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  • Venezuela: la crise s’intensifie

    L’économie du Venezuela fait face à une inflation et une spéculation hors de contrôle ainsi qu’à d’importantes pénuries de nourriture. En même temps, les forces capitalistes gagnent en audace à cause des divisions croissantes au sein du gouvernement. Le vide à la tête du gouvernement vénézuélien depuis la mort d’Hugo Chávez, associé à l’intensification de la crise économique globale et aux limites des réformes gouvernementales, a contribué à exposer les faiblesses et les contradictions de la fameuse ”révolution bolivarienne”. Cela marque une nouvelle étape dans le développement de la lutte des classes.

    Johan Rivas, Socialismo Revolucionario (CIO-Venezuela)

    Dans le même temps, l’absence d’une organisation conscientisée de la classe ouvrière et des pauvres, opposée au capitalisme, à la corruption et à la bureaucratisation, a permis aux forces de droite de lancer une nouvelle offensive politique et économique dans le but de reprendre le flambeau.

    Depuis la mort de Chávez au mois de mars, les contradictions du chavisme se sont accentuées, ce qui a conduit à des clivages et à des divisions entre les secteurs civil et militaire pour le contrôle du PSUV (Partido Socialista Unido de Venezuela) au pouvoir et du gouvernement. Cela a conduit à une crise politique du PSUV, qui se reflète dans le choix des candidats pour les élections municipales qui auront lieu le 8 décembre.

    L’imposition de candidats par la direction du parti sans prendre en considération la base et les représentants des communautés a provoqué des fissures. Dans certaines régions, des membres en colère de la base du PSUV, qui se réclament du ”chavisme rebelle”, ont présenté des candidats indépendants sans consulter la direction du parti. Diosdado Cabello, vice-président du PSUV et président du parlement, a qualifié ceux qui ne ”respectent pas” les décisions du parti de traîtres et de contre-révolutionnaires, ajoutant qu’aucun candidat non-membre du PSUV ne pourrait être digne de l’héritage de Chávez.

    Dans un contexte qualifié de ”sabotage” et de ”guerre économique” par le gouvernement, la bourgeoisie est accusée de conspiration, alors qu’en même temps, le gouvernement tente de former des alliances avec des capitalistes qu’il qualifie de ”nationaux” et de ”démocratiques”.

    Le successeur de Chávez, Nicolás Maduro, n’a pas appelé à un rassemblement des travailleurs, des pauvres et des mouvements sociaux afin de développer un plan politique révolutionnaire pour affronter le capitalisme (et la violence des casseurs réactionnaires qu’il encourage) après son élection le 14 avril. Au lieu de cela, il a rencontré de grands patrons et des représentants de la bourgeoisie, dont la famille Mendoza, propriétaire de l’entreprise d’alimentation et de boissons POLAR, le plus gros monopole du pays. Le gouvernement leur a offert de grosses concessions pour qu’ils puissent promouvoir leurs affaires, notamment en les autorisant à ignorer d’importantes obligations concernant les droits des travailleurs et en leur octroyant des conditions de financement plus favorables, avec comme résultat une forte hausse du prix des aliments de base et une dévaluation de la monnaie nationale de 46%.

    Les patrons ne se sont pas montrés satisfaits et font maintenant pression pour plus de flexibilité sur le marché des changes et pour une dévaluation accélérée, ce que le gouvernement envisage. En même temps, ils exigent un affaiblissement du droit du travail, qui représente 20 à 30% du coût de la production. Selon les patrons, les droits des travailleurs sont l’un des facteurs derrière les pénuries dans l’économie.

    Inflation et spéculation

    Malheureusement, les principaux porte-paroles des fédérations syndicales comme la CBST (Central Bolivariana Socialista de Trabajadores) et l’UNETE (Unión Nacional de Trabajadores de Venezuela) ont aussi déclaré que l’absentéisme des employés est un facteur du déclin de la production. Ils ”modèrent” cependant leurs propos en disant que les travailleurs ont besoin de davantage de stimulation pour contribuer davantage au travail de leur entreprise.

    Bien sûr, il y a d’autres raisons à la baisse de la production. Par exemple, dans la région de Cordero dans l’Etat de Lara, l’entreprise de poulet SOUTO a fait banqueroute et a été fermée de manière frauduleuse, un coup orchestré par ses propriétaires. Puis, en août, l’entreprise toute entière et ses nombreuses usines ont fermé, ce qui a contribué à la pénurie d’aujourd’hui. Les travailleurs de SOUTO ont organisé une résistance héroïque pendant plusieurs mois, exigeant la nationalisation des usines sous contrôle des travailleurs et de la communauté. La réaction du gouvernement a été d’augmenter les importations de nourriture, y compris de poulet. Il existe bien d’autres exemples.

    La bureaucratie syndicale semble préférer s’allier de manière opportuniste à l’opposition au gouvernement plutôt que de lutter pour une action unie pour la défense des droits des travailleurs et une alternative révolutionnaire à la droitisation du gouvernement et au sabotage orchestré par la droite.

    Les mesures du gouvernement empirent la situation économique. La rareté des denrées atteint des niveaux historiques, généralement 20%, mais parfois 50% et même 100% pour certains produits comme le lait, le poulet, l’huile,… Les tentatives des bureaucrates de contrôler les prix ont échoué et les patrons continuent à spéculer. L’inflation atteint en moyenne 40%, et s’élève à 70% en ce qui concerne la nourriture. Les prix élevés du pétrole dans le monde, qui ont dépassé les 100$ depuis des années, n’ont pas suffi à permettre au gouvernement de maintenir ses politiques sociales, qui sont de plus en plus sapées au profit des concessions accordées à certains patrons (qui tentent malgré tout de faire tomber le gouvernement).

    Le gouvernement connaît une sérieuse crise de liquidités, principalement causée par des problèmes de production dans l’entreprise pétrolière nationale PDVA et à la CVG (secteur national du métal et des mines), qui représentent 97% du PIB. Phénomène accru par les fuites massives de capitaux causes par les capitalistes et les mafias.

    Malgré des recettes de 900 milliards de dollars ces 14 dernières années, le gouvernement est dans un déficit profond qui ne fait qu’empirer. La Chine est devenue son principal créancier. Mais le régime chinois s’inquiète de l’instabilité du Venezuela et de ses demandes constantes pour plus de crédit. Maduro s’est ainsi rendu en Chine au mois d’octobre pour demander un allongement de crédit. Le régime chinois investit dans la technologie, la construction, les télécommunications et l’automobile, en plus de chercher à s’approprier d’énormes espaces cultivables. Cela peut sembler paradoxal pour un pays qui connaît une énorme pénurie alimentaire.

    Il s’agit d’une politique très risquée. Malgré sa croissance record des dernières années, la Chine n’est pas immunisée à la crise du capitalisme. Le ralentissement de son économie et l’effondrement économique du Venezuela, combinés à une chute généralisée des prix du pétrole, mettraient le pays dans une situation critique. Cela élèverait aussi l’intensité de la lutte des classes.

