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Crise politique en Tunisie : des manoeuvres contre-révolutionnaires en cours
Interview d’Hidouri Abdessalem, chercheur en philosophie, membre du bureau syndical régional de Sidi Bouzid pour l’enseignement secondaire

A l’heure ou cette interview est publiée, la crise politique en Tunisie traverse son énième épisode. L’ampleur et la profondeur de la colère populaire contre le régime de la ‘Troika’, marquée par l’éruption quasi volcanique de protestations dans tout le pays à la suite de deux assassinats politiques de dirigeants de gauche cette année (l’un, celui de Chokri Belaid, en février, l’autre, de Mohamed Brahmi, fin juillet) constituent la toile de fond et la raison fondamentale de cette crise.
Image ci-contre : “La révolution continue!”
Les pourparlers qui se tenaient entre les partis gouvernementaux et ceux de l’opposition, appelés «l’initiative de dialogue national » viennent d’être suspendus ce lundi. En bref, «l’initiative de dialogue national » n’est rien d’autre qu’une tentative des classes dirigeantes de négocier un arrangement « par le haut » qui puisse apporter une solution à la crise politique tout en évitant que « ceux d’en-bas », à savoir les travailleurs et syndicalistes, la jeunesse révolutionnaire, les chômeurs, les pauvres, ne s’en mêlent un peu trop.
En effet, lorsque les voix provenant de l’establishment, des grandes puissances et des médias traditionnels s’alarment des dangers d’un « vide politique » prolongé en Tunisie, ce n’est pas en premier lieu la montée de la violence djihadiste qu’ils ont en tête; leur principale crainte est que l’exaspération des masses explose à nouveau sur le devant de la scène.
Le « dialogue national » vise à préparer une retraite ordonnée et négociée pour le pouvoir Nahdaoui, et la mise en place d’un gouvernement soi-disant «indépendant» et « apolitique ». Les discussions ont, officiellement du moins, buté sur le choix du nouveau Premier Ministre, discussions qui exposent à elles seules le caractère contre-révolutionnaire des manœuvres en cours. En effet, les différents noms qui ont circulé pour diriger un futur gouvernement sont tous soit des vétérans séniles de l’ancien régime, soit des néolibéraux pur jus.
Bien sûr, tout cela n’a rien ni d’indépendant ni d’apolitique. De nouvelles attaques sur les travailleurs et les pauvres sont en cours de préparation, poussées entre autres par le FMI et les autres créanciers de la Tunisie; pour ce faire, les puissances impérialistes et les grands patrons tunisiens plaident pour un gouvernement suffisamment fort que pour être en mesure de maintenir les masses sous contrôle et leur faire payer la crise. C’est ainsi qu’il y a quelques jours, le gouverneur de la Banque centrale a déclaré que la Tunisie « a besoin d’un gouvernement de commandos pour sortir le pays de la crise».
L’UGTT est de loin la force la plus organisée du pays. Aucun arrangement politique quelque peu durable ne peut être réglé selon les intérêts de la classe capitaliste sans au moins l’accord tacite de sa direction. Pour les travailleurs et les couches populaires cependant, le nœud gordien du problème réside précisément dans le fait que la direction de la centrale syndicale, au lieu de mobiliser cette force pour imposer un gouvernement ouvrier et populaire, pris en charge par un réseau national de comités de base démocratiquement organisés à tous les niveaux, se révèle être un partenaire très coopératif pour la classe dirigeante et les pays impérialistes, dans les tentatives de ces derniers d’imposer un gouvernement non élu au service du grand capital. Tant et si bien qu’elle joue honteusement le rôle moteur dans l’organisation et la médiation de ce « dialogue national ».
Les dirigeants syndicaux, au lieu de mobiliser sérieusement leurs troupes, ont mis tous leurs efforts à tenter de démêler un accord derrière les rideaux entre les principaux agents de la contre-révolution. Tout cela couronné par l’approbation et la participation directe, dans ces pourparlers, des dirigeants du Front Populaire, malgré l’opposition manifeste d’une large couche de ses propres militants et sympathisants.
Cette stratégie, comme l’explique Abdessalem dans l’interview qui suit, est une impasse complète, les dirigeants de la gauche et du syndicat délivrant de fait les intérêts de leurs militants sur l’autel des plans cyniques de leurs pires ennemis. Trotsky disait que dans une période de crise profonde du système capitaliste, les directions réformistes « commencent à ressembler à l’homme qui s’accroche désespérément à la rampe, cependant qu’un escalier roulant l’emporte rapidement vers le bas. »
Cette métaphore résume assez bien le tableau tunisien aujourd’hui. Le pays est au bord d’une crise d’une ampleur sans précédent. Le 30 octobre, deux tentatives d’attentats-suicide ont été évitées dans des zones touristiques. Une semaine avant, dans la région centrale de Sidi Bouzid, au moins 9 membres des forces de sécurité ont été tués dans de violents affrontements avec des salafistes armés.
En réaction, la section locale de l’UGTT appela à une grève générale régionale dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, mot d’ordre rapidement suivi dans la région voisine de Kasserine, afin de protester contre ces tueries. Ce genre de réflexes indiquent où résident les forces sociales qui peuvent offrir une solution viable et autour de laquelle une véritable alternative politique peut et doit être construite à la misère et la violence croissantes du système actuel.
Comme le mentionne Abdesslem, il existe aujourd’hui en Tunisie un paradoxe: « les vraies fabricateurs du processus révolutionnaire sont en-dehors de la scène politique ». Le CIO partage largement ce constat. C’est pourquoi il y a une urgence à reconstruire, à l’échelle du pays, une force politique de masse au service de ces « fabricateurs », indépendante des partis pro-capitalistes, et armé d’un programme socialiste clair visant à mettre les principales ressources du pays dans les mains des travailleurs et de la population.
Il fut un temps où tel était le but affiché du programme de l’UGTT. Lors de son congrès de 1949, l’UGTT demandait ainsi “le retour à la nation des mines, des transports, du gaz, de l’eau, de l’électricité, des salines, des banques, des recherches pétrolières, de la cimenterie, des grands domaines et leur gestion sous une forme qui assure la participation ouvrière.” La réactualisation d’un tel programme, combiné avec des mots d’ordre d’action précis, pourraient revigorer la lutte de masses et transformer radicalement la situation.
Les militants, au sein du Front Populaire et de l’UGTT, qui veulent poursuivre la révolution et refusent les manœuvres actuelles -et ils sont nombreux- devraient à nos yeux exiger le retrait immédiat et définitif de leurs dirigeants du dialogue national, et demander à ce que ces derniers rendent des comptes auprès de leur base pour la stratégie désastreuse qu’ils ont suivie. Au travers de discussions démocratiques, les leçons des erreurs, présentes et passées, doivent être tirées, menant à un processus de clarification et de ré-organisation à gauche, sur le type de programme, de stratégie et de tactiques nécessaires pour mener à bien la révolution.
Les militants du CIO en Tunisie sont ouvert à discuter et collaborer avec tous ceux et toutes celles qui partagent ces considérations. Car c’est seulement par ce biais que l’ «outil » et le « programme » révolutionnaires nécessaires, qu’Abdesslem évoque à la fin de l’interview, pourront être forgés en vue des futures batailles.
Depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi, une vague de mobilisations sans précédent contre le régime d’Ennahda a secoué la Tunisie. Quel bilan tires-tu de ces mobilisations?
Les mobilisations contre le régime d’Ennahda, provoquées par l’assassinat de Mohamed Brahmi, et de Chokri Belaid avant lui, expriment plus largement une reprise du processus révolutionnaire visant à la chute du gouvernement de la ‘Troïka’ et à la chute du système.
Mais devant l’absence d’un programme clair et d’un groupe révolutionnaire suffisamment influent, ces mobilisations ont été manipulées par la bureaucratie nationale de l’UGTT, par les partis politiques libéraux et par la direction opportuniste des partis de gauche, dans le but de dépasser la crise par l’outil du « dialogue national », sans pousser ces mobilisations vers leurs véritables objectifs: la chute du système.
Au nom de l’unité dans la lutte contre les islamistes, la direction de la coalition de gauche du Front Populaire a rejoint Nidaa Tounes (un parti dans lequel se sont réfugiées beaucoup de forces du vieil appareil d’Etat et de l’ancien régime), ainsi que d’autres forces politiques, dans l’alliance du ‘Front de Salut National’. Que penses-tu de cette alliance et quelles conséquences a-t-elle sur la lutte de masses?
La scène politique actuelle en Tunisie est caractérisée par une sorte de tripolarisation: le pôle des réactionnaires islamistes avec Ennahda et ses alliés, le pôle des libéraux de l’ancien régime (avec à sa tête le parti Nidaa Tounes, regroupées sous la direction de Caid Essebsi), et en contrepartie à ces deux pôles, le Front Populaire et l’UGTT.
A l’époque de l’assassinat de Chokri Belaid, la situation a changé : les forces dites « démocratiques » et « modernistes » se sont regroupées contre la violence et le terrorisme (dans un « Congrès de Salut ») : cette étape a marqué le début de l’impasse politique pour le Front Populaire, car la direction de celui-ci a commencé à faire alliance avec les ennemis de la classe ouvrière et des opprimés, associés à l’ancien régime de Ben Ali.
Ces derniers sont en compromis indirect avec les islamistes aux niveaux des choix politiques et économiques du pays.
En conséquence, la lutte de masse a été manipulée et freinée par la direction du Front Populaire et de l’UGTT, suivant le rythme du « dialogue national » et des intérêts de ses différents partis et de leurs agendas politiques.
Fin juillet, il avait été rapporté que dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, des formes de contre-pouvoirs locaux s’étaient mis sur pied, reprenant la gestion des affaires locales des mains des Nahdaouis. Qu’en est-il aujourd’hui?
On peut dire que dans les régions intérieures, il y a une sorte de vide politique au niveau des services, de l’administration et de la sécurité. Dans les moments révolutionnaires, les mobilisations lèvent le slogan de l’autogestion, et à sidi Bouzid, nous avons essayé de construire un contre-pouvoir à travers les communautés régionales et locales.
Mais face à la répression de la police, ainsi que du manque d’appui et de relais de ce genre d’initiatives à l’échelle nationale, on n’a pas pu dégager pour de bon le gouverneur régional de Sidi Bouzid.
Depuis le début, la position de la direction nationale de l’UGTT a été de s’opposer au double-pouvoir, car ce dernier obstrue le «dialogue » et le « compromis » avec le régime, vers lequel cette direction pousse à tout prix.
Peux-tu expliquer ce qui s’est passé le 23 octobre et dans les jours qui ont suivi?
Le 23 octobre, selon la Troïka, est la date de la réussite de la transition démocratique (une fête politique), mais selon les autres partis et pour la majorité de la population tunisienne, c’est la date de l’échec. D’où les protestations massives qui ont repris de plus belle contre Ennahda ainsi que contre les terroristes.
Mais une fois encore, les mobilisations du 23 et du 24 contre la Troïka ont été manipulées par les partis politiques en place pour améliorer leurs positions dans le dialogue national, et non pas pour la chute du système et du gouvernement.
Quelle est selon toi la réalité du danger salafiste/djihadiste dans la situation actuelle? Quels sont les rapports de ces groupes avec le parti au pouvoir? Comment expliques-tu la montée de la violence dans la dernière période, et comment les révolutionnaires peuvent–ils face à cette situation?
Quand on parle politiquement du pole islamiste, on parle d’un réseau d’horizon mondial, articulé avec certaines grandes puissances et avec les intérêts du capitalisme mondial, donc je crois qu’il est difficile de distinguer entre les djihadistes et Ennahda, ou même avec le parti salafiste ‘Ettahrir’.
On peut considérer les salafistes comme les milices du gouvernent actuel, qui pratiquent la violence avec des mots d’ordre venus d’Ennahda, contre les militants, contre les syndicalistes…Leur objectif c’est de rester au pouvoir à l’aide de ces milices.
Devant cette situation, je crois que les forces révolutionnaires doivent s’organiser de nouveau, pour continuer le processus dans les régions internes. Devant l’absence des outils et des moyens, cette tâche sera difficile, mais pas impossible.
Quels sont à tes yeux les forces et les limites du rôle joué par l’UGTT dans la crise actuelle?
D’une part la direction de l’UGTT a joué un rôle de secours pour tous les gouvernements transitoires depuis le 14 janvier 2011 jusqu’au 23 octobre 2013, entre autres à travers l’initiative du dialogue national. Actuellement elle fait le compromis avec les patrons (l’UTICA). D’autre part, les militants syndicalistes de base essaient de continuer le processus révolutionnaire.
Quelles sont à ton avis les initiatives à entreprendre à présent pour la poursuite et le succès du mouvement révolutionnaire en Tunisie?
Ce qui se passe en Tunisie et dans le monde arabe est un processus révolutionnaire continu, avec un horizon nationaliste et socialiste contre le capitalisme et le sionisme, mais actuellement on parle dans le processus d’un paradoxe: les « vrais fabricateurs » du processus révolutionnaire sont en-dehors de la scène politique, et les forces contre-révolutionnaires s’attellent au détournement du processus, donc nous sommes face à une révolution trahie.
Les initiatives à entreprendre à présent pour la poursuite et le succès du mouvement révolutionnaire en Tunisie, c’est de continuer le processus avec des garanties concernant l’outil, le programme et le parti révolutionnaire. Sur le plan pratique il faut construire des comités locaux et régionaux pour la lutte.
Quelles leçons/conseils donnerais-tu aux militants socialistes, syndicalistes, révolutionnaires en lutte contre le capitalisme dans d’autres pays?
Les leçons et les conseils qu’on peut tirer du processus révolutionnaire selon mon point de vue c’est:
- De viser le pouvoir dès le début du processus et lutter sur la base de tâches révolutionnaires bien précises. Car beaucoup des forces de gauches et de jeunes révolutionnaires et syndicalistes n’ont pas visé le pouvoir à Tunis, mais ont cru pouvoir pousser vers la réforme du système.
- De s’unifier en tant que forces révolutionnaires contre nos ennemis, et de créer des groupes de lutte avec des moyens qui dépassent la théorie vers la pratique, c’est-à-dire agir sur le terrain jour et nuit.
- De transformer le conflit avec les ennemis dans les mass media, pour créer une opinion publique contre les ennemis
- De trouver un réseau de lutte capable de soutenir les protestations qui dépasse l’horizon national, vers l’international.
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Tunisie : Grandes manœuvres au sommet, profonde méfiance parmi les masses
L’alliance du Front populaire avec ‘‘Nidaa Tounes’’ provoque du remous dans la gauche
Dans la foulée de l’assassinat politique du dirigeant de gauche nassérien Mohamed Brahmi, le 25 Juillet, une cascade de protestations a traversé tous les coins de la Tunisie. Une grève générale massive a secoué le pays le vendredi 26, et un ‘sit-in’ permanent a eu lieu depuis en face de l’édifice de l’Assemblée Nationale Constituante, à la place du Bardo à Tunis, rejoint par la suite par de nombreux manifestants venus des régions de l’intérieur pour marcher sur la capitale, déterminés à en découdre avec le pouvoir en place.
Serge Jordan, Comité pour une Internationale Ouvrière
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Le 6 août, la plus grande manifestation anti-gouvernementale depuis le meurtre de Brahmi a pris place, les estimations les plus sérieuses faisant état de plus de 450.000 manifestants. Le mouvement ‘Tamarrod’ (‘Rébellion’) affirme avoir recueilli plus de 1,7 million de signatures (à peu près 10% de la population) en faveur de la destitution du gouvernement de la ‘Troika’, dirigé par les islamistes d’Ennahda. Et dans les régions pauvres de l’intérieur du pays, les mobilisations ont été accompagnées par le développement de diverses structures de pouvoir révolutionnaires locales : dans certaines régions, les manifestants ont occupé les gouvernorats et mis en place des comités autogérés, en défi direct au gouvernement d’Ennahda.
Laïcs contre islamistes ?
Contrairement à ce qui a été clamé par de nombreux commentateurs dans les médias, les principaux acteurs de la bataille en cours ne sont pas simplement des ‘islamistes’ contre des ‘laïques’. Présenter les choses de cette manière tend à nourrir le jeu de pouvoir au sein de l’élite, une élite qui a tout intérêt à essayer d’obscurcir les questions de classe sous-jacentes.
Bien sûr, il serait faux de nier la colère de masse liée à la bigoterie religieuse de la clique au pouvoir, ainsi que les attaques et menaces perpétrées au nom de l’islam politique. L’encouragement du fondamentalisme religieux et les frontières poreuses entre Ennahda et certains groupes salafistes violents a sans aucun doute nourri la colère du peuple tunisien contre le régime actuel. Alors que chaque jour qui passe apporte son lot d’histoires d’attaques aux frontières, de menaces à la bombe ou de tentatives d’assassinats, la situation sécuritaire du pays et la menace de la violence terroriste sont devenus une préoccupation importante pour la population.
Les récentes déclarations gouvernementales caractérisant officiellement le mouvement salafiste extrémiste « Ansar al-Sharia » comme une «organisation terroriste» doivent être comprises dans ce contexte: il s’agit d’une tentative des dirigeants d’Ennahda d’écarter leurs propres responsabilités en affichant une certaine dose de pragmatisme politique envers la rue et le mouvement d’opposition, dans un geste désespéré pour tenter de restaurer leur crédibilité, quitte à s’aliéner certains de leurs alliés potentiels et une partie de leur propre base ultraconservatrice.
Les socialistes s’opposent sans ménagement à la tendance croissante au fondamentalisme religieux, utilisé comme un instrument d’oppression par le pouvoir en place, qui représente une grave menace pour la liberté d’expression et les droits démocratiques, en particulier en ce qui concerne ses effets corrosifs sur les femmes.
