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  • La crise européenne est loin d’être terminée

    Il nous faut une grève générale à l’échelle européenne !

    Le délai supplémentaire accordé à la Grèce pour rembourser sa dette a temporairement retardé un défaut de paiement. En décembre, François Hollande déclarait à Oslo : “la crise de la zone euro est derrière nous”. Mais, à chaque fois, l’euphorie n’est que momentanée, l’establishment est systématiquement rattrapé par la réalité de cette crise profonde pour laquelle il n’a aucune solution.

    Par Boris Malarme, article tiré de l’édition de mars de Lutte Socialiste

    Chypre sous perfusion

    Après la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne, c’est au tour de Chypre (avec son secteur financier fortement exposé à la dette grecque) d’être également mis sous perfusion et tutelle de la troïka (le FMI, la Commission européenne et la Banque Centrale Européenne). Le parti Communiste (AKEL, qui était le premier parti politique depuis 2001) a été sanctionné pour sa politique d’austérité aux élections de février (26,9%) au profit de la droite (45,5%). Mais le candidat conservateur Nicos Anastasiades a fait part de sa volonté d’accélérer le rythme de l’austérité. Cependant, même une victoire surprise de l’AKEL au second tour sur base d’un soutien au ‘‘moindre mal’’ ne changerait pas fondamentalement la donne pour les travailleurs chypriotes [depuis lors, le second tour a eu lieu et les conservateur l’ont emporté, NDLR]. Tous les partis acceptent le chantage de la Troïka et les attaques contre les salaires et les pensions, les privatisations et les hausses d’impôts. Le plan de sauvetage d’au moins 17 milliards d’euros ne représente que 0,2% du PIB de l’Europe, mais cela équivaut au PIB de l’île chypriote !

    L’Europe craint l’instabilité en Italie

    A côté de cela, l’Italie (troisième économie de la zone euro) est un autre morceau sur lequel l’establishment peut se casser les dents. Cette crainte a été illustrée par les propos du président du Parlement européen, Martin Schulz, qui mettait en garde contre un retour de Berlusconi aux affaires. Ce dernier a connu une remontée dans les sondages qui l’a placé directement derrière Bersani, le candidat du Parti Démocrate (au moment d’écrire cet article, les résultats des élections n’étaient pas encore connus). Pour l’establishment européen, Berlusconi est un franc-tireur incontrôlable qui pourrait à nouveau saboter la confiance retrouvée des marchés suite à l’action du gouvernement non-élu de Mario Monti.

    De plus, le mouvement “5 étoiles” de l’humoriste Beppe Grillo serait destiné à devenir la troisième force politique du pays, brouillant ainsi les cartes. Sa campagne populiste autour du slogan “renvoyez les tous [les politiciens] à la maison” a largement recueilli le suffrage du mécontentement, faute d’une alternative sérieuse et crédible issue du mouvement des travailleurs. La campagne de la liste “Révolution citoyenne”, une alliance formée autour du PRC (Partito della Rifondazione Comunista) avec des éléments fortement à sa droite, est embourbée dans le discrédit et l’électoralisme. Ce n’est qu’une mauvaise copie de la campagne du Front de Gauche en France. Beppe Grillo, qui déclare que son mouvement n’est “ni de gauche ni de droite”, défend des propositions radicales lors de véritables one-man-show qui remplissent les places italiennes : nationalisation des banques, revenu minimum de 1000€, semaine de travail de 20h,… Mais d’autres mesures proposées sont à l’opposé : augmentation du nombre de privatisations, suppression des syndicats,…

    La classe capitaliste, avec le soutien de l’Eglise et des élites européennes, voulait disposer d’un gouvernement stable pour appliquer son programme, autour d’une coalition du PD de Bersani et de la liste de Monti. Cet essai est voué à l’échec car ces forces sont considérées comme les responsables de la politique de casse sociale. La remontée du spread italien (c.-à-d. l’écart de taux d’intérêt entre l’Allemagne et l’Italie pour emprunter sur les marchés financiers) illustre la crainte des marchés d’un possible blocage institutionnel. Mais quels que puissent être les résultats, le gouvernement sera ‘au mieux’ une équipe Bersani-Monti très faible qui devra alors affronter le mouvement des travailleurs.

    Vers des explosions sociales

    Toutes les contradictions s’accentuent. La spéculation atteint des sommets et produit de nouvelles bulles. Les plans d’austérité gonflent les dettes publiques et plongent le continent dans la récession. Les annonces de fermetures d’usines et de plans de restructuration massifs s’enchaînent. Il y a désormais 19 millions de sans-emploi dans la zone euro, soit 2 millions de plus qu’il y a un an. Le taux de chômage atteint 11,8%. La crise économique, sociale et politique s’amplifie.

    C’est dans ce contexte que le Ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, a récemment donné des instructions aux services de renseignement de la police pour suivre “au plus près” les conflits sociaux afin d’anticiper une “radicalisation”. Dans la presse, il s’est inquiété du fait que l’on assiste aujourd’hui “moins à des mouvements sociaux, qu’à des implosions ou explosions sociales”, le lendemain de la brutale répression des travailleurs d’ArcelorMittal à Strasbourg, tout en assurant que la police ‘‘ferait son travail’’. Manuel Valls exprime simplement par là sa bonne compréhension du caractère de la période dans laquelle nous nous trouvons, et clarifie le camp qu’il a choisi. En Grèce, rien que cette année, le gouvernement a déjà recouru par deux fois à la loi martiale pour réprimer des grèves de travailleurs.

    Le récent mouvement de masse qui a ébranlé la Bulgarie illustre le climat semi-insurrectionnel qui se développe dans l’opposition à l’austérité appliquée à l’échelle du continent. Après 10 jours de manifestations massives dans 35 villes du pays, le gouvernement de Boiko Borisov est tombé. Les factures d’énergie avaient plus que doublé en 2012 pour atteindre parfois les 100€ dans un pays où le salaire moyen est de 350€, le salaire minimum de 150€ et la pension moyenne de 75€ ! L’étroite collusion existant entre le gouvernement et les trois entreprises qui détiennent le marché de l’énergie a été dénoncé. Dans un contexte de succession de mesures d’austérité, l’augmentation des prix de l’énergie a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Les promesses de diminutions des factures (de 8%) et le retrait de la licence de la compagnie tchèque CEZ d’une part, et la répression brutale d’autre part, ont soufflé sur les braises du mouvement qui a su faire chuter le gouvernement.

    Le Sud de l’Europe, maillon faible

    Les pays du Sud de l’Europe sont les plus exposés. Le chômage atteint les 26% en Grèce et en Espagne et respectivement 60% et 56,5% pour les jeunes de moins de 25 ans. Ce sont des niveaux dignes de la grande dépression des années ‘30. 2013 sera la sixième année de récession en Grèce, la troisième au Portugal et la cinquième en Espagne. La Grèce vient de connaitre sa 20e grève générale. De nouvelles manifestations sont encore prévues le 2 mars au Portugal.

    En Espagne, le gouvernement de droite de Rajoy est affaiblit par les scandales de corruption et est retombé à 23,9% dans les sondages, devançant à peine le PSOE (23,5%). Pendant 20 ans, des enveloppes d’argent provenant d’entreprises privées ont été distribuées au sein du PP. Rajoy lui-même aurait touché 25.200€ par an de cette manière. Cela illustre les liens étroits qui existent entres les politiciens et les patrons sous le capitalisme. Le 23 février, des centaines de milliers d’Espagnols ont manifesté contre “le coup d’Etat financier”, le jour anniversaire de la tentative de coup d’Etat de 1981. Les protestations contre l’austérité s’amplifient. Des manifestations de masse contre les expulsions des maisons (350.000 depuis 4 ans) et de la part des travailleurs du service public national de santé contre sa privatisation avaient encore pris place une semaine plus tôt. Le mécontentement et la volonté de lutter sont présents à la base de la société, mais les directions syndicales sont incapables de riposter à hauteur de ce qu’exige la situation.

    Vers une grève générale européenne ?

    Après le succès de la plus grande journée d’action coordonnée en Europe contre l’austérité, le 14 novembre dernier, les syndicats devraient élaborer un véritable plan d’action allant crescendo. Une grève générale coordonnée des pays du Sud de l’Europe et d’autres pays (comme la Belgique, la France, l’Angleterre, etc.) avec des manifestations de masse partout en Europe à l’occasion du sommet européen de la mi-mars constituerait une bonne prochaine étape pour transformer la colère en un rapport de force favorable aux masses. Cette journée de grève générale devrait être bien préparée et élaborée sur chaque lieu de travail.

    Quelle alternative politique ?

    Une autre faiblesse provient de l’absence de forces de gauche ou de leur timidité programmatique. Le drame que vivent les masses face à l’actuelle véritable guerre de classe exige des solutions radicales. Aucune demi-mesure n’est apte à réponde aux enjeux de la situation présente. Le non-paiement des dettes, la nationalisation sous contrôle des travailleurs du secteur financier et des autres secteurs vitaux de l’économie, de même que des entreprises qui ferment ou procèdent à des licenciements collectifs, permettraient de réaliser un plan massif d’investissements publics pour sauver les emplois, en créer d’autres et rompre avec cette Europe du Capital pour la remplacer par une confédération socialiste européenne sur base volontaire.

  • Les révoltes mondiales contre ce système sans perspective suscitent la recherche d’une alternative (1)

    1. L’été dernier, l’illusion selon laquelle le capitalisme mondial allait parvenir à s’extraire du pétrin dans lequel il se trouve depuis 2008 a de nouveau volé en éclats. On était parvenu à changer la Grande Dépression en une Grande Récession. C’est pourquoi on avait ouvert les robinets à argent, les dettes privées avaient été transférées aux gouvernements et les stimulants de masse avaient sauté. Depuis lors, une question cruciale tient en suspens les économistes et les politiciens : à partir de quand les déficits budgétaires peuvent-ils être purgés, sans pour autant de nouveau rejeter l’économie dans la récession ?

