine détournée par leurs soins.
    2. « des coups plus durs se sont abattus sur la classe ouvrière mondiale » Pour les révolutionnaires russes, la révolution ne pouvait arriver à établir le socialisme qu’avec l’aide de la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés. Lénine considérait par exemple qu’il fallait aider la révolution en Allemagne, pays à la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée, jusqu’à sacrifier le régime soviétique en Russie si la situation l’exigeait. Cependant, si la Révolution russe a bien engendré une vague révolutionnaire aux nombreuses répercussions, partout les masses ont échoué à renverser le régime capitaliste. En Allemagne, c’est cette crise révolutionnaire qui a mis fin à la guerre impérialiste et au IIe Reich. Mais, bien que cette période révolutionnaire a continué jusqu’en 1923, l’insurrection échoua en janvier 1919 et les dirigeants les plus capables du jeune Parti Communiste allemand, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, ont été ensuite assassinés. Quelques semaines plus tard, les républiques ouvrières de Bavière et de Hongrie ont également succombé dans un bain de sang. En France faute de direction révolutionnaire, le mouvement des masses a échoué à établir le socialisme, de même qu’en Italie où la désillusion et la démoralisation a ouvert la voie au fascisme. La stabilisation momentanée du capitalisme qui a suivit a cruellement isolé la jeune république des soviets et a favorisé l’accession au pouvoir de la bureaucratie. Quand sont ensuite arrivés de nouvelles opportunités pour les révolutionnaires sur le plan international, la bureaucratie avait déjà la mainmise sur l’Internationale Communiste. Ainsi, quand la montée de la révolution chinoise est arrivée en 1926, la politique de soumission à la bourgeoisie nationale et au Kouomintang de Tchang Kaï-Chek dictée par Moscou a eu pour effet de livrer les communistes au massacre. En mars 1927, quand Tchang-Kaï-Chek est arrivé devant la ville de Shangaï soulevée, le mot d’ordre de l’Internationale Communiste sclérosée était alors de déposer les armes et de laisser entrer les nationalistes. Ces derniers ont ainsi eu toute la liberté d’exécuter par millier les communiste et les ouvriers désarmés…
    3. « A l’intérieur du pays régnait toujours une misère aiguë. » En 1920, alors que la guerre civile devait encore durer jusqu’à l’été 1922, l’industrie russe ne produisait plus en moyenne que 20% de sa production d’avant-guerre, et seulement 13% en terme de valeur. A titre d’exemple, la production d’acier était tombée à 2,4% de ce qu’elle représentait en 1914, tandis que 60% des locomotives avaient été détruites et que 63% des voies ferrées étaient devenues inutilisables. (Pierre Broué, Le parti bolchevique, Les éditions de minuit, Paris, 1971). La misère qui découlait de ces traces laissées par la guerre impérialiste de 14-18 puis par la guerre civile entre monarchistes appuyés par les puissances impérialistes et révolutionnaires a mis longtemps à se résorber.
    4. « Durant la guerre civile, l’Armée Rouge absorba des dizaines de milliers d’anciens officiers tsaristes. » La dislocation de l’Etat tsariste et la poursuite de la participation de la Russie à la Première Guerre Mondiale entre le mois de février (où le tsarisme s’est effondré) et l’insurrection d’Octobre par les différents gouvernements provisoires avaient totalement détruit l’armée russe. Arrivés au pouvoir, les soviets durent reconstruire à partir de rien une nouvelle armée capable de défendre les acquis de la Révolution face aux restes des troupes tsaristes aidés financièrement et militairement par différentes puissances étrangères (Etats-Unis, France, Angleterre, Allemagne, Japon…). C’est à Trotsky qu’a alors été confiée la tâche de construire l’Armée Rouge. Face à l’inexpérience des bolcheviques concernant la stratégie militaire, Trotsty a préconisé d’enrôler les anciens officiers tsaristes désireux de rallier le nouveau régime. Approximativement 35.000 d’entre eux ont accepté au cours de la guerre civile. Ces « spécialistes militaires » ont été un temps encadrés par des commissaires politiques qui avaient la tâche de s’assurer que ces officiers ne profitent pas de leur situation et respectent les ordres du gouvernement soviétique.
    5. Fraction Zinoviev-Kaménev-Staline – Comme expliqué dans le premier point, Zinoviev et Kamenev, dirigeants bolcheviques de premier plan et de longue date, se sont alliés à Staline dès la paralysie de Lénine pour lutter contre Trotsky. Son combat contre la bureaucratisation du parti et de l’Etat les effrayait tout autant que sa défenses des idées de l’internationalisme, à un moment où ils ne voulaient entendre parler que de stabilisation du régime. Finalement, cette fraction volera en éclat quand la situation du pays et du parti forcera Zinoviev et Kamenev à reconnaître, temporairement, leurs erreurs. Ils capituleront ensuite devant Staline, mais seront tous deux exécutés lors du premier procès de Moscou en 1936.
    6. Calomnies enragées – Faute de pouvoir l’emporter par une honnête lutte d’idées et de positions, les détracteurs de l’opposition de gauche n’ont pas lésiné sur les moyens douteux en détournant et en exagérant la portée de passages des œuvres de Lénine consacrés à des polémiques engagées avec Trotsky il y avait plus de vingt années, en détournant malhonnêtement des propos tenus par Trotsky, en limitant le rôle qu’il avait tenu lors des journées d’Octobre et durant la guerre civile, ou encore en limitant ou en refusant tout simplement à Trotsky de faire valoir son droit de réponse dans la presse de l’Union Soviétique. Parallèlement, Lénine a été transformé en saint infaillible – son corps placé dans un monstrueux mausolée – et ces citations, tirées hors de leurs contextes, étaient devenues autant de dogmes destinés à justifier les positions de la bureaucratie. La calomnie, selon l’expression que Trotsky a utilisée dans son autobiographie, « prit des apparences d’éruption volcanique […] elle pesait sur les conscience et d’une façon encore plus accablante sur les volontés » tant était grande son ampleur et sa violence. Mais à travers Trotsky, c’était le régime interne même du parti qui était visé et un régime de pure dictature sur le parti a alors été instauré. Ces méthodes et manœuvres devaient par la suite devenir autant de caractéristiques permanentes du régime stalinien, pendant et après la mort du « petit père des peuples ».
    7. « bureaucratie thermidorienne » : Il s’agit là d’une référence à la Révolution française, que les marxistes avaient particulièrement étudiée, notamment pour y étudier les lois du flux et du reflux révolutionnaire. « Thermidor » était un mois du nouveau calendrier révolutionnaire français. Les journées des 9 et 10 thermidor de l’an II (c’est-à-dire les 27 et 28 juillet 1794) avaient ouvert, après le renversement de Robespierre, Saint-Just et des montagnards, une période de réaction qui devait déboucher sur l’empire napoléonien.
    8. Staline-Boukharine – En 1926, l’économie ainsi que le régime interne du parti étaient dans un état tel que Kamenev et Zinoviev ont été forcés de reconnaître leurs erreurs. Ils se sont alors rapproché de l’opposition de gauche pour former ensemble l’opposition unifiée. Staline a alors eu comme principal soutien celui de Boukharine, « l’idéologue du parti », dont le mot d’ordre était : « Nous devons dire aux paysans, à tous les paysans, qu’ils doivent s’enrichir ». Mais ce n’est qu’une minorité de paysan qui s’est enrichie au détriment de la majorité… Peu à peu politiquement éliminé à partir de 1929 quand Staline a opéré le virage de la collectivisation et de la planification, Boukharine a ensuite été exécuté suite au deuxième procès de Moscou en 1938.
    9. Koulak – Terme utilisé pour qualifier les paysans riches de Russie, dès avant la révolution. Ses caractéristiques sont la possession d’une exploitation pour laquelle il emploie une main d’œuvre salariée, de chevaux de trait dont il peut louer une partie aux paysans moins aisés et de moyens mécaniques (comme un moulin, par exemple).
    10. « la bureaucratie s’est trouvée contrainte de faire d’importants emprunts à notre plate-forme » – Dès 1923, devant la crise dite « des ciseaux », c’est-à-dire le fossé grandissant entre les prix croissants des biens industriels et la diminution des prix des denrées agricoles, Trotsky avait mis en avant la nécessité de la planification afin de lancer l’industrie lourde. A ce moment, la Russie était encore engagée dans la nouvelle politique économique (NEP), qui avait succédé au communisme de guerre en 1921 et avait réintroduit certaines caractéristiques du « marché libre » pour laisser un temps souffler la paysannerie après les dures années de guerre. Mais cette politique devait obligatoirement n’être que momentanée, car elle permettait au capitalisme de retrouver une base en Russie grâce au koulaks et au « nepmen » (trafiquants, commerçants et intermédiaires, tous avides de profiter de leurs avantages au maximum, car ils ne savent pas de quoi sera fait le lendemain de la NEP). Une vague de grève avait d’ailleurs déferlé en Russie cette année-là. Finalement, en 1926, 60% du blé commercialisable se trouvait entre les mains de 6% des paysans (Jean-Jaques Marie, Le trotskysme, Flammarion, Paris, 1970). L’opposition liquidée, la bureaucratie s’est attaquée à la paysannerie riche en collectivisant les terres et en enclenchant le premier plan quinquennal. Mais bien trop tard… Tout le temps perdu depuis 1923 aurait permit de réaliser la collectivisation et la planification en douceur, sur base de coopération volontaire des masses. En 1929, la situation n’a plus permit que l’urgence, et Staline a « sauvé » l’économie planifiée (et surtout à ses yeux les intérêts des bureaucrates dont la protection des intérêts était la base de son pouvoir) au prix d’une coercition immonde et sanglante.
  • En finir avec l’austérité exige de se battre pour un autre système

    Le Programme de transition : 77 ans et pas une ride

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    Léon Trotsky

    Le Programme de transition est un texte rédigé par le révolutionnaire Léon Trotsky en 1938, il y a 77 ans. Il pourrait sembler absurde de vouloir appliquer au contexte actuel ses revendications programmatiques, les similitudes entre cette période et celle que nous traversons aujourd’hui sont pourtant nombreuses. Et même si toutes les revendications formulées par Trotsky dans le Programme de transition ne sont plus applicables à la situation actuelle, ce texte et les idées qu’il contient constituent toujours un excellent guide et une source de conseils pour les marxistes.

    Par Jarmo Van Regemorter, article tiré de l’édition d’été de Lutte Socialiste

    Nous connaissons aujourd’hui une période de crise telle que peu d’entre nous n’en ont jamais connue. Les États du monde entier sont enfouis sous des montagnes de dettes après avoir ‘‘nationalisé’’ la faillite des grandes banques (en faisant ainsi payer à la collectivité le prix de la spéculation d’une infime élite) et avoir injecté des montants incroyables dans ‘‘l’économie’’ dans l’espoir de pouvoir la remettre sur ses rails. La classe des travailleurs et le gros de la population se sont vus contraints de payer cette crise par voie de pertes de salaires, de coupes dans les budgets sociaux et de démantèlement total de l’État-providence.

    A l’époque et aujourd’hui

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    “Le Programme de Transition” de Léon Trotsky est disponible auprès de notre rédaction. Ce livre revient à 8 euros, frais de port inclus. Envoyez cette somme au n° de compte BE 48 0013 9075 9627 de Socialist Press avec pour mention “Programme de Transition”

    Le contexte de la société en 1938 n’est pas si différent d’aujourd’hui. La classe des travailleurs était elle aussi contrainte de payer le prix d’une crise profonde, la Grande Dépression. Dans plusieurs pays européens, des forces fascistes avaient instrumentalisé le désespoir des masses pour instaurer des régimes qui défendaient le capital par la force brute. Au final, il a fallu le grand incendie de la Deuxième Guerre mondiale pour pouvoir faire relancer les forces de production, ce que Trotsky décrivait en 1938 comme un développement inévitable. La classe des travailleurs était incroyablement affaiblie. Selon Trotsky, il s’agissait d’une situation où ‘‘chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste et de l’État bourgeois.’’

    Le parallèle avec la situation que nous connaissons est frappant, où n’importe quelle revendication favorable à une plus juste redistribution des richesses se heurte au dogme du ‘‘chacun doit se serrer la ceinture’’. Les travailleurs sont en réalité les seuls à se serrer la ceinture : la crise a enrichit les capitalistes, ceux-là même qui sont responsables de la crise.

    Une part de plus en plus grande de la population commence à se dresser contre ce diktat. A l’automne dernier, la Belgique a été frappée par le plus grand et le plus impressionnant plan d’action syndical depuis des dizaines d’années. La situation n’était guère différente dans les années ‘30, quand le pays fut paralysé par la gigantesque vague de grèves de 1936. Mais au moment où la classe des travailleurs partait en lutte, sa direction a décidé de maintenir une position extrêmement conservatrice, tant concernant les immenses partis sociaux-démocrates que les partis ‘‘communistes’’ staliniens de l’époque, pieds et poings liés à la bureaucratie dirigeante d’URSS. Lorsque les masses sont entrées en mouvement, ces directions ont hésité à adopter une stratégie révolutionnaire. La social-démocratie s’en tenait à un ‘‘programme minimum’’ (des revendications destinées à améliorer le niveau de vie des travailleurs en restant au sein du système capitaliste) et un ‘‘programme maximum’’ (l’idée d’un socialisme à l’arrivée indéfinie, dont il n’était question que lors des cérémonies et des jours de fêtes). La bureaucratie stalinienne d’Union soviétique trouvait quant à elle plus d’intérêt à maintenir de ‘‘bonnes relations’’ avec les gouvernements des pays soi-disant ‘‘démocratiques’’ qu’à opérer des alliances avec les travailleurs étrangers en vue de préparer la révolution socialiste.