La manifestation en défense des droits des femmes appelée par le syndicat UGTT le 13 août a été ralliée par une foule nombreuse de dizaines de milliers de personnes, réclamant la chute du gouvernement. Cela indique que de nombreux manifestants intègrent très justement la lutte pour défendre les droits des femmes dans une lutte plus large contre le gouvernement actuel.
Mais si ces questions ont incontestablement joué un rôle important, le cœur de la lutte en cours remonte directement aux aspirations initiales de la révolution de 2010-2011, qui n’ont tout simplement pas été satisfaites.
Une enquête menée au début de 2011 indiquait que 78% des jeunes Tunisiens pensaient à ce moment-là que la situation économique s’améliorerait au cours des prochaines années, ce qui est bien loin de la réalité actuelle. Pour une grande partie de la population en effet, les difficultés croissantes de la vie quotidienne, la hausse constante des prix des denrées alimentaires, la terrible absence d’emplois pour les jeunes, l’état catastrophique des infrastructures publiques, les bas salaires et les conditions de travail épouvantables dans les usines, la marginalisation continue des régions de l’Ouest et du Sud, toutes les questions sociales au sens large fournissent le ‘carburant’ de la rage actuelle contre le gouvernement.
Dans la ville de Menzel Bourguiba, au Nord de Tunis, 4000 travailleurs ont été récemment licenciés du jour au lendemain sans préavis, après la fermeture totale de leur usine de chaussures. C’est à ce genre de préoccupations que la clique au pouvoir a été absolument incapable de répondre tout au long de son mandat.
Les enjeux ici portent sur qui détient le pouvoir économique dans la société, et au service de quels intérêts de classe le gouvernement travaille. En ce sens, tout gouvernement fonctionnant dans le cadre du système capitaliste, centré sur la maximalisation du profit pour les grosses entreprises (qu’il s’agisse d’un gouvernement avec Ennahda, avec des partis laïques, d’un ‘cabinet de technocrates’, d’un ‘gouvernement d’élections’, de ‘compétences’, d’unité nationale’ ou de n’importe quelle autre formule de ce genre) ne livrera rien d’autre que sensiblement la même politique, voire pire encore, pour la masse de la population.
Le caractère supposément ‘laïque’ du régime de Ben Ali, par exemple, ne l’a nullement empêché de détruire la vie des gens, d’écraser toute opposition à son règne, de briser le niveau de vie des travailleurs, et d’être finalement renversé par un mouvement révolutionnaire sans précédent.
Est-ce que ‘les ennemis de nos ennemis’ sont nos amis ?
Bien qu’ayant initialement subi des coups sévères par la révolution, les anciens vestiges du régime, les milieux et réseaux de l’ex-RCD, ainsi que les familles bourgeoises qui ont rempli leurs poches pendant les années Ben Ali, n’ont pas ‘disparu’. Ils sont toujours représentés à l’intérieur de l’appareil d’Etat, dans de nombreux secteurs de l’économie, dans les médias, dans de nombreux partis politiques, organisations et associations, ils ont aussi des connections, entre autres, au sein du régime algérien, et des liens avec les puissances impérialistes.
L’héritage politique le plus évident de l’ancien régime est le parti ‘Nidaa Tounes’ (=‘Appel pour la Tunisie’), épine dorsale de la coalition ‘Union pour la Tunisie’. Nidaa Tounes, dirigé par le dinosaure politique de 87 ans Beji Caïed Essebsi (une figure de premier plan pendant la dictature de Habib Bourguiba, qui dirigea le pays de 1957 à 1987) est essentiellement un refuge politique de vieille garde de la dictature: éléments liés à la bureaucratie qui constituait le tronc de l’ancien parti au pouvoir, groupes d’ intérêts avec des connections à l’intérieur de l’‘Etat profond’, riches capitalistes dont les intérêts commerciaux sont en conflit avec la stratégie d’Ennahdha, couplés avec toutes sortes de nostalgiques et parasites de l’ancien régime qui abusaient de leurs positions à travers le vaste système de népotisme.
Cependant, c’est précisément avec ce parti et avec ses partenaires politiques, tous farouchement défenseurs du ‘marché’, que les dirigeants de la gauche tunisienne ont décidé de conclure un accord politique, comme si l’élan populaire contre Ennahda, qui avait atteint un point de quasi-ébullition dans les dernières semaines, rendait soudainement ces forces plus acceptables ou ‘amies’ de la révolution populaire.
En effet, après l’assassinat de Mohamed Brahmi, une alliance politique a été mise en place par la direction de la coalition de gauche du ‘Front populaire’ avec la coalition ’Union pour la Tunisie’, ainsi qu’avec d’autres forces de droite (y compris avec la principale fédération des patrons, l’UTICA). Cet accord a donné naissance à la création du ‘Front de Salut National’, dont l’objectif commun proclamé est de faire campagne pour la formation d’un gouvernement de ‘salut national’, dirigé par une soi-disant ‘personnalité nationale indépendante’.
Cette alliance a jeté un seau d’eau froide sur les désirs révolutionnaires de beaucoup de militants, à la base du Front populaire ainsi que parmi de nombreux jeunes et de travailleurs tunisiens. Cet accord ne fut pas une réelle surprise pour le CIO. Nous avions mis en garde depuis longtemps, dans notre analyse du caractère et de l’évolution de l’orientation du Front populaire au cours des derniers mois, contre la stratégie erronée, poursuivie par ses dirigeants, de la ‘révolution par étapes’: en gros, l’idée qu’il faut d’abord consolider la ‘démocratie’ et la réalisation d’un ‘État civil’, tout en reportant les tâches de la révolution socialiste à un avenir indiscernable.
Ce récent accord est le point culminant d’une telle approche erronée. S’unir contre l’ennemi islamiste commun, perçu comme une menace pour la démocratie, est devenue la ligne de justification pour la conclusion d’accords avec une force politique complètement réactionnaire, armée d’un programme néolibéral qui ne diffère en rien de fondamental de celui de ses opposants islamistes. Cet accord subordonne de facto les intérêts de la classe ouvrière et des pauvres, qui constituent la majorité des forces militantes du Front populaire, à des forces motivées par un programme résolument pro-capitaliste et pro-impérialiste.
Arguer du fait qu’un accord de cette nature est ‘nécessaire’ pour le mouvement afin d’être ‘suffisamment fort’ si l’on veut faire tomber le gouvernement actuel, comme certains l’ont prétendu, ne tient pas la route.
Le magnifique mouvement qui avait débuté après la mort de Brahmi a connu depuis une chute significative, la vague de grèves s’est en partie épuisée, et la composition de classe des manifestations de rue a également changé, ayant été partiellement reprise en charge par des forces pro-bourgeoises, déguisés pour l’occasion par les chefs de la gauche comme étant du côté du peuple. Une certaine nostalgie pour le régime de Bourguiba a également refait surface, avec une couche de manifestants essentiellement issus de la classe moyenne, encouragés par Nidaa Tounes et d’autres forces similaires, affichant des portraits de l’ancien autocrate dans les rues.
Cela ne signifie pas pour autant que le mouvement est ‘mort’. La situation reste extrêmement volatile, et la colère qui existe parmi de larges couches de la population tunisienne contre l’état général du pays, sur les plans à la fois social et politique, pourrait rapidement resurgir au travers de nouvelles explosions de masse.
Mais incontestablement, l’alliance entre la gauche et Nidaa Tounes & cie a eu pour effet immédiat d’affaiblir le mouvement de masse et la confiance des travailleurs et des jeunes dans ce pour quoi ils se battaient et sont sortis dans la rue au départ.
La campagne ‘Erhal’ (‘Dégage’) a été lancée par le Front de Salut National il y a deux semaines, dans le but de faire dégager les gouverneurs, administrateurs et dirigeants d’institutions publiques nommés par le gouvernement d’Ennahdha. Essebsi est sorti publiquement à la fin du mois d’août contre cette campagne, en disant qu’il ‘plaçait son soutien dans le concept de l’Etat’.
Cela montre encore une fois que Essebsi et ses forces poursuivent un agenda aux antipodes du mouvement révolutionnaire, en utilisant leur position pour tenter de briser la dynamique du mouvement, qui avait pourtant vu plusieurs exemples de structures de double pouvoir émerger dans diverses localités, et des gouverneurs et chefs locaux d’Ennahda chassés par la population.
Le côté ironique de l’histoire est que récemment, il a été révélé que des négociations secrètes avaient eu lieu à Paris entre Rached Ghannouchi, dirigeant d’Ennahda, et Essebsi lui-même, dans une tentative de trouver un accord commun entre les deux partis. Selon toute vraisemblance, ils ont été poussés dans le dos par les pays impérialistes, afin de désamorcer la crise actuelle et éviter une impasse politique prolongée qui pourrait exacerber les tensions et potentiellement donner lieu à de nouveaux soulèvements révolutionnaires.
Les centaines de milliers de jeunes, de travailleurs et de pauvres qui ont inondé les rues pour manifester leur colère contre le pouvoir en place durant le courant du mois dernier se rendent compte que toute cette énergie pourrait arriver à un accord pourri entre les deux principales forces de la contre-révolution, et tout cela avec l’accord tacite des dirigeants des principaux partis de gauche.
Turbulences à gauche
A nos yeux, c’est seulement autour des revendications de la classe ouvrière et des opprimés, ceux et celles qui ont fait la révolution et partagent un intérêt commun à la poursuite et à la victoire de celle-ci, qu’une alternative politique viable peut être construite, capable de répondre aux préoccupations profondes de la majorité.
C’est pour cette raison que beaucoup de militants, syndicalistes, chômeurs et autres sympathisants de la gauche radicale avaient accueilli avec enthousiasme les objectifs initiaux de la mise en place du Front Populaire: rassembler tous ceux et toutes celles qui ressentent la nécessité d’un pôle d’attraction révolutionnaire indépendant, explicitement distinctif, dans ses objectifs, à la fois d’Ennahda et des diverses forces néolibérales ou/et liées a l’ancien régime qui se trouvent dans l’opposition.
Pour les mêmes raisons, l’adoption, par les dirigeants du Front populaire, du ‘Front de Salut National’ rencontre maintenant de vives critiques et un remous croissant dans les rangs du Front Populaire et dans la quasi-totalité des partis qui le constituent. Un état de semi- révolte est en gestation dans certains de ces partis. Selon un militant de l’aile jeune du ‘Parti des Travailleurs’ (ex- PCOT), cité dans un article publié sur le site nawaat.org, ‘‘Au sein de notre parti, le gros de la jeunesse est contre cette alliance.’’ Dans le même article, un membre du syndicat étudiant UGET, et sympathisant du Front Populaire, fait également valoir qu’il est contre cette alliance ‘‘avec des libéraux, qui ont un projet à l’opposé du nôtre et qui sont dirigés par des personnes ayant eu des postes importants sous Bourguiba et Ben Ali.’’ Un autre partisan du Front Populaire explique: ‘‘Cette alliance est une faute sur le plan stratégique et une trahison des principes de la gauche. Nidaa Tounes est un parti de droite sur les plans économique et social, tout comme Ennahda, et c’est un lieu de recyclage pour des anciens du RCD.’’
La LGO, le parti dans lequel les partisans du CIO ont été actifs depuis un certain temps, n’a pas été immunisée par ces développements. Une partie de la direction de la LGO s’est alignée sur l’orientation suivie par les principaux dirigeants du Front Populaire, laissant tomber leur revendication précédente pour un ‘‘gouvernement ouvrier et populaire autour de l’UGTT’’, et se cadrant au contraire dans la revendication de ‘‘gouvernement de salut national’’ préconisée par la direction du Front Populaire.
Le 3 août, la LGO a produit une déclaration, reproduite sans la moindre critique en anglais sur le site ‘International Viewpoint’ (le site international du Secrétariat International de la Quatrième Internationale) arguant que ‘‘Pour faire face aux conditions économiques et sociales actuelles, il faut combattre les facteurs de l’hémorragie financière de l’Etat et augmenter ses ressources, afin de permettre au gouvernement de salut de mettre en œuvre son programme en se basant essentiellement sur nos propres capacités nationales ( … ).’’ De manière incroyable, le texte va jusqu’à demander à ‘‘soumettre les cadres de l’Etat et ses rouages à un plan d’austérité strict’’ et exiger ‘‘une contribution de solidarité volontaire des salarié-es d’un jour de travail pendant six mois’’ !
Dès le premier jour des manifestations anti-gouvernementales après l’assassinat de Brahmi, le groupe de supporters du CIO a été le premier à sortir avec des tracts contestant cette orientation, refusant tout accord politique avec des forces qui défendent le capitalisme, exigeant une grève générale ouverte, et plaidant pour structurer la lutte dans tout le pays au travers de comités d’action de masse démocratiquement élus, afin de jeter les bases d’un ‘‘gouvernement révolutionnaire des travailleurs, des jeunes, des chômeurs et des pauvres, soutenu par l’UGTT et les militants du Front Populaire , l’Union des Chômeurs Diplômés (UDC) et les mouvements sociaux.’’
En collaboration avec d’autres, les partisans du CIO en Tunisie sont désormais engagés dans un processus de recomposition de la gauche, en vue de fonder une nouvelle plateforme d’opposition, ouverte à tous, qui puisse organiser les militants du Front Populaire dissidents, et les travailleurs et les jeunes au sens large, autour d’un programme en adéquation avec les véritables aspirations de la majorité des Tunisiens.
Le mouvement de masse a un besoin urgent de construire sa propre organisation politique indépendante. Cela ne peut être fait, à nos yeux, qu’en rejetant résolument toute transaction avec des forces de classe étrangères telles que la coalition autour de Nidaa Tounes. Agir en conformité avec ces forces ne peut que conduire à la défaite ; l’appel aux sacrifices au nom du bien commun, voilés sous la bannière du «salut national » ou de toute autre façade similaire, servira en réalité à ouvrir la voie à de nouvelles attaques sauvages sur les droits et les conditions de vie des travailleurs et des masses pauvres en Tunisie, et de faire reculer la révolution pour les bénéfices de la classe capitaliste.
Tout indique qu’un ‘‘automne chaud’’ de grèves et de protestations sociales se profile en Tunisie. Si les batailles entre clans politiques au sommet peuvent, dans certaines circonstances, prendre le dessus sur les luttes sociales, et les dissimuler dans une certaine mesure, ces dernières ne peuvent être supprimées pour autant. Les couches de la classe ouvrière qui sont sorties pour réclamer la chute du gouvernement sont pleines d’amertume, et reviendront inévitablement sur la scène pour réclamer leur du, et cela quelque soit le visage du nouveau gouvernement qui suivra la chute, quasi inévitable, de celui d’Ennahda.
La gauche doit se préparer à donner une direction effective à ces couches qui vont entrer en lutte dans les prochaines semaines et les prochains mois, et leur fournir une stratégie claire sur la façon dont elles peuvent enfin obtenir un gouvernement qui leur est propre et qui puisse représenter pleinement leurs intérêts. Le cas échéant, d’autres forces réactionnaires vont s’engouffrer dans le vide politique, et se voir offrir la possibilité de se présenter comme étant les meilleurs défenseurs soit de la foi, soit de «l’intérêt national», faisant usage d’une rhétorique sans contenu de classe afin de détourner les objectifs initiaux de la révolution et d’imposer leur agenda contre-révolutionnaire.
Les événements qui se déroulent en Égypte doivent servir d’avertissement: l’explosion révolutionnaire sans précédent du 30 Juin dernier contre le règne des Frères Musulmans a été détournée par les militaires, du fait que le mouvement ouvrier ne disposait pas de sa propre expression politique. L’ex-président de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU), Kamal Abou Eita, a accepté un poste de ministre du Travail et de l’Immigration dans le nouveau gouvernement post-Morsi. Une fois nommé à son poste, il a proclamé: ‘‘Les travailleurs, qui étaient champions de la grève sous l’ancien régime, doivent maintenant devenir champions de la production’’! Les erreurs de certains dans la gauche égyptienne à avoir offert une caution à la prise du pouvoir par l’armée ont été utilisées pour désarmer politiquement les travailleurs et pour attaquer leurs luttes, tandis que les vestiges de l’‘‘Etat profond’’ de l’ère Mubarak, certaines figures-clés de l’ancien régime, les services de sécurité intérieure et les réseaux de patronage de l’ex-parti au pouvoir le NPD font clairement un retour en force sur la scène.
Direction et programme
Ni Ennahda et ses partenaires au sein de la Troïka, ni ‘l’Union pour la Tunisie’, ni aucune des variations islamistes du type salafiste ou djihadiste, n’ont un programme sérieux de transformation économique à offrir aux masses. Tous utilisent différentes cartes idéologiques afin de sanctifier une société fondée sur des privilèges matériels considérables attribués à une poignée de gens, tandis que la majorité de la population doit accepter une spirale incessante vers le bas.
La gauche marxiste doit offrir un chemin visant à couper court aux divisions ‘‘religieux / non-religieux’’, à travers la construction d’une lutte commune de tous les travailleurs et les pauvres visant à renverser le capitalisme. Une telle lutte doit intégrer la défense de droits politiques égaux pour tous, y compris le droit de chacun et de chacune à pratiquer sa religion, ou de n’en pratiquer aucune, sans ingérence de l’État.
Les deux grèves générales de masse anti-gouvernementales qui ont déjà eu lieu en Tunisie cette année , parmi beaucoup d’autres exemples, ont démontré qu’il existe une volonté incontestable parmi la classe ouvrière, la jeunesse et les pauvres, de se battre pour un véritable changement révolutionnaire, et, pour commencer, de faire tomber le gouvernement actuel– à condition qu’il existe une direction digne de ce nom pour animer leur lutte. Mais c’est bien là que le bât blesse.