    2. Bonne question ! Au lieu de redémarrer au turbo sur les starting-blocks, l’économie mondiale continue à cahoter. Cela suscite des tensions, qui deviennent difficiles à cacher même avec diplomatie. Ces derniers 18 mois, les États-Unis et la FED ont continué à arroser l’économie avec leur pompe à pognon. C’est entre autres comme cela que le déficit budgétaire des États-Unis va atteindre cette année un nouveau record de 1.645 milliards $. Dans le meilleur des cas, cela pourra redescendre en-dessous de 1.000 milliards $ à partir de 2013. En même temps, le bilan de la FED, l’autorité monétaire destinée à lubrifier l’économie, a grimpé de 1.000 milliards $ avant la crise du crédit, à 3.000 milliards $ en juillet de cette année.

    3. Le gouvernement chinois a encore une fois surpassé l’américain. En pourcentage du PIB, les stimuli chinois dépassent de moitié les américains. Grâce à ses banques sous contrôle d’État, 3000 milliards $, soit 60% du PIB, sont passés au crédit. Cela n’a pu se faire que par la nature hybride de l’État chinois. Même si cela fait bien longtemps déjà que la demi-caste, demiclasse dirigeante a décidé de passer à une économie de marché, elle dispose encore toujours de leviers qui lui permettent de mobiliser les forces productives d’une manière dont les autres économies purement de marché ne peuvent que rêver. Le régime a ainsi pu neutraliser l’effet de la grande récession sur son économie et dans la foulée soutenir l’économie américaine afin d’éviter d’être entrainé en chute libre avec elle.

    4. La Chine a accumulé 3.200 milliards $ en réserve au cours de ces dernières décennies, 66% en dollars, 26% en euro. Elle aimerait bien diversifier ce trésor. Un peu partout dans le monde, les détenteurs de capitaux sont très conscients de cela. C’est pourquoi la Chine se trouve sous pression. Le moindre signe qu’elle commence à vendre ses réserves en dollars causera une fuite subite, chacun cherchant à se débarrasser de ses dollars, conduisant à une implosion de cette devise, et à une baisse subite de la valeur de ses réserves. Mais sur un plus long terme, le fait de garder ces réserves en dollars pourrait s’avérer encore plus grave.

    5. L’économie chinoise est bien la deuxième au monde par sa taille, mais avec 1.250 millions d’habitants, la consommation des particuliers est sous celle de l’Allemagne, avec ses 82 millions d’habitants. La Chine a exporté près de 1.600 milliards $ en 2010. La dépendance envers le marché américain est énorme. Le surplus commercial (c.à.d, les exportations moins les importations) avec les États-Unis en 2010 était de 273 milliards $, plus que le surplus commercial total, qui est lui de 183 milliards $. Face au surplus commercial avec les États-Unis, il y a il est vrai un déficit commercial avec les pays fournisseurs de matières premières et de mains d’oeuvre encore meilleur marché dans la plupart des pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique. La Chine a donc tout intérêt à ce que l’économie américaine continue à tenir le coup.

    La Chine – nouvelle superpuissance mondiale ?

    6. Les mesures prises par le gouvernement chinois ont assuré une poursuite de la croissance dans toute une série de pays, dont par exemple le Brésil et l’Australie, mais cela n’est pas sans risque. Le Brésil présente à nouveau des signes d’économie coloniale qui produit essentiellement des matières premières et des produits semi-finis et en échange ouvre son marché aux produits manufacturés chinois. On y voit même un processus de désindustrialisation. Avec l’immense hausse de la productivité en Chine, en moyenne de 9,6% entre 2005-2009, cela a fait croître l’illusion que la Chine est sur le point de détrôner les États-Unis en tant que principale puissance mondiale. Tout comme les États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale avaient chassé de cette position le Royaume-Uni.

    7. Cela est cependant peu probable. Aussi bien le Royaume-Uni que les États-Unis disposaient durant toute leur phase ascendante des techniques de production les plus modernes. C’était leur efficience de production qui déterminait les limites scientifiques et technologiques du reste du monde. Tous deux ont connu leur période de gloire dans une période d’expansion économique. Les Etats-Unis – après que ses plus importants concurrents aient été aplatis sous les bombardements, l’Amérique latine leur étant tombée dans les mains comme un fruit bien mûr – ont pu imposer leurs termes commerciaux et leur monnaie au reste du monde capitaliste, et ont développé une économie de guerre, sans pour autant avoir à subir les désavantages de la guerre. Voilà quelles ont été les conditions par lesquelles les techniques de production qui étaient déjà connues avant la Deuxième Guerre mondiale, mais qui se heurtaient auparavant aux limites du marché, ont pu être appliquées pour la première fois à une échelle de masse.

    8. Déjà en 1950, les États-Unis étaient beaucoup plus productifs que leurs concurrents. La productivité de l’Allemagne et de la France n’atteignait même pas la moitié de la productivité américaine. L’Union Soviétique n’en atteignait à peine que le tiers, et le Japon un cinquième. Les seuls qui atteignaient des résultats comparables étaient l’Australie, le Canada et… le Venezuela. Le Royaume-Uni était alors déjà un bon quart moins productif, juste un peu mieux que l’Argentine, mais derrière Hong Kong. Dans les années ’60 et ’70, la productivité aux États-Unis ne s’est cependant accrue que de moins de +3%, alors qu’elle s’accroissait de +5% dans les quinze pays de l’Union Européenne et de +8% au Japon. Comment cela se fait-il ? Selon la FED, à New York (Current Issues v13, n8), parce que lorsque la quantité de capital placée par travailleur est basse, le capital est relativement productif. Il a alors un haut produit marginal (la quantité par laquelle la production s’accroit pour chaque nouveau travailleur engagé) et contribue visiblement à la croissance de la productivité.

    9. Ce phénomène a déjà été expliqué par Marx. Il a fait remarquer le changement dans la composition organique du capital. Avec la composition organique, on détermine le rapport entre capital “vivant et variable” et capital “mort et constant”. Le capital vivant est consacré aux heures de travail de la main d’oeuvre et fournit une plus-value. Le capital mort est consacré aux bâtiments, aux matières premières, aux machines, et transmet sa valeur à celle du produit final, mais sans y ajouter de plus-value. La concurrence force les capitalistes à au moins suivre les techniques les plus modernes, et donc à investir de plus en plus dans du capital mort, aux dépens du capital vivant. L’effet clairement contradictoire de cela est le fait que le taux de profit – le profit réalisé par unité de capital investie – a une tendance à baisser. Les marxistes appellent cela “la loi de la baisse tendancielle du taux de profit”.

    10. Comme seconde raison pour expliquer la faible croissance de la productivité aux USA dans els années ’60 et ’70, la FED explique que des pays connaissant une degré moindre de technologie et de techniques de production, qui attirent des investissements étrangers et autres joint-ventures, pouvaient facilement copier les USA. On appelle cela la “loi de l’avancée en tant que frein” ou, pour employer une terminologie plus multilatérale et plus marxiste, la “loi du développement inégal et combiné”. Cela explique la croissance plus rapide de la productivité au Japon après la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi pourquoi un pays qui se coupe du monde extérieur est au final condamné à stagner et à rester en arrière. La Corée du Nord ou l’Albanie d’Enver Hoxha, de véritables caricatures d’autarcie, en sont des témoins flagrants.

    11. La rapide hausse de la productivité au Japon et dans l’Union européenne a cependant cessé au début des années ’90. Selon la FED, cela s’est produit en Europe à cause de la “rigidité du produit et du travail”. Selon nous, cela s’est produit parce que le mouvement ouvrier en Europe est mieux parvenu qu’aux États- Unis à résister contre les tentatives du patronat de rehausser le taux d’exploitation. Pour le Japon, la FED explique qu’au fur et à mesure que la productivité d’un pays atteint son summum, le produit marginal baisse, et il devient plus difficile de copier, et de ce fait la hausse de la productivité devient plus difficile à réaliser. Nous ajouterions ceci : à moins qu’il ne survienne une situation exceptionnelle. La destruction massive de l’infrastructure et des moyens de production pendant la Deuxième Guerre mondiale constituait une telle situation exceptionnelle.

    12. Les États-Unis ont connu leur période de gloire durant l’âge d’or des années ’50 et ’60. À ce moment, la croissance économique était tirée par l’État social, avec la hausse des salaires, la baisse du temps de travail, l’apparition de véritables allocations sociales, de services publics et d’un système d’impôt progressif. L’économie chinoise est au second rang si on compare sa taille pour tout le pays mais, en termes de richesse par habitant, elle se trouve à la 95e place. Le pays connait une énorme croissance de la productivité de par les raisons définies ci-dessus, auxquelles il faut ajouter son infrastructure, son niveau d’enseignement et sa centralisation, tout cela hérité de son économie planifiée. Pourtant, la productivité par travailleur en 2005 n’y était que de 15% supérieure à ce qu’elle est aux États-Unis. La Chine devrait surmonter cela, alors que nous sommes en plein milieu d’une période de contraction économique.

    Les déséquilibres de l’économie chinoise

    13. Tout comme pour le Japon en son temps, la croissance économique chinoise est essentiellement poussée par les investissements. Au début, cela permet une croissance fébrile mais, après un certain temps, cela devient un frein. Entre 2000 et 2010, les investissements se sont accrus chaque année en moyenne de 13,3%, mais la consommation des particuliers n’a cru que de 7,8%. Cela signifie un transfert de la consommation vers les investissements. La baisse des salaires, l’expansion du crédit et un cours de change sous-évalué ont tous contribué à cela. La part de la consommation dans le PIB au cours de cette période est passée de 46% à 34%, tandis que celle des investissements passait de 34% à 46%. Pour 1% de croissance du PIB, il fallait encore dans les années ’90 une croissance du capital de 3,7%, en 2000, ce 1% de croissance exigeait par contre une hausse des investissements de 4,25%. On voit donc que la rentabilité de l’investissement diminue.

    14. C’est pourquoi Wen Jiabao, le premier ministre chinois, a déclaré l’économie ‘‘instable, déséquilibrée, non-coordonnée et au final, non-durable’’. On craint que ‘‘ne soient piégés les revenus moyens.’’ C’est le phénomène où un pays ne parvient plus à croître à partir du moment où il a atteint un niveau bien défini. L’incapacité à livrer l’accès aux couches moyennes pour la majorité de la population est un de ces symptômes. Les bas salaires et la répartition inégale sont il est vrai la source de la croissance des investissements. En fait, la croissance devrait être plus basée sur la consommation des particuliers. La croissance des investissements devrait être inférieure à celle du PIB. Dans les années ’80, le Japon a tenté de soutenir la croissance avec le crédit d’investissement, sans effet : cela a conduit à une explosion du crédit. Dans les années ’90, la correction est arrivée, avec les conséquences catastrophiques que l’on connait.