    Trotsky a résumé cette situation par cette citation, frappante par son caractère lapidaire : ‘‘La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire.’’ Si l’humanité se voyait privée de la moindre perspective d’avenir, la faute en incombait uniquement aux dirigeants de la couche de la société qui aurait pu la conduire à une autre société, la classe des travailleurs.

    Plus de 70 ans plus tard, pas mal de choses ont changé. Les partis staliniens ont disparu en tant que facteur d’influence politique et il ne reste que l’ombre des partis sociaux-démocrates. Ayant choisi le camp de la politique d’austérité néolibérale, ces derniers ont vu leur soutien fondre comme neige au soleil. Le problème fondamental qui se pose à la classe des travailleurs – qui reste le moteur de changement et de progrès – n’est pas le conservatisme de ses dirigeants mais aussi l’absence d’organisations de masse qui pourraient représenter et défendre ses intérêts politiques.

    Comment préparer la voie vers une autre société ?

    Le chômage de masse permanent, les catastrophes écologiques, la dégradation des conditions de vie, l’extrême inégalité,… sont des problèmes insolubles au sein du système capitaliste. Une autre société est nécessaire, ce qui ne saurait selon nous être qu’une société socialiste démocratique.

    Quiconque désire une société différente ne peut se limiter à des revendications de programme minimum. Nous sommes très clairement en faveur d’une taxe des millionnaires, par exemple. Mais, malheureusement, nous savons très bien que ces millionnaires trouveront assez de failles pour s’y dérober. Nous voulons un enseignement plus démocratique et plus inclusif, c’est certain. Mais les énormes investissements nécessaires ne seront jamais effectués par les gouvernements capitalistes. Il va sans dire que nous ne sommes pas opposés à l’idée de référendums contraignants capables de permettre à la population d’avoir son mot à dire. Mais de tels référendums, dans la société actuelle, ne donneront aucun véritable pouvoir de décision à la population concernant les thèmes qui pourraient s’attaquer aux rapports de propriété capitalistes.

    Nous voyons partout apparaitre de nouvelles formations de gauche. Les socialistes du monde entier suivent de très près Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. Mais à chaque fois que ces formations cherchent à s’en tenir à ce qui est acceptable pour le capitalisme, elles se heurter aux étroites limites de leur propre programme. Un plan d’investissement massif dans la sécurité sociale, la création d’emplois et les pensions en Grèce exige de refuser les diktats de la Troïka. C’est inacceptable pour le capitalisme.

    Nous ne savons que trop bien ce que signifient les ‘‘réalisations’’ qui respectent le cadre du capitalisme. Jadis, la journée des huit heures a constitué un gigantesque pas en avant. Cette conquête sociale a pu montrer que des changements fondamentaux sont bel et bien possibles dans les limites du système. Mais, aujourd’hui, il est parfois difficile de trouver autour de soi quelqu’un qui travaille huit heures par jour ou moins avec un contrat à plein temps. Saut d’index, attaques sur les pensions, coupes budgétaires dans l’enseignement et dans les soins de santé, etc. : tout ce pour quoi nos grands-parents se sont battus nous est retiré.

    Le PSL défend vigoureusement pour chaque amélioration de nos conditions. Mais nous devons toujours ajouter que pour garantir ces conquêtes sociales, pour réellement en faire des acquis, il nous faut une autre société. Cela exige de se battre non pas seulement pour le partage du gâteau, mais bien pour le contrôle de la pâtisserie.

    Quelles revendications transitoires en 2015 ?

    Notre approche pour lier les revendications quotidiennes à la lutte pour une société équitable repose toujours sur le Programme de transition de Trotsky. Pour Trotsky, chaque revendication défendue par une organisation révolutionnaire doit faire le lien avec le but final de son activité politique : l’instauration d’une société socialiste.

    C’est pourquoi nous défendons aujourd’hui la revendication de la semaine des 30 heures. Non pas parce que nous pensons que cela nous permettrait de résoudre tous les problèmes, mais parce que cela peut représenter un pas en avant qui pourrait développer dans la société le débat sur l’énorme pression au travail et la flexibilité imposée. À partir de là, nous pouvons orienter la discussion vers le modèle de société où le travail et les richesses disponibles seraient correctement répartis.

    Les piliers du capitalisme ne sont pas pour nous des dogmes sacrés. Notre programme, de par sa formulation, nous permet de démarrer des nécessités sociales concrètes de la classe des travailleurs, tout comme les partis traditionnels se basent sur les besoins concrets de la classe bourgeoise. La propriété privée des moyens de production dans la société constitue aujourd’hui le plus grand obstacle au progrès et à l’avènement d’un meilleur avenir. Pour ceux qui ont perdu leur travail à Ford Genk, par exemple, il est difficile de comprendre qu’une usine moderne et fonctionnelle soit balancée à la poubelle pour la seule raison que, quelque part dans le monde, il existe une main-d’oeuvre meilleur marché capable d’être encore plus exploitée. Selon nous, une telle usine aurait dû être nationalisée sous le contrôle et la gestion démocratique des travailleurs.

    Des référendums contraignants peuvent accroitre le niveau de conscience de la population par rapport à différents thèmes, mais cela ne suffira pas pour la préparer à exercer le contrôle des moyens de production de la société. Cela nécessite des représentants démocratiquement élus et révocables à tout moment, qui ne disposent pas d’un meilleur salaire que travailleurs qualifiés qu’ils représentent.

    Les 110 entreprises qui sont aujourd’hui responsable de la plupart des richesses en Belgique doivent être placées sous contrôle démocratique des travailleurs. Il faut en premier lieu supprimer le secret bancaire pour que la classe des travailleurs puisse voir ce qui est fait des richesses qu’elle crée. Cela nous permettrait de rompre avec la politique d’austérité.

    Lorsque la plus grande grève générale de 24 heures de l’histoire de Belgique est survenue, le 15 décembre 2014, elle avait clairement pour objectif de faire chuter le gouvernement. Aucune organisation de gauche n’a essayé de propager un mot d’ordre capable de pousser plus loin la construction du mouvement. Aucune, à l’exception du PSL, notamment autour du type de deuxième plan d’action qui allait s’imposer après le 15 décembre. Notre slogan était : ‘‘Grève jusqu’à la chute de Michel 1er et de toute l’austérité.’’ Nous n’avons pas limité nos mots-d’ordre au seul gouvernement Michel actuel, une éventuelle nouvelle coalition tripartite avec le PS ne livrerait aucun changement fondamental. Y faire face nécessite de se préparer à l’avance.

    Le besoin de nouvelles organisations de masse pour la classe des travailleurs s’impose aujourd’hui de manière criante. En Europe du Sud, les premiers pas sont faits vers la création de telles organisations, même si le développement de ces partis n’est pas linéaire. L’activité du PSL et de ses sections- soeurs à l’étranger visera notamment à éviter que ces nouveaux partis se perdent dans des compromis avec la bourgeoisie qui risqueraient de les compromettre et de miner leur base de soutien.

    Si nous nous basons toujours aujourd’hui sur le Programme de transition, c’est parce qu’il constitue un guide pour l’action révolutionnaire. Nos lecteurs savent qu’ils nous trouveront toujours sur le terrain dans la lutte pour la défense et la conquête de nos droits, mais en liant systématiquement ce combat à celui en faveur d’une nouvelle société socialiste démocratique.

  • [DOSSIER] Italie, 1920 : Quand les travailleurs occupaient les usines

    En 1920, un mouvement d’occupations d’usines historique a pris place en Italie, allant jusqu’à susciter une profonde remise en question du capitalisme. Ce mouvement de masse a pourtant échoué à renverser l’autorité du capitalisme et sa disparition a malheureusement présidé à l’avènement du fascisme. Dans ce dossier, notre camarade Christine Thomas, de la section italienne du CIO (Contro Corrente) revient sur ces évènements et les leçons à en tirer.

    ‘‘En 1920, la classe ouvrière italienne avait, en effet, pris le contrôle de l’Etat, de la société, des usines et des entreprises. En fait, la classe ouvrière avait déjà gagné ou virtuellement gagné.’’ (Léon Trotsky, au quatrième Congrès de l’Internationale Communiste, novembre 1922 ). De fait, des travailleurs armés occupaient alors les usines, et des paysans s’étaient également emparés des terres. Le parti socialiste italien (PSI) était fort de quelque 200.000 membres à ce moment.

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    De l’occupation de places à l’occupation d’entreprises !

    Le thème de l’occupation est revenu sur le devant de la scène lors des luttes qui ont pris place au cours de l’année 2011. Nous avons déjà commenté sur notre site, dans notre journal et dans nos tracts cette méthode admirable issues des plus belles traditions du mouvement ouvrier et qui pose la question du contrôle de la société. Vers le mouvement des Indignés ou Occupy, nous défendons de déplacer les occupations de places symboliques vers les lieux de travail. Les pas qui ont été posés en cette direction aux Etats-Unis avec le blocage des ports, notamment celui d’Oakland, sont d’une très grande importance. En Belgique, dans le cadre de la lutte pour la sauvegarde de l’emploi dans la sidérurgie liégeoise, nous défendons l’occupation des sites d’ArcelorMittal en tant que première étape vers la nationalisation de la sidérurgie sous le contrôle des travailleurs. Les liens ci-dessous développent ces questions.

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    Selon les mots de Lénine, le PSI incarnait – de par son opposition à la première guerre mondiale – ‘‘l’heureuse exception’’ des partis affiliés à la Seconde Internationale. En mars 1919, ce même parti avait rejoint l’Internationale Communiste afin d’apporter son soutien à la ‘‘dictature du prolétariat’’. Et pourtant, le mouvement de septembre qui marquait l’étape finale de deux années rouges consécutives (biennio rosso) a échoué à renverser l’instance capitaliste, et sa défaite inaugura la montée du fascisme.

    Aujourd’hui, ce mouvement historique est en voie de devenir la ‘‘révolution oubliée’’, y compris par l’Italie elle-même. Beaucoup d’organisations politiques de masse n’existent plus et les marxistes doivent faire face à la tâche difficile de construire des partis neufs sur base des vieux fondements idéologiques de la classe des travailleurs. Mais la crise prolongée du capitalisme en cours – et les luttes qui en découlent – produiront inévitablement de nouvelles forces politiques avec, une fois de plus, l’hypothèse d’un réformisme et d’un centrisme massifs. C’est pour cette raison que, plus de 90 ans après, la révolution italienne mérite la même attention que d’autres révolutions ‘‘manquées’’ plus familières aux militants de gauche.

    Le mouvement de septembre commença en fait comme une ‘‘simple’’ lutte économique visant à protéger les salaires dans le secteur de l’ingénierie et de la métallurgie. Le coût de la vie connaissait une progression affolante – en juin 1920, les prix dépassaient de 20 % ceux qui étaient en cours trois mois plus tôt à peine. Les patrons avaient accumulé d’énormes profits pendant la guerre mais, selon une logique qui touchera une corde sensible chez tous les travailleurs d’aujourd’hui, ils s’employaient à rejeter la crise économique d’après-guerre sur la classe ouvrière.

    Non seulement ces patrons refusaient d’accorder les 40 % d’augmentation de salaire réclamés par l’union des ouvriers métallurgistes de la FIOM (une section autonome de la principale fédération syndicale (CGL)) mais, quand les négociations furent rompues et que les travailleurs mirent en place un ‘‘va mollo’’ au cœur de leur cadence de travail, les employeurs de l’usine Roméo de Milan décidèrent de fermer l’entreprise et 2000 ouvriers se retrouvèrent à la porte d’un seul coup.

    La FIOM riposta en lançant un appel immédiat à l’occupation de 300 usines milanaises. Cette riposte fut perçue par les dirigeants syndicaux comme une manifestation purement défensive qui, au final, coûterait moins cher que l’organisation d’une grève. Ils furent toutefois totalement dépassés par l’ampleur de la lutte qui s’ensuivit.

    De nombreuses angoisses qui s’étaient accumulées explosèrent alors. Des usines furent saisies dans les bastions industriels de Turin et de Gênes et au-delà de Florence, à Rome, Naples et Palerme. Le raz-de-marée d’occupations engloutit d’innombrables secteurs industriels dont ceux des produits chimiques, du caoutchouc, des chaussures ou encore du textile, pour ne citer qu’eux.

    Finalement, un demi-million de travailleurs tant syndiqués qu’inorganisés, furent impliqués dans cette belle aventure.

    Des drapeaux rouges (socialistes) et noirs (anarchistes) se déployèrent au-dessus des usines occupées. Sur le même temps, des ‘‘Gardes Rouges’’ armés contrôlaient les allées et venues aux abords de l’usine, décidant de qui pouvait entrer et sortir. Les travailleurs eux-mêmes maintenaient l’ordre, interdisant l’alcool et punissant ceux qui transgressaient les codes de discipline qu’ils s’étaient fixés ensemble.

    Le mouvement est allé plus loin à Turin – surnommée la ‘‘Petrograd’’ italienne en référence à la Révolution russe de 1917 – jusqu’à devenir un véritable mouvement de masse populaire qui impliqua pas moins de 150.000 travailleurs.

    Au centre Fiat (à l’époque rebaptisé ‘‘Fiat Soviet’’) les ‘‘commissaires’’ d’atelier organisaient la défense du site ainsi que le transport et le contrôle des matières premières. Les travailleurs de Turin s’organisèrent en conseils d’usine (coordonnés par le ‘‘lavoro di camere’’, une sorte de ‘‘conseil de métiers’’) et des comités de travailleurs prirent la responsabilité de la production, du crédit ainsi que de l’achat et de la vente des marchandises et des matières premières.

    Formellement, les capitalistes et leurs représentants politiques au gouvernement étaient aux commandes mais, en réalité, ils ne contrôlaient plus rien. Ils étaient en quelque sorte « paralysés ». Comme le journal national – ‘‘Corriere della Siera’’ – l’a exprimé sans fioriture : le contrôle complet des usines était aux mains des travailleurs.