    Sous prétexte de combattre la corruption et la fuite de capitaux, le gouvernement s’en prend aux gens ordinaires qui, pour une raison ou une autre, souvent pour cause de nécessité absolue, se retrouvent enrôlés dans des réseaux criminels qui achètent de la monnaie étrangère à bas prix et la revendent à des prix bien plus élevés sur le marché noir. Les dirigeants de ces réseaux s’en sortent pour la plupart sans problèmes.

    La domination du marché noir des devises étrangle l’économie, avec une spéculation massive sur les prix. Par exemple, les prix des vols en avion ont augmenté de 400%. Les appareils électroniques et les téléphones qui coûtent généralement entre 100 et 500$ à l’étranger coûtent entre 1000 et 5000$ au Venezuela ! Le gouvernement a pris de nouvelles mesures via l’agence nationale de contrôle des devises, la DADIVI, pour limiter la quantité de devises étrangères auxquelles les Vénézuéliens peuvent avoir accès à l’étranger. Mais cela ne représente que le sommet de l’iceberg, environ 10% des fuites de capitaux seulement.

    Inégalités croissantes

    Rien que l’année dernière, 23 milliards de dollars ont été donnés au secteur privé pour compenser les ”coûts de l’importation”. Cet argent a disparu dans des entreprises fantômes créées pour faciliter la corruption, avec l’implication d’éléments de la bureaucratie d’Etat. Le gouvernement tente d’éviter ce sujet qui a provoqué le mécontentement parmi la base des chavistes, qui s’est mise à se demander si la croisade contre la corruption était vraiment sérieuse. Le gouvernement tente de cacher le fait que la bureaucratie décide de tout sans réelle participation des travailleurs, et que les taux élevés de corruption au sein de l’Etat ont provoqué et encouragé cette crise.

    Ces 14 dernières années, le gouvernement a gardé intactes les principales forteresses économiques des capitalistes, qui continuent à maintenir et à augmenter leurs profits. 70% du PIB reste concentré entre les mains de 1% de la population. L’année dernière, 97% des revenus des banques du pays venaient de la PDVSA. Les 1% les plus riches contribuent donc à moins de 3% ! 60% de cet argent a été dépensé en importations, en majorité de nourriture et de biens manufacturés, en grande partie à destination du secteur privé. La classe parasite bénéficie donc de la plus grande partie de l’argent du pétrole et du PIB.

    L’ALEM (Association Sud-Américaine des Economistes Marxistes) estime qu’au Venezuela, il y a 423 « unités » de production agricole. 2% d’entre elles possèdent 17 millions d’hectares, 55% des terres. Depuis 1999, l’Etat a augmenté les vides juridiques pour les grandes entreprises. Les multinationales basées à l’étranger ne paient aucune taxe sur la production vénézuélienne, juste celles de leur pays « d’origine ». Cette nouvelle législation a été dénoncée par Luis Brito Garcia, membre de gauche bien connu du Conseil Fédéral. Il dit que l’Etat a perdu 17 milliards de $ en taxes depuis 2009 à cause de cette législation. Cette réduction de taxe doit clairement être abolie, tout comme les taxes injustes telles que la TVA.

    Malgré le fait que la radicalisation des masses a poussé Chávez à nationaliser des entreprises et à exproprier de grands propriétaires terriens, faisant ainsi trembler le capitalisme et l’impérialisme, ces mêmes capitalistes ont maintenu et même augmenté leurs bénéfices sous Chávez et Maduro. Par exemple, le secteur banquier et financier privé continue à battre des records de profits, même en période de récession.

    De plus, malgré des conflits diplomatiques et des tentatives de nouvelles alliances avec la Russie et la Chine, l’économie vénézuélienne reste très dépendante des Etats-Unis, qui restent son principal partenaire dans des secteurs-clés. Le Département d’Etat des Etats-Unis a ainsi résumé la situation : ”Les tensions diplomatiques entre le gouvernement du Venezuela et l’administration des Etats-Unis n’affectent pas et n’ont rien à voir avec les relations commerciales fructueuses entre les deux pays.”

    Les victoires du passé menacées

    La classe ouvrière fait face à de nombreux défis majeurs au Venezuela, et pas qu’à celui de remplacer le poids politique de Chávez. Le défi principal est de continuer avec le processus qui a posé la question d’une révolution socialiste pour mettre fin à la pauvreté dans l’esprit de larges couches des travailleurs et des pauvres.

    Cependant, l’absence d’une organisation de la base des travailleurs et des pauvres, prête à jouer un rôle-clé, fait que le processus restera faible et limité à des réformes démocratiques et populistes dans le cadre du capitalisme. C’est le facteur principal qui explique comment un processus qui est devenu une référence si forte pour ceux en lutte contre le capitalisme à travers le monde a été incapable de se défaire définitivement du système.

    La crise politique et économique actuelle menace non seulement d’en finir avec les acquis de la révolution, mais augure aussi une défaite politique. Cela pourrait être utilisé par la classe dominante, comme c’est déjà en partie le cas, pour argumenter que le « socialisme » a échoué, qu’il s’agit d’un modèle obsolète et que l’on ne peut que chercher à réformer le capitalisme et à atteindre la paix sociale entre les classes. Rien ne pourrait être plus faux, au vu de la réalité dans laquelle nous vivons à l’échelle globale.

    Le gouvernement a parlé de sabotage et de guerre économique contre lui durant toute la période actuelle. Il l’a répété à l’occasion de la 40ème commémoration du coup d’Etat militaire contre Salvador Allende au Chili en 1973. Il a tenté de faire une référence historique de manière mécanique pour convaincre le peuple que la situation actuelle n’a rien à voir avec ses échecs politiques mais ne représente qu’une autre tentative du capitalisme et de l’impérialisme d’en finir avec la révolution. Il s’agit clairement de manipulation visant à dissimuler le fait que le gouvernement s’est engagé dans une politique de conciliation de classe, trahissant les aspirations des travailleurs qui ont soutenu Chávez et l’idée d’une révolution socialiste.

    Le rôle de l’armée

    L’échec de la politique économique du gouvernement et ses affaires avec les capitalistes ont fait trembler sa base sociale. Les élections du 14 avril ont montré que le chavisme a perdu 2 millions de votes en moins de 5 mois. Il y a un mécontentement croissant parmi la base du chavisme et les travailleurs qui, malgré la confusion et le manque de direction politique, conserve ses aspirations révolutionnaires et de changement de régime. Cela rend impossible pour l’aile droite et la bureaucratie chaviste de contrôler la situation à 100% ou de prévenir une nouvelle explosion révolutionnaire.