Comme un article de l’agence de presse ‘Reuters’ le mentionnait récemment, en faisant des références aux événements en Egypte ‘‘L’Union générale tunisienne du travail (UGTT ) n’a ni chars, ni ambitions militaires, mais elle peut se targuer d’une armée d’un million de membres qui éclipse les partis politiques, maintenant à couteaux tirés à Tunis.’’
Pourtant, l’image assez révélatrice de manifestants tunisiens scandant « le peuple veut la chute de l’Assemblée nationale constituante », tandis que l’UGTT plaidait officiellement pour son maintien, a mis en évidence le contraste évident entre les «solutions» offertes par la direction nationale de l’UGTT et le sentiment qui règne parmi les masses.
Plutôt que de jouer le rôle embarrassant de conciliateurs entre le parti au pouvoir et l’opposition, et de réanimer sans cesse les tentatives futiles au ‘dialogue national’, rôle que les principaux leaders de l’UGTT ont joué allégrement dans le cours des dernières semaines, ces mêmes dirigeants auraient pu utiliser -et pourraient toujours utiliser- la force massive et influente de leur syndicat pour paralyser le pays du jour au lendemain et balayer d’un revers de la main le gouvernement et l’Assemblée Constituante. C’est ce que les partisans du CIO en Tunisie n’ont eu cesse de mettre en avant.
Un tel geste audacieux, déployant la pleine puissance du mouvement ouvrier organisé, couplée avec la mise en place de comités d’action élus démocratiquement et structurés dans tout le pays, pourrait servir de base pour contester et renverser le pouvoir en place et le remplacer par une Assemblée Constituante révolutionnaire, véritable Parlement des masses opprimées, basée sur la puissance et l’organisation du mouvement révolutionnaire dans tous les recoins de la Tunisie: dans les rues, dans les usines et les lieux de travail, dans les écoles et les universités, dans les quartiers, etc
Un gouvernement révolutionnaire des travailleurs, des jeunes et des pauvres pourraient couronner ce processus, et entamer ainsi la transformation de la société selon les désirs de la majorité de la population, en nationalisant les secteurs-clés de l’économie, afin d’élaborer une planification rationnellement organisée de la production pour répondre aux besoins sociaux de tout un chacun.
A cet effet, la reconstruction d’un front unique, sur la base d’une perspective de classe indépendante, armée d’un véritable programme socialiste et internationaliste, est à notre avis la seule voie vers la victoire révolutionnaire.
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Tunisie: A bas Ennahda, à bas la ‘Troika’ !
L’UGTT et le Front Populaire doivent offrir une stratégie pour en finir avec le capitalisme – Non à des accords avec des forces liées à l’ancien régime!
Vers un gouvernement révolutionnaire et socialiste des travailleurs, de la jeunesse, des chômeurs et des masses pauvres!
Deux ans et demi après la chute de Ben Ali, la situation pour les masses tunisiennes n’a fait qu’aller de mal en pis, et la colère gronde comme jamais aux quatre coins du pays. Le fameux slogan de la révolution « pain, liberté, dignité nationale » n’a sans doute jamais autant été en contraste avec la réalité vécue sur le terrain par des millions de Tunisiens et de Tunisiennes, faite d’une explosion insupportable des prix, de l’absence d’emplois et de perspectives pour les jeunes, d’une augmentation de l’insécurité et de la violence terroriste, d’une paupérisation accélérée des classes moyennes, d’une « colonisation » rampante des rouages de l’appareil de l’Etat par le parti islamiste, d’attaques redoublées sur les maigres acquis démocratiques….
Dans ce contexte, l’assassinat politique du dirigeant d’opposition de gauche Mohamed Brahmi ne pouvait être qu’un nouveau catalyseur de la furie des travailleurs, des jeunes et des masses révolutionnaires, dont la volonté de se débarrasser du régime de la ‘Troïka’ (la coalition au pouvoir dirigée par Ennahda) a atteint un point de non-retour. Depuis cet assassinat, le pays traverse une crise politique sans précédent, et, malgré la chaleur intense et le jeûne du Ramadan, vit au rythme des manifestations quotidiennes, des sit-in et des grèves, et d’un climat proche de l’insurrection dans certaines régions pauvres et militantes de l’intérieur du pays en particulier.
Le pouvoir Nahdaoui au pilori
La survie du régime islamiste en Tunisie est clairement posée. Les masses demandent partout la chute de ce dernier, et la centrale syndicale UGTT a émis un ultimatum d’une semaine au gouvernement pour se rendre avant d’envisager d’autres actions. Dans la capitale Tunis, tous les jours, des dizaines de milliers de manifestants se réunissent devant le Parlement au Bardo pour exiger la fin du gouvernement, un sit-in ouvert joint aussi par des ‘caravanes’ provenant de l’intérieur du pays.
Même dans les coins les plus reculés de la Tunisie, des manifestations massives, y compris en pleine nuit, expriment clairement le rejet viscéral du pouvoir en place, tandis que le rassemblement pro-Ennahda de samedi dernier, point culminant de la contre-offensive du parti au pouvoir, faisait toujours pâle figure face au « million » de personnes annoncées au préalable par la direction de ce parti, et ce malgré tous les efforts logistiques déployés. Surtout lorsque l’on sait que beaucoup de ces manifestants étaient payés pour manifester leur attachement à la ‘légitimité’ !
Le gouvernement est isolé comme jamais, sa cote de popularité est en chute libre dans les sondages, et son emprise sur la situation, en particulier dans les régions intérieures du pays, est proche de zéro. Dans certaines localités, des structures de pouvoir parallèles ont émergé de la lutte, montrant ce qu’il est possible de faire pour se débarrasser dans les faits de ce pouvoir honni. Le silence quasi complet dans les médias dominants sur ces développements indique l’état de panique qui traverse les classes dirigeantes quant au risque d’ « émulation » de ces expériences ailleurs.
Dans la ville de Sidi Bouzid par exemple, berceau de la révolution tunisienne, les habitants refusent désormais tout lien avec les autorités officielles nahdaouies, et ont érigé un comité de Salut qui a pris en mains les affaires de la ville. La permanence locale du parti Ennahda a été fermée, et les manifestants se rassemblent quotidiennement devant les bâtiments du gouvernorat pour empêcher le retour de l’ancien gouverneur. Les forces vives de ce mouvement sont constituées de militants du ‘Front Populaire’ (coalition de divers partis de gauche et nationalistes) et de syndicalistes de l’UGTT. Des conseils similaires ont été créés dans trois localités dépendant du gouvernorat de Sidi Bouzid: Regueb, Mekessi et Menzel Bouzaine. Mais Sidi Bouzid n’est pas la seule région du pays à ne plus reconnaître le pouvoir central. Au Kef, à Gafsa, à Sousse, à Kairouan, et en bien d’autres endroits, des comités locaux sous diverses formes ont été mis sur pied en vue de gérer les affaires locales.
Pour agrandir leur soutien de masse et assurer leur caractère authentiquement révolutionnaire, ces comités devraient être élus démocratiquement par la base, avec des délégués soumis à révocabilité. Par ailleurs, il est essentiel que ces expériences ne restent pas isolées à l’échelon local, car une telle situation donnerait plus de latitude à l’appareil d’Etat pour les étouffer dans l’œuf. Il est essentiel que tous les efforts soient au contraire entrepris en vue de les élargir à l’ensemble du territoire et, en les liant entre eux au travers de comités démocratiquement élus à chaque niveau, de poser les bases en vue de l’établissement d’un gouvernement des travailleurs, des jeunes et des masses pauvres. Un simple appel dans ce sens de la part de l’UGTT serait suffisant pour transformer la situation dans le pays en l’espace de quelques heures, de balayer le régime actuel dans les poubelles de l’histoire, et de donner un nouveau souffle à la révolution.
Crise au sommet
Le pouvoir tremble sur ses bases et est maintenant entré dans une phase avancée de désintégration. Les prétentions pathétiques des dirigeants d’Ennahda à parler encore au nom de la révolution ne vont tromper personne. Depuis que ce parti est arrivé au pouvoir, plus de 40.000 grèves, plus de 120.000 sit-ins, et environ 200.000 manifestations ont eu lieu à travers le pays. De quelle révolution parlent-ils donc?
Tout indique que le gouvernement actuel ne survivra pas la présente crise. Déjà le ministre de l’Éducation, Salem Labyedh, a remis sa démission, et d’autres ministres ont menacé de faire de même. Ettakatol et le CPR, partis fantoches qui jouent depuis le début le rôle de cinquième roue du carrosse nahdaoui, continuent leur descente aux enfers, tandis que le porte-parole d’Ettakatol a annoncé que le parti se retirerait de la coalition gouvernementale à moins que le cabinet ne soit dissous et remplacé par un cabinet d’union nationale. La chute du gouvernement de la ‘Troïka’ n’est sans doute plus maintenant qu’une question de temps.
Le grand révolutionnaire russe Lénine définissait comme « crise révolutionnaire » une situation marquée par l’impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée, par l’aggravation plus qu’à l’ordinaire de la détresse et de la misère des classes opprimées, et par une accentuation considérable de l’activité des masses. Sans aucun doute, ces ingrédients évoquent la situation en Tunisie aujourd’hui, et le scénario exprimé par tant d’activistes d’une « nouvelle révolution » n’est pas loin.
Cependant, Lénine rajoutait que la révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas où, à tous les changements objectifs énumérés ci-dessus, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir : « la capacité, en ce qui concerne la classe révolutionnaire, de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses pour briser complètement l’ancien gouvernement, qui ne ‘tombera’ jamais, même à l’époque des crises, si on ne le ‘fait choir’. »
D’où l’importance pour les révolutionnaires de s’armer d’un programme d’action audacieux et répondant aux nécessités du moment. Un parti de masse véritablement marxiste pourrait, dans une telle situation, faire une différence énorme et décisive. Les forces pour construire un tel parti ne manquent pas, parmi les dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes tunisiens qui s’identifient aux idées socialistes et communistes, et dont beaucoup sont dans et autour de la coalition du Front populaire. Un programme pour un tel parti aurait besoin de s’enrichir des expériences passées, et en dégage les leçons nécessaires à chaque étape. Et une de ces leçons essentielles en Tunisie aujourd’hui est la nécessaire indépendance politique des forces révolutionnaires, des travailleurs et de leur syndicat l’UGTT, par rapport aux velléités et tentatives de sabordage de la révolution orchestrées par les classes ennemies.
En effet, les forces néolibérales, celles liées à l’ancien régime ainsi que les puissances impérialistes, traversées par une vague de frayeur quant à la possibilité d’une nouvelle conflagration révolutionnaire, cherchent par tous les moyens à bloquer la dynamique en cours et à reconstruire un pouvoir politique capable de faire barrage aux revendications des masses, de préserver les intérêts de l’élite capitaliste et la continuité de son appareil d’Etat, mis à mal par les développements récents.
Les déclarations de Néjib Chebbi, dirigeant du parti d’opposition libéral ‘Al Joumhouri’, qui évoque le risque d’un mois de septembre socialement « très chaud » et réfère aux conséquences de la crise sociale en termes quasi apocalyptiques, en disent long sur l’état d’esprit qui doit régner dans les villas et les salons de la bourgeoisie tunisienne. « Ce sera Siliana 1, 2, 3 .. à Sidi Bouzid, Gafsa, Kasserine, le Kef sans oublier les grandes villes du littoral, avec leurs cortèges de comités autonomes », dit-il.
Ces gens savent maintenant que le régime de la Troïka est sur ses genoux, et tentent d’exploiter le mouvement en cours pour avancer leurs pions sur l’échiquier politique et, en jouant d’une certaine fibre populistes dans leurs discours, essaient par tous les moyens de canaliser la colère populaire dans un sens favorable aux classes dirigeantes. Face à ces pressions, Ennahda tente de sauver la face, et se dit prêt à ouvrir le gouvernement à d’autres partis, tout en refusant de céder le poste de chef du gouvernement.
Cependant, la crise actuelle ne peut se résumer à une question de postes ministériels, à l’incompétence ou à la mauvaise foi de l’un ou de l’autre politicien. La crise actuelle trouve sa source dans l’incapacité de ceux au pouvoir d’offrir autre chose qu’une voie de garage aux revendications révolutionnaires des masses tunisiennes. Et ce pour une raison bien simple : ce pouvoir défend les intérêts de la classe capitaliste, des multinationales et des fonds d’investissements, des hommes d’affaires et des spéculateurs, tous ceux dont le seul but est de continuer par tous les moyens à exploiter le peuple tunisien pour satisfaire leur soif de profits.
Dans cette optique, toutes les forces politiques qui défendent ce même système capitaliste, un système qui nage dans une crise économique profonde à l’échelle internationale, se retrouveront rapidement confrontées aux mêmes problèmes. C’est pour cela que pour accomplir les objectifs originaux de la révolution, derrière Ennahda c’est tout ce système qui doit dégager !
Le Front Populaire face à ses responsabilités
La coalition de gauche du Front Populaire rassemble de nombreux militants révolutionnaires, syndicalistes et de jeunes qui aspirent à poursuivre la révolution jusqu’au bout, jusqu’à un pouvoir au service des travailleurs et des masses populaires, un pouvoir qui en finisse avec le système d’exploitation capitaliste, et son lot de misère, de chômage et de répression.
Cependant, la direction du Front Populaire lorgne de plus en plus ostensiblement vers des compromissions avec des forces hostiles au camp des travailleurs, des pauvres et de tous ceux et toutes celles qui ont fait la révolution. Les dirigeants du Front Populaire et de ‘l’Union pour la Tunisie’ ont ainsi tenu samedi une réunion de coordination qui scelle le rapprochement entre la direction du Front et un ensemble de partis dont plusieurs abritent des forces liées directement à l’ancien régime et à la bourgeoise destourienne.
Le Front fait écho à ‘l’Union pour la Tunisie’ dans son appel à la constitution d’un gouvernement de « salut national ». Bien que nous comprenons que dans un contexte marqué par un vomissement du parti islamiste en place, un gouvernement dans lequel ce parti n’occupe plus le siège de conducteur pourrait être accueilli favorablement par une partie de la population, il est du devoir pour tous les révolutionnaires d’appeler un chat un chat. Il n’y a pas de « salut » possible avec des gens qui défendent le camp des patrons licencieurs, des semeurs de misère du FMI, et qui n’hésiteront pas demain à brandir la matraque face aux grèves et aux revendications des travailleurs, de la jeunesse au chômage et des masses pauvres au sens large. Les habitants de Sidi Bouzid l’avaient pourtant compris, eux qui l’an dernier criaient « ni Jebali, ni Sebsi, notre révolution est une révolution des pauvres ».
Le seul objectif de partis comme ‘Nida Tounes’ est d’en finir avec la lutte des masses populaires, des jeunes et de classe ouvrière, au profit de certains clans de l’élite dirigeante et de grandes puissances qui sentent le vent tourner. Nida Tounes, c’est le parti de la restauration, et de la dictature sous une autre forme. Le règne de Sebsi sous son bref mandat provisoire a clairement démontré en quoi sa politique consiste : accords de Deauville avec les puissances du G8 pour poursuivre l’endettement de la Tunisie, ‘autorité de l’Etat’ érigé en dogme justifiant la répression systématique des mouvements sociaux, la torture et le meurtre de manifestants…
Le CIO pense que la force du mouvement syndical tunisien et le poids du Front Populaire, au lieu de servir de ‘flanc gauche’ à des forces contre-révolutionnaires, devraient au contraire être mis au service de la lutte indépendante des masses laborieuses, en vue de constituer un pouvoir à elles, appuyé et contrôlé démocratiquement par des comités d’action à l’échelle de tout le pays. Si les dirigeants du Front refusent de respecter les aspirations de leur base, laquelle rejette en grande majorité des accords politiques avec des forces telles que ‘L’Union pour la Tunisie’, alors il revient aux militants et militantes de base de prendre les choses en main partout où c’est possible, afin de changer le cours des choses avant qu’il ne soit trop tard.
Mettre sur pied une plate-forme organisée d’opposition de gauche regroupant tous les militants du Front populaire qui sont en désaccord avec la trajectoire politique actuelle menée par la direction pourrait être une étape vers la reconstruction d’une force de gauche de masse sur la base des aspirations initiales des membres et sympathisants du Front Populaire.
L’UGTT
De même, l’abandon par l’UGTT de la demande pour en finir avec l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) a été largement perçue comme une trahison par nombre de militant(e)s. Cet abandon s’inscrit dans une logique de concessions vers un pouvoir pourtant rejeté dans la rue, alors que cette ANC n’a plus aucune légitimité, ni formelle, ni réelle. Aux yeux des masses, elle n’évoque qu’amertume et colère, une Assemblée remplie de politiciens opportunistes en tout genre, dont le train de vie est à mille lieux des préoccupations et des souffrances des travailleurs, des pauvres et de leurs familles. Cette ANC a failli, elle doit dégager. La seule Assemblée Constituante légitime serait une Assemblée composée de représentants sincères des couches qui ont fait la révolution, de syndicalistes, de chômeurs, de militants et de gens ordinaires qui partage le même quotidien que la majorité de la population.
Au lieu de chercher à composer avec l’ANC actuelle, l’UGTT pourrait lancer une vaste campagne visant à encourager, dans toutes les localités du pays, la convocation d’assemblées générales sur les lieux de travail et dans les quartiers, visant à élire démocratiquement des représentants directement issus des masses et de leurs luttes, qui auraient la confiance et le contrôle de ceux et celles qui les ont élus, et seraient responsables et révocables à tout instant pour le travail qu’ils font. En partant directement de la base, de telles élections pourraient ainsi permettre l’érection d’une véritable Assemblée Constituante révolutionnaire, caisse de résonance la plus représentative possible du mouvement réel et des aspirations de la masse en lutte.