    15. Plus encore qu’à l’époque au Japon, les investissements en Chine sont basés sur du crédit. Sans un soutien artificiel, une grande partie ne serait pas rentable. Le moindre affaiblissement de la croissance à 7% ferait s’écrouler les investissements à 15% du PIB. Toute tentative de réorienter les moyens vers les ménages causerait une encore plus grande baisse des investissements. De ce fait, on voit que les investissements deviennent une source de stagnation, au lieu d’être un moteur pour la croissance. La Chine a maintenant un PIB par habitant comparable à celui du Japon en 1950 (juste après la guerre et juste avant le début de sa phase de croissance rapide longue de 25 ans). On dit que le PIB par habitant de la Chine pourrait atteindre 70% de celui des États-Unis en 2035, comme l’a fait le Japon en 1975 – à ce moment, l’économie chinoise serait plus grande que celle des États-Unis et de l’Europe ensemble. Bien que la taille de la population chinoise offre une échelle et des possibilités supplémentaires pour la répartition du travail, il y a aussi d’importants inconvénients qui y sont liés, le gigantesque besoin en matières premières n’est pas des moindres.

    16. La création d’argent avec laquelle le gouvernement chinois a tenté de repoussé la crise en 2009 et 2010 n’a pas réduit sa dépendance face aux exportations et aux investissements. Sur le marché de l’immobilier, il y a énormément de spéculation, dont l’argent est financé par des prêts. Cela a causé une énorme hausse des prix. La bulle immobilière a entrainé avec elle du capital spéculatif. Les investisseurs courent, il est vrai, le risque d’une réévaluation du yuan par rapport au dollar. Les hausses salariales sont compensées par la hausse des prix à la consommation. Le taux d’inflation “alarmant” provient apparemment de la croissance rapide du crédit et de la monnaie et de la hausse du prix du pétrole, des matières premières et des denrées alimentaires ; cela est renforcé par les spéculateurs qui attendent que la demande augmente. L’exportation massive de produits chinois fait en sorte qu’il y a un afflux massif de devises étrangères. Les entreprises tout comme les particuliers peuvent facilement prêter de l’argent, comme le robinet à crédit a été coupé sur injonction des autorités. Mais tandis que le gouvernement national coupe le robinet à crédit, celuici reste grand ouvert auprès des autorités locales.

    Guerre des devises et commerciale

    17. L’Occident trouve que le dernier plan quinquennal s’attaque insuffisamment aux problèmes structurels. On doit faire quelque chose pour résoudre la dépendance aux exportations et le fossé entre riches et pauvres. L’Occident a peur d’un affaiblissement de la croissance. Nouriel Roubini avertit d’un danger de crash. Mais leurs remarques ne sont certainement pas désintéressées. Ils espèrent gagner en compétitivité en forçant la Chine à réévaluer sa monnaie. Ils veulent aussi gagner l’accès à quelques miettes du marché intérieur chinois, mais celui-ci doit d’abord être mis sur pied. Pour la Chine, ils défendent par conséquent ce que partout ils combattent à tout prix : de meilleurs salaires et une sécurité sociale. Mais l’idée que la Chine puisse subitement gonfler sa consommation sans toucher aux intérêts des détenteurs de capitaux privés est une illusion. L’économie chinoise est une économie de marché libre dans la mesure où une hausse significative des salaires ou une réévaluation comparable du yuan provoquerait une chute du niveau d’investissements, et avec elle, de la croissance économique.

    18. Les gouvernements américains et européens demandent à la Chine ce qu’eux-mêmes ne peuvent pas se permettre. À première vue, c’est plutôt agréable. Dans la pratique, il s’agit d’une manoeuvre audacieuse. Ainsi, l’assouplissement quantitatif dont a fait usage la FED avait comme prévu affaibli le dollar au milieu de l’an passé. Cela a incité les spéculateurs à s’adonner au “carry trade”, c.à.d. à emprunter des dollars à un taux quasi nul pour les placer dans des pays avec un taux plus élevé. L’investisseur encaisse la différence de taux, sans même y engager son propre argent. L’affluence d’investissements a poussé la valeur des devises des pays receveurs, au détriment de leur compétitivité. Le premier à utiliser le terme de “guerre monétaire” a été le ministre des finances brésilien Guido Mantega, mais il exprimait ainsi ce à quoi beaucoup d’autres gens pensaient déjà. Le Brésil demande à l’OMC de prendre des sanctions contre les pays qui laissent filer trop bas leur taux de change. Il y a aussi le dumping. La Chine menace d’une guerre commerciale si les États-Unis décident de placer des taxes à l’importation sur les produits chinois.

    États-Unis : la politique anticyclique échoue

    19. Les États-Unis sont désespérément à la recherche de quelqu’un qui puisse reprendre une partie de leurs problèmes. De là viennent la pression sur la Chine pour qu’elle réévalue sa monnaie, la guerre monétaire à peine voilée, et le plaidoyer en faveur d’une politique monétaire plus conviviale en Europe. Depuis la catastrophe qu’a été le passage du “war-president” George W Bush avec ses cadeaux fiscaux aux riches, l’idée dominante est à présent de lutter contre la crise par une politique anticyclique. Ce courant est représenté par le président Obama, son ministre des Finances Timothy Geithner, et le président de la FED Bernanke. Tout comme leurs opposants, ils trouvent que l’État doit remettre de l’ordre dans ses dépenses, mais pas d’une manière qui risque d’hypothéquer la croissance. Ils craignent que des économies drastiques ne rejettent à nouveau l’économie dans la récession, voire la dépression. En plus de cela, ils souhaitent une participation de la part des riches, pour éviter des réticences de la part de la population face au plan d’austérité. Le gourou de la Bourse Warren Buffet affirme publiquement vouloir payer plus d’impôts.

    20. Cette politique s’est composée des stimuli de 800 milliards $ au début 2009, et de deux opérations d’assouplissement quantitatif par la FED, pour un total de 1850 milliards $. Entretemps, on a lancé le QE 1.5, avec lequel des remboursements libérés sont consacrés à des prêts d’États supplémentaires. La FED a également décidé de bétonner le taux nul jusqu’à 2013. Au final, elle a vendu pour 400 milliards $ de bons d’État à court terme (jusque 3 ans) et a acheté pour un montant semblable en bons d’État à long terme (de 6 à 30 ans). Rien ne semble cependant fonctionner. La consommation des particuliers n’a pas repris parce que les ménages tentent maintenant de rembourser leurs dettes, parce que le chômage sape le pouvoir d’achat, et parce que les autorités locales économisent sur les services et sur le personnel. Malgré des taux très bas, les entreprises américaines continuent à simplement stocker leur argent, pour un montant de 1,84 milliards de dollars, et préfèrent racheter leurs propres actions plutôt que d’investir.

    21. L’absence de résultat sape la crédibilité du gouvernement. Cela renforce la confiance des opposants, qui avaient pourtant pris un fameux coup avec la disparition de Bush. Cela a fait changer de camp ceux qui hésitaient. Au sein de la FED, Bernanke doit de plus en plus compter avec l’opposition, mais il ne doit pas se présenter à des élections. Obama et ses Démocrates n’ont pas ce luxe. Au niveau des Etats et au niveau plus local, des économies copieuses sont déjà bien avancées, même là où des Démocrates sont au pouvoir. Le mouvement Tea Party a sauté sur le mécontentement pour se présenter en tant que défenseur de l’Américain travailleur. Pour les Républicains, ces radicaux de droite étaient des partenaires bienvenus qui les ont aidés à obtenir la majorité à la Chambre basse en 2010.

    Le fouet de la contre-révolution

    22. Mais ce soutien pourrait bien s’avérer être un cadeau empoisonné. Le rôle des partisans du Tea Party dans l’attaque brutale contre les conditions de travail et les droits des travailleurs, entre autres au Wisconsin, a provoqué une réaction de masse. Pour les jeunes et les travailleurs, cela a été un moment décisif. Cela, en plus de son empressement à laisser les États-Unis faire défaut sur leurs paiements (pendant le débat sur le plafond légal de la dette), a endommagé le soutien populaire du Tea Party. Cela pourrait être décisif pour les élections présidentielles de 2012. Trouver un équilibre entre l’establishment des Républicains et les activistes qui exigent un plus grand rôle avec le Tea Party, devient de plus en plus difficile. Un Républicain modéré a officiellement une plus grande chance de récupérer des votes démocrates. Mais c’est surtout les dangers liés au fouet de la contre-révolution, qui font que l’establishment se réunit catégoriquement derrière la candidature de Mitt Romney. Il n’est pas exclu que ce “Grand Old Party” se dirige vers une scission après les élections présidentielles, et que le système des deux partis ne se rompe en premier lieu sur son flanc droit.

    23. Cela ne signifie pas pour autant qu’Obama a déjà gagné. Pour relever le plafond de la dette, on prévoit des économies pour 2.500 milliards $ au cours des dix prochaines années. Pas un mot sur plus d’impôts pour les riches. Le nombre de pauvres a augmenté l’an passé jusqu’à 46,2 millions, le nombre le plus élevé en 52 ans. 15% des Américains sont pauvres, le plus haut chiffre depuis ’93 : 10% des Blancs, 12% des Asiatiques, 26% des Hispaniques et 27% des Noirs. 50 millions d’Américains sont non-assurés, 48 millions des personnes entre 18 et 64 ans sont sans travail. Le revenu médian des ménages est retombé à son niveau de 1996. Le revenu médian personnel d’un travailleur adulte masculin, rapporté en dollars de 2010, était l’an passé inférieur à celui de 1973. Entre 1980 et 2009, le revenu des 20% les plus riches s’est accru de 55%, celui des 20% les plus pauvres a baissé de 4%. En 2007, 23,7% du revenu national allait aux 1% les plus riches, soit la même proportion que ce qui avait été atteint en 1929, juste avant la Grande Dépression.