    Dans une telle situation, l’armée joue souvent un rôle d’arbitre et intervient pour préserver la stabilité du système. Cependant, il s’agit aussi d’un sujet complexe et il existe de nombreuses contradictions politiques au sein même de l’armée. Au Venezuela, certains éléments de l’armée sont d’origine prolétaire, contrairement à de nombreux autres pays de la région, et Chávez avait introduit l’idée du socialisme parmi les troupes, avec cependant une vision nationaliste.

    Même si ces idées socialistes sont abstraites et confuses, elles ouvrent la possibilité de divisions et de confrontations au sein des forces armées. Malgré tout, la majorité des militaires sont décidés à protéger le système, et ils pourraient jouer un rôle-clé.

    Maduro a aussi exercé plus de pouvoir sur l’armé, bien plus que Chávez. De nombreux départements-clés de l’Etat sont dirigés directement ou non par des personnalités militaires, dans le but de pacifier une partie du mécontentement qui s’élève dans l’armée. Le gouvernement a annoncé des augmentations de salaires pour le personnel militaire, et de nouveaux crédits pour acheter des armes et de l’équipement et financer des réparations. Rien de nouveau ; Chávez avait adopté une approche similaire. La différence, c’est que Chávez avait suffisamment de charisme et d’autorité pour être capable d’équilibrer la balance entre l’armée et les secteurs civils. Il profitait aussi d’une meilleure situation économique.

    Les contradictions croissantes au sein du chavisme, la crise politique et économique, et l’intensification des divisions parmi les partis qui soutiennent le gouvernement, particulièrement le PSUV, ouvrent la voie à une réorganisation de la gauche et de la base qui lutte pour une radicalisation et un approfondissement de la révolution bolivarienne.

    Dans la prochaine période, nous assisterons à une montée des conflits sociaux, comme c’est déjà le cas pour les travailleurs du métal de SIDOR et pour d’autres travailleurs. La nécessité d’une direction bâtie sur les luttes des travailleurs et des pauvres reste un facteur décisif. Cela représente le principal défi pour la gauche révolutionnaire.

    D’un autre côté, vu la balance actuelle des forces, il ne serait pas surprenant que la bourgeoisie reprenne tout le pouvoir, soit via une alliance de droite, MUD (Mesa de Unidad Democratica), ou à travers une contre-révolution au sein du chavisme même. Cependant, ce serait une erreur de tirer des conclusions défaitistes, car les contradictions du capitalisme au Venezuela atteignent leurs limites.

    A l’échelle mondiale, la crise du capitalisme se poursuit. Le changement ne viendra pas tout seul, mais, dans le contexte d’une nouvelle période de la lutte des classes, tout gouvernement qui opère sur une base capitaliste connaîtra la possibilité d’explosions révolutionnaires des travailleurs et des pauvres.

  • L'assassinat de Trotsky

    Le révolutionnaire russe Léon Trotsky a été assassiné en 1940, un assassinat orchestré par le dictateur Staline. Les motivations de Staline n’étaient pas de l’ordre des rivalités personnelles : la bureaucratie soviétique qui avait pris le pouvoir en Russie avait besoin d’écraser la Quatrième Internationale qui, avec Trotsky, continuait à lutter pour l’internationalisme et la démocratie des travailleurs.

    Par Lynn Walsh, Socialist party (CIO-Angleterre et Pays de Galles)

    Le 20 août 1940, Léon Trotsky a été frappé d’un coup mortel de pic à glace à la tête par Ramon Mercader, un agent envoyé au Mexique par la police secrète de Staline (le GPU) afin d’y assassiner le révolutionnaire exilé. Ce dernier devait décéder le lendemain.

    L’assassinat de Trotsky n’était pas un acte de méchanceté de la part de Staline, il s’agissait de l’aboutissement de la terreur systématique et sanglante dirigée contre toute une génération de dirigeants bolcheviques, ainsi que contre les jeunes révolutionnaires d’une deuxième génération prête à défendre les véritables idées du marxisme contre le régime bureaucratique et répressif en développement sous Staline. Au moment où le GPU a atteint Trotsky en 1940, ses agents avaient déjà assassiné – ou poussé au suicide, ou condamné aux camps de travail – de nombreux membres de la famille de Trotsky et la plupart de ses plus proches amis et collaborateurs ainsi qu’un nombre incalculable de dirigeants et sympathisants de l’Opposition de Gauche Internationale.

    Plus de septante années après les faits, une grande partie des médias et des académiciens s’évertuent à présenter l’assassinat de Trotsky comme la conclusion d’un conflit personnel entre Trotsky et Staline, tout comme cela avait été fait en 1940. Cette ‘‘histoire’’ est basée sur une rivalité croissante entre deux chefs ambitieux qui se disputent le pouvoir, l’un étant aussi mauvais que l’autre d’un point de vue bourgeois. La critique la plus acide est régulièrement réservée à l’idée ‘‘romantique’’ de Trotsky de la ‘‘révolution permanente’’, potentiellement bien plus dangereuse que la notion bureaucratique ‘‘pragmatique’’ de Staline de la construction du ‘‘socialisme dans un seul pays’’. Si certaines questions posées par Trotsky à l’époque émergent parfois de ces commentaires, de manière apparemment légitime, il ne s’agit généralement que d’une manière de finalement rabaisser son rôle.

    Pourquoi, si Trotsky était l’un des principaux dirigeants du parti bolchevik et le chef de l’Armée Rouge, a-t-il permis à Staline de concentrer le pouvoir entre ses mains? Pourquoi Trotsky n’a-t-il pas lui-même pris le pouvoir? On dit parfois que Trotsky était ”trop doctrinaire”, qu’il s’est laissé ”avoir” par Staline. Le corollaire est de suggérer que Staline était plus ”pragmatique” et un leaders plus ”astucieux” et ”énergique”.

    Trotsky lui-même a été confronté à ces questions et y a répondu sur base de son analyse de la dégénérescence politique de l’Etat ouvrier soviétique. De toute évidence, d’un point de vue marxiste, il est tout à fait superficiel de présenter le conflit qui s’est développé après 1923 comme étant une lutte personnelle entre dirigeants rivaux. Staline et Trotsky, chacun à leur manière, ont personnifié des forces sociales et politiques contradictoires, Trotsky de façon consciente et Staline inconsciemment. Trotsky s’est opposé à Staline avec des moyens politiques, Staline a combattu Trotsky et ses partisans avec un terrorisme parrainé par l’État. “Staline mène une lutte sur un plan totalement différent du nôtre”, écrivait Trotsky : ”Il cherche à détruire non pas les idées de l’adversaire, mais son crâne.” Il s’agissait là d’une terrifiante prémonition.