Il n’y a pas de compromis possible ! L’UGTT et le Front Populaire peuvent et doivent en finir avec le régime pourri actuel et prendre le pouvoir dans leurs mains
La direction du Front Populaire et celle de l’UGTT, au lieu de se tourner vers des forces de droite dont les intérêts divergent à 180 degrés avec ceux de la révolution, feraient bien mieux plutôt de proposer un plan d’action révolutionnaire clair aux masses tunisiennes afin de balayer non seulement le pouvoir actuel, mais aussi tout l’échafaudage économique sur lequel ce dernier repose. Chercher le grand écart avec des forces hostiles au peuple et à sa révolution ne peuvent mener qu’au manque de clarté, à la confusion et en définitive, à la défaite, dont la gauche risque de payer un prix très lourd.
Bien sur, nous ne pouvons qu’appuyer l’appel à poursuivre les moyens de pression et la « désobéissance civile », mais ces mots d’ordre ont le défaut de rester assez flous. Le seul langage que ce gouvernement peut comprendre est le même langage que celui qui a fait tomber Ben Ali : celui du rapport de force dans la rue et dans les entreprises, celui du déploiement massif et coordonnée de la force de frappe de la classe ouvrière et de son puissant syndicat, l’UGTT.
A temps exceptionnel, mesures exceptionnelles ! L’enjeu de la situation exige plus qu’une grève générale de 24H, surtout si celle-ci reste sans lendemain et sans objectifs précis. D’ores et déjà, plusieurs secteurs ont annoncé des actions de grève dans les jours et les semaines qui viennent. D’autant plus que la situation économique et sociale ne fait que se détériorer chaque jour un peu plus : les usines ferment, les patrons licencient, le chômage s’étend, et les mesures d’austérité imposées par le FMI frappent à la porte. Ce contexte sert de toile de fond aux bouleversements actuels.
C’est avec toute cette situation qu’il faut en finir ! La dynamique du mouvement actuel doit être utilisée pour entamer une vaste campagne visant à restituer le pouvoir économique et les richesses à ceux qui travaillent et produisent. Dans ce sens, les exemples tendant vers l’occupation des bâtiments publics et vers l’auto-administration des affaires par la population elle-même doivent être encouragés à l’échelle des entreprises, des usines et des lieux de travail également.
Pour en finir avec la dictature des bas salaires, des mauvaises conditions de travail et des licenciements, exigeons la nationalisation immédiate des entreprises qui ne garantissent pas l’emploi, et des centaines d’entreprises qui ont été privatisées dans les dernières décennies au profit d’une poignée de riches actionnaires ! Pour en finir avec la corruption des hauts cadres, avec l’augmentation continue des prix et l’évasion fiscale, exigeons l’ouverture immédiate des livres de comptes des grandes entreprises à des représentants élus du personnel ! Pour en finir avec le sous-développement des régions et le manque cruel d’emplois dignes de ce nom, luttons pour un plan massif d’investissement public, géré démocratiquement par la population !
Pour réaliser tout ca, rien ne sera donné, tout devra être arraché par la lutte et la construction d’un rapport de force à la hauteur des enjeux. C’est dans ce sens que les sympathisants du CIO en Tunisie défendent la perspective d’une grève générale ouverte, en encourageant les travailleurs à occuper leurs lieux de travail. Un tel mouvement permettrait non seulement d’apporter le coup de grâce au gouvernement de la Troïka, mais aussi de remettre toutes les questions sociales et économiques au centre du jeu. Il permettrait de couper l’herbe sous le pied des partis pro-capitalistes de l’opposition qui surfent sur le mouvement actuel, et de préparer le terrain en vue d’une véritable révolution, sociale celle-là, donnant le pouvoir aux travailleurs, à la jeunesse révolutionnaire, aux chômeurs et aux pauvres, en vue de réorganiser la société selon leurs propres besoins sociaux.
Au contraire, l’absence de mots d’ordre clair à l’échelle nationale sur comment prolonger et organiser les actions dans les jours prochains risquent de laisser place à la lassitude, la frustration et la démobilisation, et en définitive, pourrait laisser un terrain plus favorable à la contre révolution pour s’engager dans toutes sortes de manœuvres de coulisses pour restituer l’ordre selon le bon vouloir des classes dirigeantes et des grandes puissances impérialistes. <p< Pour éviter un tel scenario, structurer démocratiquement le mouvement par la base est d’une importance cruciale. Les sympathisants du CIO en Tunisie appellent à la constitution de comités révolutionnaire à l’échelle des entreprises, des lieux de travail et d’étude, des quartiers populaires, en vue d’organiser collectivement et démocratiquement le mouvement selon la volonté des masses mobilisées. De tels comités sont essentiels pour assurer le contrôle du mouvement par la base, et, par leur structuration locale, régionale et nationale, pourraient ainsi servir de levier vers l’institution d’un gouvernement révolutionnaire au service des travailleurs, des jeunes et des opprimés, appuyée par la force de l’UGTT, par les milliers de militants du Front Populaire, de l’UDC (Union des Diplômés Chômeurs) et des divers mouvements sociaux.
Terrorisme
Parallèlement au mouvement actuel, une montée fulgurante des actes de violence terroriste a pris place dans les deux dernières semaines sur plusieurs parties du territoire tunisien. Le gouvernement a multiplié les opérations policières et militaires « anti-terroristes » contre certains groupes ou individus jihadistes armés, tandis que 8 soldats tunisiens ont été sauvagement tués le 29 juillet au mont Chaambi, près de la frontière algérienne.
Bien que les responsabilités derrière ces attaques ne soient pas clairement établies à ce stade, force est de constater que le gouvernement cherche à les instrumentaliser à son avantage, en tentant de recréer un sentiment d’unité derrière lui. C’est ainsi que Lotfi Ben Jeddou, ministre de l’Intérieur, s’est empressé de déclarer que « lorsqu’un pays est frappé par le terrorisme, tous ses citoyens serrent les rangs ».
Pourtant, il est significatif que dans un récent sondage, 74% des Tunisiens font endosser à Ennahda la responsabilité de la montée du terrorisme dans le pays. La montée de l’extrémisme religieux a été favorisée tout au long du règne de la Troïka par le parti au pouvoir et ses milices, certains représentants nahdaouis appelant même ouvertement au meurtre d’opposants. C’était Bhi Atik, chef du Bloc Ennahda à l’Assemblée constituante, qui avait promis récemment que « Toute personne qui piétine la légitimité en Tunisie sera piétinée par cette légitimité et (…) la rue tunisienne sera autorisée à en faire ce qu’elle veut y compris de faire couler son sang » Pas étonnant dans ces conditions qu’une majorité de Tunisiens refusent de donner au gouvernement carte blanche sur ce sujet, pas plus que sur tous les autres sujets d’ailleurs.
Face à la montée généralisée de la violence, la multiplication des assassinats politiques, des actions de milices réactionnaires, du terrorisme sanglant, il est essentiel que la population s’organise. L’autodéfense des quartiers, du mouvement révolutionnaire, des bâtiments publics, des syndicats, s’impose plus que jamais.
La répression des mouvements pacifiques par les forces de l’Etat, telles que les tentatives de répression du mouvement populaire à Sidi Bouzid, montre aussi que la violence, bien que loin d’être au même niveau de barbarie, n’est pas l’exclusive de groupes terroristes pour autant. Pour éviter que les armes utilisées dans la lutte anti-terroriste aujourd’hui ne soient utilisées contre les révolutionnaires demain, il est essentiel de forger des liens entre le mouvement révolutionnaire et les forces armées sur lesquelles le pouvoir s’appuie aujourd’hui pour l’exercice de la violence, dont beaucoup sont issues du peuple. De plus, les soldats envoyées dans des opérations difficiles telles que celle au Mont Chambi gagnent bien souvent une misère, et n’ont pas de droits syndicaux.
C’est pourquoi les sympathisants du CIO en Tunisie appellent à la constitution de comités de défense ouvriers et populaires partout où c’est possible. Et cela y compris au sein des forces armées, afin de faire valoir les intérêts des soldats du rang et leur droit à une rémunération et des conditions de travail décentes, à la hauteur des sacrifices exigés. Des appels à la constitution de comités de soldats démocratiquement élus dans l’armée, des appels à la désobéissance des forces de l’Etat et la défense de leur droit à refuser d’être utilisés pour réprimer la lutte des travailleurs et des jeunes, pourraient servir de base pour opérer la jonction entre les masses révolutionnaires en lutte d’une part, et, d’autre part, ces couches qui servent aujourd’hui de chair à canon pour les calculs abjects de la clique au pouvoir.
- Troïka dégage! Pour une grève générale ouverte, jusqu’à la chute du régime
- Non à des accords gouvernementaux avec des forces politiques qui défendent la continuation du capitalisme. L’ « Union pour la Tunisie » défend les hommes d’affaire, pas la révolution ni les travailleurs !
- Pour un gouvernement des travailleurs, de la jeunesse et des masses pauvres, appuyé par les organisations de gauche, syndicales et populaires (UGTT, Front Populaire, UDC…)
- Pour la répudiation de la dette – pour le rejet des accords avec le FMI – pour la nationalisation sous contrôle démocratique des travailleurs et de la collectivité, des banques et des secteurs vitaux de l’économie
- Pour la lutte internationale des jeunes et des travailleurs contre le capitalisme et l’impérialisme – pour une société socialiste mondiale, où l’économie est planifiée démocratiquement selon les intérêts de la majorité.
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Tunisie: le calme avant la tempête? De nouvelles confrontations à l'horizon
Quatre lycéens morts dans un accident de la circulation sur la route de l’école, fauchés à la fleur de l’âge, entassés qu’ils étaient à l’arrière d’un vieux pick-up arpentant une route non goudronnée dans un état lamentable: un fait divers, tragique, passant presqu’inaperçu, illustrant pourtant la réalité amère que continue à vivre tant de Tunisiens après la révolution.
Par un reporter du CIO à Tunis
Les investissements dans l’entretien des routes, les transports publics et autres infrastructures de base sont négligés depuis de nombreuses années, en particulier dans les régions marginalisées de l’intérieur du pays. Sans compter la pratique courante de hauts fonctionnaires corrompus empochant au passage une partie des maigres fonds publics alloués au développement des régions.
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Pour en savoir plus
- Achever le processus révolutionnaire : après la chute de Ben Ali, la chute du capitalisme !
- Tunisie : Non au gouvernement Larayedh! Grève générale, jusqu’à la chute du régime! Le pouvoir aux travailleurs, aux masses pauvres et à la jeunesse ! Tract distribué lors du Forum Social Mondial
- Tunisie: Non à Larayedh, ministre de la chevrotine! A bas Ennahdha! Pour la chute du système!
- Tunisie : La grève générale fait trembler le pays et précipite la crise politique au sommet de l’Etat – Le fouet de la contre-révolution provoque une nouvelle étape dans la lutte de masse
- Tunisie : L’assassinat du dirigeant de gauche Chokri Belaïd provoque des protestations de masse dans tout le pays
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Les hautes sphères de la société tunisienne continuent d’être gangrénées par le népotisme, les privilèges, les passe-droits et la corruption. La vie de la majorité des Tunisiens, quant à elle, s’empire de jour en jour. L’explosion des prix (le taux d’inflation réel actuel est estimé à 10% par certains économistes) continue de rogner le pouvoir d’achat des travailleurs et des pauvres, tandis qu’elle permet d’engraisser la poignée d’hommes d’affaires qui contrôlent l’essentiel des circuits de distribution.
Déliquescence sociale
Comme corolaire à la crise que connaît le pays, les symptômes de désintégration sociale et les actes de désespoir individuel se multiplient. En atteste par exemple la banalisation, dans le paysage tunisien, des immolations par le feu, dont la Tunisie est en passe de battre le record mondial absolu, "rivalisant" seulement avec le Tibet sur ce macabre sujet.
Se nourrissant du désespoir et de l’aliénation sociale, des prédicateurs obscurantistes multiplient les appels et les recrues pour mener le "jihad" en Syrie, ciblant dans les quartiers populaires les proies faciles que représentent ces milliers de jeunes désœuvrés et sans perspectives, enrichissant au passage quelques "marchands de la mort" organisateurs et profiteurs de ce trafic morbide.
Les potions du FMI s’invitent une nouvelle fois en Tunisie
Bien loin de prendre des mesures pour rendre la vie des masses plus supportables, le gouvernement remanié de la "Troïka" concocte de nouveaux plans antisociaux, sous les recommandations du Fonds Monétaire International, de la Banque Mondiale et l’œil bienveillant des grandes puissances impérialistes.
Un accord de principe vient d’être conclu entre le gouvernement et le FMI, suite à des négociations (tenues secrètes pendant plusieurs semaines…bienvenue en Tunisie "démocratique"). Cet accord a pour but d’octroyer un prêt "de précaution" de 1.7 milliards de dollars à la Tunisie. Un prêt destiné à assurer la viabilité du paiement des dépenses courantes, parmi lesquelles le remboursement de la dette déjà existante, héritée de la dictature de Ben Ali, constitue le premier pilier : un montant qui, soit dit en passant, représente trois fois le budget de la santé et cinq fois celui de l’emploi. Et cela alors que les hôpitaux sont étranglés par le manque de moyens et de personnel et que le chômage continue sa course folle vers des sommets inégalés.
L’idée qu’un tel prêt va aider à "soutenir la croissance tunisienne", tel que clamé officiellement, est une vaste supercherie. Le long héritage des politiques du FMI dans la région et les exemples plus récents des pays d’Europe du Sud sont là pour nous montrer où nous mène cette logique de l’endettement et des conditions "douloureuses" qui s’y rattachent: vers une dépendance encore accrue à l’égard du capital international, un étouffement de la croissance, et surtout, un désert social pour la masse de la population.
Les conditions attachées à ce prêt vont être en effet, comme partout, des armes de destruction massive contre les travailleurs et les masses pauvres. Au menu: augmentation du prix des produits de base via une réforme du système de subventions publiques, nouvelle baisse de charges pour les entreprises, privatisations en cascade, modération salariale, gel des embauches, …. C’est sans doute ce que la présidente du FMI, Christine Lagarde, décrit cyniquement comme étant « de bonnes nouvelles » pour la Tunisie.
L’augmentation des prix des carburants décidée en février n’a été qu’un hors-d’œuvre de ce vaste plan d’attaques en préparation. Entre autres, le ministère des Finances s’est penché avec le FMI sur l’élaboration d’une étude approfondie sur l’ensemble du système des subventions publiques en Tunisie, visant à des "réformes structurelles" dans ce domaine. S’attaquant aux maigres filets qui permettent à des milliers de Tunisiens de tenir encore la tête hors de l’eau, de telles réformes sont une véritable bombe à retardement sociale.
De nouvelles explosions sociales se préparent
Surtout que pendant ce temps, les ministres et députés mènent allègrement leurs trains de vie faste, à mille lieux des préoccupations du plus grand nombre. Comble de l’ironie, certains ont même voulu faire passer une augmentation de leurs salaires et indemnités -avec effet rétroactif- pendant qu’on s’apprête une nouvelle fois à demander aux travailleurs et aux pauvres de se serrer la ceinture. Alors que les nombreux chômeurs et chômeuses qui s’accumulent dans le pays ne bénéficient d’aucune indemnité de subsistance, la vice-présidente de l’Assemblée Nationale Constituante, Maherzia Laabidi, du parti Ennahda, s’octroie un salaire de pas moins de 39.000 dinars (près de 20.000 euros)!
Tout cela ne fait que jeter de l’huile sur les braises encore chaudes de la colère populaire. Il s’en faut de peu de choses pour que ces dernières s’enflamment à nouveau. D’ailleurs, elles n’ont jamais été complètement éteintes. En témoigne les chiffres procurés par le Ministère des Affaires Sociales, qui parle de 126 grèves ayant pris place durant le premier trimestre de l’année 2013, un chiffre en hausse de 14% par rapport à la même période l’an dernier.
La fin du mois d’avril a vu une nouvelle poussée de grèves en cascade: grève nationale des magistrats les 17 et 18 avril, grève générale à Sidi Thabet (gouvernorat de l’Ariana, Nord-Ouest de Tunis) le 20 avril, grève des agents de douane le 22, grève de l’enseignement de base le 24, grève générale régionale à Zaghouan (Nord Est) le 26, grève des boulangers les 29 et 30. Et le mois de mai démarre déjà sur les chapeaux de roue, avec une grève des transporteurs de carburant les 2, 3 et 4 mai.
Si ces grèves sont pour la plupart déclenchées sur des questions liées au statut, aux heures de travail ou aux salaires (y compris pour exiger l’application de gains obtenues lors de grèves précédentes), le mépris profond du pouvoir en place est bien là en toile de fond, et la frontière entre grèves économiques et celles plus politiques de la contestation du pouvoir en place est souvent très vite franchie.
Les instituteurs, dont la grève visant à protester contre leurs mauvaises conditions de travail a été suivie à plus de 90%, n’ont pas hésité par exemple à donner à leur combat une dimension franchement politique. A Tunis, devant le siège de la centrale syndicale Place Mohamed Ali, les instituteurs grévistes criaient «Oui, on y laissera nos vies, mais Ennahdha finira par être déraciné de notre terre» ; ils ont ensuite rejoint, à la fin de leur rassemblement, la manifestation hebdomadaire organisée par la coalition de gauche du Front Populaire, organisée tous les mercredis à l’avenue Bourguiba pour demander aux autorités: «Qui a tué Chokri Belaïd?».