    24. À chaque fois que l’on espère que l’économie a été sauvée et que l’on pense alors à débrancher la mise sous perfusion par la FED, apparait l’une ou l’autre statistique qui envoie tout valser. En août, pas un seul job n’a été créé. Les chiffres parus en juillet ont dû être fortement revus à la baisse. Immédiatement est réapparue l’angoisse que l’économie allait droit vers une nouvelle récession. Obama a lancé un nouveau plan d’emploi pour 447 milliards $, dont 240 milliards pour la réduction de moitié des impôts sur salaire, une mesure essentiellement destinée à soutenir les PME. De l’argent a été libéré pour des investissements dans des autoroutes, des chemins de fer et des écoles, et des moyens ont également été prévus pour tempérer le nombre de licenciements d’enseignants dans les écoles d’État. Pour réduire le chômage officiel de 9,1% à 5% en 5 ans, il faudrait cependant créer tous les mois 300.000 nouveaux emplois. Depuis le début de 2010, cela n’a été que 100.000 en moyenne, mais cela aussi s’est fortement réduit ces derniers temps.

    25. Ce plan ne suffira pas à remettre sur pied l’économie américaine pour une croissance durable. Il n’est qu’une répétition du plan précédent, en mode mineur. Avec de la chance, cela pourrait de nouveau tirer la croissance de l’emploi, jusqu’à la fin de ce plan. Le problème fondamental n’est toutefois pas un manque de moyens pour investir. Les entreprises ont tous les moyens qu’il leur faut. Elles ne croient cependant pas que l’investissement dans la production pourra rapporter suffisamment. Bon nombre d’entreprises reçoivent aujourd’hui bien plus de profits de par leurs transactions financières que de leur production. De plus, il n’est plus garanti qu’il existe encore un marché pour pouvoir absorber la production. Avec le développement actuel de la science et de la technique, les innovations nécessitent des années de recherche pour un rendement qui doit être réalisé dans un délai de plus en plus court. À peine un produit est-il développé qu’avec les possibilités actuelles il suffit tout au plus de quelques années pour saturer le marché mondial.

    26. Entretemps, l’État américain accumule les dettes. Tôt ou tard, il faudra bien les payer. Jusqu’à récemment, on considérait que cela était une donnée sûre. L’impasse dans le débat autour du plafond de la dette a cependant semé le doute. Qui aurait pensé que les politiciens aller amener les États-Unis au bord d’un défaut de paiement afin d’obtenir gain de cause dans la discussion budgétaire ? L’agence de notation Standard & Poors a décidé pour la première fois dans l’Histoire de baisser la garantie sur crédit de l’État américain. Elle a pris cette décision au lendemain d’un rapport avec une faute de calcul de pas moins de 2.000 milliards $. En plus, les marchés s’en foutaient de cette notation. La demande en bons du Trésor américain n’a pas descendu, de sorte que les États-Unis peuvent prêter au même taux que l’Allemagne. Cela ne va encourager la FED à faire de la lutte contre l’inflation une priorité. Au contraire, un peu d’inflation serait plus que bienvenu afin d’éponger la montagne de dettes. Le seul problème à cela est la difficulté de doser l’inflation.

    Zone euro : priorité à l’austérité

    27. La visite du ministre des finances américain Timothy Geithner au sommet européen de Wrocław n’a pas été extrêmement bien reçue. Geithner était là pour avertir l’Europe. Il aura remis en mémoire le glissement incontrôlable de Lehman Brothers jusqu’à la faillite, pour convaincre l’UE d’abandonner les spéculations sur la banqueroute de l’État grec. Il y a aussi plaidé en faveur d’un large élargissement du fonds de stabilité européen, qu’il fallait selon lui quadrupler. Les dirigeants des États-Unis craignent une nouvelle crise de l’économie mondiale, cette fois avec d’encore plus grandes conséquences que pendant la Grande Récession, déjà aussi parce que les Banques centrales et les États au cours de la précédente récession ont déjà épuisé toutes leurs munitions. Il y a apparemment plaidé en faveur d’une injection ferme et résolue de moyens afin de tuer dans l’oeuf la crise de la dette.

    28. Pour l’Europe, cela est cependant encore plus difficile que l’assainissement du budget aux États-Unis ou que la rehausse de la consommation des particuliers en Chine. Les politiciens européens sont également partagés quant à la manière de combattre la crise au mieux. Aux États-Unis domine pour le moment la tendance qui veut mettre la priorité sur la croissance plutôt que sur l’austérité. Mais il ne faut pas s’étonner que les rapports de force en Europe soient tout à fait opposés. La tendance qui veut donner la priorité à l’austérité “afin de soutenir la croissance de manière structurelle” y est dominante. Ce n’est guère surprenant. La zone euro est une union monétaire, mais pas une union fiscale ni politique. Elle consiste en 17 pays qui ont tous leur propre bourgeoisie, leur propre gouvernement et leurs propres intérêts. À qui rapporte le fait que la priorité soit mise sur la croissance ? Aux récipiendaires directs. Et à qui est-ce que ça rapporte qu’on ait des économies d’abord, avant les dépenses ? Les payeurs nets. Ces derniers sont les pays les plus forts, qui sont dominants dans la détermination de la politique de la zone euro et de la BCE.

    29. Le PSL et le CIO ont toujours été d’avis que l’unification européenne n’est pas possible sur une base capitaliste. Nous sommes également depuis longtemps convaincus du fait qu’une récession économique mettrait une croix sur le projet d’une monnaie unique européenne, même avant que l’euro n’arrive en existence. Les unions monétaires ne sont pas quelque chose de nouveau. Les pays insulaires autour de l’Australie utilisent le dollar australien et il existe encore quelques anciennes unions monétaires coloniales, telles que le franc CFA. D’autres unions monétaires ont existé par le passé sur une base volontaire entre des États plus ou moins comparables. L’Union monétaire scandinave par exemple, qui a duré de 1873 à 1914. Ou l’Union latine, à partir de 1865 entre la Belgique, la France, la Suisse et l’Italie, qui a ensuite été rejointe par l’Espagne et la Grèce, et enfin par la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, Saint-Marin et le Venezuela (entre autres). Cette union a tenu jusqu’en 1914, bien qu’elle n’ait été officiellement dissoute qu’en 1927. Nous pensions cependant que la conjoncture économique, cette fois, exclurait complètement l’idée d’une nouvelle union monétaire. Nous nous sommes trompés. Nous restons néanmoins convaincus que la crise va à un moment donné faire éclater la zone euro, mais pas au point d’avant l’introduction de l’euro.

    30. Les bourgeoisies nationales d’Europe n’ont jamais eu l’intention, ni avec l’Union européenne, ni avec la zone euro, d’unifier les peuples d’Europe par la paix. Cela n’a jamais été que de la rhétorique, derrière laquelle était caché la signification réelle, c’est-à-dire la création de leviers pour la maximalisation du profit et de la casse sociale. C’est évident, la réalité de la division du travail croissante et le besoin de devenir plus fort dans la concurrence avec d’autres blocs commerciaux aura joué, mais jamais jusqu’au point où cela irait au prix des intérêts nationaux particuliers. Le traité de Nice et plus encore celui de Lisbonne ont en tant que but de faire de l’Europe la région la plus compétitive au monde. C’était sans doute l’intention de laisser converger petit à petit les économies nationales, même si les normes de Maastricht et le pacte de stabilité qui ont été institués à cette fin ont été abusivement utilisés par les politiciens nationaux pour rejeter sur eux la responsabilité de la politique nationale. La plupart des pays n’ont jamais atteint les conditions requises par les normes de Maastricht, encore moins du pacte de stabilité, et la Belgique non plus.

    31. Jusqu’à avant la crise de la dette, les économistes étaient convaincus que la convergence était un fait. Ils voyaient les caractères communs superficiels, mais pas les contradictions croissantes sous la surface. Ils voyaient surtout ce qu’ils voulaient voir. En 2006, Marc De Vos, de l’agence Itinera, écrivait dans une carte blanche dans De Tijd : « L’Irlande nous apprend qu’une relative inégalité de revenu est le prix à payer pour une expansion économique rapide, dont néanmoins tout le monde, y compris les pauvres en termes absolus, s’enrichit ». De Vos ne raconterai plus aujourd’hui de telles sornettes de la même manière, mais en ce temps-là, il était complètement aveuglé par l’expansion économique. Dans notre réponse dans les textes de notre Congrès de 2006, nous indiquions déjà une contradiction que lui-même n’allait découvrir que quelques années plus tard : « … le symptôme spécifique par lequel l’Irlande depuis des années a connu un taux d’intérêt réel négatif. Le taux d’intérêt est il est vrai défini par la Banque centrale européenne et se trouve depuis des années sous les chiffres de l’inflation irlandaise. Le crédit extrêmement bon marché est indirectement financé par un grand afflux de capital étranger ». À cela, nous ajoutions : « Une profonde récession sur le plan mondial fera cependant éclater l’économie artificiellement gonflée de l’Irlande (du Sud) ».

    32. Aujourd’hui, tout le monde reconnait que les contradictions n’ont pas diminué, mais plutôt augmenté. Avec la politique du bas taux d’intérêt qu’ont exigé de la BCE les pays à la plus forte économie, d’énormes bulles immobilières et paradis fiscaux ont été créés dans la périphérie, ce qui ailleurs a été utilisé pour casser les acquis sociaux et mettre sur pied des secteurs à bas salaires. Le fait que cette bulle se viderait à un moment donné, cela fait des années que les socialistes le prédisent. Les spreads, la différence de coûts que doivent payer les Etats nationaux pour pouvoir emprunter, n’ont jamais été aussi grands. Dans Le Soir, le professeur d’économie Paul De Grauwe (KUL) expliquait qu’il s’était trompé. Au sujet d’un pays qui adhérait à une union monétaire, il dit : « Nous avions toujours pensé que ce pays devenait plus fort, mais non ! » L’Espagne a un plus petit déficit budgétaire et une plus petite dette que le Royaume-Uni, mais ce dernier peut financer sa dette à 2,52% sur dix ans, tandis que l’Espagne doit le faire pour deux fois ce prix. Cela vient, selon De Grauwe, du faite que la Banque centrale britannique peut si besoin est imprimer de l’argent elle-même afin de satisfaire à ses obligations, mais l’Espagne dépend pour cela de la BCE.