    On tenait là un exemple clair de ce qui constitue une étape cruciale à l’intérieur du processus révolutionnaire, à savoir l’étape du ‘‘double pouvoir’’, où celui qui contrôle la société ressent la nature vacillante de son statut et où le destin s’écrit, soit par les forces révolutionnaires potentielles – qui achèvent la révolution via le renversement de l’ancien régime – soit par la vieille classe dominante qui neutralise les forces qui voulaient l’abattre et se réapproprie le contrôle.

    Le mouvement des conseils de l’usine de Turin

    Ce qui advint par la suite ne peut être compris que dans un contexte conjoncturel antérieur, et plus particulièrement dans la période de l’immédiat après-guerre. Les patrons avaient délibérément provoqué le mouvement de Septembre en ‘‘enfermant dehors’’ les ouvriers affectés aux centres d’ingénierie. Cette manœuvre patronale avait évidemment pour but de porter un coup décisif à la classe ouvrière.

    ‘‘Il n’y aura pas de concessions’’, avait déclaré le représentant des patrons à Bruno Buozzi, chef de la FIOM. ‘‘Depuis la fin de la guerre, nous n’avons rien fait d’autre que de baisser nos pantalons. Maintenant c’est votre tour.’’

    Comme cela avait été le cas dans de nombreux pays européens, la guerre, mais aussi la victoire remportée par les travailleurs et les paysans contre le capitalisme et le féodalisme en Russie, avaient donné lieu à une situation explosive en Italie. En 1917, des mouvements semi-insurrectionnels avaient secoué le nord du pays tandis que des paysans et des ouvriers se rebellaient au sud. Il a toutefois fallu attendre 1919 pour que le mouvement s’intensifie et se généralise davantage.

    La première grande bataille des deux ‘‘années rouges’’ fut remportée par les métallurgistes qui, au printemps de 1919, menèrent des actions de grève et obtinrent la journée des huit heures.

    En juin et juillet de la même année, la flambée des prix provoqua un autre mouvement insurrectionnel au nord. Dans de nombreuses régions, des comités de citoyens (sortes de Soviets ‘‘embryonnaires’’) s’emparèrent du contrôle complet des prix.

    Au printemps 1920, le climat insurrectionnel gagna encore en intensité, d’où la hausse du nombre de grèves spontanées générées par l’extrême pénibilité des conditions économiques et sociales. La ‘‘courbe des températures’’ en milieu gréviste devait toutefois poursuivre sa montée inexorable : en 1918 on comptabilisait 600.000 grèves, en 1919 on en comptait 14.000.000 et en 1920 on atteignait le chiffre de 16.000.000 !

    Sur le plan industriel, Turin était la ville la plus importante d’Italie et, du point de vue des capitalistes, elle fut le lieu originel d’émergence puis de développement du mouvement le plus dangereux.

    Dans les usines, les travailleurs s’organisèrent en commissions internes. Il s’agissait d’instances contradictoires dont l’existence débuta en 1906 en tant que comités de revendication affectés aux questions de discipline et d’arbitrage. Ceux-ci étaient dominés par les représentants du syndicat et considérés par la caste capitaliste comme des organes de collaboration de classe, ou encore comme un moyen d’amener les travailleurs à participer aux décisions concernant leur propre exploitation sur les lieux de travail.

    Mais pendant la guerre, ces commissions explosèrent et devinrent l’objet d’une véritable bataille qui opposa les ouvriers de terrain aux patrons sur la question de savoir qui exerçait le contrôle dans les usines. Un rôle crucial dans ce mouvement a été joué par l’Ordine Nuovo (l’Ordre Nouveau), un journal fondé à Turin en mai 1919 par Antonio Gramsci et trois autres socialistes. Inspiré par la révolution russe, l’Ordre Nouveau appelait à la démocratisation des commissions internes et à l’établissement de conseils ouvriers élus par l’ensemble des travailleurs, sans pour autant exclure ceux qui n’étaient pas syndiqués.

    Les conseils ouvriers ne se bornaient pas à exercer un contrôle sur les lieux de travail, mais devenaient d’authentiques organes de pouvoir au service des travailleurs dans la société toute entière.

    L’idée de ces conseils ouvriers se répandit à travers la ville telle une traînée de poudre. Partout dans Turin, dans chaque industrie importante, des élections désignèrent des commissaires d’atelier : il est à noter qu’à son apogée, le mouvement des conseils impliqua pas moins de 150.000 travailleurs dans cette ville… Les capitalistes n’allaient évidemment pas rester bras croisés et accepter indéfiniment l’imposition d’un double pouvoir effectif et permanent à l’intérieur des usines. ‘‘Il ne peut y avoir qu’une seule autorité dans l’usine’’ déclarait le manifeste de la Ligue Industrielle de Turin. ‘‘Les conseils d’ouvriers de Turin doivent être implacablement écrasés’’ clamait de son côté le leader industriel Gino Olivetti.

    En mars 1920, alors que les élections se déroulaient sur chaque lieu de travail pour renouveler les commissions internes, les patrons sont montés à l’assaut en annonçant un verrouillage des centres d’ingénierie à travers toute la ville. Un conflit s’ensuivit, non pas centré sur des griefs économiques, mais bien sur des domaines touchant à la fois au contrôle ouvrier et à la reconnaissance des conseils d’usine. En avril, la grève des métallurgistes s’étendit à l’industrie chimique, à l’imprimerie, au bâtiment ainsi qu’à d’autres secteurs, impliquant un demi-million de travailleurs, soit la quasi-totalité de la classe ouvrière de Turin !

    Quatre jours plus tard, le mouvement s’étendit au-delà des confins de la ville, atteignant la région du Piémont. Une solidarité spontanée s’organisa à Livourne, Florence, Gênes et Bologne, mais les directions syndicales refusèrent de prolonger la grève et – comme au temps de la Commune de Paris en 1871 – le mouvement des conseils d’usine de Turin resta isolé, coupé du reste du pays. A la différence de la Commune de Paris toutefois, dont l’Histoire nous a appris l’issue fatale (les estimations parlent d’au minimum 20.000 morts et 20.000 déportés après la ‘‘semaine sanglante’’ d’avril 1871, NDLR), les milliers de travailleurs ne perdirent pas la vie, mais l’accord qui mis fin à la grève fut vécu comme une amère défaite.

    En dépit d’une reconnaissance formelle des conseils d’usine, cet accord privait les ouvriers de l’exercice d’un contrôle réel sur leur lieu de travail. De plus, après ces journées d’avril, les patrons furent encouragés à aller plus loin dans l’offensive et à reprendre les travailleurs en main. 11.000 industriels appartenant à 72 associations s’organisèrent en une instance centralisée – la Confindustria, qui existe toujours aujourd’hui – qui tint sa première conférence nationale cette année-là. Ces patrons se retrouvaient ainsi unis en une même opposition face aux revendications des travailleurs. Mais la portée des occupations – ainsi que le potentiel révolutionnaire de celles-ci – restaient incontestables et des fissures profondes lézardèrent bientôt la façade du front uni des capitalistes.

    Les ‘‘faucons’’, qui comptaient parmi eux Agnelli, le propriétaire de Fiat, poussèrent le gouvernement à adopter une ligne dure et à briser les occupations par la force. Une autre aile redoutait toutefois une intervention de l’armée – et des forces de l’Etat – à l’encontre des travailleurs. Cette aile craignait le risque de voir la situation s’embraser davantage et entraîner dans la débâcle le système capitaliste dans sont entièreté.

    Le premier ministre Giolitti, élu trois mois auparavant, adopta plutôt la ‘‘logique de la colombe’’ et choisit de demeurer dans sa maison de vacances, d’attendre et de laisser faire le temps dans l’espoir évident que l’usure gagne la classe ouvrière et que cette dernière se retrouve à devoir se prosterner à ses genoux.

    Lorsque Agnelli sollicita l’intervention du gouvernement, Giolitti proposa cependant de bombarder l’usine Fiat afin de la ‘‘libérer de l’occupant’’… ‘‘Non, non’’, s’écria Agnelli. Et Giolitti de résumer lui-même en des termes sans équivoque le fameux dilemme de la classe dirigeante : ‘‘Comment pourrais-je mettre fin à l’occupation ? Il est question de 600 usines dans l’industrie métallurgique. (…) J’aurais dû placer une garnison dans chacune d’elles. (…) Pour occuper les usines, j’aurais dû utiliser toutes les forces à ma disposition ! Et qui aurait assuré la surveillance des 500.000 travailleurs en dehors des usines ? C’aurait été la guerre civile’’. (3) La classe dirigeante était impuissante. La balle était désormais dans le camp des travailleurs…

    Se battre avec des mots

    L’effet de la radicalisation d’après-guerre sur les organisations ouvrières avait été explosif. A la fin de la guerre, la CGL (le syndicat lié au PSI) comptait environ 250.000 membres. Deux ans plus tard, deux millions de travailleurs étaient enrôlés dans ses rangs ! Au cours de l’été 1920, l’union-anarcho-syndicaliste (USI) – qui rejetait la ‘‘politique’’ – pouvait réclamer 800.000 membres et le syndicat catholique du commerce (CIL) était, quant à lui, passé de 162.000 membres en 1918 à un million en 1920. La croissance du PSI ne fut pas moins spectaculaire : 24.000 membres en 1918, 87.000 en 1919 et 200.000 en 1920. En novembre 1919, le parti remporta une stupéfiante victoire électorale, raflant plus de 1,8 millions de voix et devenant, avec 156 députés, la force parlementaire la plus puissante. Il s’assurait aussi le contrôle de 2000 conseils locaux (soit près d’un quart du total).

    Giolitti tablait sur les dirigeants syndicaux, estimant qu’ils seraient capables de retenir la vague d’occupations et de prévenir une insurrection révolutionnaire. En avril, la direction nationale de la CGL, ainsi que celle de la FIOM, s’était montrée hostile au mouvement des ‘‘conseils d’usine’’ qui représentait une menace au niveau de leur contrôle sur la classe ouvrière. Elle avait résisté à toute tentative d’étendre la lutte au-delà de Turin. En septembre, leur principale préoccupation était de maintenir leur contrôle sur le mouvement, de limiter les revendications des occupations aux thèmes économiques (salaires,…), et de prévenir toute volonté de ceux qui désormais exerçaient le contrôle de la société de défier clairement le système capitaliste.

    Et le PSI dans tout ça ? Le parti se prononça en faveur de la révolution et caractérisa, très justement, cette période de ‘‘révolutionnaire’’. Les travailleurs contrôlaient les usines, pas les capitalistes ; la classe dominante était déchirée en raison de ses divisions et l’Etat était paralysé. C’était l’heure de la lutte pour le pouvoir.

    Mais alors que les mouvements révolutionnaires commencent souvent spontanément, sans aucun véritable ‘‘modus vivendi’’, mener une révolution vers sa conclusion – ce qui pour la classe ouvrière et paysanne revient à prendre le pouvoir des mains de la classe dirigeante capitaliste et à construire un Etat ouvrier démocratique – exige un mouvement conscient guidé par un parti révolutionnaire porté par un programme, une stratégie et une tactique claires. Les bolchéviks en avaient fait la démonstration limpide et éclatante trois ans auparavant en Russie.

    Des centaines d’usines furent occupées. Les travailleurs, spécialement à Turin, appelaient ces conseils d’usine à s’étendre davantage. Des initiatives furent développées par la base mais, dans de nombreux domaines, ces occupations d’usine se vivaient séparément les unes des autres et les travailleurs se concentraient exclusivement sur leurs propres questions locales.

    Pendant ce temps là, les ouvriers ruraux et les paysans étaient aussi en effervescence, montant au créneau, se battant, manifestant et s’emparant des terres et autres biens fonciers appartenant aux propriétaires terriens. En 1920, 900.000 ouvriers agricoles rejoignirent la CGL. Cependant, ces soulèvements furent pour la plupart vécus en retrait du monde des ouvriers d’usine.

    Il existait pourtant un besoin impérieux de voir les occupations gagner tous les secteurs de la société et les conseils des travailleurs s’étendre au-delà des lieux de travail et se coordonner au niveau local, régional et national. La formation de comités de paysans et de travailleurs ruraux (l’Italie était encore majoritairement un pays rural) liée aux conseils de travailleurs aurait pu poser les bases d’un gouvernement révolutionnaire des travailleurs et des paysans.

    Dans sa presse, le PSI a publié des articles stimulants relatifs, par exemple, à la formation de soviets, plans détaillés à l’appui. On trouve encore dans cette presse des déclarations révolutionnaires exhortant les paysans à soutenir les grévistes, ainsi qu’un appel aux ‘‘prolétaires en uniforme’’ à rejoindre la lutte des travailleurs et à résister aux ordres de leurs officiers supérieurs.

    Lors du deuxième Congrès de l’Internationale Communiste – qui se tint durant les mois de juillet et août 1920 – les représentants du parti évoquèrent la révolution imminente. Le 10 septembre, la direction nationale du PSI annonça son intention d’ ‘‘assumer la responsabilité et la direction du mouvement afin de l’étendre au pays tout entier ainsi qu’à l’ensemble de la masse prolétarienne’’. (4) Sur papier, c’est un programme révolutionnaire, mais dont la concrétisation n’a jamais dépassé le stade de l’écrit. La direction nationale du PSI fut qualifiée de ‘‘centriste’’ par Lénine (soit des ‘‘révolutionnaire en paroles’’). En tout cas, la direction du PSI était incapable, ou insuffisamment motivée, de tirer des conclusions pratiques de sa phraséologie révolutionnaire.