Discrédit profond du pouvoir en place
Le pouvoir est profondément discrédité et impopulaire. Les défaites écrasantes subies par les Nahdaouis aussi bien lors des élections des représentants des étudiants dans les conseils de faculté des universités en mars dernier (l’UGET, le syndicat étudiant de gauche, a décroché 250 sièges contre 34 en faveur du syndicat islamiste de l’UGTE, proche du pouvoir) que lors des élections de l’Association des Jeunes Avocats, ne sont que deux exemples récents et symptomatiques d’un climat qui se développe plus largement dans toute la société.
Face à la colère bouillonnante et à l’érosion du pouvoir en place, ce dernier n’a pratiquement que l’arme de la répression pour tenter d’imposer le silence et la mise au pas de ceux et celles qui luttent. Agressions en hausse contre les journalistes, menaces de mort à l’encontre des opposants politiques et des syndicalistes,…La troisième mouture de la constitution, rendue publique récemment, met directement en cause le droit de grève et vise clairement à la compression des libertés syndicales.
A côté de cela, on assiste à une multiplication des procès politiques, ciblant en premier lieu les jeunes révolutionnaires. C’est toute une génération engagée, qui était aux premières loges du soulèvement contre le régime de Ben Ali, qui se trouve maintenant sur le banc des accusés. Deux jeunes tagueurs de Gabès (sur la côte Est) risquaient ainsi jusqu’à cinq ans de prison pour avoir peint sur des murs : "Le pauvre est un mort-vivant en Tunisie" et "le peuple veut des droits pour les pauvres". Ils n’ont finalement écopé que de 100 dinars d’amende, suite entre autres à la furie populaire que leur incrimination a suscitée. Les habitants de la région d’Ajim, sur l’île de Djerba, avaient quant à eux observé une grève générale le 22 avril dernier en signe de protestation contre les jugements prononcés dans l’affaire dite de "la jeunesse d’Ajim" : 10 jeunes originaires de la région avaient en effett été condamnés à 10 ans de prison ferme pour incendie de la maison d’un fonctionnaire de police lors des événements révolutionnaires qui ont suivi la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011.
Importation du terrorisme jihadiste en Tunisie ?
Beaucoup de Tunisiens ont été choqués par la découverte de camps d’entrainement jihadistes dans la zone montagneuse de Chaambi, dans le gouvernorat de Kasserine (près de la frontière algérienne) et par les explosions de mines anti-personnel posés par ces terroristes, qui ont fait plusieurs blessés parmi des agents de l’armée et de la Garde Nationale, dont certains ont perdu des membres.
Cela ne peut pourtant surprendre. Bien que le rôle d’Ennahda dans ces événements n’est pas clair à cette heure, le pouvoir actuel en porte une responsabilité évidente quoiqu’il en soit : la prolifération du salafisme jihadiste a pignon sur rue et a bénéficié d’un climat d’impunité, quand ce n’est pas de la complicité directe, par ceux-là mêmes qui dirigent le pays depuis plus d’un an et demi.
Dans le tract que le CIO avait distribué au récent Forum Social Mondial à Tunis, nous avions mis en garde contre les risques d’éléments de déstabilisation et de violence devenant plus prégnant en Tunisie en cas de stagnation du processus révolutionnaire :
« La misère grandissante dans les quartiers pauvres nourrit le terreau à partir duquel les salafistes et jihadistes embrigadent, surtout parmi des jeunes qui n’ont plus rien à perdre. Les couches de la population pauvre les plus désespérées, si elles ne voient pas d’issue du côté du mouvement syndical et de la gauche, pourraient devenir la proie de ces démagogues réactionnaires. La seule façon dont la classe ouvrière et la jeunesse révolutionnaire peuvent gagner à elles la masse des laissés-pour-compte est de créer un mouvement national puissant capable de lutter pour les revendications de tous les opprimés. Cela implique de lier la nécessaire lutte pour la défense et l’élargissement de tous les droits démocratiques avec le combat sur des problèmes tels que l’emploi, le logement, la vie chère,…Dans le cas contraire, l’érosion du pouvoir nahdaoui pourrait partiellement profiter aux salafistes et à leur surenchère, lesquels pourraient gagner de nouveaux secteurs de la population pauvre, des exclus et des marginalisés à leur cause et les mobiliser contre la révolution. Le pays pourrait glisser dans une spirale de violence dont les masses paieraient le premier prix. »
Bien sûr, la classe ouvrière et la jeunesse révolutionnaire n’ont pas jusqu’à présent subi de défaites d‘importance majeure ; elles disposent encore de réserves de force insoupçonnables, et ont goûté à l’expérience d’avoir renversé une dictature il y a de cela pas si longtemps. La réponse magnifique des masses tunisiennes à l’assassinat de l’opposant de gauche Chokri Belaïd a donné un aperçu des difficultés auxquelles la classe dirigeante sera confrontée si elle veut passer à des méthodes plus brutales de répression. Pour les mêmes raisons, la descente du pays dans une situation de guerre civile ouverte, à l’instar de ce qui s’est passé en Algérie dans les années 1990, n’est pas immédiatement posée. Cela étant dit, il serait dangereusement illusoire de minimiser les conséquences potentielles qu’aurait une défaite de la révolution sur le long terme.
La classe ouvrière et ses organisations
A la base dans la société, la volonté de lutter est manifeste, s’exprimant quotidiennement de mille et une façons. Les conditions objectives qui ont initié la révolution, les problèmes sous-jacents -et s’aggravant- de la pauvreté et de la répression, préparent clairement le terrain pour de nouveaux soulèvements. Par ailleurs, l’existence d’une puissante centrale syndicale et d’organisations de gauche dont l’implantation n’est pas négligeable est un atout puissant pour la poursuite de la révolution. Encore faut-il que celles-ci soient utilisées à bon escient.
La centrale syndicale, l’UGTT, et le Front Populaire sont les organisations les plus représentatives des couches de la population tunisienne qui ont fait la révolution, et qui partagent un commun intérêt à poursuivre celle-ci jusqu’au bout. Cependant, le potentiel que ces forces représentent est loin d’être mis à profit comme il pourrait l’être.
La bureaucratie nationale du syndicat bloque de facto la perspective d’une confrontation décidée avec le pouvoir en place, et laisse les régions, les localités et les secteurs se battre chacun dans leurs coins. Les appels futiles au "dialogue national", encore réitérés par le secrétaire général Hassine Abassi lors du premier mai, se substituent à l’organisation, vitale et urgente, d’une lutte unifiée à l’échelle du pays visant à la chute de la Troïka au pouvoir et à la poursuite ferme et décidée des mobilisations révolutionnaires jusqu’à la victoire.
Le Front Populaire représente un vecteur potentiellement vital de reconstruction d’une représentation politique pour la révolution, la classe ouvrière et les opprimés. Mais une certaine amertume légitime est cependant perceptible parmi beaucoup de ses sympathisants et de militants de base, face au manque d’initiatives d’ampleur prises par sa direction, et à l’absence de mots d’ordre clair à la suite du succès de la grève générale du 8 février. Entre l’optique résolument révolutionnaire encouragée par beaucoup des militants, et le choix de la « transition démocratique » et des formules réformistes et institutionnelles respectant les règles posés par l’Etat capitaliste en place, -orientation encouragée par une partie importante de la direction-, le Front navigue à vue.
Tel que le CIO l’a mis en garde à plus d’une reprise, si le Front Populaire ne se dote pas urgemment d’un plan d’action stratégique audacieux, axé sur des réponses socialistes claires, résolument orienté vers la lutte des masses laborieuses et ce jusqu’à la mise en place d’un gouvernement qui représentent directement ces dernières, l’élan qui a été construit autour du Front pourrait être perdu.
Le danger d’une certaine édulcoration politique (à savoir d’une évolution vers la droite et vers la recherche de compromis avec des forces non ouvrières), pourrait pointer le bout de son nez remonter à la surface d’une manière plus explicite. En particulier, il est vital que le Front maintienne une indépendance totale à l’égard de toutes les forces pro-capitalistes qui prônent « l’union sacrée » contre les islamistes afin de mieux dévier l’attention de la guerre de classe à l’œuvre dans le pays. L’histoire de toute la région est parsemée de défaites révolutionnaires catastrophiques du fait que la gauche s’est fourvoyée dans des alliances dangereuses avec des forces nationales bourgeoises. Il s’agit d’en dégager toutes les leçons nécessaires.
Le ralliement au Front Populaire du mouvement « El Chaâb », par exemple, n’est pas forcément de bonne augure. Les déclarations de son secrétaire général, annonçant récemment que le Front Populaire représente « l’espoir de voir réaliser un jour les objectifs de la révolution à savoir : la justice, la démocratie et la productivité » ( !) représentent une sérieuse entorse à ce pourquoi se battent l’immense majorité des militants, syndicalistes, jeunes, chômeurs, qui sont aujourd’hui membres ou sympathisants du Front.
Plus que jamais, le Front Populaire a besoin de se doter d’un programme révolutionnaire clair et offensif. Un programme qui:
1) Lutte pour les pleins droits démocratiques, pour le droit de manifester, de se rassembler et de faire grève, pour la fin immédiate de l’état d’urgence, pour l’arrêt de tout procès politique et de la brutalité policière.
2) Engage clairement les mobilisations dans la perspective d’une lutte soutenue visant à dégager pour le bon le pouvoir en place. Cela pourrait commencer par un appel à une nouvelle grève générale, soutenue par de solides mobilisations à l’échelle de tout le pays. Non pas une grève générale d’un jour sans aucun lendemain comme ce fut le cas pour la grève du 8 février, mais une grève générale comme point de départ d’un combat déterminé, prolongé et sans répit, déployant toute la force du mouvement ouvrier organisé jusqu’à la chute du gouvernement actuel (ainsi que de son Assemblée Constituante pourrie et non représentative).
3) En appelle à la mise en œuvre de mesures économiques radicales telles que :
- l’occupation des sites qui menacent de fermeture, de licenciements ou de délocalisation, ainsi que leur expropriation et leur nationalisation sous le contrôle démocratique des salariés ;
- le refus intégral et inconditionnel du paiement de la dette, et la préparation d’un vaste travail d’agitation et de mobilisation pour engager la contre-attaque face aux plans de misère concoctés par le FMI et le gouvernement ;
- l’introduction de l’indexation automatique des revenus à l’évolution des prix, et l’ouverture immédiate des livres de compte de toutes les grandes compagnies de distribution ;
- la nationalisation, sous contrôle de la collectivité, des banques et des grandes industries, et l’introduction d’un monopole d’Etat sur le commerce extérieur ;
- la mise en place d’un vaste programme d’investissement public dans des projets d’infrastructure (routes, centres hospitaliers, éclairage public, zones vertes, complexes pour les jeunes,…) pour fournir de l’emploi aux centaines de milliers de chômeurs et en finir avec la marginalisation des régions ;
- la division du travail disponible entre tous et toutes, au travers de l’introduction de la semaine de 38h/semaine sans perte de salaires, dans tous les secteurs d’activité.
4) Encourage, partout où c’est possible, l’élection de structures d’organisation révolutionnaires, à l’échelle des quartiers, des villages, des lieux de travail et d’étude, sous la forme de comités d’action composées de délégués élus et combatifs, afin de coordonner la lutte des masses à chaque niveau. Des organes collectifs d’auto-défense doivent aussi urgemment être mis sur pied, pour contrer les violences des milices ainsi que la répression de la machine d’Etat. Cela doit être combiné à des appels de solidarité de classe en direction des couches inférieures des forces de l’Etat, en particulier vers les soldats conscrits.
5) Popularise dès à présent la perspective d’un gouvernement révolutionnaire composé de véritables représentants des acteurs-clés de la révolution : des travailleurs, de la jeunesse révolutionnaire, des chômeurs, des paysans pauvres. L’appel à un « Congrès de Salut» initié par le Front populaire, compris de cette façon, prendrait alors tout son sens: un Congrès révolutionnaire, composé de délégués élus provenant directement des forces vives de la révolution aux quatre coins du pays, érigeant son propre pouvoir, capable de contester directement le régime existant et tous ses appendices.
En fin de compte, la viabilité d’un tel pouvoir dépendra de la réalisation d’un programme qui puisse rassembler le soutien de la majorité de la population, en Tunisie comme internationalement. Seule une économie planifiée, socialiste et démocratique, peut permettre cet objectif. C’est un tel programme que les sympathisants du CIO en Tunisie, actifs au sein de la Ligue de Gauche Ouvrière (LGO), elle-même composante du Front Populaire, continueront à défendre dans les présentes et futures mobilisations.
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Un Forum Social Mondial très politisé
Le Forum Social Mondial (FSM) s’est déroulé à Tunis du 26 au 30 mars dernier, et a rencontré un succès inattendu. Près de 70.000 militants issus du monde entier s’étaient réunis en Tunisie, un choix des plus approprié. Et force est de constater que le processus révolutionnaire que connait le pays a conduit à une forte politisation.
Rapport de Jeroen Demuynck, collaborateur de Paul Murphy au parlement Européen
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Socialisme 2013. Dimanche prochain, à l’occasion du week-end "Socialisme 2013", un rapport de la situation actuelle en Tunisie sera livré par Nicolas Croes, rédacteur de socialisme.be et de notre mensuel, de retour de Tunisie.
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Les militants tunisiens étaient bien entendu présents en masse, ce qui s’est ressenti au niveau des discussions politiques. Le processus révolutionnaire est toujours en cours en Tunisie. L’arrivée au pouvoir du parti islamiste conservateur Ennaha n’a conduit à la résolution d’aucun des problèmes qui furent à la base du soulèvement révolutionnaire. Le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO, dont le PSL est la section belge) était présent avec des militants issus de six pays différents, et les idées marxistes révolutionnaires que nous défendons ont pu compter sur un large écho.
Les organisateurs du FSM ont longtemps douté de la faisabilité de cette édition. Les forums précédents, depuis Porto Alegre au Brésil, avaient connu une participation limitée. Cette crainte a été partiellement confirmée par la participation limitée provenant d’Asie et d’Amérique latine. D’autre part, de nombreuses inquiétudes ont été alimentées par l’instabilité politique du pays, très certainement depuis l’assassinat politique de Chokri Belaïd, le célèbre opposant de gauche (voir notre article à ce sujet).
La très forte participation au Forum, tout spécialement d’Afrique du Nord, est une indication que le processus révolutionnaire en Tunisie et dans la région se poursuit et continue à faire appel à l’imagination de nombreux militants de gauche, mais aussi bien au-delà. De nombreux militants de base tunisiens étaient là, l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) avait environ 1.000 de ses militants présents. Malheureusement, certaines décisions des organisateurs ont eu un effet néfaste qui a conduit à des tensions entre des militants tunisiens et les organisateurs du FSM. Ainsi, les étudiants du campus universitaires avaient dû céder leurs logements à des participants du FSM, sans qu’ils n’en aient été avertis au préalable !
Le processus révolutionnaire est loin d’être terminé
Le sentiment dominant parmi les militants tunisiens est que la révolution est encore à achever. Le processus révolutionnaire se développe et est visible au travers de la forte polarisation politique qui prend place dans le pays. D’une part, la grande majorité de la population s’identifie à la révolution. Mais, deux ans après la chute de Ben Ali, la vie quotidienne reste marquée par de très nombreux problèmes. Le taux de chômage est monumental et toute une génération de jeunes n’a pas de perspectives d’avenir. Quant à ceux qui ont un emploi, ils travaillent souvent dans des conditions très précaires pour des salaires de misère, souvent inférieurs au salaire minimum officiel de 200 dinars (100 euros) par mois.
D’autre part, il y a le gouvernement de coalition dirigé par les islamistes réactionnaires du parti Ennahda et les puissances capitalistes nationales et étrangères qui veulent défendre les intérêts de l’élite. Depuis son arrivée au pouvoir, Ennahda n’a fait qu’appliquer une politique similaire à celle qui prévalait sous le règne du dictateur déchu : encore et toujours la politique néolibérale. Le gouvernement a récemment signé un prêt d’environ 1,35 milliards d’euros avec le Fonds Monétaire International. En contrepartie, le gouvernement a promis d’abolir les subsides d’Etat pour la nourriture et l’essence alors que les prix des denrées alimentaires ont déjà fortement augmenté jusqu’à présent. Pendant ce temps, de nombreuses entreprises sont parties à l’offensive contre les salaires et les conditions de travail.
La façade ‘‘démocratique’’ du gouvernement s’effondre face à son incapacité de répondre aux aspirations sociales et aux revendications de la population. La lutte de classe se développe, et la riposte des autorités se limite à une répression de plus en plus brutale, y compris à l’aide des Ligues de Protection de la Révolution, des milices réactionnaires islamistes radicales qui agissent comme "mercenaires" pour Ennahda.
L’assassinat de Chrokri Belaid est à considérer dans ce cadre. Mais la réponse du mouvement des travailleurs, venus en masse assister à son enterrement, fut une grève générale de 24 heures dans tout le pays. Les revendications de la fédération syndicale UGTT ont malheureusement été limitées à la condamnation de la violence politique. Cette grève aurait pu être utilisée pour développer un plan d’action vers la chute du gouvernement.
Un tel plan disposerait d’un vaste soutien dans la société. Un jeune militant nous a ainsi exprimé sa détresse en déclarant que ‘‘nous n’allons tout de même pas nous laisser voler notre révolution.’’ Ce sentiment est largement partagé, et se reflète en partie dans le score élevé obtenu par le Front populaire, une alliance de partis et d’organisations de gauche qui a déjà obtenu dans les 20% dans plusieurs sondages. Mais en raison de l’absence d’une stratégie claire de la part de l’UGTT et du Front Populaire pour aller de l’avant, beaucoup de jeunes et de militants sont à la recherche de moyens pour accélérer le processus révolutionnaire.