    Le triomphe de la bureaucratie

    Analysant le rôle de Staline, dans son Journal d’exil écrit en 1935, Trotsky écrivait: ”Étant donné le déclin prolongé de la révolution mondiale, la victoire de la bureaucratie, et par conséquent de Staline, était déterminée d’avance. Le résultat que les badauds et les sots attribuent à la force personnelle de Staline, ou tout au moins à son extraordinaire habileté, était profondément enraciné dans la dynamique des forces historiques. Staline n’a été que l’expression à demi inconsciente du chapitre deux de la révolution, son lendemain d’ivresse.” (Trotsky, Journal d’Exil, p38)

    Ni Trotsky, ni aucun des dirigeants bolcheviks de 1917 n’avaient imaginé que la classe ouvrière de Russie pourrait construire une société socialiste en étant isolée dans un pays économiquement arriéré et culturellement primitif. Ils étaient convaincus que les travailleurs devaient prendre le pouvoir afin de mener à bien les tâches en grande partie inachevées de la révolution démocratique-bourgeoise, mais en allant de l’avant vers les tâches impératives de la révolution socialiste. Ils ne pouvaient procéder qu’en collaboration avec la classe ouvrière des pays capitalistes plus développés – parce que, en comparaison du capitalisme, le socialisme exige un niveau de production et un matériel culturel plus élevés.

    La défaite de la révolution allemande en 1923 – à laquelle ont contribué les erreurs de la direction de Staline-Boukharine – a renforcé l’isolement de l’Etat soviétique, et la retraite forcée de la Nouvelle Politique Economique (NEP) a accéléré la cristallisation d’une caste bureaucratique qui a de plus en plus mis en avant la défense de son confort et de son désir de tranquillité et de privilèges au détriment des intérêts de la révolution internationale.

    La couche dirigeante de la bureaucratie a rapidement trouvé que Staline était la ”chair de sa chair”. Reflétant les intérêts de la bureaucratie, Staline a engagé une lutte contre le ”trotskysme” – un épouvantail idéologique qu’il a inventé pour déformer et stigmatiser les véritables idées du marxisme et de Lénine défendues par Trotsky et l’Opposition de Gauche.

    La bureaucratie craignait que le programme de l’Opposition de Gauche pour la restauration de la démocratie ouvrière puisse trouver un écho auprès d’une nouvelle couche de jeunes travailleurs et donner un nouvel élan à la lutte contre la dégénérescence bureaucratique, c’est ce qui a motivé la purge sanglante de Staline contre l’Opposition. Ses idées étaient ”une source d’extraordinaires appréhensions pour Staline : ce sauvage a peur des idées, connaissant leur force explosive et sachant sa faiblesse devant elles.” (Journal d’Exil, p66)

    Répondre à l’avance à l’idée erronée selon laquelle le conflit était en quelque sorte le résultat ”d’incompréhension” ou du refus de compromis, Trotsky a raconté comment, alors qu’il était exilé à Alma-Ata en 1928, un ingénieur ”sympathisant”, probablement “envoyé subrepticement sentir mon pouls”, lui a demandé s’il ne pensait pas qu’il était possible d’aller vers une certaine réconciliation avec Staline. “Je lui répondis en substance que de réconciliation il ne pouvait être question pour le moment : non pas parce que je ne la voulais pas, mais parce que Staline ne pouvait pas se réconcilier, il était forcé d’aller jusqu’au bout dans la voie où l’avait engagé la bureaucratie. – Et par quoi cela peut-il finir ? – Par du sang, répondis-je : pas d’autre fin possible pour Staline. – Mon visiteur eut un haut-le-corps, il n’attendait manifestement pas pareille réponse, et ne tarda pas à se retirer.” (Journal d’Exil, p39)

    Trotsky commença une lutte au sein du Parti communiste russe en 1923. Dans une série d’articles (publiés sous le titre de ”Cours Nouveau”), il a commencé à mettre en garde contre le danger d’une réaction post-révolutionnaire. L’isolement de la révolution dans un pays arriéré avait conduit à la croissance naissante d’une bureaucratie dans le parti bolchevique et dans l’Etat. Trotsky a commencé à protester contre le comportement arbitraire de la bureaucratie du parti cristallisée sous Staline. Peu de temps avant sa mort en 1924, Lénine avait convenu avec Trotsky de constituer un bloc au sein du parti pour lutter contre la bureaucratie.

    Quand Trotsky et un groupe d’oppositionnels de gauche ont commencé leur lutte pour un renouveau de la démocratie ouvrière, le bureau politique a été obligé de promettre le rétablissement de la liberté d’expression et la liberté de critique au sein du Parti communiste. Mais Staline et ses associés ont fait en sorte que cela reste lettre morte.

    Quatre ans plus tard – le 7 novembre 1927, le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre – Trotsky était contraint de quitter le Kremlin et de se réfugier chez des amis oppositionnels. Une semaine plus tard, Trotsky et Zinoviev, le premier président de l’Internationale Communiste étaient exclus du parti. Le lendemain, le camarade opposant et ami de Trotsky Adolph Joffe s’est suicidé pour protester contre l’action dictatoriale de la direction de Staline. Il fut l’un des premiers compagnons de Trotsky à être conduit à la mort ou à être directement assassiné par le régime de Staline qui, par la répression systématique et impitoyable de ses adversaires, a créé un fleuve de sang entre la véritable démocratie ouvrière et sa propre bureaucratie par des méthodes totalitaires.

    En janvier 1928 Trotsky (qui avait déjà été deux fois exilé sous le régime tsariste) a été contraint à son dernier exil. Il fut d’abord déporté à Alma-Ata, au Kazakhstan, près de la frontière chinoise et, à partir de là, il a été expulsé en Turquie, où il a élu domicile sur l’île de Prinkipo, sur la mer de Marmara, près d’Istanbul.

    Afin de tenter de paralyser le travail littéraire et politique de Trotsky, Staline a frappé son petit ”appareil” constitué de cinq ou six proches collaborateurs : ”Glazman poussé au suicide, Boutov mort dans une geôle de la Guépéou, Bloumkine fusillé, Sermouks et Poznanski en déportation. Staline ne prévoyait pas que je pourrais sans ” secrétariat ” mener un travail systématique de publiciste qui, à son tour, pourrait contribuer à la formation d’un nouvel ” appareil “. Même de très intelligents bureaucrates se distinguent, à certains égards, par une incroyable courte vue !” (Journal d’Exil, p40) Tous ces révolutionnaires avaient joué un rôle important, en particulier en tant que membres du secrétariat militaire ou à bord du train blindé de Trotsky pendant la guerre civile russe.

    En exil : construire l’Opposition de gauche Internationale

    Mais si Staline a par la suite consacré une si grande partie des ressources de sa police secrète (connue sous différents noms : Tchéka, Guépéou, NKVD, MVD et KGB) à la planification de l’assassinat de Trotsky, pourquoi avait-il permis à son adversaire d’être tout simplement exilé en premier lieu?