    Tragédie grecque

    33. Les pays en-dehors de la zone euro peuvent stimuler l’exportation par la dévaluation de leur propre monnaie. Qui se trouve dans la zone euro est condamné à la “dévaluation interne”, un terme à la mode pour dire “casse sociale”. Il n’y a entre temps plus un seul pays de la zone euro qui n’est pas en train d’assainir. Les uns parce qu’ils ont dû faire appel à l’aide de la “troïka” de la Commission européenne, de la BCE et du FMI, les autres pour pouvoir éviter d’avoir à faire un tel appel. Les plans d’austérité dure doivent diminuer les déficits budgétaires et améliorer la compétitivité, mais ça ne marche pas. Ils sapent au contraire le pouvoir d’achat par la baisse des salaires, les attaques sur toutes les allocations sociales, la hausse du chômage et dans la plupart des pays une hausse des impôts directs sur les biens de consommation. Cela touche à son tour la petite bourgeoisie, les entreprises de distribution et les entreprises qui sont orientées vers le marché interne de chaque pays. Les véritables investisseurs sont découragés d’investir, les spéculateurs qui espèrent des rachats d’entreprises (d’État) sont encouragés. Avec la vente urgente des entreprises d’État, on perd des revenus annuels fixes en échange d’une cacahouète. Les revenus des impôts se ratatinent, et les dépenses sociales augmentent, car de plus en plus de gens y font appel.

    34. Les pays qui sont mis sous curatelle de la troïka partent directement dans une spirale de croissance négative. Dans le deuxième trimestre de 2011, l’économe grecque s’est contractée de 6,9% par rapport à l’année précédente. Le déficit budgétaire va apparaitre de 8,5% au-dessus de l’objectif de la troïka. À quoi d’autre peut-on s’attendre ? Le revenu moyen des ménages a été diminué de moitié l’an passé. Le pays menace à tout moment de faillite. Lorsque la Grèce a reçu le premier paquet de sauvetage de 110 milliards d’euro qui lui avait été promis, c’était afin d’éviter le défaut de payement sur le prêt d’État de 8 milliards d’euro devant être payé le 19 mai 2010. C’était le plus grand paquet jamais vu. Entretemps, le taux d’intérêt auquel cet emprunt a été mis à disposition de la Grèce a été diminué, et le délai de payement a été doublé. Néanmoins la Grèce a dû être soutenue une bonne année plus tard avec la promesse d’un nouveau paquet.

    35. Cette fois, il s’agit de 109 milliards d’euros. À compléter avec une contribution théorique du secteur financier via un échange d’obligations volontaire par lequel les détenteurs d’obligations grecques devraient accepter une “tonte” de 21%, d’une valeur totale de 37 milliards d’euro. Pour les banques, c’est une bonne affaire, mais pour l’État grec, cela ne va pas énormément arranges son problème de dette. Ses obligations sont il est vrai déjà maintenant échangées sur le marché secondaire à moins de 50% de leur valeur nominale. Et même avant que ce nouveau plan soit accepté par les parlements nationaux des pays de la zone euro, la Grèce est cependant de nouveau au bord du défaut de paiement. Les analystes supposent que la question n’est plus de savoir si la Grèce va vers la faillite, mais de savoir à partir de quand elle le sera.

    36. Lorsque cela se produira, les conséquences en seront catastrophiques. L’État ne pourra plus prêter ses prêts et allocations, ou alors de manière extrêmement réduite. Les factures ne seront plus payées, ou alors pas avant de longs délais. Par le non-paiement (complet ou partiel) des dettes, le pays se verra dépourvu de liquidités. Le secteur financier entrera en faillite, tout comme de nombreuses entreprises. Les pensions, aussi bien celles des pensionnés actuels que celles des futurs pensionnés, seront fortement minées. Les investisseurs tenteront de quitter le pays. Les épargnants tenteront de récupérer leur argent. Il y aura un raid sur les banques. Des troubles sociaux, mais certainement aussi des pillages seront à l’ordre du jour. Lorsque l’Argentine a fait faillite en 2001, des dizaines de gens sont morts dans des émeutes, l’état d’urgence a été instauré et la situation n’a finalement pu se stabiliser qu’après que la monnaie soit tombée à 25% sous sa valeur.

    37. Pour quelques économistes, c’est là le seul scénario possible, et il vaut peut-être mieux le commencer tout de suite parce que le cout social et économique n’en sera autrement que plus grand. Nouriel Roubini plaide en faveur d’une faillite et d’un départ de la zone euro, dans l’espoir qu’une forte dévaluation rétablisse la compétitivité à terme. Remonter le temps n’est cependant pas sans un certain cout. Quitter la zone euro est différent que de ne jamais y avoir adhéré. Qui va financer les dettes si la Grèce introduit sa propre monnaie ? Maintenant elles s’élèvent déjà à 142% du PIB. Ces dettes sont surtout en euro. Si la drachme est réintroduite, et qu’on a comme on s’y attend une dévaluation de 60% par rapport à l’euro, la dette sera soudainement équivalente à 230% du PIB. Il faudra alors des mesures encore plus drastiques afin d’éviter un raid sur les banques et imposer des contrôles de capital. Les entreprises avec des prêts dans le pays entreront en faillite. Les produits importés deviendront plus chers et le niveau de vie des familles sera encore plus réduit. Sur une base capitaliste, il n’y aura à ça non plus aucune réponse.

    38. Certains plaident en faveur d’une reconversion des obligations nationales en obligations européennes, dans l’espoir de décourager les spéculateurs. L’idée est de répartir le risque en empaquetant ensemble les bonnes et les mauvaises obligations d’État, un peu comme ce qui avait été fait avec les hypothèques foireuses. On craint cependant le célèbre dégât moral, par lequel la pression en faveur d’une discipline budgétaire diminue et le nombre de mauvaises obligations d’État après un certain temps entraine avec elles les bonnes vers le bas. Au lieu de répartir en tant que tel le risque jusqu’à ce qu’il n’en reste plus, cela détériorerait au contraire les bons emprunts, comme on l’a vu en 2008 avec les subprimes. D’autres espèrent pouvoir limiter cela en transformant seulement 60% de ces dettes d’État en obligations européennes. Mais cela aussi ne résoudrait rien du tout, car les spéculateurs continueraient à spéculer en pourcentage au-dessus de 60%. Les pays les plus forts de la zone euro s’opposent à l’introduction d’obligations européennes. Pour reprendre les mots de Karel Lannoo dans Knack : les obligations européennes sont le point de conclusion d’une union fiscale et politique, pas le point de départ.

    Payer ou se séparer

    39. Paul de Grauwe, selon ses propres mots, dit ne rien comprendre. « Nous disposons des moyens », dit-il, « la BCE peut imprimer de l’argent autant qu’elle veut ». Cela ne causera pas d’inflation, ajoute-t-il. Mais les pays forts de la zone euro ne sont pas prêts à cela. À part le fait qu’ils abandonneraient également ainsi le contrôle sur la politique monétaire, joue à nouveau le fait que cela enlèverait la pression pour remettre de l’ordre dans les budgets. Le problème le plus important est cependant réellement le danger de l’inflation. Il est vrai que le simple fait d’imprimer de l’argent ne mènera pas immédiatement à une forte inflation. Après tout, l’inflation se produit du fait que la quantité d’argent en circulation grandit plus vite que la quantité de biens et de services disponibles. Cette quantité n’est pas seulement définie par la quantité d’argent dans la société, mais aussi par la rapidité avec laquelle cette quantité d’argent change de propriétaire. Quand l’argent est retenu par les épargnants, les investisseurs en actions comme au début de ce siècle lorsque a eu lieu le phénomène de l’inflation du prix des actifs, ou quand les entreprises qui l’entassent sans le dépenser, alors cet argent ne va pas vers l’économie réelle et n’a aucun ou quasi aucun effet sur l’inflation.

    40. Une comparaison avec le mouvement actuel du prix du pétrole, et de manière plus large de toutes les denrées énergétiques, clarifie cependant ce que l’effet pourrait être d’une création large d’argent par la BCE. À chaque fois que la croissance économique stagne, le prix du pétrole diminue, par lequel il existe un espace pour respirer. Mais dès que l’économie repart à la hausse, le prix du pétrole remonte à nouveau, par lequel la croissance est entravée. Le même peut se produire avec une trop grande hausse de la quantité d’argent. À chaque fois que l’économie stagne, le danger de l’inflation laisse la place à un danger de déflation, mais aussitôt que l’économie repart et que l’argent recommence à rouler, une trop grande quantité d’argent peut mener à une explosion d’inflation. La Chine a maintenant déjà à se battre contre une inflation galopante. Les politiciens allemands gardent encore toujours un traumatisme dû au souvenir de l’hyperinflation pendant la république de Weimar. En outre, le souvenir plus réaliste de la stagflation des années ’70 est encore plus frais dans la conscience.

    41. Le lecteur critique peut interjeter que la création d’argent aux États-Unis n’a tout de même pas mené à une inflation hors de contrôle. Nous avons déjà attiré l’attention sur le fait que les États-Unis, en opposition à la zone euro, sont un État-nation avec une bourgeoisie nationale qui non seulement dispose de sa propre monnaie, mais aussi d’une unité politique et fiscale. En outre, les réserves en dollars existent déjà et elles sont réparties à travers le monde entier. Une création d’argent comparable dans la zone euro est facilement une de trop, aussi pour la Chine ou d’autres pays avec d’importantes réserves de valeurs. En 2012, la zone euro doit refinancer 1700 milliards d’euro, dont un quart par la France, 23% par l’Italie, 19% par l’Allemagne et 20% par l’Espagne, la Grèce, l’Irlande et le Portugal tous ensemble. Selon la Deutsche Bank, la Chine pourrait investir pour un montant de 175 milliards d’euro dans des titres de dette européens, soit “une goutte d’eau sur une assiette chaude”.