La soif d’idées révolutionnaires
Cette quête d’idées pour renforcer et accélérer le processus révolutionnaire – jusqu’à la question du contrôle des moyens de production et du socialisme démocratique – a été illustrée par l’intérêt qu’ont pu susciter nos divers tracts et notre matériel politique. Dès le premier jour du FSM, la quasi-totalité de nos journaux, livres et brochures avaient disparu. Quant à nos tracts (l’un portant sur la situation en Tunisie, l’autre présentant le CIO, tous deux disponibles en arabe, en français et en anglais), ils ont été pris avec enthousiasme.
Le va-et-vient fut constant à notre stand tout au long du FSM. Souvent, des gens revenaient après avoir lu notre matériel politique afin d’en discuter avec nos militants. Ces discussions ont pu être très poussées politiquement, l’intérêt était grand pour l’idée de vagues de grèves de 24 heures successives jusqu’à la chute du gouvernement et son remplacement par un gouvernement des travailleurs, des jeunes et des pauvres. L’essentiel de nos discussions ont porté sur la stratégie à adopter pour rompre avec le système capitaliste et passer à l’instauration d’une société socialiste démocratique. Il n’était donc pas uniquement question de renverser ce gouvernement pourri, mais aussi de construire un système fondamentalement différent. Cela a créé une dynamique et une ambiance animées à notre stand, avec de petits meetings spontanés réunissant de petits groupes de passants autour de l’un de nos militants. Notre meeting consacré à la lutte internationale contre le capitalisme a pu compter sur une présence de 80 participants, malgré la difficulté de trouver la salle. Ce meeting a également été diffusé en direct sur le site du FSM, et 1.200 personnes y ont assisté virtuellement.
Le Comité pour une Internationale Ouvrière fera tout son possible pour accroître sa présence dans la région et pour aider à y construire un mouvement révolutionnaire conséquent armé d’un programme socialiste.
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Tunisie : L’assassinat du dirigeant de gauche Chokri Belaïd provoque des protestations de masse dans tout le pays
L’UGTT et l’opposition appellent à la grève générale
Le CIO et ses partisans en Tunisie condamnent vigoureusement l’assassinat brutal du dirigeant de gauche Chokri Belaïd. ‘Chokri’ était le principal dirigeant du Parti des ‘Patriotes Démocrates’, disposant d’une forte influence au sein du syndicat l’UGTT, et un porte-parole et une figure de proue de la coalition de gauche du ‘Front Populaire’. Il était un adversaire de longue date à la dictature de Ben Ali, ainsi qu’un avocat ayant défendu de nombreuses victimes de la répression politique, sous l’ancien comme sous le nouveau régime, et fut emprisonné sous Bourguiba et sous Ben Ali.
Dans la matinée du mercredi 6 février, il a été lâchement assassiné par quatre balles dans la tête, le cou et la poitrine, alors qu’il sortait de son domicile. Chokri Belaïd a par la suite succombé de ses blessures à l’hôpital.
Cet acte n’est aucunement un incident isolé ; c’est de toute évidence un assassinat politique en règle, organisée par des professionnels, ciblant une figure emblématique de la gauche. Et cela dans un contexte de tensions et de violence politique grandissante, aussi bien de la part des forces de l’Etat que des groupes salafistes ainsi que des milices au service du parti Ennahda au pouvoir.
Dans des déclarations à la radio la veille de son assassinat, Chokri Belaïd avait signalé des menaces de mort qu’il avait reçues récemment en raison de son positionnement politique. Samedi, il avait même accusé des milices recrutées par le parti Ennahda d’avoir mené une attaque contre une réunion locale des Patriotes Démocrates au Kef, qui avait fait 11 blessés. Le gouvernement dirigé par Ennahda considérait Belaïd comme l’un des instigateurs des ‘troubles sociaux’ dans le pays. En tentant de le faire taire, c’est la révolution, c’est la résistance des travailleurs et de la jeunesse dans son ensemble qui est visée.
Le CIO n’a jamais caché ses divergences avec l’orientation politique de Chokri Belaïd et des Patriotes Démocrates. Nous voulons néanmoins exprimer notre pleine sympathie avec tous les militants de cette organisation, ainsi que de la gauche et du peuple révolutionnaire tunisien en général, et notre profond ressentiment contre cet assassinat de sang-froid, qui s’ajoute à la liste déjà trop longue des martyrs tunisiens qui ont perdu leur vie pour lutter contre l’injustice et l’oppression, et pour une société meilleure.
L’écrasante majorité du peuple tunisien rejette cet acte de violence barbare. Immédiatement après l’annonce de la mort de Belaïd, une grande vague de colère résonne déjà dans tout le pays. Peu après, des dizaines de milliers de personnes protestaient déjà à Tunis, au Kef, à Gafsa, Sousse, Sfax, Sidi Bouzid et d’autres villes encore, exigeant des comptes, demandant la chute du gouvernement actuel et une « nouvelle révolution ».
Des actes de violence, d’émeutes, ainsi que des incendies de bureaux d’Ennahda, ont également été signalés dans quelques endroits. Si nous comprenons la rage et la colère présente, nous pensons aussi que la façon la plus efficace de l’exprimer reste à travers le canal de la mobilisation de masse, organisée, en particulier le recours à la puissance de frappe des travailleurs et de leur puissante centrale syndicale l’UGTT.
Aussi, la mise sur pied d’organes de défense et de protection, démocratiquement organisées par la population dans les quartiers, pourrait permettre d’éviter les débordements et de faire face à la répression policière, ainsi qu’à la violence prévisible de certaines milices. Des services d’ordre pourraient s’établir en ce sens, travaillant en conjonction avec l’UGTT, l’UDC et d’autres organisations populaires.
Vers la grève générale ! A bas ce gouvernement pourri et discrédité !
La meilleure façon d’honorer la mort de Chokri Belaïd est de continuer la révolution, plus déterminés que jamais, pour mettre fin à l’oppression sous toutes ses formes. En définitive, seule la mobilisation de masse des travailleurs peut contrecarrer la spirale de violence actuelle, en imposant une solution au service du plus grand nombre.
Le fait que le premier ministre d’Ennahda, Hamadi Jebali, ait annoncé la constitution d’un gouvernement de supposés « technocrates apolitiques » ne doit duper personne: il s’agit bien d’une nouvelle manœuvre visant à empêcher les masses de déterminer le gouvernement qu’elles veulent, laissant cette latitude à des technocrates triés sur le volet pour leur servitude à l’égard du système actuel. Et le fait que cette proposition ait été rejetée par son propre parti indique que la crise politique au sommet de l’Etat a atteint son paroxysme. Il est temps d’en finir une fois pour toutes avec ce gouvernement branlant, qui n’a que la violence, le chômage et la misère à offrir !
Une grève générale a été appelée pour le vendredi 8 par l’UGTT, relayant l’appel fait la veille par plusieurs forces de l’opposition, dont le Front Populaire, le Parti Républicain, Al Massar et Nidaa Tounes, lesquels ont également annoncé la suspension de leur participation à l’Assemblée nationale constituante. La date vise à coïncider avec les funérailles de Belaïd le même jour.
Le fait que la question de la grève générale soit remise sur le tapis pour la deuxième fois en moins de deux mois, alors que la dernière remonte à 1978, est en soi l’expression de la crise organique que traverse le pays, et de la colère sociale immense qui couve depuis des mois et des mois. Mais deux remarques cruciales s’imposent toutefois à ce sujet.
La première, c’est que les militants de l’UGTT et les travailleurs en général ne peuvent s’appuyer exclusivement sur les hypothétiques et souvent bien tardifs mots d’ordre venus d’en haut pour déterminer ce qu’il faut faire pour construire la lutte dans les prochains jours. L’expérience du mois de décembre, lorsque la direction nationale de l’UGTT a arbitrairement décrété l’annulation de la grève générale la veille au soir de la date prévue, est encore dans toutes les mémoires.
D’ailleurs, à titre d’exemple, l’ordre national des avocats et le syndicat des magistrats ont d’ores et déjà publié un communiqué dans lequel ils indiquent qu’ils seront en grève pendant trois jours ; les enseignants de l’université de La Manouba sont déjà en grève, ainsi que le syndicat étudiant, l’UGET, qui a entamé une grève générale étudiante dès aujourd’hui jeudi. La section régionale de l’UGTT à Jendouba a quant à elle décidé d’appeler à une grève générale dans ce gouvernorat le lundi 11 février.
Sans plus attendre, des assemblées générales devraient être convoquées partout où c’est possible : sur les lieux de travail, mais aussi dans les écoles, sur les facs, dans les quartiers, etc, élisant des comités en leur sein pour prendre la lutte en main à tous les niveaux, afin que le mouvement se structure partout selon la volonté des masses engagées dans la lutte.
La discussion sur les initiatives à entreprendre et les suites à donner aux actions de grève doit être au maximum portée et contrôlée démocratiquement par la base, et ne pas être seulement le fait d’une poignée de dirigeants syndicaux concluant, à l’abri des regards, des accords sans contrôle populaire, comme cela s’est déjà trop souvent passé.
Si après la grève générale de vendredi, le gouvernement n’a toujours pas compris qu’il doit quitter la scène, un prolongement des actions de grève dans les jours suivants, couplée à des manifestations de masse, sera nécessaire jusqu’à obtenir satisfaction.
D’autre part, l’appui de partis comme Nidaa Tounes à la grève générale doit soulever, pour le moins, de sérieuses questions. Le camp d’Essebsi regorge d’individus qui ont du sang de militants de gauche sur les mains, et qui ont mouillé dans cette dictature contre laquelle Chokri Belaïd s’est pourtant battu pendant de nombreuses années.
Le mouvement ouvrier, l’UGTT et la gauche doivent à tout prix écarter la dichotomie d’un supposé combat du camp « laïc » contre le camp « islamiste », une thèse chère à des partis laïcs mais pro-capitalistes comme Nida Tounes, dont l’objectif n’est en rien de défendre les travailleurs et les couches populaires, mais bien au contraire de mieux servir les intérêts des grosses entreprises, des banquiers et des puissances impérialistes, bien que sous une coloration identitaire différente de celle qu’Ennahda essaie d’imposer aujourd’hui.
La sœur de Belaïd a d’ailleurs bien fait de souligner que Chokri était de ceux qui étaient « du côté des pauvres, des marginalisés, des opprimés… » contrastant ainsi avec ceux parmi l’establishment politique qui essaient maintenant d’exploiter cyniquement sa mort en réduisant le personnage à un « pourfendeur d’islamistes », rangeant ainsi sous le tapis le fait que Belaïd était aussi un militant de la gauche radicale.
Dans ce sens, les masses tunisiennes ne peuvent vouloir faire tomber le gouvernement actuel avec comme résultat que ceux qui ont été chassés par la porte il y a deux ans reviennent tranquillement par la fenêtre, en utilisant, de surcroît, le lit de la révolution et la force des travailleurs comme cheval de Troie. Et dans ce sens, nous disons : ni la peste, ni le choléra, ni Jebali ni Essebsi – mais oui à une lutte de masse soutenue, jusqu’à l’imposition d’un gouvernement révolutionnaire des travailleurs et de la jeunesse, appuyée par les organisations de gauche, syndicales et populaires !
Dans le contexte actuel, le Front Populaire et ses nombreux militants aux quatre coins du pays pourrait servir de colonne vertébrale pour une campagne de masse ayant comme vision stratégique la constitution d’un tel gouvernement, indépendant des capitalistes, de leurs partis politiques ou de leur technocrates prétendument « apolitiques », et engageant des mesures décisives pour mettre sous la gestion et le contrôle de la collectivité les secteurs-clés de l’économie tunisienne.
- Pour la poursuite de la révolution jusqu’à la victoire ! Grève générale, jusqu’à la chute du gouvernement !
- Non à un remodelage gouvernemental derrière le dos des masses ! Pour des élections véritablement démocratiques, et la formation d’un gouvernement composé de représentant(e)s de ceux et celles qui ont vraiment fait la révolution !
- Pour un gouvernement révolutionnaire des travailleurs et de la jeunesse ! A bas les exploiteurs capitalistes et les politiciens à leur service !
- Capitalisme dégage ! Pour une économie socialiste, au service des besoins sociaux, démocratiquement gérée par la population !
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Tunisie: la ‘Journée des Martyrs’ laisse de nombreux blessés par la répression policière
La troïka tunisienne tombe le masque
Le lundi 9 avril, au centre de Tunis, une brutalité effroyable a été utilisée par la police tunisienne afin de réprimer des manifestants pacifiques. Il s’agit sans doute de la pire vague de répression policière dans le pays depuis des mois. Ce qui est déjà évoqué comme le ‘‘lundi noir’’ livre une lumière des plus éclairantes sur le véritable caractère de la nouvelle coalition tripartite au pouvoir (la ‘troïka’), une coalition prête à assimiler les pires méthodes de la dictature de Ben Ali pour mater toute opposition à son pouvoir.
Protestation à l’ambassade tunisienne de Belgique
- Stop à la répression politique contre les militants politiques et syndicaux
- Défendons la liberté d’expression et d’organisation
- Pour la libération immédiate de tous les manifestants arrêtés
- Pour une enquête indépendante réalisée par les le syndicat UGTT, l’UDC,… pour rechercher les responsables de cette violence policière
Ce vendredi 13 avril, 10h Avenue de Tervuren, n°278, 1150 Bruxelles (A partir de Bruxelles Central (environ 20 min), métro 1 direction Stockel jusqu’à Montgomery, Tram 39 direction Ban-Eik, jusqu’à l’arrêt Jules Ceasar ou le Tram 44 direction Tervuren jusqu’à l’arrêt Jules Ceasar)
Différentes manifestations et rassemblements avaient lieu dans la capitale ce jour-là pour commémorer l’anniversaire de la ‘‘Journée des Martyrs’’, en référence à la répression sanglante de manifestants pro-indépendantistes par les troupes coloniales françaises en 1938.
Cette occasion a été saisie par un grand nombre de gens afin de protester contre le gouvernement dirigé par le parti Ennahda, pour honorer les martyrs tombés sous les coups de la contre-révolution l’an dernier, ainsi que pour défier l’interdiction de manifester avenue Bourguiba, interdiction imposée par le ministère de l’Intérieur à la fin du mois de mars. Certains manifestants avaient marché plusieurs jours en provenance des régions de l’intérieur du pays pour manifester dans la capitale.
Les gens ont commencé à se rassembler au centre-ville tôt le matin, le plus grand rassemblement ayant lieu sur l’avenue Mohamed V. Alors que la foule de manifestants, comprenant des enfants et des personnes âgées, se dirigeait sur l’avenue Bourguiba, une répression brutale s’est soudainement déchainée: une énorme quantité de gaz lacrymogène a été balancée, tandis que les coups de matraque et de gourdin ont commencé à pleuvoir dans tous les sens.
La scène est rapidement devenue le théâtre d’une vengeance aveugle par la police, provoquant l’évanouissement et la suffocation de personnes à cause des gaz, des fourgons de police ainsi que des motos avec des flics masqués fonçant dans la foule, et des dizaines de personnes ont été sauvagement tabassées, y compris de simples passants, des avocats , des journalistes et des membres de Assemblée constituante présents sur les lieux.
Beaucoup de gens ont du être transportés à l’hôpital avec des blessures graves, et un nombre inconnu d’arrestations a également eu lieu. Ces arrestations et passages à tabac ont particulièrement ciblé des militants de gauche connus. Un jeune manifestant, victime d’une hémorragie cérébrale suite à un tabassage en règle, se trouve toujours à l’hôpital entre la vie et la mort.
Ajouté à cela, de nombreux rapports et des photos et vidéos mettent en évidence la présence de milices de civils armés aidant la police à pourchasser les manifestants et a ‘nettoyer’ les rues avoisinantes, en utilisant des méthodes de violence de rue peu différentes de celles de groupes fascistes. La plupart des gens soupçonnent ces voyous ayant assisté les flics dans leur sale besogne d’être des partisans notoires d’Ennahda.
Les mensonges du gouvernement
Le ministère de l’Intérieur, relayé par d’autres voix officielles, a inventé et tronqué un certain nombre de faits afin d’incriminer les manifestants, prétendant entre autres que des cocktails Molotov auraient été utilisés par ces derniers. Bien qu’il y ait de nombreuses preuves attestant de la provocation violente de la police, rien de tel ne peut être trouvé pour étayer de telles affirmations.
Dans la même logique, le président Moncef Marzouki a condamné le ‘‘degré inacceptable de violence’’, en mettant sur un même pied d’égalité l’agression arbitraire d’une force de police lourdement armée d’une part, et la prétendue ‘violence’ de civils sans défense, dont la réaction la plus ‘violente’ a été que certains jeunes en colère ont jeté des pierres sur les policiers en réaction au comportement sauvage de ces derniers.
Apres ces déclarations, ceux qui pensaient encore que le passé de Moncef Marzouki en tant que militant des droits de l’homme pourrait être une sorte de ‘garantie’ contre les abus sauront désormais à quoi s’en tenir.
‘‘La Tunisie n’est pas menacée par la dictature, elle est menacée par le chaos’’, a déclaré Rached Ghannouchi, chef de file d’Ennahda, en mettant le blâme sur ce qu’il décrit comme des ‘‘anarchistes staliniens’’ qui veulent semer le chaos dans le pays. Ces couvertures politiques de la répression policière trahissent le fait que ce qui s’est passé lundi n’est pas du tout accidentel, mais orchestré par ceux au pouvoir dans une tentative d’intimider et de décourager les couches les plus actives et les plus combatives de la population de poursuivre leurs aspirations au changement.
Ces événements sont censés servir d’’exemple’ a l’égard de tous ceux qui osent défier le gouvernement, dont l’incapacité et la réticence à répondre à ces aspirations est de plus en plus claire de jour en jour aux yeux des masses populaires. Mais la réussite d’une telle opération par les nouvelles autorités est une toute autre question.