    Dans une lettre ouverte au Politburo en janvier 1932, Trotsky avait publiquement averti que Staline préparait un attentat contre sa vie. “La question des représailles terroristes contre l’auteur de cette lettre”, écrit-il, ”a été posée il y a longtemps : en 1924-1925, lors d’une réunion, Staline en a pesé les avantages et les inconvénients. Les avantages étaient évidents et clairs. La principale considération en sa défaveur était qu’il y avait trop de jeunes trotskystes désintéressés qui pouvaient répondre par des actions contre-terroristes”. (Trotsky’s Writings, 1932, p19) Trotsky avait été informé de ces discussions par Zinoviev et Kamenev, qui avaient brièvement formé un une ”troïka dirigeante” avec Staline pour ensuite entrer – temporairement – en opposition contre Staline.

    Trotsky poursuivit : ”Staline en est venu à la conclusion qu’avoir exilé Trotsky hors d’Union soviétique avait été une erreur… contrairement à ses attentes, il s’est avéré que les idées ont un pouvoir qui leur est propre, même sans appareil et sans ressources. La L’Internationale Communiste est une structure grandiose qui a été laissée comme une coquille vide, à la fois théoriquement et politiquement. L’avenir du marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire du léninisme, est dorénavant indissolublement lié aux cadres internationaux de l’Opposition de Gauche. Aucune montagne de falsification ne peut changer cela. Les ouvrages de base de l’Opposition ont été, sont ou seront publiés dans toutes les langues. Des cadres de l’opposition, qui ne sont pas encore très nombreux mais néanmoins indomptables, se trouvent dans tous les pays. Staline comprend parfaitement le grave danger que représentent l’incompatibilité idéologique et la croissance persistante de l’Opposition de Gauche Internationale pour lui, pour sa fausse ”autorité”, pour sa toute-puissance bonapartiste.” (Trotsky’s Writings, 1932, P19-20)

    Dans les premiers temps de son exil turc, Trotsky écrivit sa monumentale Histoire de la Révolution russe et son autobiographie Ma Vie. Grâce à une abondante correspondance avec les opposants d’autres pays et en particulier à travers le Bulletin de l’Opposition (publié à partir de l’automne 1929), Trotsky a commencé à rassembler le noyau d’une Opposition internationale de bolcheviks authentiques. Mais la perspective de Trotsky selon laquelle Staline allait utiliser le GPU pour tenter de détruire tout ce travail a été rapidement été confirmée.

    Vers la fin de son exil turc, Trotsky a subi un coup cruel lorsque sa fille, Zinaida, malade et démoralisée, a été poussée au suicide à Berlin. Son mari, Platon Volkov, un jeune militant de l’Opposition, avait été arrêté et a disparu à jamais. La première femme de Trotsky, Alexandra Sokolovskaya, celle qui lui avait fait découvrir les idées socialistes et le marxisme, a été envoyée dans un camp de concentration où elle est décédée. Plus tard, le fils de Trotsky, Sergei, un scientifique qui ne défendait aucune position politique, a été arrêté sur base d’une accusation montée de toutes pièces ”d’empoisonnement de travailleurs.” Plus tard, Trotsky a appris qu’il était mort en prison. Parallèlement à sa peur maladive des idées ”dans la politique de répression de Staline, le mobile de vengeance personnelle a toujours été un facteur d’importance.” (Journal d’Exil, p66)

    Dès le début, d’ailleurs, le GPU a commencé à infiltrer la maison de Trotsky et les groupes de l’Opposition de Gauche. La suspicion a entouré un certain nombre de personnes qui sont apparues dans les organisations de l’Opposition en Europe ou qui sont venues à Prinkipo visiter Trotsky ou l’aider dans son travail. Jakob Frank de Lituanie, par exemple, a travaillé à Prinkipo pour un temps, mais s’est plus tard rallié au stalinisme. Il y avait aussi le cas de Mill (Paul Okun, ou Obin) qui a également rallié les staliniens, laissant Trotsky et ses collaborateurs incertain quant à savoir s’il s’agissait juste d’un renégat ou d’une taupe du GPU.

    Pourquoi ces personnes ont-elles été acceptées comme véritables collaborateurs? Lors d’un commentaire public concernant la trahison de Mill, Trotsky a souligné que ”L’Opposition de Gauche est placée devant des conditions extrêmement difficiles d’un point de vue organisationnel. Aucun parti révolutionnaire dans le passé n’a travaillé sous une telle persécution. Outre la répression de la police capitaliste de tous les pays, l’Opposition est exposée aux coups de la bureaucratie stalinienne qui ne recule devant rien (…) C’est bien sûr la section russe qui connait les temps les plus durs (…) Mais trouver un bolchevique-léniniste russe à l’étranger, même pour des fonctions purement techniques, est une tâche extrêmement difficile. C’est ce qui explique le fait que Mill ait pu pendant un certain temps pénétrer dans le secrétariat administratif de l’Opposition de Gauche. Il était nécessaire d’avoir une personne qui connaissait le russe et pouvait mener à bien des tâches de secrétariat. Mill avait à un moment donné été membre du parti officiel et, en ce sens, il pouvait revendiquer une certaine confiance.” (Writings, 1932, p237)

    Rétrospectivement, il était clair que l’absence de contrôles de sécurité adéquats allait avoir des conséquences tragiques. Mais les ressources de l’Opposition étaient extrêmement limitées, et Trotsky avait compris qu’une phobie de l’infiltration et une suspicion exagérée de tous ceux qui offraient un soutien pouvait être contre-productif. Avec sa vision optimiste et positive du caractère humain, Trotsky était d’ailleurs opposé au fait de soumettre des individus à des recherches et des enquêtes sur leurs vies.

    Sedov assassiné à Paris

    Trotsky était désireux d’échapper à l’isolement de Prinkipo et de trouver une base plus proche du centre des événements européens. Mais les démocraties capitalistes étaient loin d’être disposées à accorder à Trotsky le droit démocratique d’asile. Finalement, en 1933, Trotsky a été admis en France. Cependant, l’aggravation de la tension politique, et en particulier la croissance de la droite nationaliste et fasciste, a bientôt conduit le gouvernement Daladier à ordonner son expulsion. Pratiquement tous les gouvernements européens avaient déjà refusé de lui accorder asile. Trotsky a vécu, comme il l’écrit, sur “une planète sans visa”. Expulsé en 1935, Trotsky a trouvé refuge pendant une courte période en Norvège, où il a écrit La Révolution trahie en 1936.

    Peu après son arrivée en Norvège, le premier grand procès de Moscou a explosé à la face du monde. Staline a exercé une pression intense sur le gouvernement norvégien pour empêché Trotsky de répondre et de réfuter les accusations ignobles lancées contre lui à partir de Moscou. Pour éviter cet emprisonnement virtuel, Trotsky a été obligé de trouver un nouveau refuge, et il s’empressa d’accepter une offre d’asile du gouvernement Cardenas au Mexique. En route, Trotsky a rappelé sa lettre ouverte au bureau politique du Parti Communiste russe dans laquelle il avait prédit l’arrivée d’une campagne mondiale de diffamation bureaucratique de Staline et de tentatives d’assassinats.