    42. Le 21 juin, il a été décidé d’élargir la disponibilité du fond de stabilité européen. La hausse espérée des moyens pour le fonds d’urgence est cependant demeurée lettre morte. Juste fin septembre, le parlement allemand a voté l’élargissement déjà décidé auparavant de sa contribution pour les garanties du fonds de stabilité européenne. Ainsi, le fonds dispose maintenant finalement des 440 milliards d’euro annoncés depuis janvier. Pour faire face à une faillite grecque, voire à une infection à d’autres pays européens, cela est largement insuffisant. La Chine et les États-Unis appellent à un élargissement du fonds à 2000 milliards d’euro. Cela illustre le fait qu’ils prennent au sérieux une faillite de la Grèce et ne croient pas en l’illusion que l’on peut placer la Grèce en quarantaine. Malgré la position “unique” de la Grèce, qui a déjà reçu pour 250 milliards d’euro, la crise de la dette des États s’est étendue à l’Irlande, qui a reçu un prêt d’urgence de 86 milliards d’euro, et au Portugal, avec un prêt de 78 milliards d’euro. L’Espagne qui a elle seule autant de dettes (637 mld €) que l’Irlande (148 mld €), la Grèce (328 mld €) et le Portugal (161 mld €) réunis, tente désespérément de rester à flot avec l’aide de la BCE. Si l’Italie, avec une dette (1842 mld €) trois fois plus grande que celle de l’Espagne, venait à glisser, alors même quadrupler le fonds d’urgence ne suffira plus. Comment vont-ils faire accepter cela aux 17 parlements de la zone euro ?

    43. Il y a la menace d’une nouvelle crise bancaire. Les banques françaises sont pour plus de 600 milliards d’euro exposées aux PIIGS, les banques allemandes, britanniques et américaines pour chacun de ces pays, pour environ 500 milliards d’euro. La base du capital des banques européennes a été renforcée après la crise de 2008, mais pas de la manière dont cela a été fait aux États-Unis. La plupart n’avaient pas calculé qu’elles allaient devoir renoncer à leurs obligations d’État grecques. Si demain cependant aussi les obligations espagnoles et italiennes doivent être annulées, le fait que le fonds d’urgence puisse désormais être utilisé pour recapitaliser les banques aussi sera un maigre réconfort. Les bourgeoisies européennes se sont mises dans une situation à la “catch 22”. Abandonner l’euro serait une énorme saignée pour les entreprises qui sans nul doute présenteront la facture aux travailleurs et à leurs familles. Cela serait un énorme coup porté au prestige des bourgeoisies européennes et cela mettrait fin à la collaboration qui a eu lieu après la Deuxième Guerre mondiale. Cela saperait en outre la position à l’export des pays les plus forts de la zone euro. Mais le cout du maintien de la zone euro continue à augmenter, et la question est à partir de quand ce prix sera-t-il trop grand ?

    44. En fait, il existe déjà depuis quelques mois un très grand consensus sur le fait que la politique de la dévaluation interne ne fonctionne pas, mais qu’il n’y a pas d’alternative. En conséquence, on continue contre tout meilleur jugement dans la même politique. La plus jeune réalisation a été le vote au Parlement européen du fameux “sixpack”. Officiellement, cela est la réponse à la crise économique, mais on abuse de cette occasion pour institutionnaliser la politique de l’orthodoxie néolibérale. Les États-membres doivent dorénavant présenter leur budget aux institutions européennes avant de pouvoir les faire valider par leurs parlements nationaux. On peut imposer des entraves budgétaires et des plafonds de dette sont infranchissables. Qui les enfreint peut être sanctionné. En même temps, on discute cependant d’un détour pour pouvoir élargir le fonds d’urgence. Comme si on n’avait pas déjà fait assez de dégâts avec toutes ces manipulations financières, on veut y placer un effet de levier. La BCE prêterait des sommes d’argent illimitées à quiconque veut acheter les obligations d’État des pays faibles de la zone euro, avec les 440 milliards d’euro du fonds d’urgence en tant que garantie. De cette manière, on peut garantir pour quatre ou cinq fois plus d’euro en obligations d’État, et on espère contrer la spéculation contre les obligations d’Italie ou d’Espagne.

    45. On peut bien se demander à quoi ils sont occupés. En fait, ils continuent simplement à faire la même merde jusqu’à ce que la séparation inévitable et douloureuse ne se présente. C’est logique : sur base du capitalisme, il n’y a pas d’issue. Le problème fondamental est il est vrai que le marché capitaliste sous-utilise et contrecarre les capacités scientifiques et techniques. Nous devons libérer l’économie de la chasse au profit et la mettre au service de la société et de son cadre de vie et de travail, par la mise en propriété collective libre des secteurs-clés de l’économie et de la science, et par la planification démocratique. Le gouvernement qui fait cela, se ferait vraisemblablement jeter de la zone euro à coups de pieds au cul. Ce ne serait pas une autarcie délibérément choisie. Les jeunes et les travailleurs partout en Europe comprendraient bien vite que la bourgeoisie tente par là de les isoler de la seule alternative possible. Cela aurait l’effet exactement opposé.

  • Est-ce la fin de l’Euro ?

    La décote de 50% des obligations du gouvernement grec ainsi que l’engagement d’une nouvelle aide d’urgence de 130 milliards € en échange d’un autre plan d’assainissements drastiques n’ont pas encore sauvé la Grèce d’une banqueroute imminente. Les pare-feux que l’on a voulu créer autour du pays afin de priver les marchés financiers de l’envie de spéculer sur les dettes des autres pays de la zone euro en installant un bazooka de 1.000 milliards € ne les a pas impressionné.

    Article tiré de l’édition de décembre-janvier de Lutte Socialiste

    Depuis, tout ce qui a le potentiel de foirer le fait véritablement. Le technocrate grec Papadémos, le premier Premier ministre non-élu depuis la dictature des colonels imposé par l’Europe après la démission forcée de Papandréou, ne réussit pas à aligner sa coalition d’unité nationale. Les conservateurs de la Nouvelle Démocratie refusent d’accepter sa nouvelle austérité et veulent se rendre aux urnes au plus vite. Par conséquent, l’Europe continue de bloquer les 8 prochains milliards € d’aides en urgence. D’ailleurs, le risque d’aller en défaut de paiement continue pour décembre.

    Par ailleurs, l’effet de levier placé sur le fond européen d’urgence n’a rien ébranlé. Papandreou avait à peine été renvoyé que le clown d’Italie, Berlusconi, était également évincé avec toute sa clique. Mais rien de cela n’a fonctionné non plus. En réalité, la démocratie est un luxe que l’Europe ne se permet que lorsque ses intérêts ne sont pas en jeu. L’annonce d’une révision du traité de l’UE par la France et l’Allemagne avec, pour la première fois, une clause destinée à pouvoir éjecter des pays de la zone euro, est revenue à jeter de l’huile sur le feu. Mais cette option est visiblement considérée dans ces 2 pays.

    Il n’en fallait pas plus aux investisseurs pour déverser des obligations européennes. Des obligations italiennes et espagnoles, mais aussi belges, françaises et même hollandaises, autrichiennes et finlandaises. De plus, les obligations allemandes n’en profitent plus. Cela peut indiquer que les marchés financiers abandonnent l’Euro. En théorie, la zone euro a encore les moyens de se défendre, mais des obligations européennes et une intervention de la Banque Centrale Européenne (BCE) signifieraient que l’Allemagne se défasse de sa politique monétaire. François Baroin, ministre français des Finances, suggère de contourner cela en donnant une licence bancaire au fonds d’urgence qui pourrait alors emprunter de façon illimitée à la BCE.

    Il n’est pas exclu que des échappatoires techniques soient trouvées pour repousser l’éclatement de la zone euro, mais cet éclatement est justement inévitable, bien qu’il ne soit pas possible de revenir à la situation exacte d’avant l’introduction de l’euro. L’Euro partagerait ainsi un sort identique à ses prédécesseurs. D’ailleurs, l’idée que la monnaie européenne est la première en son genre est un mensonge. Déjà en 1866, l’Union Monétaire Latine a été créée et a duré près de 50 ans jusqu’en 1914. Elle n’a été officiellement dissoute qu’en 1927. La Belgique, la France, la Suisse et l’Italie en étaient les membres fondateurs, rejoints ensuite par l’Espagne la Grèce et plus tard par la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, Saint-Marin et… le Venezuela. Mais cela aussi, c’est de l’histoire ancienne.

  • La “zone d’exclusion aérienne” et la gauche

    Les puissances impérialistes ont mis en place une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye afin de protéger leurs propres intérêts économiques et stratégiques et de restaurer leur prestige endommagé. Il est incroyable de voir que certaines personnes de la gauche marxiste soutiennent cette intervention militaire.

    Peter Taaffe – article paru dans Socialism Today, le magazine mensuel du Socialist Party (CIO – Angleterre et Pays de Galles)

    La guerre est la plus barbare de toutes les activités humaines, dotée comme elle l’est dans l’ère moderne de monstrueuses armes de destruction massive. Elle met aussi à nu la réalité des relations de classe, nationalement et internationalement, qui sont normalement obscurcies, cachées sous des couches d’hypocrisie et de turpitude morale des classe dirigeantes. Elle est l’épreuve ultime, au côté de la révolution, des idées et du programme, non seulement pour la bourgeoisie, mais égalemet pour le mouvement ouvrier et pour les différentes tendances en son sein.

    La guerre en cours en ce moment en Libye – car c’est bien de cela qu’il s’agit – illustre clairement ce phénomène. Le capitalisme et l’impérialisme, déguisés sous l’étiquette de l’“intervention militaire à but humanitaire” – totalement discréditée par le massacre en Irak – utilisent ce conflit pour tenter de reprendre la main. Pris par surprise par l’ampleur de la révolution en Tunisie et en Égypte – avec le renversement des soutiens fidèles de Moubarak et de Ben Ali – ils cherchent désespérément un levier afin de stopper ce processus et avec un peu de chance de lui faire faire marche arrière.

    C’est le même calcul qui se cache derrière le massacre sanglant au Bahreïn, perpétré par les troupes saoudiennes, avec un large contingent de mercenaires pakistanais et autres. Aucun commentaire n’est parvenu du gouvernement britannique quant aux révélations parues dans l’Observer au sujet d’escadrons de la mort – dirigés par des sunnites liés à la monarchie – et au sujet de la tentative délibérée d’encourager le sectarisme dans ce qui avait auparavant été un mouvement non-ethnique uni. Les slogans des premières manifestations bahreïniennes étaient : « Nous ne sommes pas chiites ni sunnites, mais nous sommes bahreïniens ».

    De même, les “dirigeants du Labour” – menés par le chef du New Labour Ed Miliband, qui a promis quelque chose de “différent” par rapport au régime précédent de Tony Blair – sont maintenant rentrés dans les rangs et soutiennent la politique de David Cameron en Libye et l’imposition de la zone d’exclusion aérienne. 