    Gramsci a expliqué que l’ensemble du PSI avait rejoint la troisième Internationale Communiste, mais sans vraiment comprendre ce qu’il faisait. Une grande partie du parti était encore dominée par les réformistes ou les ‘‘minimalistes’’ (qualifiés ainsi parce qu’ils adhéraient au ‘‘programme minimum’’ du parti, lequel se bornait à une logique de revendications démocratiques, tout en ignorant – ou en le concédant du bout des lèvres – le ‘‘programme maximum’’ de la révolution socialiste). L’existence même d’un programme ‘‘minimum’’ et ‘‘maximum’’ – sans aucun rapport entre eux – aide à comprendre pourquoi le PSI a réagi comme il l’a fait en septembre.

    Dirigés par Turati et Treves, les minimalistes étaient essentiellement concernés par le travail visant à gagner du soutien électoral pour obtenir des postes au Parlement et dans les conseils locaux. Selon eux, les réformes concernant la classe ouvrière devaient être garanties par le Parlement plutôt que par la lutte des classes qui, quand elle avait lieu, devait se limiter aux créneaux économiques ‘‘sûrs’’, c’est-à-dire qui ne représentaient aucune menace pour le système capitaliste. La base principale était – sans surprise – réformiste dans le parti parlementaire ainsi que dans la CGL qui avait été mise en place par le PSI en 1906.

    A côté des réformistes, et, pour la plupart, à la tête du parti, se trouvaient les ‘‘maximalistes’’ dirigés par Serrati. Ils défendirent le programme maximum de la révolution socialiste, mais à la mode typiquement centriste. La principale préoccupation de Serrati était de maintenir l’unité du parti à tout prix ‘‘pour la révolution’’, même si cela équivalait à faire des concessions aux minimalistes. Ainsi, lui et les autres dirigeants centristes ignorèrent-ils les conseils de Lénine qui prescrivaient l’expulsion des réformistes et prônait la constitution d’un parti unifié autour d’un programme communiste clairement défini. En plus de tout ceci, il fallait compter avec les communistes regroupés principalement autour d’Amadeo Bordiga, sans oublier les partisans de Gramsci…

    Une autre caractéristique du centrisme est l’indécision. Pendant les ‘‘journées d’avril’’, la direction avait adopté une position passive, permettant au mouvement des conseils d’usine de se retrouver complètement isolé à Turin, et par conséquent vaincu. La confiance de l’aile ‘‘minimaliste’’ du parti se renforça et cela conduisit aussi à une augmentation du soutien à l’égard des anarchistes en réaction. L’immobilisme du PSI en avril constitua un avant-goût de ce qui allait arriver en septembre. Il n’était en aucune manière préparé à la tempête qui allait faire rage à travers le pays. Comme l’a expliqué Trotsky, l’organisation la plus effrayée et la plus paralysée par les événements de septembre a été le PSI lui-même. (5)

    "L’organisation centrale du parti n’a pas jugé utile jusqu’à présent d’exprimer une seule opinion ou de lancer un seul slogan", écrit Gramsci, en août. (6) En fait, en dépit de sa base, le PSI ne disposait pas d’organisation réelle dans les usines. En 1918, le parti avait signé un ‘‘pacte d’alliance’’ avec la CGL, désignant deux sphères d’influence artificiellement séparées : le PSI se chargeait de mener les ‘‘grèves politiques’’ et la CGL ‘‘les grèves économiques’’. Naturellement, comme l’occupation de septembre l’avait clairement montré, il n’existait pas de distinction franche entre les deux : une grève qui débute sur une question économique (la ‘‘question des salaires’’, dans ce cas précis) devait rapidement revêtir un caractère plus général et, en tous les cas, un caractère politique.

    Mais cette fausse stratégie signifiait que le parti ne se réservait qu’un rôle secondaire – dévolu ordinairement au spectateur voire à la ‘‘pom-pom girl de service’’ – plutôt que de s’approprier le rôle principal : à savoir celui d’un parti révolutionnaire capable de guider le mouvement vers la conquête du pouvoir ainsi que les bolcheviks l’avaient fait en Russie.

    Le PSI pouvait bien imprimer des proclamations abstraites et des manifestes pro-soviétiques, concrètement, il ne faisait rien pour promouvoir ceux-ci parmi les travailleurs eux-mêmes, et permettait donc aux dirigeants syndicaux réformistes – qui mettaient toute leur énergie à faire échouer la révolution – de renforcer leur influence.

    Cette approche propagandiste abstraite était également manifeste dans l’attitude du parti envers les paysans et les travailleurs agricoles. Dans son emphatique rhétorique révolutionnaire, il appelait en ces termes à soutenir les travailleurs des usines : ‘‘Si demain sonne l’heure des grèves décisives, celle de la bataille contre tous les patrons, vous, aussi, ralliez-vous ! Reprenez les villes, les terres, désarmez les carabiniers, formez vos bataillons dans l’unité avec les travailleurs, marchez sur les grandes villes, soyez du côté du peuple en armes contre les voyous mercenaires de la bourgeoisie ! Car le jour de la justice et de la liberté est proche, et la victoire peut-être à portée de la main… ! " (7) Mais l’influence du parti dans les zones rurales, en particulier au sud, restait minime.

    Serrati considérait effectivement que les travailleurs étaient ‘‘socialistes’’ par essence et les paysans ‘‘catholiques’’, renonçant à toute tentative de recruter les masses rurales radicalisées du sud. Lors du deuxième Congrès de l’Internationale Communiste, Serrati rejeta la politique agraire de l’Internationale Communiste au motif que celle-ci était inappropriée par rapport à l’Italie. Un journaliste du ‘‘Corriere della Serar’’ a très bien résumé l’approche du PSI à cette époque en disant que ‘‘les dirigeants socialistes veulent attaquer le régime seulement avec des mots.’’ (8)

    Quand une action concrète était nécessaire

    Dès la deuxième semaine de septembre, les occupations se répandirent spontanément, mais de nombreux travailleurs urbains devenaient fatigués et impatients, attendant en vain quelqu’un capable de passer enfin de la parole à l’acte et de montrer l’exemple. La situation instaurée par le double pouvoir ne pouvait pas continuer indéfiniment : le temps de l’action décisive était venu.

    Le 9 septembre, le conseil de direction de la CGL rencontra certains dirigeants du PSI. Lors de cette réunion, le chef de la CGL, D’Aragona, demanda de but en blanc aux socialistes de Turin : ‘‘êtes-vous prêts à passer à l’attaque, avec vous-même en première ligne, quand ‘‘attaquer’’ signifie très précisément démarrer un mouvement d’insurrection armée ?’’ Ce à quoi Togliatti (un futur leader du Parti Communiste Italien) répondit "Non". (9) Les travailleurs qui occupaient les usines étaient armés et, à Turin, un comité militaire avait même été organisé depuis le mois d’avril. Mais les travailleurs se retrouvaient pour la plupart dans des forteresses isolées, séparées les unes des autres et, comme Togliatti lui-même le soulignait alors, les préparatifs militaires qui s’organisaient étaient purement défensifs.

    En Octobre 1917, en Russie, l’insurrection armée (la prise de contrôle des institutions-clés de l’Etat ainsi que des positions stratégiques, comme les télécommunications et les transports) avait été préparée à la manière d’une lutte pour la défense de la révolution contre les forces contre-révolutionnaires. Mais, comme l’expliquait Trotsky, l’insurrection de masse elle-même, "qui se tient au dessus d’une révolution comme un pic au-dessus d’une montagne d’événements’’, est un acte offensif qui peut être "prévu, préparé et organisé à l’avance sous la direction du parti. Une insurrection ne peut être spontanée et renverser un pouvoir ancien, mais la prise du pouvoir nécessite une organisation appropriée ; elle nécessite un plan’’. (10) La première tâche est de convaincre les troupes, ce que les bolcheviks avaient réussi à faire avant l’insurrection.

    En septembre 1920, le PSI exprima par écrit – et dans un langage on ne peut plus radical – que l’heure de la ‘‘lutte décisive’’ était proche… mais il ne fit absolument rien pour préparer l’avènement de ce combat crucial. Il n’existait aucune coordination pour l’armement des travailleurs, pas d’approche concrète vers les rangs des forces armées pour qu’ils forment leurs propres comités démocratiques destinés à soutenir la révolution. Il n’existait que des déclarations éthérées et, naturellement, aucun plan pour la formation d’une alternative gouvernementale ouvrière.

    Comme cela a déjà été mentionné, le 10 septembre, la direction nationale du PSI vota la prolongation du mouvement. Ce même soir, les dirigeants de la CGL qualifièrent de bluff cette décision de la direction du PSI. Lors d’une réunion commune des deux organisations, les dirigeants de la CGL démissionnèrent et D’Aragona offrit de remettre le contrôle du mouvement au parti : ‘‘Vous croyez que le moment de la révolution est arrivé ?’’, dit-il. ‘‘Très bien : dans ce cas, vous devez en assumer la responsabilité (…) Nous soumettons notre démission (…) Vous prenez la direction de l’ensemble du mouvement.’’ (11) Et que firent les dirigeants du PSI ? Tout comme dans ce jeu révolutionnaire tragique, tout entier résumé par l’expression ‘‘passer le colis’’, ils ‘‘passèrent’’ la question au Conseil national de la CGL !

    Umberto Terracini (co-fondateur avec Gramsci et Angelo Tasca de l’Ordre Nouveau) devait déclarer ceci : "Quand les camarades qui menaient la CGL présentèrent leur démission, la direction du parti ne pouvait ni les remplacer, ni espérer les remplacer. C’était Dugoni, D’Aragona, Buozzi, qui dirigeaient la CGL. Ils furent, à tout moment, les représentants de la masse". (12) Et donc, les centristes, qui des heures plus tôt étaient censés se préparer à propager la révolution, étaient en réalité désemparés face à ce qu’il fallait faire par la suite. En l’absence de programme clair, et sans disposer d’aucune stratégie ni tactique, ils étaient voués à capituler inévitablement et à abandonner le contrôle total aux réformistes (qui, eux, avaient un plan) afin d’éviter la révolution à tout prix.

    ‘‘La direction du parti avait perdu des mois à prêcher la révolution’’, écrivait Tasca, ‘‘mais elle n’avait rien prévu, rien préparé. Quand le vote à Milan accorda la majorité aux thèses de la CGL, les leaders du parti poussèrent un soupir de soulagement. Dégagés désormais de toute responsabilité, ils pouvaient se plaindre – avec force trémolos dans la voix ! – de la trahison de la CGL. De cette manière, c’est un peu comme s’ils avaient quelque chose à offrir aux masses qu’ils avaient pourtant abandonnées au moment décisif, heureux dans cet épilogue qui leur permettait de sauver la face.’’ (13)

    La résolution de la CGL, qui transforma une lutte révolutionnaire en une lutte purement syndicale, remporta le vote au Conseil national. Elle sollicita le contrôle syndical afin d’être reconnue et une commission mixte, composée d’employeurs et de représentants syndicaux, fut mise en place pour étudier la question. Lorsque la FIOM organisa un référendum pour voter l’accord final qui mettrait fin aux occupations, celui-ci fut massivement accepté, sans se heurter à aucune opposition émanant du cœur du syndicat lui-même.

    La réaction capitaliste fut mitigée. Agnelli était tellement déprimé par toute cette affaire qu’il proposa de transformer Fiat en coopérative, non sans se dispenser de cette interrogation ironique : ‘‘comment pouvez-vous construire quelque chose avec 25.000 ennemis ?’’ (14) Mais les leaders syndicaux refusèrent son offre. Une partie des capitalistes, pourtant, s’insurgeaient contre la question du contrôle des travailleurs. Mais les ‘‘modérés’’ comprenaient bien qu’après presque un mois d’occupations, les travailleurs n’accepteraient rien de moins.

    Comme le journaliste Einaudi l’exprima succinctement : ‘‘la raison et le sentiment conseillent aux industriels de céder le contrôle, de mettre fin à un état de choses qui ne saurait plus continuer sans échapper à la décomposition et à la désagrégation.’’

    La Commission, en fait, n’a jamais émis une seule proposition et le contrôle des travailleurs fut enterré tandis que la crise économique étranglait l’Italie l’année suivante et que des dizaines de milliers de travailleurs perdaient leur emploi, y compris de nombreux militants (qui comptaient parmi les plus actifs à l’intérieur du mouvement d’occupations).

    L’accord qui mit fin aux occupations ne fut pas initialement perçu comme une défaite par de nombreuses sections de travailleurs (et ne fut pas présenté comme tel par le syndicat et les dirigeants du PSI). Les acquis économiques – les hausses substantielles de salaire, les congés payés etc – constituaient d’impressionnantes victoires pour un combat syndical. Mais, naturellement, le mouvement avait le potentiel d’être beaucoup plus que cela et voulait beaucoup plus que cela. C’est seulement au cours des quelques mois suivants, alors que la crise économique commençait à sévir et que les bandes fascistes se mobilisaient contre les travailleurs, que la pleine mesure de la défaite atteignit les consciences.

    Les communistes auraient-ils pu s’investir davantage dans leur manière de façonner l’événement ?

    Le deuxième Congrès de l’Internationale Communiste, qui s’est en fait réuni alors que le mouvement était en marche, disposait d’informations très limitées sur ce qui se passait en Italie. Ce n’est que le 21 septembre, alors que les occupations étaient en voie de démobilisation, que l’Internationale publia un manifeste appelant à la formation de conseils d’ouvriers et de soldats, et à l’insurrection armée pour la conquête du pouvoir.

    Gramsci n’était pas présent au Congrès, mais Lénine loua son texte sur le renouvellement du PSI, le considérant comme le meilleur qu’on lui ait été donné de lire sur la situation italienne. Pourtant, en septembre, Gramsci jouissait de peu d’influence au sein du parti de même que sur le mouvement lui-même. Le groupe ‘‘Ordine Nuovo’’, qui avait toujours été politiquement hétérogène, s’était désintégré pendant l’été et Gramsci se retrouvait désormais isolé.