    La purge qui a eu lieu en Russie ne s’est pas limitée à une poignée de vieux bolcheviks ou d’oppositionnels de gauche. Pour chaque dirigeant apparu dans un simulacre de procès-spectacle, des centaines ou des milliers de personnes ont été emprisonnées en silence, envoyées à une mort certaine dans les camps de prisonniers dans l’Arctique, ou sommairement exécutées dans les caves de leur prison. Au moins huit millions de personnes ont été arrêtées dans le cadre de ces purges et de cinq à six millions d’entre eux ont été pourrir, la plupart du temps jusqu’à la mort, dans les camps. Sans aucun doute, ce sont les partisans de l’Opposition de Gauche, les partisans des idées de Trotsky, qui ont supporté la plus lourde répression.

    Les purges menées en Russie étaient également directement liées à l’intervention contre-révolutionnaire de Staline dans la révolution ayant éclaté en Espagne à l’été 1936. Par l’intermédiaire de la direction bureaucratique du Parti communiste espagnol contrôlé par Moscou, de l’appareil de conseillers militaires soviétiques et d’agents du GPU, Staline a étendu sa terreur aux anarchistes, aux militants de gauche et en particulier aux trotskistes d’Espagne qui résistaient à ses politiques.

    Pendant ce temps, la police secrète de Staline a aussi intensifié son action destinée à détruire le centre de l’Opposition de Gauche Internationale basé à Paris sous la direction du fils de Trotsky, Léon Sedov.

    Sedov a été indispensable à Trotsky pour son travail de publiciste, dans la préparation et la distribution des Bulletins de l’Opposition et pour garder contacts avec les groupes d’oppositionnels à l’étranger. Mais Sedov avait également livré une contribution exceptionnelle et indépendante au travail de l’Opposition. Au début de l’année 1938, il est tombé malade, on suspectait une appendicite. Sur les conseils d’un homme qui était devenu son plus proche collaborateur, ”Etienne”, Sedov est entré en clinique – un hôpital qui par la suite s’est avéré être totalement infiltré par des émigrés russes ”blancs” (partisans de l’ancien régime tsariste) et des Russes ayant des penchants staliniens. Sedov a semblé se remettre de l’opération, mais est mort peu de temps après avec des symptômes extrêmement mystérieux. Un médecin a suggéré un empoisonnement, et une enquête plus approfondie a laissé entendre que sa maladie avait en premier lieu été produite par un empoisonnement sophistiqué et pratiquement indétectable.

    Trotsky a écrit un hommage émouvant à son fils décédé : Léon Sedov – le fils – l’ami – le militant. Il a rendu hommage au rôle de Sedov dans la lutte pour la défense des idées du marxisme authentique contre leur perversion stalinienne. Mais il a aussi donné quelques indications sur ce que cela signifiait personnellement. “II était une part, la part jeune de nous deux.”, écrivait Trotsky, parlant en son nom et pour Natalia : ”Pour cent raisons, nos pensées et nos sentiments allaient chaque jour vers lui, à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui demeurait en nous de jeune.”

    Par la suite il a été révélé que Léon Sedov avait été trahi par ”Etienne”, un agent du GPU beaucoup plus insidieux et impitoyable que les espions et les provocateurs précédents qui s’étaient infiltrés dans le cercle de Trotsky. Etienne a ensuite été démasqué comme étant Mark Zborowski, révélé dans les années ’50 comme une figure clé du réseau d’espionnage du GPU aux USA. Zborowski avait déjà un long fleuve de duplicité et de sang derrière lui. Zborowski a par la suite avoué qu’il avait surveillé Rudolf Klement, (le secrétaire de Trotsky assassiné à Paris en 1938), Erwin Wolf (un partisan de Trotsky assassiné en Espagne en juillet 1937) et Ignace Reiss (un agent de premier plan du GPU qui a tourné le dos à la machine de terreur stalinienne, a déclaré son soutien à la Quatrième Internationale et a été assassiné en Suisse en septembre 1937).

    Zborowski a eu des contacts avec les agents des forces spéciales du GPU en Espagne qui étaient responsables de l’assassinat d’Erwin Wolf – et qui comprenaient dans leurs rangs l’infâme colonel Eitingon. C’est cet homme, sous de nombreux pseudonymes, qui devait ensuite diriger les tentatives d’assassinat contre Trotsky au Mexique, en collaboration avec son associée au GPU et maitresse, Caridad Mercader, ainsi que son fils, Ramon Mercader, l’agent qui a finalement assassiné Trotsky.

    L’assaut du 24 mai

    Trotsky, Natalia Sedova et une poignée de proches collaborateurs sont arrivés au Mexique en janvier 1937. Le gouvernement du général Lazaro Cardenas a été le seul au monde à accorder asile à Trotsky dans les dernières années de sa vie. En contraste marqué avec la manière dont il avait été reçu ailleurs, Trotsky y a reçu un accueil officiel flamboyant et alla vivre à Coyoacan, dans la banlieue de Mexico, dans une maison prêtée par son ami et partisan politique, le peintre mexicain Diego Rivera.

    L’arrivée de Trotsky a toutefois coïncidé avec un deuxième procès-spectacle de Moscou, suivi de peu par un troisième procès, encore plus grotesque. ”Nous avons écouté la radio”, raconte Natalia, ” ouvert le courrier et les journaux de Moscou, et nous avons ressenti jaillir la folie, l’absurdité, l’indignation, la fraude et le sang, cela nous affluait de toutes parts, ici au Mexique comme en Norvège.” (Vie et mort de Léon Trotsky, p212). Encore une fois Trotsky a exposé les contradictions internes de ces procès et réfuté les prétendues ”preuves” contre lui et ses partisans dans une série d’articles.

    Une ”contre-procès” a par ailleurs été organisé, sous la présidence du philosophe libéral américain John Dewey. Cette commission a totalement exonéré Trotsky des accusations lancées contre lui. Trotsky a averti que le but de ces essais était de justifier une nouvelle vague de terreur – qui serait dirigée contre tous ceux qui ont représenté la moindre menace pour la direction dictatoriale de Staline, que ce soient des opposants actifs, de potentiels rivaux bureaucratiques ou des complices devenus tout simplement embarrassants. Trotsky était bien conscient que la peine de mort prononcée contre lui était loin d’être une condamnation qui resterait sans effet.