Un point tournant
La répression d’hier suit directement la répression d’une autre marche, organisée samedi par l’UDC (Union des Diplômés Chômeurs), avec la revendication centrale du droit à un travail décent pour tous. La réponse de la police fut similaire, avec plusieurs personnes arrêtées et/ou blessées, une sorte de ‘‘répétition générale’’ des événements de lundi. La semaine dernière, une manifestation à laquelle participaient des blessés de la révolution et des familles de martyrs en face du siège du ministère des droits de l’homme (!) a également été violemment attaquée par la police. Nous avions déjà signalé en février les raids physiques organisés contre les bureaux de l’UGTT.
Mais ce nouvel élan de répression représente un point tournant. Bien que la manifestation de lundi fût relativement petite, l’impact de la répression est lui déjà très large, et est susceptible d’encourager la radicalisation d’une plus large couche de la population contre le gouvernement d’Ennahda.
Cela va renforcer la compréhension croissante du fait que les partis au pouvoir sont des ennemis de la révolution, et n’ont aucune réponse si ce n’est la répression aux revendications de la population. Il y a un sentiment largement partagé d’un retour aux méthodes traditionnelles de la police de Ben Ali, et des dangers de tentatives visant à restaurer une nouvelle dictature. Nombreux sont ceux qui ne manqueront pas de remarquer le ‘deux poids deux mesures’ du gouvernement, dont l’attitude complaisante à l’égard de groupes salafistes réactionnaires contraste étrangement avec la répression brutale déchainée contre les actions de gauche et syndicales.
Dans tout le pays, le climat est maintenant particulièrement tendu, et cette répression pourrait susciter un ‘retour de flamme’; plusieurs manifestations de solidarité (notamment à Monastir, Sousse et Sfax), ainsi que des affrontements de jeunes avec la police ont déjà eu lieu depuis lundi dans plusieurs régions du pays. Une grève générale a eu lieu à Ktar (dans la région de Gafsa), une autre est en cours à Sidi Bouzid, et les bureaux d’Ennahda ont été brûlés en plusieurs endroits. Une grève de tous les élèves et étudiants a été engagée à Sousse, et d’autres actions par le syndicat étudiant, l’UGET, sont également l’objet de discussions en ce moment.
Aujourd’hui (le 11 avril), un Conseil des ministres a décidé de lever l’interdiction de manifester sur l’avenue Bourguiba. Cela montre que le gouvernement n’est pas complètement confiant de s’engager dans une attaque frontale contre la jeunesse révolutionnaire et les travailleurs, et craint une réaction plus large dont le contrôle pourrait lui échapper. Le choc immédiat occasionné par l’ampleur de la répression, ainsi que les réactions populaires qui l’ont suivi, ont poussé le gouvernement à prendre une telle décision afin de tenter de calmer la situation.
Après ce qui s’est passé lundi, cette victoire est petite mais lourde de significations. La répression brutale utilisée par le régime l’a finalement conduit, entre autres choses, à céder sur l’une des principales revendications des manifestants: se réapproprier leur avenue Bourguiba, un symbole historique de la révolution qui a renversé le dictateur Ben Ali en janvier de l’année dernière.
Cependant, les événements des derniers jours indiquent clairement la direction dans laquelle le nouveau régime veut s’engager. De nouvelles tentatives de contre-attaquer vont nécessairement resurgir.
Une nouvelle période, faite de luttes acharnées, ne fait en réalité que commencer. L’UGTT et l’UGET pourrait considérer la possibilité d’organiser une journée de grève nationale, en signe de protestation et d’avertissement au gouvernement comme quoi toute tentative de porter atteinte aux droits démocratiques et sociaux se heurtera à une résistance solide des travailleurs, des étudiants, de la jeunesse révolutionnaire, et de tous ceux qui veulent que la ‘révolution de la liberté, de l’emploi et la dignité’ accomplisse ses objectifs.
Le CIO dénonce la répression policière croissante et le harcèlement des militants politiques et syndicaux, exige la liberté d’expression et de rassemblement pour tous, la fin immédiate de l’état d’urgence toujours en cours, ainsi que la libération immédiate de tous les manifestants arrêtés au cours des derniers jours. Une enquête indépendante doit être menée par l’UGTT, l’UDC et d’autres organisations populaires afin de déterminer les responsabilités dans les violences policières qui ont eu lieu au cours du week-end et lundi.
Nous exprimons notre solidarité avec tous ceux qui luttent pour leurs droits en Tunisie, et ferons tout ce qui est entre notre pouvoir pour dévoiler le vrai visage de la prétendue nouvelle Tunisie ‘‘démocratique’’, et pour aider comme nous le pouvons les militants révolutionnaires dans ce qui sera une lutte prolongée contre les tentatives de réaffirmation d’un nouveau régime autoritaire et oppressif.
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[INTERVIEW] Tunisie : Un an après la chute de Ben Ali “Les masses continuent la lutte”
Le 14 janvier dernier marquait le premier anniversaire de la chute du dictateur détesté Zine El Abidine Ben Ali, suite à la révolution Tunisienne. Nous avons eu la chance de pouvoir discuter avec deux socialistes authentiques qui militent en Tunisie et qui sympathisent avec les idées politiques du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO).
Par Nico M. (Bruxelles)
Socialisme.be : Pouvez vous décrire la situation aujourd’hui en Tunisie ?
La Révolution n’est pas un simple acte isolé, c’est un processus. Ce processus continue aujourd’hui, ce qu’on peut d’ailleurs voir avoir la nouvelle vague de protestations qui prennent place en Tunisie et spécialement depuis ce début d’année. Chaque jour se déroulent à travers le pays de nouvelles protestations contre les autorités, de nouvelles grèves pour de meilleures conditions sociales, des sit-ins pour exprimer les plaintes.
L’anniversaire de la Révolution a débouché sur ce qui semble être la plus grosse vague de mobilisations depuis un an, avec à certains endroits un caractère presque insurrectionnel. Dans la région minière autour de Gafsa, la situation est explosive, avec des grèves et des manifestations régulières et certaines villes autogérées par les habitants.
Une grève générale régionale a également pris place pendant 5 jours dans le gouvernorat (région) de Siliana, dans le sud, entre le 13 et le 18 janvier, afin de protester contre la pauvreté et la marginalisation sociale de la région.
”Révolution”, en arabe, ça signifie une rupture complète, fondamentale avec le passé; mais cela ne s’est pas encore produit. Les conditions pour la majorité n’ont pas fondamentalement changé. Toutes ces protestations illustrent que la population doit continuer à lutter. Les conditions objectives dans la société qui ont causées cette poussée révolutionnaire sont toujours d’actualité. Dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne de la majorité, elles sont mêmes actuellement pires. Le chômage a littéralement explosé, ce qui fait que ce thème est en première ligne des revendications de la population.
Depuis le 14 janvier de l’année passée, il y a eu 107 cas d’immolation à travers le pays, dont 6 au moins durant les premières semaines de 2012. La plupart d’entre eux sont des chômeurs, désespérés et prêts à tout pour trouver un emploi.
Il n’y a pas eu de rupture fondamentale avec l’ancien système. En conséquence il est clairement prévisible que les gens continuent de lutter. Il est clair que la révolution – lorsque les gens cherchent des changements réels et font éruption sur la scène politique pour les imposer – est toujours vivante.
Socialisme.be : Après la première étape de la révolution, pouvez vous dresser un bilan de ce qui a été gagné et de ce qui reste à gagner ?
La première chose à noter est que la classe capitaliste se fondait sur l’ancien régime du président Ben Ali pour défendre ses intérêts. Quand Ben Ali a été éjecté, les capitalistes ont été initialement déstabilisés. Faisant face à une révolution qui mettait à mal leur existence sociale, ils ont dû concéder d’importantes revendications, plus particulièrement vis-à-vis de la sphère politique, afin de restaurer un certain contrôle.
Sous la pression des mobilisations, un grand nombre de figures dirigeantes de l’appareil d’Etat ont été virées, l’ex-parti dirigeant – le RCD de Ben Ali – a été dissout, etc. Le mouvement était si puissant que même les commentateurs des médias capitalistes ont été forcés d’admettre qu’il s’agissait d’une révolution.
Cependant, depuis la première vague révolutionnaire, il y a eu une tentative consciente des capitalistes, de concentrer l’attention sur les seules questions de démocratie, de représentation politique, et de ne rien concéder à propos des fondations sociales fondamentales du capitalisme. Il y a également eu une grosse campagne idéologique présentant les élections comme une réussite. La campagne de propagande de la part de la bourgeoisie fut incroyable autour de ces élections, afin de les présenter comme un aboutissement. L’establishment a tenté de pervertir l’opinion publique en parlant notamment d’un taux de participation de 90% dans tous les médias. Ces chiffres ont été inventés, parce qu’ils avaient besoin d’illustrer un angouement pour ces élections. La réalité est qu’une partie de la population ne croyait pas en ces élections, même si le sentiment de pouvoir voter pour la première fois sans la pression du régime était bien présent.
Avec ces différents éléments, la classe capitaliste a déployé ses efforts pour faire dérailler le processus révolutionnaire vers les voies sécurisées de la ”légalité”, vers la constitution et les institutions existantes sous l’ancien régime. Ce furent les jeunes et les travailleurs révolutionnaires qui ont imposé les élections pour une nouvelle Assemblée Constituante après la deuxième occupation massive de la place Kasbah.
La majorité n’a pas d’objectifs clairs quant à la direction que doit prendre la société, la conscience politique est assez mitigée. Les masses tentent de naviguer à travers la pauvreté quotidienne et la bureaucratie d’Etat corrompue qui pèse sur eux. Cependant, beaucoup réalisent qu’en éjectant seulement les leaders de l’ancien régime, leurs conditions de vie n’ont pas amélioré et ne vont pas fondamentalement le faire.
Les gens sont en colère et frustrés par l’absence de progrès. Beaucoup ont perdu des proches dans la révolution et voient que ces sacrifices ont été détournés par la classe dirigeante. Même les familles des martyres n’ont pas eu droit à une réelle justice. Un grand nombre d’assassins sont toujours libres, dont l’identité de certains est clairement connue.
Les personnes blessées par la répression d’Etat au début de l’année se sont vues refuser l’accès à une assistance médicale adéquate. 90% des gens qui se sont fait tirer dessus ont toujours les balles dans leurs corps à cause du manque de traitement médical sérieux! Beaucoup ont depuis perdu leur emploi, voire même leur vie. Dans certains cas, la police a même était envoyée contre eux lorsqu’ils protestaient.
Socialisme.be: La presse a fait couler beaucoup d’encre à propos de la victoire électorale des partis islamistes. Quel est le regard des socialistes authentiques à ce propos?
Le parti religieux ”modéré” Ennahda est le principal vainqueur des élections parlementaires de décembre dernier. Il a fait des gains au détriment d’autres partis en exploitant les questions sociales urgentes de la majorité : pauvreté, chômage, etc.
Ennahda a aussi été capable de convaincre beaucoup d’électeurs que les autres partis ”laïques” étaient ”anti-religieux” et voulaient attaquer l’islam. Cela a été possible car la plupart des partis ”laïques” ont poussé à ce que le débat se focalise sur ce sujet, si bien que les questions sociales n’ont pas été réellement abordées.
Ennahda a aussi acheté des votes avec l’argent du régime du Quatar ou d’autres pays. Les membres d’Ennahda ont promis aux électeurs des cadeaux de toutes sortes, comme des moutons pour les sacrifices de la fête ‘Aid al-Adha’. Quand ces promesses ne se sont pas matérialisées, elles ont déclenché des protestations.
Ce n’est pas qu’Ennahda est une force importante dans la société, c’est d’avantage le fait que les autres partis d’opposition sont très faibles. Ainsi Ennahda a été capable de remplir le vide politique.
Cependant, Ennadha risque de perdre son soutien s’il s’avère incapable d’améliorer les conditions sociales des pauvres. Et il ne peut pas en être autrement, vu que la politique d’Ennahda n’est rien d’autre qu’une nouvelle version de la politique de l’ancien régime. Beaucoup de gens sont en train de tirer de telles conclusions. En janvier, Ennahda a tenté d’installer des figures associées à l’ancien régime à la tête des médias publics. Cela a provoqué un tel tollé qu’ils ont du reculer.
Ennahda a d’ailleurs déjà fait l’expérience de la chute de soutien dans les sondages, passant de 41% à 28%. Une certaine couche du soutien électoral à Ennahda se retrouve d’ailleurs dans les rues pour protester contre le parti pour lequel ils ont voté. Cela ne signifie pas un effondrement automatique du soutien à l’aile droite de l’islam en général – des ailes plus fondamentalistes essayent également de se positionner – par contre, cela illustre qu’une partie significative des électeurs d’Ennahda n’est pas construite sur une base solide.
La première chose qu’a dit le premier ministre ne concernait ni les chômeurs, ni les problèmes sociaux. Il a déclaré en premier lieu qu’il allait renforcer l’amitié et les accords de la Tunisie avec l’Union Européenne et les USA, que les nouveaux dirigeants seraient des alliés de l’OTAN dans la région. Ensuite, le premier ministre s’est rendu à la Bourse afin de rassurer le monde de la finance et de la spéculation. Le gouvernment ne remet pas en cause la mainmise des firmes étrangère sur l’économie.
Le programme d’Ennahda, c’est le plan du jasmin concoté par le G8, un programme tout fait, discuté dans les salons de Washington avant même la création d’Ennahda et que ce parti a repris tel quel, point par point, chiffre par chiffre. Nous pensons qu’Ennahda est une carte jouée par la bourgeoisie tunisienne et l’impérialisme étranger. Dans l’Histoire, dans différents pays, l’islamisme politique a été l’instrument destiné à contrer une percée de la gauche. Cette carte de l’islmamisme politique se résume à “qui va prendre le pouvoir sans remettre en cause les intérêts du capitalisme dans la région”. Ce n’est pas anodin qu’un parti qui n’existait pas le 14 janvier, qui n’a pas pris part au processus révolutionnaire, remporte les élections avec 40%.
Socialisme.be : Les travailleurs, au travers d’actions de grèves, ont joué un rôle décisif dans la révolution. Quelle est la situation maintenant dans le mouvement ouvrier ?
En décembre 2011, un nouveau bureau national a été élu à l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail). C’est important car cette nouvelle direction se trouve aujourd’hui en ”guerre froide” avec le gouvernement. Parmi les 13 membres de ce nouveau bureau, 9 prétendent être issus des traditions marxistes.
L’UGTT est potentiellement plus puissant que n’importe quel parti du pays et, dans une certaine mesure, la nouvelle direction comprend cela. Bien que cette nouvelle direction ne soit pas révolutionnaire, même si elle provient d’une tradition marxiste, qu’elle ne fait pas référence dans ses activités quotidiennes ou sa propagande à la transformation socialiste de la société, elle est néanmoins beaucoup plus à gauche que l’ancienne direction et n’est pas directement associée à l’ancien régime, comme c’était le cas de l’ancienne direction.
Un certain nombre de ces nouveaux dirigeants viennent d’un milieu militant, ils savent que la crise du système capitaliste aggrave les attaques contre la classe ouvrière et sont plus sensibles aux sentiments des travailleurs de la base. Ils sont du coup sous pression pour adopter le langage de la lutte des classes et adopter une position plus radicale vis-à-vis du nouveau gouvernement.
Aujourd’hui, des luttes de travailleurs explosent un peu partout en Tunisie, y compris dans les secteurs clés de la classe ouvrière, par exemple dans l’industrie du gaz où un blocage du port de Gabès a pris place. Le secteur pétrolier a aussi été frappé par des actions de grèves. Les travailleurs et les pauvres ont été impliqués dans des blocages de voies ferrées, de routes. Les chiffres indiquent qu’il y a quatre blocages routiers par jour en moyenne. Il y a eu des sit-in et dans certains cas des grèves de la faim pour améliorer les conditions de travail et revendiquer plus d’emplois.
Ça fait un an que les revendications ont été mises en avant, des manifestations ont pris place, la classe ouvrière a tout fait pour se faire entendre, sans résultats. Aujourd’hui, il est normal que la tension augmente, que les situations se crispent. A Gafsa par exemple, pendant un mois, aucun véhicule ou personne liée à l’Etat n’a pu entrer. La classe ouvrière sent l’anarque, voit que la transparence n’est toujours pas de mise.
Plusieurs luttes ont abouti. Par exemple, dans le secteur universitaire, il y a eu une confrontation sur la question de la légalisation du Niqab à l’université, une demande des salafistes. Les syndicats étudiants et ceux des enseignants se sont mobilisés et ont bloqué cette revendication. Dans son budget, le gouvernement a aussi tenté de couper 4 jours de salaires chez les fonctionnaires, la lutte a permis de les faire reculer sur cela aussi. Ce dernier point démontre aussi clairement quel est le caractère réel du programme d’Ennahda.
Ces grèves ne portent pas seulement sur des revendications sociales ou économiques mais ont un caractère politique également, revendiquant l’éviction des fonctionnaires corrompus ou des dirigeants liés à l’ancien régime, ciblant l’impuissance du nouveau gouvernement à répondre à leurs revendications.
Le principal défi est de transformer l’UGTT en un organe combatif et démocratique pour l’organisation de la classe ouvrière, ce qui implique aussi de l’orienter vers les masses de chômeurs en colère, et d’adopter un programme offensif capable de contester la domination du capitalisme.
Bien sûr nous ne sommes pas utopiques. Sans un parti de masse des travailleurs capable de constituer un levier pour parvenir à une révolution socialiste, toutes sortes de perspectives peuvent prendre place. C’est pourquoi construire un tel parti est aujourd’hui la tâche la plus importante pour les révolutionnaires.