    Il est incroyable de constater que cette politique a été acceptée par certains à gauche, y compris quelques-uns qui se revendiquent du marxisme et du trotskisme. Parmi ceux-ci, il faut inclure Gilbert Achar, qui a écrit des livres sur le Moyen-Orient, et dont le soutien à la zone d’exclusion aérienne a au départ été publié sans aucune critique dans International Viewpoint, le site internet du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale (SUQI). Son point de vue a toutefois été répudié par le SUQI par après.

    Mais on ne peut par contre pas qualifier d’ambigüe la position de l’Alliance pour la liberté des travailleurs (Alliance for Workers’ Liberty, AWL). Les cris stridants de cette organisation, en particulier dans ses critiques d’autres forces de gauche, sont en proportion inverse de ses faibles forces et de son influence encore plus limitée au sein du mouvement ouvrier. L’AWL a même cité Leon Trotsky pour justifier l’intervention américaine avec la zone d’exclusion aérienne. Un de leurs titres était : « Libye : aucune illusion dans l’Occident, mais l’opposition “anti-intervention” revient à abandonner les rebelles » Un autre titre impayable était : « Pourquoi nous ne devrions pas dénoncer l’intervention en Libye » (Workers Liberty, 23 mars).

    Ces derniers exemples sont en opposition directe avec l’essence même du marxisme et du trotskisme. Celle-ci consiste à insuffler dans la classe ouvrière et dans ses organisations une indépendance de classe complète par rapport à toutes les tendances de l’opinion bourgeoise, et à prendre les actions qui en découlent. Ceci s’applique à toutes les questions, en particulier pendant une guerre, voire une guerre civile, ce dont le conflit libyen comporte clairement des éléments.

    Il n’y a rien progressiste, même de loin, dans la tentative des puissances impérialistes que sont le Royaume-Uni ou la France de mettre en place une zone d’exclusion aérienne. Les rebelles de Benghazi ne sont que menue monnaie au milieu de leurs calculs. Hier encore, ces “puissances” embrassaient Mouammar Kadhafi, lui fournissaient des armes, achetaient son pétrole et, via Tony Blair, visitaient sa “grande tente” dans le désert et l’accueillaient au sein de la “communauté internationale”. Ce terme est un complet abus de langage, tout comme l’est l’idée des Nations-Unies, utilisée à cette occasion en tant qu’écran derrière lequel cacher que l’intervention en Libye avait été préparée uniquement en faveur des intérêts de classe crus de l’impérialisme et du capitalisme.

    Il ne fait aucun doute qu’il y a des illusions parmi de nombreux jeunes et travailleurs idéalistes qui attendent de telles institutions qu’elles résolvent les problèmes que sont les guerres, les conflits, la misère, etc. Certains sont également motivés dans leur soutien à la zone d’exclusion aérienne parce qu’ils craignaient que la population de Benghazi serait massacrée par les forces de Kadhafi. Mais les Nations-Unies ne font que rallier les nations capitalistes, dominées de manière écrasante par les États-Unis, afin de les faire collaborer lorsque leurs intérêts coïncident, mais qui sont de même fort “désunis” lorsque ce n’est pas le cas. Les guéguerres de positionnement et les querelles entre les différentes puissances impérialistes quant à l’intervention libyenne illustre bien ceci.

    Éparpillement américain et incertitude

    Les révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont tout d’abord révélé l’incertitude – voire la paralysie – de la plus grande puissance impérialiste au monde, les États-Unis, quant à l’intervention adéquate. L’administration de Barack Obama a été forcée de tenter de se distinguer de la doctrine de George Bush d’un monde unipolaire dominé par l’impérialisme américain, avec son écrasante puissance militaire et économique. Les USA conservent toujours cet avantage militaire comparés à leurs rivaux, mais il est maintenant sapé par l’afaiblissement économique des États-Unis.

    Il y a aussi le problème de l’Afghanistan et la peur que cela ne mène à un éparpillement militaire. C’est ce qui a contraint Robert Gates, le secrétaire à la défense américain, à dès le départ déclarer son opposition – et, on suppose, celle de l’ensemble de l’état-major américain – par rapport à l’utilisation de troupes américaines terrestres où que ce soit ailleurs dans le monde. Il a aussi affirmé être “certain“ qu’Obama n’autoriserait aucune troupe au sol américaine à intervenir en Libye. Il a souligné cela lors de son interview où il se déclarait “dubitatif par rapport aux capacités des rebelles”, décrivant l’opposition comme n’étant en réalité rien de plus qu’un groupe disparate de factions et sans aucun véritable “commandemet, contrôle et organisation”. (The Observer du 3 avril).

    Obama, a sur le champ cherché à formuler une nouvelle doctrine diplomatique militaire, en ligne avec la nouvelle position des États-Unis sur le plan mondial. Il a tenté de faire une distinction entre les intérêts “vitaux” et “non-vitaux” de l’impérialisme américain. Dans les cas “vitaux”, les États-Unis agiront de manière unilatérale si la situation le requiert. Cependant les États-Unis, a-t-il proclamé de manière arrogante, ne sont plus le “gendarme du monde”, mais agiront dans le futur en tant que “chef de la gendarmerie” mondiale. Ceci semble signifier que les États-Unis accorderont leur soutien et seront formellement à la tête d’une “coalition multilatérale” tant que cela ne signifie pas le déploiement effectif et automatique des troupes.

    Malgré cela, la pression qui s’est effectuée pour empêcher un “bain de sang” a obligé Obama à signer une lettre publique avec Nicolas Sarkozy et Cameron, déclarant que ce serait une “trahison outrageuse” si Kadhafi restait en place et que les rebelles demeuraient à sa merci. La Libye, ont-ils déclaré, menace de devenir un “État déchu”. Ceci semble jeter les bases pour un nouveau saut périlleux, en particulier de la part d’Obama, qui verra l’emploi de troupes terrestres si nécessaire. Lorsqu’il a été incapable d’intervenir directement, à cause de l’opposition domestique par exemple, l’impérialisme n’a pas hésité à engager des mercenaires pour renverser un régime qui n’avait pas sa faveur ou pour contrecarrer une révolution. Telle était la politique de l’administration Ronald Reagan lorsqu’elle a employé des bandits soudards, les Contras, contre la révolution nicaraguayenne.

    L’impérialisme a été forcé dans la dernière intervention par le fait que Kadhafi semblait sur le point de gagner ou, en tous cas, d’avoir assez de force militaire et de soutien résiduel pour pouvoir éviter une complète défaite militaire, à moins d’une invasion terrestre. Les rebelles ne tiennent que l’Est, et encore, une partie seulement. L’Ouest, dans lequel vivent les deux tiers de la population, est toujours en grande partie contrôlé par Kadhafi et par ses forces. Ce contrôle n’est pas uniquement dû à un soutien populaire par rapport au régime. Ses forces possèdent la plupart des armes, y compris des armes lourdes, des tanks, etc. Il a toujours surveillé l’armée régulière de peur qu’un coup d’État n’en provienne. Patrick Cockburn a écrit dans The Independant du 17 avril : « L’absence d’une armée professionnelle en Libye signifie que les rebelles ont dû se fier à de vieux soldats à la retraite depuis longtemps pour entraîner leurs nouvelles recrues». Kadhafi est aussi capable d’attirer un soutien de la part des tribus, de même que du capital politique qu’il a accumulé pour son régime grâce au bon niveau de vie en Libye (avant le conflit) par rapport aux autres pays de la région.

    La révolution espagnole

    De nombreux partisans de la zone d’exclusion aérienne ont pris cette position en supposant que l’impérialisme ne serait pas capable d’aller plus loin que ça. Mais que feront-ils si, comme on ne peut l’exclure, des troupes au sol sous une forme ou une autre sont déployées avec la complicité des puissances impérialistes que sont les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ?

    Lors du débat à la Chambre des Communes (House of Commons) du 21 mars, Miliband (le nouveau chef du Parti travailliste) a accordé un soutien enthousiaste pour l’action militaire de Cameron. Voilà encore une nouvelle confirmation de la dégénerescence politique du Labour Party, qui d’un parti à base ouvrière, est devenu une formation bourgeoise. Les rédacteurs de la classe capitaliste reconnaissent eux aussi platement cette réalité : « Il fut un temps où le Labour party était le bras politique de la classe ouvrière organisée. Tous les trois principaux partis constituent maintenant le bras politique de la classe capitaliste organisée. Ce phénomène n’est pas propre à la Grande-Bretagne. Presque chaque démocratie avancée, surtout les États-Unis, lutte pour contrôler le monde des affaires » (Peter Wilby, The Guardian du 12 avril).

    Comparez seulement la position du dirigeant “travailliste” actuel avec celle de son prédécesseur Harold Wilson au moment de la guerre du Vietnam. Au grand regret de Lyndon Johnson, le président américain de l’époque, Wilson – bien qu’il n’aurait pas été contre l’idée de soutenir des actions militaires à l’étranger s’il avait cru pouvoir s’en tirer après coup – a refusé d’impliquer les troupes britanniques. Toute autre décision aurait provoqué une scission du Labour de haut en bas, ce qui aurait probablement mené à sa démission. En d’autres termes, il avait été forcé par la pression de la base du Labour et des syndicats à refuser de soutenir l’action militaire de l’impérialisme américain.

    Aujourd’hui Miliband soutient Cameron, en provoquant à peine un froncement de sourcils de la part des députés Labour ou de la “base”. Il a invoqué le cas de l’Espagne pendant la guerre civile afin de justifier le soutien au gouvernement, déclarant ceci : « En 1936, un politicien espagnol est venu au Royaume-Uni afin de plaider notre soutien face au fascisme violent du général Franco, disant “Nous nous battons avec des bâtons et des couteaux contre des tanks, des avions et des fusils, et cela révolte la conscience du monde qu’un tel fait soit vrai” » (Hansard, 21 mars).

    Le parallèle avec l’Espagne est entièrement faux. C’était alors une véritable révolution des travailleurs et des paysans pauvres qui se déroulait, avec la création (tout au moins au cours de la période initiale après juillet 1936) d’un véritable pouvoir ouvrier, de comités de masse et avec l’occupation des terres et des usines. L’Espagne était confrontée à une révolution sociale. Cette révolution a surtout été vaincue non pas par les forces fascistes de Franco, mais par la politique erronnée de la bourgeoisie républicaine qui a fait dérailler la révolution, aidée et soutenue par le Parti communiste sous les ordres de Staline et de la bureaucratie russe. Ceux-ci craignaient à juste titre que le triomphe de la révolution espagnole ne soit le signal de leur propre renversement.