    A partir du moment de son arrivée, le Parti communiste mexicain, dont les dirigeants suivaient loyalement la ligne de Moscou, a commencé à faire de l’agitation pour que des restrictions frappent Trotsky, pour l’empêcher de répondre aux accusations portées contre lui lors de ces procès-spectacles, et finalement pour provoquer son expulsion du pays. Les journaux et les revues du Parti communiste et de la fédération syndicale contrôlée par le parti Communiste (CTM) ont déversé un flot d’injures et d’accusations calomnieuses en déclarant que Trotsky complotait contre le gouvernement Cardenas en collaboration avec des éléments fascistes et réactionnaires. Trotsky était bien conscient que la presse stalinienne utilisait la langue de ceux qui décident non par la voie de votes mais par celle des mitrailleuses.

    Au milieu de la nuit, le 24 mai 1940, une première attaque directe contre la vie de Trotsky a eu lieu. Un groupe d’hommes armés a pénétré dans la maison de Trotsky, a mitraillé les chambres et a tenté de détruire les archives de Trotsky en provoquant le maximum de dégâts possible. Trotsky et Natalia ont échappé de justesse à la mort en se couchant sur le sol sous le lit. Leur petit-fils, Seva, a été légèrement blessé par une balle. Par la suite, ils ont constaté que les assaillants avaient été enlevé Robert Sheldon Harte, l’un des secrétaires-gardes de Trotsky, qui avait apparemment été trompé par un membre du raid qu’il connaissait et en qui il avait confiance. Son corps a été retrouvé enterré dans une fosse.

    Toutes les preuves orientaient l’enquête vers les staliniens mexicains et, derrière eux, le GPU. Grâce à une analyse détaillée de la presse stalinienne des semaines ayant précédé le raid, Trotsky a clairement montré qu’ils préparaient une tentative de meurtre. La police mexicaine a très vite arrêté certains complices mineurs des bandits, et les preuves ont incriminé un des principaux membres du Parti communiste mexicain. L’enquête a conduit jusqu’à David Alfaro Siqueiros qui, comme Diego Rivera, était un peintre bien connu. Mais contrairement à Rivera, il était un membre éminent du Parti Communiste du Mexique. Siqueiros avait aussi été en Espagne et était suspecté d’entretenir des liens avec le GPU depuis longtemps. Malgré les tentatives scandaleuses qui ont essayé de dépeindre cette attauque comme étant l’oeuvre de Trotsky afin de discréditer le PC et le gouvernement Cardenas, la police a finalement arrêté les meneurs, y compris Siqueiros. Toutefois, en raison de pressions exercées par le Parti Communiste et la centrale syndicale CTM, ils ont été libérés en mars 1941 pour ”manque de pièces à conviction” !

    Siqueiros n’a pas nié son rôle dans cette agression. En fait, il s’en vantait ouvertement. Mais la direction du Parti communiste, clairement embarrassée non pas tant par la tentative elle-même, mais par la façon dont elle avait été bâclée, a tenté de se dissocier du raid, rejetant la faute sur un gang ”d’éléments incontrôlables” et ”d’agents provocateurs”.

    La presse stalinienne a tantôt présenté Siqueiros comme un héros, tantôt comme un ”fou ou un demi-fou”, parfois même comme un agent à la solde de Trotsky! La presse stalinienne a même affirmé que Trotsky devait être expulsé suite à cet événement, car l’attaque n’était qu’un acte de provocation dirigé contre le Parti communiste et contre l’état mexicain.

    Trente-huit ans plus tard, cependant, un membre dirigeant du Parti Communiste mexicain a admis la vérité. Dans ses mémoires, Mon Témoignage, publiées par la maison d’édition du Parti Communiste mexicain en 1978, Valentin Campa, un vétéran du parti, a catégoriquement contredit les démentis officiels de la participation du parti et a révélé divers détails sur la préparation de cet attentat contre la vie de Trotsky.

    Campa raconte notamment comment, à l’automne 1938, il a, avec Raphael Carrillo (membre du comité central du PC), été convoqué par Herman Laborde (secrétaire général du parti) et a été informé d’une “affaire extrêmement confidentielle et délicate”. Laborde leur a dit qu’il avait reçu la visite d’un délégué de l’Internationale Communiste (en réalité, un représentant du GPU) qui l’avait informé de la ”décision d’éliminer Trotsky” et avait demandé leur coopération “pour mener à bien cette élimination”. Après une ”analyse vigoureuse”, cependant, Campa déclare avoir rejeté la proposition: “Nous avons conclu … que Trotsky était fini politiquement, que son influence était presque nulle, d’ailleurs on nous l’avait dit assez souvent à travers le monde. Les conséquences de son élimination feraient beaucoup de tort au Parti communiste mexicain et au mouvement révolutionnaire du Mexique et à l’ensemble du mouvement communiste international. Nous avons donc conclu que proposer l’élimination de Trotsky était clairement une grave erreur.” Mais Laborde et Campa ont été accusés ”d’opportunisme sectaire” pour leur opposition au projet et d’être ”mous concernant Trotsky”. Ils ont été chassés du parti.

    La campagne pour préparer le Parti Communiste mexicain à l’assassinat de Trotsky a été réalisée par le biais d’un certain nombre de dirigeants staliniens déjà expérimentés dans l’exécution impitoyable des ordres de Moscou : Siqueiros lui-même, qui avait joué un rôle actif en Espagne, était probablement un agent du GPU depuis 1928. Vittoria Codovila, un stalinien argentin qui avait opéré en Espagne sous la direction d’Eitingon, avait été probablement impliqué dans la torture et le meurtre du dirigeant du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) Andreas Nin. Pedro Checa, dirigeant du Parti communiste espagnol en exil au Mexique, avait reçu son pseudonyme de la police secrète soviétique, la Tchéka. Carlos Contreras, alias Vittorio Vidali, avait été actif dans les forces spéciales du GPU en Espagne sous le pseudonyme de “Général Carlos”. Le colonel Eitingon avait coordonné leurs efforts.

    Stalin pépare un nouvel essai

    Après l’échec de la tentative de Siqueiros, Campa écrit ”une autre alternative a été mise en pratique. Raymond Mercader, sous le pseudonyme de Jacques Mornard, a assassiné Trotsky dans la soirée du 20 août 1940.”

    Trotsky se considérait en sursis. “Notre joyeux sentiment de salut”, écrivait Natalia, “a été freiné par la perspective d’une nouvelle attaque et de la nécessité de s’y préparer.” (Natalia, Father and son) Les défenses de la maison de Trotsky ont été renforcées et de nouvelles précautions ont été prises. Mais malheureusement – tragiquement – aucun efforts n’a été fait pour enquêter de manière plus approfondie sur l’homme qui s’est avéré être l’assassin, malgré les soupçons que plusieurs membres de la famille avaient déjà eu sur ce personnage étrange.