Les puissances impérialistes veulent présenter la Tunisie comme un modèle démocratique d’une transition contrôlée par les capitalistes. L’impérialisme serait paniqué si un mouvement des travailleurs se dirigeait vers le contrôle de l’économie. C’est un scénario qu’ils veulent éviter à tout prix avec les conséquences que cela aurait pour toute la région. C’est pourquoi il y a une telle campagne médiatique idéologique agressive pour attaquer les travailleurs en grève, une campagne qui vise à effrayer la population, expliquant que les grèves et les sit-in repoussent les investisseurs et détruisent des emplois, etc.
Ceci dit, cette campagne semble n’avoir qu’un impact limité sur la classe ouvrière. Les capitalistes ont cru qu’avec un nouveau gouvernement élu, ils auraient suffisamment d’autorité pour amener la paix sociale. L’appel du nouveau Président de la République pour une ”trêve sociale de 6 mois” reflète cela. Mais ça ne prend pas. La pression mise sur le gouvernement par les luttes et les grèves se poursuit et pourrait déboucher sur une aide financière impérialiste au gouvernement tunisien avec l’objectif de calmer la situation. Mais la conjoncture économique générale réduit leurs marges de manœuvres.
Socialisme.be : Quel rôle ont joué les forces de gauche en Tunisie ?
Dans l’Histoire, la gauche a joué un rôle central dans beaucoup de luttes importantes de la classe ouvrière et pour les acquis sociaux, y compris pour les droits des femmes et pour fournir un système de santé public.
Il y a maintenant beaucoup d’organisations à gauche. Cependant, le test décisif aujourd’hui en Tunisie est l’application d’un programme socialiste pour faire avancer les luttes des travailleurs.
Le pays pourrait connaître une période ”à la grecque” de luttes prolongées en raison de l’absence d’un parti de masse des travailleurs armé d’un programme socialiste, afin de diriger le mouvement vers une contestation du système capitaliste.
Il ne peut y avoir de solution permanente aux problèmes de la société sous le capitalisme. Les forces de gauche qui soutiennent qu’une étape préliminaire de ”capitalisme démocratique” est nécessaire avant de parler de socialisme, trompent la classe ouvrière. Le capitalisme est uniquement intéressé par l’exploitation des travailleurs, et non par la mise en place d’une réelle démocratie. La seule issue à cette impasse pour les travailleurs est l’instauration du socialisme. Concrètement, un programme socialiste se base sur le plein emploi avec le partage du travail, sur des investissements publics massifs dans l’infrastructure, sur l’obtention de conditions de vie décentes pour tous, sur le contrôle ouvrier dans l’industrie et les banques,… Malheureusement, la gauche ne met pas en avant un programme clair sur ces questions.
Pour répondre à ces questions, le groupe qui sympathise avec le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) en Tunisie revendique le non-paiement des dettes nationales contractées par l’ancien régime, la nationalisation des banques et de l’entièreté des richesses de l’ancienne classe dirigeante sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière et de la population qui a fait la révolution. Actuellement, nous militons pour l’organisation d’une grève générale comme premier pas pour unifier tous ceux qui luttent dans les différentes parties du pays en une seule illustration de leur puissante force.
Socialisme.be: Quel message voulez-vous donner aux travailleurs qui combattent les mesures d’austérité et la crise du capitalisme dans les autres pays ?
Après la révolution, les médias se sont ouverts un peu en Tunisie. A la place des traditionnels matchs de foot, nous avons également pu voir à la TV les luttes des travailleurs en Europe, comme en Grèce. La Grèce est en Europe ce qu’a été la Tunisie dans le Maghreb et la région, dans le sens que les luttes des travailleurs ont été une énorme source d’inspiration.
En Angleterre, par exemple, il y a eu récemment un recrue des grèves des travailleurs et des syndicats après une relative longue période de calme. C’est très significatif, cela illustre aussi les limites de la propagande dominante et à quel point la situation peut tourner si les travailleurs s’organisent et prennent leur destin en main.
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Tunisie: La révolution est-elle terminée?
Les élections pour l’Assemblée Constituante qui se sont tenues le 23 octobre dernier en Tunisie avaient été conquises de haute lutte par les mobilisations révolutionnaires de masse du début d’année, en particulier suite à la deuxième occupation de la place de la Kasbah. Pourtant, l’immense majorité des élus à l’assemblée Constituante sortie des urnes n’ont pas joué le moindre rôle dans la révolution, quand ils ne s’y sont pas même opposés jusqu’à la dernière minute.
Un militant du CIO récemment en Tunisie
En fait, l’enthousiasme des masses à l’égard des élections était plutôt limité, et ce alors qu’elles avaient la possibilité de voter “réellement” pour la première fois dans le cadre d’élections qui soient autre chose qu’une pure mascarade trafiquée aux résultats grotesques connus d’avance.
‘‘Transparentes’’, ces élections l’étaient sans aucun doute davantage que ce que la population tunisienne avait connu durant ces dernières décennies, ce qui n’est pas vraiment difficile. Pour autant, le pouvoir de l’argent, le soutien des milieux d’affaire, les pratiques d’achats de voix, l’activité des réseaux de l’ancien parti mafieux et des médias toujours dans les mains de proches de l’ancien régime ont accompagné cette campagne électorale.
Ces élections ont été l’occasion d’une surenchère de la part des médias occidentaux, vantant une supposée participation “spectaculaire”. Pour l’occasion, les dirigeants impérialistes – qui en début d’année s’étaient fort bien accommodés de la répression meurtrière contre les manifestants tunisiens, voire qui lui avaient offert leurs services – ont tous applaudi en cœur ce “festival de la démocratie”. Des chiffres farfelus parlant de plus de 90% de votants ont même circulé.
Toute cette propagande a un but évident: elle vise à présenter ces élections comme l’épisode qui clôture pour de bon le chapitre révolutionnaire, ouvrant la voie à un pouvoir “légitime” et “démocratique”. Les masses ont maintenant eu ce qu’elles voulaient, tout le monde doit retourner au travail, et arrêter la “dégage mania”…Mais qu’en est-il réellement?
Un taux de participation pas si spectaculaire
S’il est vrai qu’une frange non négligeable des électeurs avait décidé de se rendre aux urnes pour se réapproprier un droit dont ils avaient été privés toute leur vie, une analyse sérieuse des résultats montre cependant qu’une partie tout aussi importante de la population n’a même pas considéré utile d’aller voter.
Le taux de participation global n’est que de 52%. Quand on sait que 31,8% de ceux qui ont voté (près d’un million 300 mille personnes) ont eu leurs voix “perdues” (car ayant voté pour des listes qui n’ont pas récolté suffisamment de suffrages pour obtenir un siège à l’Assemblée), cela relativise sérieusement l’assise sociale de l’Assemblée Constituante, et du gouvernement qui en sortira. Au plus on s’approche des couches qui ont été au cœur des mobilisations révolutionnaires (dans la jeunesse et dans les régions plus pauvres de l’intérieur du pays en particulier), au plus le taux d’abstention s’envole, traduisant une profonde méfiance à l’égard de l’establishment politique dans son ensemble.
Ennahda, un parti fait de contradictions
Le parti islamiste Ennahda a remporté 41% des voix, et 89 sièges a l’Assemblée sur 217. La victoire de ce parti s’est appuyée sur un travail méthodique d’intervention dans les quartiers populaires et les mosquées. Auréolé de l’image de martyr dû à leur persécution sous l’ancien régime (le secrétaire général du parti, Hamadi Jebali, futur premier ministre, a passé 14 ans dans les geôles de Ben Ali), vu comme un parti “de rupture” face a la myriade de partis issus de l’ancien parti unique le RCD (jusqu’à 40 des partis en lice), Ennahda a su se construire une base certaine de soutien, profitant aussi de la faiblesse et des erreurs nombreuses de la gauche.
Arrosé d’aides financières provenant, entre autres, du riche régime Qatari, le parti a déployé tout un réseau d’organisations caritatives actives parmi la population pauvre, et a fait du clientélisme une véritable méthode de campagne. Il faut y ajouter l’exploitation des sentiments religieux d’une partie de la population, aidée en cela par une campagne centrée sur ‘‘l’identité’’ dans laquelle les partis bourgeois laïcs se sont mordus les doigts, la laïcité – dont le terme n’existe même pas en arabe – étant pour beaucoup associée aux élites de la dictature, aux mesures répressives du pouvoir de Bourguiba et de Ben Ali, ainsi qu’aux campagnes racistes contre les musulmans dans la France de Sarkozy.
Bien que la direction du parti soit maintenant engagée dans une opération de séduction vis-à-vis des grandes puissances impérialistes, montrant “patte blanche” quant à leur politique en matière de mœurs et de droits des femmes, Ennahda demeure sous la pression de courants islamistes plus radicaux qui, encouragés par la victoire électorale de ce parti, ont augmenté leur visibilité et leurs activités au cours de la période récente. Au début du mois de novembre, une grève du personnel de la fac de Tunis a eu lieu, afin de protester contre le harcèlement et les agressions dont certaines enseignantes et étudiantes font l’objet du fait qu’elles ne portent pas le voile.
Les dirigeants d’Ennahda vont être amenés à jouer sur plusieurs tableaux. Alors que Rached Ghannouchi, principal dirigeant d’Ennahda, s’est récemment lancé dans une diatribe contre la langue française assimilée à une “pollution”, la direction du parti caresse les capitalistes français dans le sens du poil. D’un côté, le parti se profile comme un parti “du peuple”, de l’autre il s’appuie sur le modèle turc ultralibéral, fait de privatisations et d’attaques systématiques contre les droits de la classe ouvrière.
‘‘Le capital est bienvenu’’
C’est une chose de remporter des élections, c’en est une autre de satisfaire les revendications d’un peuple qui vient de faire une révolution. Et sur ce plan, Ennahda sera attendu au tournant. La principale préoccupation des dirigeants du parti depuis le 23 octobre n’a été que d’étaler leurs promesses d’allégeance au marché, aux hommes d’affaire et aux investisseurs privés, visant à montrer qu’islamisme et Big business peuvent faire bon ménage. ‘‘Le capital national et étranger est bienvenu’’, a insisté Abdelhamid Jelassi, directeur du bureau exécutif d’Ennahda. Ce souci de défendre les intérêts de la classe capitaliste ne peut qu’entrer en contradiction avec la soif de changement social qui continue d’animer de larges couches de la population.
Cette soif de changement social s’est clairement illustrée par les émeutes qui ont explosé à Sidi Bouzid, dans les jours qui ont suivi les élections, suite à l’annonce de l’annulation dans six régions de la liste électorale “El Aridha” pour cause d’irrégularités. Cette liste, menée par un arriviste millionnaire, ancien supporter de Ben Ali, qui a mené campagne au travers de sa chaine satellitaire émettant depuis Londres, sans mettre un pied en Tunisie, était encore complètement inconnue il y a quelques mois.
En parlant pédagogiquement un langage qui s’adresse aux pauvres et à leurs problèmes, il a cependant été capable de rafler 26 sièges à l’Assemblée! Son discours était fait de promesses sociales telles qu’une allocation de chômage de 200 dinars pour tous les chômeurs, des soins de santé gratuits, des transports gratuits pour les personnes âgées, etc.
Cet exemple démontre par la négative l’espace qui existe pour la gauche radicale, si du moins celle-ci s’efforce de développer un programme qui traduise les aspirations sociales des travailleurs, des chômeurs et des pauvres, et lie ces revendications sociales avec une lutte conséquente pour un changement fondamental de la société. Malheureusement, sur 110 listes présentes aux élections, pas une n’avait un tel programme socialiste clair à proposer. Cela explique en partie pourquoi les partis de la gauche radicale, le PCOT et le Mouvement des Patriotes Démocrates, n’ont récolté que 3 et 2 sièges respectivement.
Rien n’a vraiment changé
La colère populaire reste partout latente, du fait que, près d’un an après l’immolation de Mohamed Bouazizi, la situation sociale n’a fait que se dégrader pour la majorité de la population. Côté pile, Bouazizi reçoit à titre posthume le ‘‘prix Sakharov pour la liberté’’ au Parlement européen; côté face, le silence est de mise concernant le fait que la situation de désespoir qui a poussé Bouazizi à s’immoler par le feu reste le lot de la majorité des jeunes Tunisiens. “Des emplois ou la mort” était ainsi le slogan d’un récent sit-in à la raffinerie pétrolière de Bizerte, dans le Nord du pays. Le taux de chômage a explosé, le pays comptant actuellement plus de 700.000 chômeurs officiels, chiffre probablement plus proche du million dans la réalité.
Les prix de l’alimentation de base sont en forte hausse eux aussi, tandis que la zone euro, principal débouché commercial des exportations tunisiennes, traverse une crise économique sans précédent. Beaucoup des raisons objectives ayant poussé la population tunisienne à faire la révolution sont donc toujours présentes dans leur quotidien.
Le refrain “rien n’a changé” est de plus en plus audible, celui d’une “deuxième révolution” aussi. Parallèlement, les libertés démocratiques restent très précaires et sont régulièrement remises en question par des accès de violence de la part des forces de sécurité. La torture continue de manière récurrente dans les commissariats, et le gigantesque appareil policier continue de pendre comme une épée de Damoclès au-dessus de la révolution.
La veille même des élections, la police a chargé violemment un sit-in devant les bâtiments gouvernementaux, sit-in organisé par des jeunes blessés par balles pendant l’insurrection. Ils demandaient simplement que leur assistance médicale soit prise en charge par les autorités. Ces jeunes héros de la révolution sont traités comme des chiens, pendant que les snipers, assassins et autres hommes de main de l’ancien régime continuent de courir en liberté.
La mobilisation “Occupy Tunis” du 11 novembre dernier, en solidarité avec le mouvement international des Indignés, qui a vu la plus grosse manifestation dans les rues de Tunis depuis le mois d’août, a elle aussi été violemment attaquée par la police sans raison apparente, si ce n’est la volonté d’intimider ceux qui continuent à vouloir “revendiquer”.
Et ceux-ci sont nombreux: depuis la fin des élections, une nouvelle vague de grèves secouent beaucoup de secteurs. Les travailleurs du secteur touristique, les mineurs de fer du Kef (Nord-Ouest), les travailleurs de la brasserie Celtia, les employés des chemins de fer et ceux de la sécurité sociale, tous ont connu des mouvements de grève successifs et solidement suivis. Malgré la propagande incessante présentant les grévistes comme des “irresponsables”, le récent rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de septembre 2011 est venu confirmer que “les salaires en Tunisie restent faibles malgré des taux de profit en hausse.”
Ces mouvements continuent cependant à souffrir d’un manque de coordination, due au refus systématique de la direction exécutive de l’UGTT d’assister ces luttes, de leur donner un caractère plus général et des mots d’ordre précis.
Les bureaucrates de la centrale, amis d’hier du dictateur Ben Ali, ont été impliqués dans toutes les basses manœuvres du gouvernement transitoire pour faire payer la crise économique et la dette de l’ancien régime aux travailleurs et aux pauvres, et pour tenter de restaurer la situation aux bénéfices des capitalistes et des multinationales.
Cette manière de poignarder les travailleurs dans le dos de la part de la bureaucratie syndicale corrompue, et le peu d’empressement qu’ont eu les dirigeants de la gauche radicale a contester ouvertement cet état de fait – malgré l’esprit de lutte inconditionnel qui anime beaucoup de leurs militants – ont empêché que tout le poids de l’UGTT soit mis dans la balance. Ceci a incontestablement joué en faveur des Islamistes, qui se sont vus offert un boulevard d’intervention vers les couches les plus pauvres et les chômeurs, dont le sort a été largement ignoré depuis des mois par la direction de l’UGTT.
Pour un gouvernement des travailleurs et des pauvres
Si nous comprenons que certaines illusions peuvent exister quant à l’avènement d’un nouveau pouvoir élu, nous devons sobrement reconnaitre que la nouvelle Assemblée Constituante ne représente pas les aspirations du peuple Tunisien, et que tout parti qui s’appuie sur la continuation du système capitaliste pourri n’aura rien de bon à offrir a la masse de la population tunisienne.
Or, aucun des partis engagés dans les pourparlers pour la formation du nouveau gouvernement (Ennahda, le Congrès pour la République, et Ettakatol) ne remet en question la soumission de l’économie tunisienne aux grands groupes capitalistes, pas plus que le paiement de la dette aux institutions financières internationales. En gros, ils se préparent à continuer la politique économique de l’ancien régime.
La situation en Tunisie demeure explosive. La combinaison de crises que traversent le pays, et l’expérience accumulée par les masses lors de la dernière année – dont la plus importante est la rupture du mur de la peur – vont inévitablement se cristalliser dans de nouvelles explosions de lutte. Ces luttes doivent pouvoir bénéficier d’un prolongement politique, un parti de masse qui se batte pour un gouvernement des travailleurs, des couches populaires et de la jeunesse.
Au lieu de proposer la cotation en bourse des entreprises et des actions précédemment détenues par les familles mafieuses, comme le suggère Ennahda, un tel gouvernement prendrait comme mesure immédiate leur nationalisation, sous le contrôle démocratique des travailleurs et de la population, comme point de départ d’un vaste plan visant a réorienter la production et l’économie au service du développement du pays et de l’amélioration du niveau de vie des masses.
Les graines d’une société socialiste, basée sur la coopération et la solidarité des travailleurs, ou les notions d’exploitation, de profit et de corruption auraient disparu, se sont affirmés au travers du formidable mouvement révolutionnaire tunisien. La priorité est de construire un parti qui puisse organiser les couches qui se retrouvent autour d’un tel objectif, afin de faire germer ces graines, et de prévenir un retour en arrière au profit de la poignée de capitalistes qui profite de la misère et du chômage du plus grand nombre.