    En regardant en arrière, quelques temps plus tard, il se fit un devoir de revenir via l’écriture sur les erreurs graves qu’il avait commises et payées cher et en particulier sur l’échec qui mit fin à sa tentative de former – avec un soutien dans tout le pays – un courant organisé au sein du parti. Le groupe, en fait, ne développa jamais vraiment de racines à l’extérieur de Turin et quand le Parti Communiste Italien fut finalement formé en janvier 1921, les idées de Bordiga dominèrent largement celles de Gramsci.

    Le groupe de Bordiga était un groupe national et beaucoup mieux organisé, mais politiquement d’ultra-gauche. Il fit campagne pour la formation d’un parti communiste ‘‘pur’’, rigide, et discipliné, et, dans une sur-réaction envers l’opportunisme électoral des réformistes du PSI, préconisa l’abstention (astensionismo), la non-participation du parti aux élections. Le fait qu’en septembre, le journal des Bordiguistes ‘‘Le Soviétique’’ n’ait pas publié un seul éditorial sur les occupations en dit long sur son approche abstraite et sectaire du marxisme (que Lénine attaqua par ailleurs dans son texte ‘‘Le gauchisme, maladie infantile du communisme’’).

    Après les événements de septembre, Bordiga renonça officiellement à l’abstentionnisme et, avec Gramsci, soutint la construction d’un parti communiste de masse. Cependant, son ultra-gauchisme et son sectarisme – son opposition ‘‘de principe’’ à la tactique du front unique – ont continué d’imprégner le jeune Parti Communiste d’Italie, en particulier dans son attitude envers le PSI (qui avait le soutien de la majorité des délégués lors la scission du parti qui donna naissance au Parti Communiste) et envers les Arditi del Popolo – les milices populaires – mises en place pour lutter contre les fascistes.

    A quelques semaines de la fin des occupations, les propriétaires fonciers lâchèrent les escadrons fascistes à Emilia. La révolution de septembre et le début de la grave crise économique avaient convaincu une partie de la classe capitaliste qu’elle ne pouvait pas continuer comme avant. Elle ne pouvait pas compter plus longtemps sur l’Etat capitaliste dans sa forme de l’époque et la résistance des travailleurs devait être impitoyablement brisée.

    Avec une classe ouvrière affaiblie et démoralisée après la défaite du mouvement, les grandes entreprises et le capital financier commencèrent à financer les voyous fascistes qui, dans les deux ans qui précédèrent l’appel final au pouvoir de Mussolini en Octobre 1922, lancèrent une offensive brutale contre la classe ouvrière, impliquant des attaques violentes envers les organisations de travailleurs et l’assassinat de militants. Les travailleurs italiens eurent à payer au prix fort les fautes de leurs chefs au cours des ‘‘biennio rosso’’ (les deux années rouges) avec, en guise de récolte amère, une domination fasciste qui allait durer 20 ans.

    Aujourd’hui, en Italie, après la transformation du Parti Communiste en un ‘‘Nouveau Parti Travailliste’’ de type capitaliste au début des années 1990 et après le déclin du parti de la refondation communiste (Rifondazione Comunista) qui s’ensuivit au cours de la dernière décennie, il n’y a pas de parti de masse de gauche. Mais bon nombre des caractéristiques politiques de la période 1919-1920 demeurent. Parmi celles-ci : la fausse division entre la lutte politique et syndicale, la prédominance de l’électoralisme sur la lutte de masse, la propagande abstraite et une incapacité à se connecter directement à la classe ouvrière.

    Une compréhension de cette période critique de l’histoire italienne sera utile pour la nouvelle génération de combattants, non seulement en Italie mais également sur le plan international.


    1. Gwyn A Williams, Proletarian Order, Pluto Press,1975 p238
    2. Paolo Spriano, The Occupation of the Factories, Pluto Press, 1975 p72
    3. Paolo Spriano op cit p56
    4. Gwyn A Williams op cit p257
    5. Lev Trotsky, Scritti sull’Italia, Controcorrente, 1990 p29
    6. Paolo Spriano op cit p34
    7. Gwyn A Williams op cit p251
    8. Paolo Spriano op cit p93
    9. Gwyn A Williams op cit p256
    10. Leon Trotsky, History of the Russian Revolution, volume three, chapter six, The Art of Insurrection
    11. Paolo Spriano op cit p90
    12. Gwyn A Williams op cit p258
    13. Paolo Spriano op cit p93
    14. Gwyn A Williams op cit p267
    15. Paolo Spriano op cit p110
  • La “zone d’exclusion aérienne” et la gauche

    Les puissances impérialistes ont mis en place une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye afin de protéger leurs propres intérêts économiques et stratégiques et de restaurer leur prestige endommagé. Il est incroyable de voir que certaines personnes de la gauche marxiste soutiennent cette intervention militaire.

    Peter Taaffe – article paru dans Socialism Today, le magazine mensuel du Socialist Party (CIO – Angleterre et Pays de Galles)

    La guerre est la plus barbare de toutes les activités humaines, dotée comme elle l’est dans l’ère moderne de monstrueuses armes de destruction massive. Elle met aussi à nu la réalité des relations de classe, nationalement et internationalement, qui sont normalement obscurcies, cachées sous des couches d’hypocrisie et de turpitude morale des classe dirigeantes. Elle est l’épreuve ultime, au côté de la révolution, des idées et du programme, non seulement pour la bourgeoisie, mais égalemet pour le mouvement ouvrier et pour les différentes tendances en son sein.

    La guerre en cours en ce moment en Libye – car c’est bien de cela qu’il s’agit – illustre clairement ce phénomène. Le capitalisme et l’impérialisme, déguisés sous l’étiquette de l’“intervention militaire à but humanitaire” – totalement discréditée par le massacre en Irak – utilisent ce conflit pour tenter de reprendre la main. Pris par surprise par l’ampleur de la révolution en Tunisie et en Égypte – avec le renversement des soutiens fidèles de Moubarak et de Ben Ali – ils cherchent désespérément un levier afin de stopper ce processus et avec un peu de chance de lui faire faire marche arrière.

    C’est le même calcul qui se cache derrière le massacre sanglant au Bahreïn, perpétré par les troupes saoudiennes, avec un large contingent de mercenaires pakistanais et autres. Aucun commentaire n’est parvenu du gouvernement britannique quant aux révélations parues dans l’Observer au sujet d’escadrons de la mort – dirigés par des sunnites liés à la monarchie – et au sujet de la tentative délibérée d’encourager le sectarisme dans ce qui avait auparavant été un mouvement non-ethnique uni. Les slogans des premières manifestations bahreïniennes étaient : « Nous ne sommes pas chiites ni sunnites, mais nous sommes bahreïniens ».

    De même, les “dirigeants du Labour” – menés par le chef du New Labour Ed Miliband, qui a promis quelque chose de “différent” par rapport au régime précédent de Tony Blair – sont maintenant rentrés dans les rangs et soutiennent la politique de David Cameron en Libye et l’imposition de la zone d’exclusion aérienne. 

    Il est incroyable de constater que cette politique a été acceptée par certains à gauche, y compris quelques-uns qui se revendiquent du marxisme et du trotskisme. Parmi ceux-ci, il faut inclure Gilbert Achar, qui a écrit des livres sur le Moyen-Orient, et dont le soutien à la zone d’exclusion aérienne a au départ été publié sans aucune critique dans International Viewpoint, le site internet du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale (SUQI). Son point de vue a toutefois été répudié par le SUQI par après.

    Mais on ne peut par contre pas qualifier d’ambigüe la position de l’Alliance pour la liberté des travailleurs (Alliance for Workers’ Liberty, AWL). Les cris stridants de cette organisation, en particulier dans ses critiques d’autres forces de gauche, sont en proportion inverse de ses faibles forces et de son influence encore plus limitée au sein du mouvement ouvrier. L’AWL a même cité Leon Trotsky pour justifier l’intervention américaine avec la zone d’exclusion aérienne. Un de leurs titres était : « Libye : aucune illusion dans l’Occident, mais l’opposition “anti-intervention” revient à abandonner les rebelles » Un autre titre impayable était : « Pourquoi nous ne devrions pas dénoncer l’intervention en Libye » (Workers Liberty, 23 mars).

    Ces derniers exemples sont en opposition directe avec l’essence même du marxisme et du trotskisme. Celle-ci consiste à insuffler dans la classe ouvrière et dans ses organisations une indépendance de classe complète par rapport à toutes les tendances de l’opinion bourgeoise, et à prendre les actions qui en découlent. Ceci s’applique à toutes les questions, en particulier pendant une guerre, voire une guerre civile, ce dont le conflit libyen comporte clairement des éléments.

    Il n’y a rien progressiste, même de loin, dans la tentative des puissances impérialistes que sont le Royaume-Uni ou la France de mettre en place une zone d’exclusion aérienne. Les rebelles de Benghazi ne sont que menue monnaie au milieu de leurs calculs. Hier encore, ces “puissances” embrassaient Mouammar Kadhafi, lui fournissaient des armes, achetaient son pétrole et, via Tony Blair, visitaient sa “grande tente” dans le désert et l’accueillaient au sein de la “communauté internationale”. Ce terme est un complet abus de langage, tout comme l’est l’idée des Nations-Unies, utilisée à cette occasion en tant qu’écran derrière lequel cacher que l’intervention en Libye avait été préparée uniquement en faveur des intérêts de classe crus de l’impérialisme et du capitalisme.

    Il ne fait aucun doute qu’il y a des illusions parmi de nombreux jeunes et travailleurs idéalistes qui attendent de telles institutions qu’elles résolvent les problèmes que sont les guerres, les conflits, la misère, etc. Certains sont également motivés dans leur soutien à la zone d’exclusion aérienne parce qu’ils craignaient que la population de Benghazi serait massacrée par les forces de Kadhafi. Mais les Nations-Unies ne font que rallier les nations capitalistes, dominées de manière écrasante par les États-Unis, afin de les faire collaborer lorsque leurs intérêts coïncident, mais qui sont de même fort “désunis” lorsque ce n’est pas le cas. Les guéguerres de positionnement et les querelles entre les différentes puissances impérialistes quant à l’intervention libyenne illustre bien ceci.

    Éparpillement américain et incertitude

    Les révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont tout d’abord révélé l’incertitude – voire la paralysie – de la plus grande puissance impérialiste au monde, les États-Unis, quant à l’intervention adéquate. L’administration de Barack Obama a été forcée de tenter de se distinguer de la doctrine de George Bush d’un monde unipolaire dominé par l’impérialisme américain, avec son écrasante puissance militaire et économique. Les USA conservent toujours cet avantage militaire comparés à leurs rivaux, mais il est maintenant sapé par l’afaiblissement économique des États-Unis.

    Il y a aussi le problème de l’Afghanistan et la peur que cela ne mène à un éparpillement militaire. C’est ce qui a contraint Robert Gates, le secrétaire à la défense américain, à dès le départ déclarer son opposition – et, on suppose, celle de l’ensemble de l’état-major américain – par rapport à l’utilisation de troupes américaines terrestres où que ce soit ailleurs dans le monde. Il a aussi affirmé être “certain“ qu’Obama n’autoriserait aucune troupe au sol américaine à intervenir en Libye. Il a souligné cela lors de son interview où il se déclarait “dubitatif par rapport aux capacités des rebelles”, décrivant l’opposition comme n’étant en réalité rien de plus qu’un groupe disparate de factions et sans aucun véritable “commandemet, contrôle et organisation”. (The Observer du 3 avril).

    Obama, a sur le champ cherché à formuler une nouvelle doctrine diplomatique militaire, en ligne avec la nouvelle position des États-Unis sur le plan mondial. Il a tenté de faire une distinction entre les intérêts “vitaux” et “non-vitaux” de l’impérialisme américain. Dans les cas “vitaux”, les États-Unis agiront de manière unilatérale si la situation le requiert. Cependant les États-Unis, a-t-il proclamé de manière arrogante, ne sont plus le “gendarme du monde”, mais agiront dans le futur en tant que “chef de la gendarmerie” mondiale. Ceci semble signifier que les États-Unis accorderont leur soutien et seront formellement à la tête d’une “coalition multilatérale” tant que cela ne signifie pas le déploiement effectif et automatique des troupes.

    Malgré cela, la pression qui s’est effectuée pour empêcher un “bain de sang” a obligé Obama à signer une lettre publique avec Nicolas Sarkozy et Cameron, déclarant que ce serait une “trahison outrageuse” si Kadhafi restait en place et que les rebelles demeuraient à sa merci. La Libye, ont-ils déclaré, menace de devenir un “État déchu”. Ceci semble jeter les bases pour un nouveau saut périlleux, en particulier de la part d’Obama, qui verra l’emploi de troupes terrestres si nécessaire. Lorsqu’il a été incapable d’intervenir directement, à cause de l’opposition domestique par exemple, l’impérialisme n’a pas hésité à engager des mercenaires pour renverser un régime qui n’avait pas sa faveur ou pour contrecarrer une révolution. Telle était la politique de l’administration Ronald Reagan lorsqu’elle a employé des bandits soudards, les Contras, contre la révolution nicaraguayenne.