    Trotsky s’est opposé à quelques-unes des mesures de sécurité supplémentaires suggérées par ses secrétaire et gardes : contre le fait qu’un garde soit à ses côtés à tout moment, par exemple. “Il est impossible de consacrer sa vie uniquement à l’auto-défense”, a écrit Natalia, ”car dans ce cas, la vie perd toute sa valeur”. Néanmoins, compte tenu de la nature vitale et indispensable du travail de Trotsky et de l’inévitabilité d’une attaque contre sa vie, il ne fait aucun doute qu’il y avait de graves lacunes dans sa sécurité et que des mesures plus strictes auraient dû être mises en œuvre. Peu de temps avant l’enlèvement de Sheldon Harte, par exemple, Trotsky l’avait vu autoriser des ouvriers passer librement dans et hors de la cour. Trotsky s’est plaint de cette négligence et a ajouté – ironie du sort, ce n’était que quelques semaines avant la mort tragique de Harte – “vous pourriez être la première victime de votre propre négligence.”

    Mercader a rencontré Trotsky pour la première fois quelques jours après le raid de Siqueiros. Mais les préparatifs pour cet assassinat datait de plus longtemps. Grâce à Zborowski et à d’autres agents du GPU qui avaient infiltré les partisans de Trotsky aux États-Unis, Mercader a été introduit en France auprès de Sylvia Ageloff, une jeune trotskyste américaine qui est par la suite allée travailler pour Trotsky à Coyoacan. L’agent du GPU a réussi à séduire Sylvia Ageloff et à en faire la complice involontaire de son crime.

    Mercader avait une couverture élaborée, même si elle a suscité beaucoup de soupçons. Elle a malheureusement assez bien servi son but. Mercader avait rejoint le Parti communiste en Espagne, et était devenu militant actif dans la période de 1933 à 1936, quand le parti était déjà stalinisé. Probablement grâce à sa mère, Caridad Mercader, qui était un agent du GPU et était associée à Eitingon, Ramon Mercader est entré au service du GPU. Après la défaite de la République espagnole – aidée par le sabotage stalinien de la révolution espagnole – Mercader s’est rendu à Moscou, où il a été préparée à son futur rôle. Après avoir rencontré Ageloff à Paris en 1938, il l’a plus tard accompagnée au Mexique en janvier 1940 et s’est progressivement introduit dans les bonnes grâces de la famille de Trotsky.

    Après cela, Mornard/Mercader a organisé une rencontre avec Trotsky, sous prétexte de discuter d’un article qu’il avait écrit – que Trotsky considérait comme sans intérêt au point que cela en devenait gênant. La première réunion était en fait très clairement une ”répétition générale” pour l’assassinat qui devait suivre.

    Il s’est ensuite à nouveau rendu dans cette maison le 20 août. Malgré les réticences des gardes de Natalia et de Trotsky, Mornard/Mercader a de nouveau autorisé à voir Trotsky seul – “trois ou quatre minutes se sont écoulées”, rapporte Natalia. ”J’étais dans la chambre d’à côté. Il y a eu un cri perçant, horrible (…) Lev Davidovich est apparu, appuyé contre le cadre de porte. Son visage était couvert de sang, ses yeux bleus étincelants sans lunettes et ses bras pendant à son côté. (…) Mornard avait frappé Trotsky d’un coup fatal porté à l’arrière de la tête à l’aide d’un pic à glace dissimulé dans son imperméable. Mais le coup n’avait pas immédiatement été mortel.””Trotsky a crié très longuement, infiniment longuement,” comme l’a précisé Mercader lui-même et s’est courageusement jeté sur son assassin, ce qui a empêché d’autres coups de survenir.

    “Le médecin a déclaré que la blessure n’était pas très grave”, a dit Natalia. “Lev Davidovich écouta sans émotion, comme on le ferait d’un message classique de confort. Attirant l’attention sur son cœur, il dit: ”Je sens … ici … que c’est la fin … cette fois … ils ont réussi.” (Vie et mort de Léon Trotsky, P268) Trotsky a été transporté à l’hôpital, a été opéré et a survécu pendant plus d’une journée pour finalement mourir à l’âge de 62 ans le 21 août 1940.

    Mercader semble avoir espéré disposer d’un traitement similaire à celui de Siqueiros et pouvoir bénéficier d’une peine légère. Mais il a été condamné à 20 ans de prison, qu’il a effectivement faites. Cependant, même après que son identité ait été fermement établies avec ses empreintes digitales et d’autres preuves, il a refusé d’admettre qui il était ou qui lui avait ordonné d’assassiner Trotsky. Le crime a été quasiment universellement attribué à Staline et au GPU, mais les staliniens ont nié toute responsabilité. Cependant, la mère de Mercader, qui s’était enfuie du Mexique avec Eitingon, a été présentée à Staline et décorée ainsi que son fils. Mercader lui-même a été honoré lors de son retour à l’Est après sa libération. En dépit de son silence, toute une série de preuves sont arrivées, notamment à partir du témoignage d’espions russes traduits en justice aux Etats-Unis, de celui de certains des meilleurs agents du GPU qui ont fait défection vers les pays occidentaux ou encore hors des mémoires de dirigeants staliniens eux-mêmes. Mercader faisait clairement partie de la machine de terreur secrète de Staline.

    En fin de compte, Staline a réussi à tuer l’homme qui – aux côtés de Lénine – était sans aucun doute le plus grand dirigeant révolutionnaire de l’histoire. Mais, comme Natalia Sedova l’a écrit par la suite: “Tout au long de sa vie héroïque et magnifique, Lev Davidovich a cru en l’émancipation de l’humanité. Au cours des dernières années de sa vie, sa foi ne s’est pas affaiblie, au contraire, elle était devenue plus mature, plus ferme que jamais. L’humanité s’émancipera de toute oppression et triomphera des exploitations de toutes sortes.” (How it happened, novembre 1940)

    L’héritage de Trotsky

    De nombreuses tentatives ont été faites de présenter Trotsky comme un personnage tragique, comme si sa perspective d’une révolution socialiste dans les pays capitalistes développés et d’une révolution politique en Union soviétique était ”noble”, mais désespérément idéaliste. C’est le point de vue sous-entendus par Isaac Deutscher dans le troisième volume de sa biographie ”Trotsky, le prophète désarmé”, dans laquelle il dénigre les efforts de Trotsky pour réorganiser et ré-armer une nouvelle direction marxiste internationale avec la création de la Quatrième Internationale en 1938, rejetant le travail tenace et minutieux de Trotsky comme futile.

    Toute la vie de Trotsky et son œuvre après la révolution russe victorieuse a été indissolublement liée à la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière internationale, dans une première période de retraite, puis de défaites catastrophiques. Pour la simple raison que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans la révolution d’Octobre, le reflux de la révolution l’a contraint à l’exil et à l’isolement politique. Mais alors que les sceptiques avaient abandonné les perspectives marxistes et fait la paix avec le stalinisme ou le capitalisme – ou les deux – Trotsky, et la petite poignée qui est restée attachée aux idées de l’Opposition de Gauche, ont lutté pour ré-armer une nouvelle génération de dirigeants révolutionnaires pour l’avenir du mouvement de la classe ouvrière.

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