    L’impérialisme a été forcé dans la dernière intervention par le fait que Kadhafi semblait sur le point de gagner ou, en tous cas, d’avoir assez de force militaire et de soutien résiduel pour pouvoir éviter une complète défaite militaire, à moins d’une invasion terrestre. Les rebelles ne tiennent que l’Est, et encore, une partie seulement. L’Ouest, dans lequel vivent les deux tiers de la population, est toujours en grande partie contrôlé par Kadhafi et par ses forces. Ce contrôle n’est pas uniquement dû à un soutien populaire par rapport au régime. Ses forces possèdent la plupart des armes, y compris des armes lourdes, des tanks, etc. Il a toujours surveillé l’armée régulière de peur qu’un coup d’État n’en provienne. Patrick Cockburn a écrit dans The Independant du 17 avril : « L’absence d’une armée professionnelle en Libye signifie que les rebelles ont dû se fier à de vieux soldats à la retraite depuis longtemps pour entraîner leurs nouvelles recrues». Kadhafi est aussi capable d’attirer un soutien de la part des tribus, de même que du capital politique qu’il a accumulé pour son régime grâce au bon niveau de vie en Libye (avant le conflit) par rapport aux autres pays de la région.

    La révolution espagnole

    De nombreux partisans de la zone d’exclusion aérienne ont pris cette position en supposant que l’impérialisme ne serait pas capable d’aller plus loin que ça. Mais que feront-ils si, comme on ne peut l’exclure, des troupes au sol sous une forme ou une autre sont déployées avec la complicité des puissances impérialistes que sont les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ?

    Lors du débat à la Chambre des Communes (House of Commons) du 21 mars, Miliband (le nouveau chef du Parti travailliste) a accordé un soutien enthousiaste pour l’action militaire de Cameron. Voilà encore une nouvelle confirmation de la dégénerescence politique du Labour Party, qui d’un parti à base ouvrière, est devenu une formation bourgeoise. Les rédacteurs de la classe capitaliste reconnaissent eux aussi platement cette réalité : « Il fut un temps où le Labour party était le bras politique de la classe ouvrière organisée. Tous les trois principaux partis constituent maintenant le bras politique de la classe capitaliste organisée. Ce phénomène n’est pas propre à la Grande-Bretagne. Presque chaque démocratie avancée, surtout les États-Unis, lutte pour contrôler le monde des affaires » (Peter Wilby, The Guardian du 12 avril).

    Comparez seulement la position du dirigeant “travailliste” actuel avec celle de son prédécesseur Harold Wilson au moment de la guerre du Vietnam. Au grand regret de Lyndon Johnson, le président américain de l’époque, Wilson – bien qu’il n’aurait pas été contre l’idée de soutenir des actions militaires à l’étranger s’il avait cru pouvoir s’en tirer après coup – a refusé d’impliquer les troupes britanniques. Toute autre décision aurait provoqué une scission du Labour de haut en bas, ce qui aurait probablement mené à sa démission. En d’autres termes, il avait été forcé par la pression de la base du Labour et des syndicats à refuser de soutenir l’action militaire de l’impérialisme américain.

    Aujourd’hui Miliband soutient Cameron, en provoquant à peine un froncement de sourcils de la part des députés Labour ou de la “base”. Il a invoqué le cas de l’Espagne pendant la guerre civile afin de justifier le soutien au gouvernement, déclarant ceci : « En 1936, un politicien espagnol est venu au Royaume-Uni afin de plaider notre soutien face au fascisme violent du général Franco, disant “Nous nous battons avec des bâtons et des couteaux contre des tanks, des avions et des fusils, et cela révolte la conscience du monde qu’un tel fait soit vrai” » (Hansard, 21 mars).

    Le parallèle avec l’Espagne est entièrement faux. C’était alors une véritable révolution des travailleurs et des paysans pauvres qui se déroulait, avec la création (tout au moins au cours de la période initiale après juillet 1936) d’un véritable pouvoir ouvrier, de comités de masse et avec l’occupation des terres et des usines. L’Espagne était confrontée à une révolution sociale. Cette révolution a surtout été vaincue non pas par les forces fascistes de Franco, mais par la politique erronnée de la bourgeoisie républicaine qui a fait dérailler la révolution, aidée et soutenue par le Parti communiste sous les ordres de Staline et de la bureaucratie russe. Ceux-ci craignaient à juste titre que le triomphe de la révolution espagnole ne soit le signal de leur propre renversement.

    Dans une telle situation, la classe ouvrière du monde entier se rassemblait pour soutenir la revendication d’envoyer des armes à l’Espagne. Alors l’impérialisme, et en particulier les puissances franco-anglaises, ont tout fait pour empêcher l’armement des travailleurs espagnols. Pourtant, le député Tory Bill Cash était entièrement d’accord avec Miliband pour affirmer qu’il y a en effet “un parallèle avec ce qui s’est passé en 1936”, et soutenait donc “l’armement de ceux qui résistent contre Kadhafi” à Benghazi. Cela n’est-il pas un indicateur de la nature politique de la direction actuelle à Benghazi et à l’Est, qui inclut d’anciens partisans de Kadhafi tels que l’ancien chef des forces spéciales Abdoul Fattah Younis ? Si la tendance au départ à Benghazi (des comités de masse avec la participation de la classe ouvrière) s’était maintenue, il n’y aurait maintenant pas la moindre question d’un soutien de la part des Tories de droite ! Miliband a donné une nouvelle justification pour son soutien de la zone d’exclusion aérienne : « Il y a un consensus international, une cause juste et une mission faisable… Sommes-nous réellement en train de dire que nous devrions être un pays qui reste sur le côté sans rien faire ? »

    Aucune force de gauche sérieuse ne peut prôner une politique d’abstention lorsque des travailleurs sont soumis aux attaques meurtrières d’un dictateur brutal tel que Kadhafi. Il est clair qu’il fallait donner un soutien politique à la population de Benghazi lorsqu’elle a éjecté les forces de Kadhafi de la ville par une insurrection révolutionnaire – et ceci était la position du CIO dès le départ. Voilà une réponse suffisante pour ceux qui cherchent à justifier le soutien à l’intervention militaire de l’extérieur, sur base du fait que la population de Benghazi était sans défense. Les mêmes personnes ont utilisé les mêmes arguments au sujet de l’impuissance du peuple irakien qui se trouvait sous l’emprise d’un dictateur brutal pour justifier le bombardement puis l’invasion de l’Irak, avec les résultats criminels que nous voyons à présent. Mais cet argument a été mis en pièces par les révoltes des populations tunisienne et égyptienne qui ont écrasé les dictatures, sous leurs puissants millions.

    Les gens de Benghazi ont déjà vaincu les forces de Kadhafi une fois. Cela a été réalisé lorsque des méthodes révolutionnaires ou semi-révolutionnaires ont été employées. Ces méthodes semblent maintenant avoir été reléguées à l’arrière-plan par des forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui ont mis de côté les forces véritablement révolutionnaires. Sur base de comités ouvriers de masse, une véritable armée révolutionnaire – plutôt que le ramassis de soudards qui soutient le soi-disant “gouvernement provisoire” – aurait pu être mobilisée afin de capturer toutes les villes de l’Est et d’adresser un appel révolutionnaire aux habitants de l’Ouest, et en particulier à ceux de la capitale, Tripoli.

    Il y a dans l’Histoire de nombreux exemples victorieux d’une telle approche, en particulier dans la révolution espagnole à laquelle Miliband se réfère mais qu’il ne comprend pas. Par exemple, après que les travailleurs de Barcelone aient écrasé l’insurrection fasciste de Franco en juillet 1936, José Buenaventura Durruti a formé une armée révolutionnaire qui a marché à travers la Catalogne et l’Aragon jusqu’aux portes de Madrid. Ce faisant, il a placé les quatre-cinquièmes de l’Espagne entre les mains de la classe ouvrière et de la paysannerie. C’était bel et bien une guerre “juste” de la part des masses qui défendaient la démocratie tout en luttant pour une nouvelle société socialiste, plus humaine. En outre, cette guerre bénéficiait d’un réel soutien international de la part de la classe ouvrière européenne et mondiale. Les critères utilisés par Miliband pour décider de ce qui est “juste” ou pas se situent dans le cadre du capitalisme et de ce qui est mieux pour ce système, et non pas pour les intérêts des travailleurs qui se trouvent dans une relation opposée et antagoniste par rapport à ce système, et de plus et plus aujourd’hui.

    Le “deux poids, deux mesures” des puissances occidentales

    Notre critère pour mesurer ce qui est juste et progressiste, y compris dans le cas de guerres, est de savoir dans quelle mesure tel ou tel événement renforce ou non les masses ouvrières, accroit leur puissance, leur conscience, etc. Tout ce qui freine cette force est rétrograde. L’intervention impérialiste capitaliste, y compris la zone d’exclusion aérienne, même si elle devait parvenir à ses objectifs, ne va pas renforcer le pouvoir de la classe ouvrière, ne va pas accroitre sa conscience de sa propre puissance, ne va pas la mener à se percevoir et à percevoir ses organisations comme étant le seul et véritable outil capable d’accomplir ses objectifs. Au lieu de ça, l’intervention attire l’attention des travailleurs de l’Est vers une force de “libération” venue de l’extérieur, abaissant ainsi le niveau de conscience des travailleurs de leur propre puissance potentielle.

    Comme l’ont fait remarquer même les députés Tory lors du débat à la Chambre des Communes, Miliband semble complètement adhérer à la “doctrine Blair” – une intervention militaire soi-disant humanitaire en provenance de l’extérieur – dont il avait pourtant semblé se distancier lorsqu’il avait été élu dirigeant du Labour. Ceci revient à justifier les arguments de Blair comme ceux de Cameron concernant le où et quand intervenir dans le monde. Miliband s’est rabattu sur la vague affirmation suivante : « L’argument selon lequel parce que nous ne pouvons pas faire n’importe quoi, alors nous ne pouvons rien faire, est un mauvais argument ». “Nous” (c’est-à-dire l’impérialisme et le capitalisme) ne pouvons pas intervenir contre la dictature en Birmanie, ne pouvons pas hausser “notre” ton contre les attaques meurtrières de la classe dirigeante israélienne contre les Palestiniens de Gaza. “Nous” sommes muets face aux régimes criminels d’Arabie saoudite et du Bahreïn. Néanmoins, il est “juste” de “nous” opposer à Kadhafi – même si “nous” le serrions encore dans “nos” bras pas plus tard que hier – et d’utiliser “notre” force aérienne (pour le moment) contre lui et son régime.

    C’est le journal “libéral” The Observer qui a fait la meilleure description de l’approche hypocrite arbitraire du capitalisme : « Pourquoi ce régime du Golfe (le Bahreïn) a-t-il le bénéfice du doute alors que d’autres dirigeants arabes n’y ont pas droit ? Il est clair qu’il n’est pas question d’intervenir au Bahreïn ou dans tout autre État où les mouvements de protestation sont en train d’être réprimés. L’implication en Libye ne laisse aucun appétit pour le moindre soutien actif, diplomatique ou militaire, pour les autres rébellions. S’il fallait choisir de n’attaquer qu’un seul méchant dans l’ensemble de la région, alors le colonel Kadhafi était certainement le meilleur candidat. » (The Observer du 17 avril)

    Ce qui est par contre entièrement absent de cette argumentation, ce sont les véritables raisons derrière l’intervention en Libye, qui sont les intérêts matériels du capitalisme et de l’internationalisme, pour le pétrole avant tout – la Libye comporte quelques-unes des plus grandes réserves de toute l’Afrique. Certains ont nié cet argument – ils ont dit la même chose à propos de l’Irak. « La théorie de la conspiration pour le pétrole … est une des plus absurdes qui soit » affirmait Blair le 6 février 2003. Aujourd’hui, The Independant (19 avril) a publié un mémorandum secret de l’Office des affaires étrangères datant du 13 novembre 2002, à la suite d’une rencontre avec le géant pétrolier BP : « L’Irak comporte les meilleures perspectives pétrolières. BP meurt d’envie de s’y installer ».

    Un soutien honteux pour l’intervention militaire

    Tandis que la position de Miliband et de ses comparses n’est guère surprenante étant donné l’évolution droitière des ex-partis ouvriers et de leurs dirigeants, on ne peut en dire de même de ceux qui prétendent s’inscrire dans la tradition marxiste et trotskiste. Sean Matgamna de l’AWL cite même Trotsky pour justifier son soutien à l’intervention militaire en Libye : « Un individu, un groupe, un parti ou une classe qui reste “objectivement” à se curer le nez tout en regardant des hommes ivres de sang massacrer des personnes sans défense, est condamné par l’Histoire à se putréfier et à être dévoré vivant par les vers ». Dans ce passage tiré des écrits de Trotsky sur la guerre des Balkans avant la Première Guerre mondiale, celui-ci dénonce les porte-paroles du capitalisme libéral russe qui restaient silencieux face aux atrocités commises par la Serbie et la Bulgarie à l’encontre des autres nationalités.

    Il ne justifiait pas le moins du monde le moindre soutien en faveur des dirigeants d’une nation contre l’autre. Cela est clair à la lecture de la suite de ce passage, que Matgamna ne cite pas : « D’un autre côté, un parti ou une classe qui se dresse contre chaque acte abominable où qu’il se produise, aussi vigoureusement et décidément qu’un organisme réagit pour protéger ses yeux lorsqu’ils sont menacés par une blessure externe – un tel parti ou classe est pur de cœur. Le fait de protester contre les outrages dans les Balkans purifie l’atmosphère sociale dans notre propre pays, élève le niveau de conscience morale parmi notre propre population… Par conséquent, une opposition obstinée contre les atrocités ne sert pas seulement l’objectif d’autodéfense morale au niveau de l’individu ou du parti, mais également l’objectif de sauvegarde politique de notre peuple contre l’aventurisme caché sous l’étendard de la “libération”. »

    Le dernier point de cette citation ne peut être à tout le moins compris qu’allant à l’encontre de la position de l’AWL, qui soutient l’intervention impérialiste cachée sous l’étendard trompeur de la “libération”. Et pourtant, nous trouvons ici l’affirmation surprenante selon laquelle : « La soi-disant gauche s’emmêle encore une fois dans un faux dilemme politique : la croyance selon laquelle il est obligatoire de s’opposer de manière criarde à l’“intervention libérale” franco-britannique en Libye au sujet de chacun de ses actes (ou au moins de chacun de ses actes militaires), sans quoi cela reviendrait à lui accorder un soutien général. En fait, ce dilemme n’est que de leur propre invention ». Tentant de trouver la quadrature du cercle, Matgamna ajoute ensuite que : « Bien entendu, les socialistes n’accordent aucun soutien aux gouvernements et aux capitalistes au pouvoir au Royaume-Uni, en France et aux États-Unis, ni aux Nations-Unies, ni en Libye, ni nulle part ailleurs ».

    Même un enfant de dix ans se rendrait compte que le fait de soutenir la moindre forme d’action militaire est une forme de “soutien politique actif”. L’AWL prétend pouvoir nettement séparer le soutien pour ce type d’action des perspectives plus globales concernant les puissances qui entreprennent ce type d’action. Mais elle agit dans la pratique comme un défenseur de la France et du Royaume-Uni : « L’ONU, se servant du Royaume-Uni et de la France, a fixé des objectifs très limités en Libye. Il n’y a aucune raison de croire que les “Grandes Puissances” veulent occuper la Libye ou sont occupées à quoi que ce soit d’autre que d’effectuer une opération de police internationale limitée sur ce qu’elles perçoivent comme constituant la “frontière sud” de l’Europe ». L’AWL ajoute même gratuitement que : « Les âpres leçons du bourbier iraqien sont encore très vives dans la mémoire de ces puissances ». Et poursuit avec ceci : « Au nom de quelle alternative devrions-nous leur dire de ne pas utiliser leur force aérienne pour empêcher Kadhafi de massacrer un nombre incalculable de ses propres sujets ? Voilà quelle est la question décisive dans de telles situations ». Et quiconque ne s’aligne pas sur ce non-sens est selon l’AWL un pacifiste incorrigible.

    Pour montrer à quel point ces annonciateurs “trotskistes” sont éloignés de la réelle position de Trotsky par rapport à la guerre, regardons sa position au cours de la guerre civile espagnole concernant la question du budget militaire du gouvernement républicain. Max Shachtman, qui était en ce temps un de ses partisans, s’est opposé à Trotsky qui défendait en 1937 le fait que : « Si nous avions un membre dans le Cortes [le parlement espagnol], nous voterions contre le budget militaire de Negrin ». Trotsky a écrit que l’opposition de Shachtman à sa position « m’a étonné. Shachtman était prêt à exprimer sa confiance dans le perfide gouvernement Negrin ».

    Il a plus tard expliqué que : « Le fait de voter en faveur du budget militaire du gouvernement Negrin revient à lui donner un vote de confiance politique… Le faire serait un crime. Comment expliquer notre vote aux travailleurs anarchistes ? Très simplement : Nous n’accordons pas la moindre confiance en la capacité de ce gouvernement à diriger la guerre et à assurer la victoire. Nous accusons ce gouvernement de protéger les riches et d’affamer les pauvres. Ce gouvernement doit être broyé. Tant que nous ne serons pas assez forts que pour le remplacer, nous nous battrons sous son commandement. Mais en toute occasion, nous exprimerons ouvertement notre méfiance à son égard : voici la seule possibilité de mobiliser les masses politiquement contre ce gouvernement et de préparer son renversement. Toute autre politique constituerait une trahison de la révolution » (Trotsky, D’une égratignure au risque de gangrène, 24 janvier 1940). Imaginons maintenant à quel point Trotsky dénoncerait le soutien honteux de l’AWL à l’intervention impérialiste en Libye aujourd’hui.

    Une position de classe indépendante

    On reste sans voix devant le fait que l’AWL, avec son apologie de l’intervention impérialiste, prétende défendre par-là une “politique ouvrière indépendante”. Mais il n’y a pas le moindre atome de position indépendante de classe dans son approche. Nous nous opposons à l’intervention militaire, tout comme s’y sont opposées les masses de Benghazi au cours de la première période. Les slogans sur les murs proclamaient en anglais : « Non à l’intervention étrangère, les Libyens peuvent se débrouiller par eux-mêmes ». En d’autres termes, les masse avaient un instinct de classe bien plus solide, une suspicion par rapport à toute intervention militaire extérieure, en particulier par les puissances qui dominaient autrefois la région – le Royaume-Uni et la France. Elles craignaient à juste titre que la zone d’exclusion aérienne, malgré les grands discours proclamant le contraire, ne mènent à une invasion, comme cela a été le cas en Irak.

    Cela signifie-t-il que nous nous contentons de rester au niveau de slogans généraux, que nous restons passifs face à l’éventuelle attaque de Kadhafi sur Benghazi ? Non. Mais dans une telle situation, nous insistons sur la nécessité d’une politique de classe indépendante, sur le fait que les masses ne doivent avoir confiance qu’en leur propre force, et ne pas accorder le moindre crédit à l’idée que l’impérialisme agit pour le bien des masses. Il est tout à fait vrai que nous ne pouvons en aucun cas répondre à l’argument du massacre potentiel par des affirmations du style : “La triste réalité est que les massacres sont une caractéristique chronique du capitalisme. La gauche révolutionnaire est, hélas trop faible pour les empêcher » (Alex Callinicos, un des dirigeants du SWP britannique).

    Les forces du marxisme peuvent être physiquement trop faibles pour empêcher des massacres – comme dans le cas du Rwanda par exemple. Nous sommes néanmoins obligés de défendre le fait que le mouvement ouvrier large adopte la position la plus efficace afin de défendre et de renforcer le pouvoir et l’influence de la classe ouvrière dans toute situation donnée. Par exempe, en Irlande du Nord en 1969, les partisans de Militant (prédécesseur du Socialist Party) se sont opposés à l’arrivée des troupes britanniques pour “défendre” les zones catholiques nationalistes de Belfast et de Derry contre l’attaque meurtrière des milices B-specials à prédominance loyaliste. Le SWP, bien qu’il l’ait plus tard nié, soutenait le débarquement des troupes britanniques. Lorsque les troupes sont arrivées, elles ont protégé ces zones des attaques loyalistes et ont été accueillies en tant que “défenseurs”. Mais, comme nous l’avions prédit, à partir d’un certain point ces troupes se transformeraient en leur contraire et commenceraient à être perçues comme une force de répression contre la minorité catholique nationaliste. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

    Toutefois, confrontés au massacre potentiel de la population catholique, nous n’avons pas adopté une position “neutre” ou passive. Dans notre journal Militant de septembre 1969, nous appelions à la création d’une force de défense unitaire ouvrière, au retrait des troupes britanniques, au démantèlement de la milice B-specials, à la fin des discriminations, à la création d’emplois, de logements, d’écoles, etc. pour tous les travailleurs. En d’autres termes, nous étions donc en faveur d’une unité de classe et pour que les travailleurs se basent sur leurs propres forces et non pas sur celles de l’État capitaliste. Une approche similaire, basée sur l’indépendance de classe la plus complète, et adaptée au contexte concret de la Libye et du reste de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, est la seule capable de mener à la victoire de la lutte des travailleurs dans une situation aussi compliquée.

    Nous ne pouvons suivre Achar non plus, lorsqu’il dit : « Selon ma conception de la gauche, quiconque prétend appartenir à la gauche ne peut tout bonnement ignorer la demande de protection émanant d’un mouvement populaire, même de la part des ripoux impérialistes, lorsque le type de protection demandé n’en est pas un par lequel le contrôle sur leur pays peut être exercé. Aucune force progressiste ne peut se contenter d’ignorer la demande de protection provenant des rangs des insurgés ».

    Il est erroné d’identifier “les insurgés”, qui provenaient au départ d’un authentique mouvement de masse – comme nous l’avons fait observer – à leur direction actuelle, bourrée d’éléments bourgeois et pro-bourgeois, y compris de renégats en provenance du régime de Kadhafi. Qui plus est, il est entièrement faux – comme certains l’ont fait – de comparer l’acceptation de la part de Lénine de nourriture et d’armes fournies par une puissance impérialiste pour en repousser une autre, sans aucune condition militaire ou politique liée, à un soutien à la zone d’exclusion aérienne. La question pour les marxistes n’est pas de ce qui est fait, mais de qui le fait, comment et pourquoi.

    Défendre la révolution

    Au final, l’objectif de l’intervention impérialiste est de sauvegarder sa puissance, son prestige et son revenu de la menace de la révolution qui se développe dans la région. Comme l’a bien expliqué un porte-parole de l’administration Obama, la principale source d’inquiétude n’est pas ce qui se passe en Libye, mais bien les conséquences que cela pourrait avoir en Arabie saoudite et dans les États du Golfe, où sont concentrées la plupart des réserves pétrolières desquelles dépend le capitalisme mondial. Les impérialistes considèrent une intervention victorieuse en Libye comme étant un rempart contre toute menace de révolution dans ces États et dans l’ensemble de la région. Ils sont aussi inquiets de l’influence régionale de l’Iran, qui s’est énormément accrue en conséquence de la guerre d’Irak.

    La situation en Libye est extrêmement fluide. La manière dont se résoudra le conflit actuel est incertaine. En ce moment, il semble que cela se termine par une impasse, dans laquelle ni Kadhafi ni les rebelles ne sont capables de porter un coup décisif pour s’assurer la victoire dans ce qui est à présent une guerre civile prolongée. Ceci pourrait mener à une réelle partition du pays, ce qui est déjà le cas dans les faits. Dans cette situation, toutes les divisions tribales latentes – qui étaient en partie tenues en échec par la terreur du régime Kadhafi – pourraient remonter à la surface, créant une nouvelle Somalie au beau milieu de l’Afrique du Nord, avec toute l’instabilité que cela signifie, en particulier en ce qui concerne la lutte pour les réserves de pétrole de la Libye. D’un autre côté, l’impérialisme cherche désespérément à éviter de donner l’impression que Kadhafi ait obtenu une victoire partielle dans cette lutte, ce qui renforcerait la perception d’impuissance des puissances impérialistes à pouvoir décider de l’issue des événements.

    Mais la responsabilité du mouvement ouvrier au Royaume-Uni et dans le monde est claire : opposition absolue à toute intervention impérialiste ! Que le peuple libyen décide de son propre destin ! Soutien maximum de la part de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier mondial aux véritables forces de libération nationale et sociale en Libye et ailleurs dans la région, y compris sous la forme d’un approvisionnement en nourriture et en armes !

    L’impérialisme ne sera pas capable d’arrêter la marche en avant de la révolution en Afrique du Nord et dans le Moyen-Orient. Certes, comme le CIO l’avait prédit, il existe une grande déception parmi les masses, qui estiment que les fruits de leurs victoires contre Moubarak et Ben Ali ont jusqu’ici été volées par les régimes qui les ont remplacés. L’appareil de sécurité et la machine d’État tant haïs qui existaient auparavant demeurent largement intacts, malgré les puissantes convulsions de la révolution. Mais ceux-ci sont en train d’être combattus par des mouvements de masse.

    Les révolutions tiennent bon, et des millions de gens ont appris énormément de choses au cours du mouvement. Espérons que leurs conclusions mèneront à un renforcement de la classe ouvrière et au développement d’une politique de classe indépendant. Un tel renforcement serait symbolisé par le développement par les travailleurs de leurs propres organisations, de nouveaux et puissants syndicats et partis ouvriers, avec l’objectif de la transformation socialiste de la société, accompagnée par la démocratie en Libye et dans l’ensemble de la région.

  • DOSSIER: Capitalisme = barbarie. Pour une société socialiste !

    Le capitalisme est plongé dans une profonde crise systémique. De temps à autre, certains essaient de sauver la face en annonçant que la fin du tunnel est proche, mais c’est toujours pour ajouter très vite qu’il faudra quand même faire de sérieux efforts et des assainissements drastiques. En clair, cela signifie démanteler l’Etat-providence au cours des 5 à 10 années à venir. A la population de régler la facture de la crise qui nous a déjà coûté une longue liste de concessions salariales et horaires, de flexibilisation, d’attaques contre la sécurité sociale, les fins de carrière, les services publics, les soins de santé,…

    Dossier par Bart Vandersteene

    Remettre en cause le marché ‘libre’ ou en éviter simplement les excès?

    La chute du Mur en 1989 a inauguré le règne du dogme selon lequel le marché ‘libre’ était le meilleur système de création de richesses. On considérait comme une critique marginale de dire que cette génération de richesse était basée sur des bulles de savon spéculatives. Quant à l’écart grandissant entre pauvres et riches, tant au niveau mondial qu’en Occident, il ne devait s’agir que d’un grain de beauté destiné à disparaître avec le temps et la bonne gouvernance. La force soi-disant créatrice du marché ‘libre’ a engendré beaucoup d’illusions. Dans la pratique, elle s’est surtout révélée être une force destructrice.

    Pourtant, aujourd’hui, le marché ‘libre’ n’est pas fondamentalement remis en question. Bien au contraire, on essaie même de le sauver en disant qu’il faut seulement en éliminer les pires excès. Selon certains, il suffirait d’écrémer quelque peu les bonus des top-managers et de saupoudrer le marché d’un peu plus de régulation pour parvenir à dompter le capitalisme. L’absence d’une alternative socialiste suffisamment forte et clairement définie est aujourd’hui le plus grand obstacle au développement d’une lutte massive contre l’impact de la crise. Avec la chute du Mur, a été prédite la fin du socialisme en tant que modèle de société. Mais ce qui a disparu n’était toutefois qu’une caricature dictatoriale et non pas des modèles d’Etats socialistes.

    Le capitalisme conduit inévitablement à la crise. Avec leur salaire, les travailleurs sont incapables d’acheter la valeur qu’ils produisent collectivement, ce qui cause une tendance constante à la surproduction ou à la sous-consommation. Un tel problème peut être postposé un temps, en poussant grâce au crédit les travailleurs à déjà dépenser aujourd’hui leur salaire de demain. Mais un jour ou l’autre, la facture doit être payée.

    La faillite du système de marché ‘libre’ ne peut que stimuler la quête d’une alternative. Le marxisme va à nouveau trouver un soutien parmi les travailleurs et les jeunes à la recherche d’une solution à l’avenir sans issue qu’offre le capitalisme. Cela explique sans doute pourquoi l’ouvrage de Marx Le Capital est republié en néerlandais (ce qui n’était plus le cas depuis une trentaine d’années) ou le fait qu’un film (une comédie) se référant au révolutionnaire russe Léon Trotsky sorte au Canada. Dans de nombreux livres, textes et articles, on trouve à nouveau des références au socialisme et au marxisme.

    PS et SP.a: le capitalisme pour seul horizon

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    Cherchez l’erreur : le socialisme selon…

    • Dictionnaire Van Dale: ordre socio-économique dans lequel il n’y a plus de contradictions de classes.
    • Woorden.org: système économique dans lequel les moyens de production n’appartiennent pas à des particuliers et où les revenus de ces moyens de production bénéficient autant que possible à toute la population.
    • Larousse: Théorie visant à transformer l’organisation sociale dans un but de justice entre les hommes sur le plan du travail, de la rétribution, de l’éducation, du logement, etc.
    • Caroline Gennez (présidente du SP.a): le socialisme est une forme évoluée du libéralisme (mai 2009).

    Les quatre premiers articles de la Charte de Quaregnon:

    1. Les richesses, en général, et spécialement les moyens de production, sont ou des agents naturels ou le fruit du travail – manuel et cérébral – des générations antérieures, aussi bien que de la génération actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine commun de l’humanité.

    2. Le droit à la jouissance de ce patrimoine, par des individus ou par des groupes, ne peut avoir d’autre fondement que l’utilité sociale, et d’autre but que d’assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être.

    3. La réalisation de cet idéal est incompatible avec le maintien du régime capitaliste qui divise la société en deux classes nécessairement antagonistes : l’une, qui peut jouir de la propriété, sans travail, l’autre, obligée d’abandonner une part de son produit à la classe possédante.

    4.Les travailleurs ne peuvent attendre leur complet affranchissement que de la suppression des classes et d’une transformation radicale de la société actuelle. Cette transformation ne sera pas seulement favorable au prolétariat, mais à l’humanité toute entière; néanmoins, comme elle est contraire aux intérêts immédiats de la classe possédante, l’émancipation des travailleurs sera essentiellement l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

    Le fait n’est pas neuf, les sociaux-démocrates ne remettent plus en question le capitalisme, ils considèrent le marché ‘libre’ et la propriété privée des moyens de production comme des lois naturelles, à l’instar de la gravité. Bruno Tobback, le chef du groupe parlementaire du SP.a à la Chambre ne laisse planer aucun doute à ce sujet. Il a ainsi répondu dans une interview que remettre en question le marché ‘libre’, c’était comme remettre en question le fait d’avoir des relations sexuelles…

    Commentant cette situation, le journaliste Franck Albers a écrit dans le Knack (du 17 février 2010): ‘‘Evidement, le SP.a a d’autres accents que les capitalistes de Voka (une référence vers les extrémistes patronaux de la fédération patronale flamande, ndlr). L’un veut un peu plus de redistribution par l’Etat, l’autre veut un peu plus de ‘libre marché’. Le système en Europe fait yoyo entre ces deux pôles depuis déjà plus d’un demi-siècle. Mais peut-être faut-il des remèdes plus radicaux pour une solution fondamentale et orientée sur l’avenir.’’

    Même si le PS essaie de travailler son image à gauche, bien plus que le SP.a, et si Elio Di Rupo est fier de prétendre que le PS est le plus à gauche de tous les sociaux-démocrates en Europe, il se garde bien lui aussi de remettre en question le ‘libre’ marché: ‘‘les socialistes d’aujourd’hui acceptent le libre marché. Ils le voient comme un facteur dans les relations, les échanges, le progrès et le bien-être de l’individu et du collectif. Ils le voient comme un moyen de satisfaire un grand nombre de besoins.’’ (Être Socialiste Aujourd’hui, 2009). Le PS peut bien se raccrocher de temps en temps à des slogans comme ‘‘Le capitalisme nuit gravement à la santé’’ (de la FGTB wallonne), ce n’est qu’une question d’image.

    Nous pensons qu’il n’est pas possible d’éliminer les pires conséquences du capitalisme en restant dans ce système. La maximalisation des profits est un élément central, véritablement au cœur de la bête, auquel le reste n’est que subordonné. Nous assistons aujourd’hui à une spéculation contre la montagne de dettes grecques, les spéculateurs poussent la Grèce au bord de la faillite. De façon identique, la crise alimentaire de 2008 était une conséquence de la rétention de stocks de blé ou de riz par les spéculateurs, qui comptaient sur l’augmentation conséquente des prix. Des multinationales exploitent aujourd’hui des maisons de repos et même des prisons et elles n’ont aucune honte à expliquer, chiffres à l’appui, comment l’Etat peut servir de vache à lait, au mépris des conséquences sociales.

    Tout se réduit à la notion de marchandise, tant les relations humaines que le corps humain ou encore la nature. La crise environnementale crée même de nouvelles ‘‘opportunités’’ avec le commerce des droits d’émission et la commercialisation des labels ‘‘écologiques’’. Le sommet de Copenhague s’est ainsi déroulé sous les slogans hypocrites et opportunistes de Coca-Cola, Mc Donald, Carlsberg, Siemens,… De leur côté, la recherche scientifique et la justice sont ‘‘influencées’’ pour aboutir à des conclusions ‘‘correctes’’. Cette société dégouline de la pourriture du capitalisme par tous les pores.

    Le marché ‘libre’ n’est rien de plus et rien de moins que la dictature de la maximalisation des profits. On n’impose pas de règles à ce système, on l’élimine.

    Que signifie le socialisme?

    ‘‘La tâche historique de notre époque consiste à remplacer le jeu déchaîné du marché par un plan raisonnable, à discipliner les forces productives, à les contraindre d’agir avec harmonie, en servant docilement les besoins de l’homme. C’est seulement sur cette nouvelle base sociale que l’homme pourra redresser son dos fatigué et – non seulement des élus – mais chacun et chacune, devenir un citoyen ayant plein pouvoir dans le domaine de la pensée.’’ (Leon Trotsky, En défense d’Octobre, 1932)

    Nationalisation du secteur financier

    L’an dernier, plusieurs Etats ont été obligés de prendre le secteur bancaire dans leurs mains, partiellement ou entièrement. De là est née l’expression de “socialisme pour les riches”: les profits éventuels sont réservés aux grands actionnaires tandis que les pertes sont prises en charge par le gouvernement (et donc la collectivité).

    D’anciens apôtres du marché ‘libre’ en sont arrivés, avec une gêne sincère, à la conclusion que ce système n’est quand même peut-être pas l’idéal, comme Paul De Grauwe: ‘‘La théorie était que les banquiers savaient mieux que le gouvernement ce qui était bon pour eux et pour nous, et que le système avait assez de qualités autorégulatrices. Les faits nous ont démontré à quel point cette théorie était incorrecte.’’ (De Standaard, 26 janvier 2010)

    On cherche actuellement de nouvelles règles pour le secteur bancaire, mais de nombreux commentateurs crient déjà depuis des mois que rien n’a changé depuis le début de la crise, que les produits et mécanismes responsables de la chute du secteur financier il y a deux ans sont à nouveau utilisés à plein régime. Ce n’est aucunement une surprise. Obama a par exemple nommé les top-managers de la banque Goldman Sachs à son cabinet des Finances. Goldman Sachs était d’ailleurs un des plus grands bailleurs de fonds de la campagne électorale d’Obama. Les politiciens traditionnels ne sont pas grand-chose d’autre que des marionnettes aux mains des décideurs économiques. Ils sont d’ailleurs richement récompensés par la suite avec des postes lucratifs dans les conseils d’administration: Dehaene chez Inbev et Dexia, Willy Claes chez Carrefour,…

    Le secteur financier doit être retiré des mains de ces charognards. Seul un secteur financier aux mains de la collectivité sous le contrôle des travailleurs et des usagers peut garantir que ce secteur remplisse ses tâches essentielles.

    Pour une économie nationalisée et planifiée

    Affiche du PSL pour les élections de 2009

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    Ce qui vaut pour le secteur bancaire vaut également ailleurs. Tant que les différents secteurs de l’économie restent aux mains d’une petite minorité de grands capitalistes, ils resteront bloqués dans la logique du système selon laquelle les profits sont prioritaires sur toute autre considération.

    ‘‘Le marché libre est un grand mensonge. Il n’existe d’ailleurs pas. La confusion entre libre marché et liberté humaine est dangereuse. (…) Cette crise confirme que le monde repose sur sa tête, les pieds en l’air et la tête en bas. Ce qui doit être puni est récompensé et vice versa. La spéculation est récompensée et le travail est puni. Aujourd’hui, le système est démasqué, c’est un système basé sur la privatisation des profits et la socialisation des pertes.’’ (Eduardo Galeano, Mo-magazine, 27 mai 2009)

    Dans une société socialiste, les usines, les machines et les terrains des secteurs clés seraient propriété publique afin qu’ils soient au service de la satisfaction des besoins de la population.

    Pour une société démocratique et socialiste

    Une économie socialiste doit être une économie planifiée. C’est la seule option permettant que la technologie, les forces de travail, la science et les matières premières soient utilisées de manière efficace et durable pour la satisfaction des besoins humains.

    Toute la société doit être activement impliquée dans l’élaboration d’un tel plan et dans les décisions sur la façon de produire. Des réunions locales pourraient élire des représentants mandatés à participer aux discussions et décisions au niveau régional, national et même international. Ces élus devraient systématiquement rendre des comptes à leur base et être révocables à tout moment. La motivation d’un élu ne pouvant jamais être basée sur des privilèges, les représentants ne pourraient pas gagner plus que le salaire moyen d’un travailleur.

    Pour permettre à chacun de participer à la gestion de la société, le temps de travail doit être drastiquement réduit, mais cela est parfaitement possible si on stoppe toute production inutile et si la production est orientée vers des produits durables et non des produits jetables propres à la société capitaliste. La répartition du temps de travail en impliquant les centaines de millions de chômeurs actuels aurait aussi un impact important pour diminuer le temps de travail de chacun.

    Enfin, seule une économie socialiste où la richesse et les investissements sont gérés collectivement est apte à garantir le développement de méthodes de production qui préservent notre environnement. Pour notre avenir, le socialisme est la seule option.


    Les 125 ans du Parti Ouvrier Belge – Les 120 ans du premier mai

    Le 5 et le 6 avril, nous avons fêté le 125e anniversaire de la fondation du Parti Ouvrier Belge (le prédécesseur du PS et du SP.a). La mise sur pied d’un parti ouvrier en 1885 a constitué un important pas en avant pour le mouvement ouvrier de notre pays. Avant cela, les travailleurs comptaient sur les libéraux de gauche présents au Parlement. Mais une telle approche ne faisait notamment pas progresser la lutte pour le suffrage universel. Avec la mobilisation des masses et la constitution d’un parti ouvrier indépendant de la bourgeoisie, une arme plus forte a été forgée.

    Le POB a été fondé par une centaine de personnes représentant pas moins de 59 associations, dont des mutuelles, des syndicats, des groupes politiques, des groupes de lecteurs et des coopératives. Dès le début, il y a eu beaucoup de confusion. Les coopératives ont toujours plus déterminé les positions politiques du parti et cela a plusieurs fois signifié d’éviter tout élargissement conséquent de la lutte.

    La lutte pour le suffrage universel (pour les hommes…) a été menée grâce à la grande pression de la base du parti et contre la grande peur qu’éprouvait la bourgeoisie face à la croissance du POB. Dans ce contexte s’est tenu en 1894 un congrès idéologique qui a adopté la Charte de Quaregnon (voir ci-contre). En comparaison, et même si un certain nombre de faiblesses étaient présentes, les programmes actuels du PS et du SP.a font pâle figure.

    Le POB ne remettait pas suffisamment conséquemment en cause le capitalisme, mais c’était là un outil de taille à disposition des travailleurs afin qu’ils puissent lutter pour améliorer leurs conditions de vie et de travail. C’est cette lutte qui a donné d’importantes victoires, comme la journée des huit heures.

    Ce combat pour la journée des huit heures est inséparablement lié au Premier mai. Il y a 120 ans, le premier mai était la première journée d’action internationale pour les huit heures. Dès 1890, après des actions antérieures qui se sont déroulées aux Etats-Unis, des grèves ont eu lieu partout le premier mai, souvent réprimées. En Belgique aussi, des travailleurs ont été tués parce qu’ils militaient le Premier mai.

    Aujourd’hui, il n’y a plus de grand parti ouvrier – le PS et le SP.a sont devenus des partis vides où seule compte la politique gouvernementale néolibérale – et cela a dans beaucoup de cas vidé les commémorations du Premier mai de son essence combattive. Au même moment, le principe de la journée des huit heures subit des attaques de toutes parts.

    En vue des attaques à venir contre nos salaires, nos pensions, les soins de santé, l’enseignement,… nous allons devoir renouer avec ces traditions établies il y a de cela 125 et 120 années. Nous avons besoin de notre propre parti des travailleurs de masse et nous allons devoir lutter, internationalement, pour défendre nos intérêts! Cela constitue une part de la lutte pour une alternative socialiste contre la barbarie capitaliste.

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