    Dans une telle situation, la classe ouvrière du monde entier se rassemblait pour soutenir la revendication d’envoyer des armes à l’Espagne. Alors l’impérialisme, et en particulier les puissances franco-anglaises, ont tout fait pour empêcher l’armement des travailleurs espagnols. Pourtant, le député Tory Bill Cash était entièrement d’accord avec Miliband pour affirmer qu’il y a en effet “un parallèle avec ce qui s’est passé en 1936”, et soutenait donc “l’armement de ceux qui résistent contre Kadhafi” à Benghazi. Cela n’est-il pas un indicateur de la nature politique de la direction actuelle à Benghazi et à l’Est, qui inclut d’anciens partisans de Kadhafi tels que l’ancien chef des forces spéciales Abdoul Fattah Younis ? Si la tendance au départ à Benghazi (des comités de masse avec la participation de la classe ouvrière) s’était maintenue, il n’y aurait maintenant pas la moindre question d’un soutien de la part des Tories de droite ! Miliband a donné une nouvelle justification pour son soutien de la zone d’exclusion aérienne : « Il y a un consensus international, une cause juste et une mission faisable… Sommes-nous réellement en train de dire que nous devrions être un pays qui reste sur le côté sans rien faire ? »

    Aucune force de gauche sérieuse ne peut prôner une politique d’abstention lorsque des travailleurs sont soumis aux attaques meurtrières d’un dictateur brutal tel que Kadhafi. Il est clair qu’il fallait donner un soutien politique à la population de Benghazi lorsqu’elle a éjecté les forces de Kadhafi de la ville par une insurrection révolutionnaire – et ceci était la position du CIO dès le départ. Voilà une réponse suffisante pour ceux qui cherchent à justifier le soutien à l’intervention militaire de l’extérieur, sur base du fait que la population de Benghazi était sans défense. Les mêmes personnes ont utilisé les mêmes arguments au sujet de l’impuissance du peuple irakien qui se trouvait sous l’emprise d’un dictateur brutal pour justifier le bombardement puis l’invasion de l’Irak, avec les résultats criminels que nous voyons à présent. Mais cet argument a été mis en pièces par les révoltes des populations tunisienne et égyptienne qui ont écrasé les dictatures, sous leurs puissants millions.

    Les gens de Benghazi ont déjà vaincu les forces de Kadhafi une fois. Cela a été réalisé lorsque des méthodes révolutionnaires ou semi-révolutionnaires ont été employées. Ces méthodes semblent maintenant avoir été reléguées à l’arrière-plan par des forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui ont mis de côté les forces véritablement révolutionnaires. Sur base de comités ouvriers de masse, une véritable armée révolutionnaire – plutôt que le ramassis de soudards qui soutient le soi-disant “gouvernement provisoire” – aurait pu être mobilisée afin de capturer toutes les villes de l’Est et d’adresser un appel révolutionnaire aux habitants de l’Ouest, et en particulier à ceux de la capitale, Tripoli.

    Il y a dans l’Histoire de nombreux exemples victorieux d’une telle approche, en particulier dans la révolution espagnole à laquelle Miliband se réfère mais qu’il ne comprend pas. Par exemple, après que les travailleurs de Barcelone aient écrasé l’insurrection fasciste de Franco en juillet 1936, José Buenaventura Durruti a formé une armée révolutionnaire qui a marché à travers la Catalogne et l’Aragon jusqu’aux portes de Madrid. Ce faisant, il a placé les quatre-cinquièmes de l’Espagne entre les mains de la classe ouvrière et de la paysannerie. C’était bel et bien une guerre “juste” de la part des masses qui défendaient la démocratie tout en luttant pour une nouvelle société socialiste, plus humaine. En outre, cette guerre bénéficiait d’un réel soutien international de la part de la classe ouvrière européenne et mondiale. Les critères utilisés par Miliband pour décider de ce qui est “juste” ou pas se situent dans le cadre du capitalisme et de ce qui est mieux pour ce système, et non pas pour les intérêts des travailleurs qui se trouvent dans une relation opposée et antagoniste par rapport à ce système, et de plus et plus aujourd’hui.

    Le “deux poids, deux mesures” des puissances occidentales

    Notre critère pour mesurer ce qui est juste et progressiste, y compris dans le cas de guerres, est de savoir dans quelle mesure tel ou tel événement renforce ou non les masses ouvrières, accroit leur puissance, leur conscience, etc. Tout ce qui freine cette force est rétrograde. L’intervention impérialiste capitaliste, y compris la zone d’exclusion aérienne, même si elle devait parvenir à ses objectifs, ne va pas renforcer le pouvoir de la classe ouvrière, ne va pas accroitre sa conscience de sa propre puissance, ne va pas la mener à se percevoir et à percevoir ses organisations comme étant le seul et véritable outil capable d’accomplir ses objectifs. Au lieu de ça, l’intervention attire l’attention des travailleurs de l’Est vers une force de “libération” venue de l’extérieur, abaissant ainsi le niveau de conscience des travailleurs de leur propre puissance potentielle.

    Comme l’ont fait remarquer même les députés Tory lors du débat à la Chambre des Communes, Miliband semble complètement adhérer à la “doctrine Blair” – une intervention militaire soi-disant humanitaire en provenance de l’extérieur – dont il avait pourtant semblé se distancier lorsqu’il avait été élu dirigeant du Labour. Ceci revient à justifier les arguments de Blair comme ceux de Cameron concernant le où et quand intervenir dans le monde. Miliband s’est rabattu sur la vague affirmation suivante : « L’argument selon lequel parce que nous ne pouvons pas faire n’importe quoi, alors nous ne pouvons rien faire, est un mauvais argument ». “Nous” (c’est-à-dire l’impérialisme et le capitalisme) ne pouvons pas intervenir contre la dictature en Birmanie, ne pouvons pas hausser “notre” ton contre les attaques meurtrières de la classe dirigeante israélienne contre les Palestiniens de Gaza. “Nous” sommes muets face aux régimes criminels d’Arabie saoudite et du Bahreïn. Néanmoins, il est “juste” de “nous” opposer à Kadhafi – même si “nous” le serrions encore dans “nos” bras pas plus tard que hier – et d’utiliser “notre” force aérienne (pour le moment) contre lui et son régime.

    C’est le journal “libéral” The Observer qui a fait la meilleure description de l’approche hypocrite arbitraire du capitalisme : « Pourquoi ce régime du Golfe (le Bahreïn) a-t-il le bénéfice du doute alors que d’autres dirigeants arabes n’y ont pas droit ? Il est clair qu’il n’est pas question d’intervenir au Bahreïn ou dans tout autre État où les mouvements de protestation sont en train d’être réprimés. L’implication en Libye ne laisse aucun appétit pour le moindre soutien actif, diplomatique ou militaire, pour les autres rébellions. S’il fallait choisir de n’attaquer qu’un seul méchant dans l’ensemble de la région, alors le colonel Kadhafi était certainement le meilleur candidat. » (The Observer du 17 avril)

    Ce qui est par contre entièrement absent de cette argumentation, ce sont les véritables raisons derrière l’intervention en Libye, qui sont les intérêts matériels du capitalisme et de l’internationalisme, pour le pétrole avant tout – la Libye comporte quelques-unes des plus grandes réserves de toute l’Afrique. Certains ont nié cet argument – ils ont dit la même chose à propos de l’Irak. « La théorie de la conspiration pour le pétrole … est une des plus absurdes qui soit » affirmait Blair le 6 février 2003. Aujourd’hui, The Independant (19 avril) a publié un mémorandum secret de l’Office des affaires étrangères datant du 13 novembre 2002, à la suite d’une rencontre avec le géant pétrolier BP : « L’Irak comporte les meilleures perspectives pétrolières. BP meurt d’envie de s’y installer ».

    Un soutien honteux pour l’intervention militaire

    Tandis que la position de Miliband et de ses comparses n’est guère surprenante étant donné l’évolution droitière des ex-partis ouvriers et de leurs dirigeants, on ne peut en dire de même de ceux qui prétendent s’inscrire dans la tradition marxiste et trotskiste. Sean Matgamna de l’AWL cite même Trotsky pour justifier son soutien à l’intervention militaire en Libye : « Un individu, un groupe, un parti ou une classe qui reste “objectivement” à se curer le nez tout en regardant des hommes ivres de sang massacrer des personnes sans défense, est condamné par l’Histoire à se putréfier et à être dévoré vivant par les vers ». Dans ce passage tiré des écrits de Trotsky sur la guerre des Balkans avant la Première Guerre mondiale, celui-ci dénonce les porte-paroles du capitalisme libéral russe qui restaient silencieux face aux atrocités commises par la Serbie et la Bulgarie à l’encontre des autres nationalités.

    Il ne justifiait pas le moins du monde le moindre soutien en faveur des dirigeants d’une nation contre l’autre. Cela est clair à la lecture de la suite de ce passage, que Matgamna ne cite pas : « D’un autre côté, un parti ou une classe qui se dresse contre chaque acte abominable où qu’il se produise, aussi vigoureusement et décidément qu’un organisme réagit pour protéger ses yeux lorsqu’ils sont menacés par une blessure externe – un tel parti ou classe est pur de cœur. Le fait de protester contre les outrages dans les Balkans purifie l’atmosphère sociale dans notre propre pays, élève le niveau de conscience morale parmi notre propre population… Par conséquent, une opposition obstinée contre les atrocités ne sert pas seulement l’objectif d’autodéfense morale au niveau de l’individu ou du parti, mais également l’objectif de sauvegarde politique de notre peuple contre l’aventurisme caché sous l’étendard de la “libération”. »

    Le dernier point de cette citation ne peut être à tout le moins compris qu’allant à l’encontre de la position de l’AWL, qui soutient l’intervention impérialiste cachée sous l’étendard trompeur de la “libération”. Et pourtant, nous trouvons ici l’affirmation surprenante selon laquelle : « La soi-disant gauche s’emmêle encore une fois dans un faux dilemme politique : la croyance selon laquelle il est obligatoire de s’opposer de manière criarde à l’“intervention libérale” franco-britannique en Libye au sujet de chacun de ses actes (ou au moins de chacun de ses actes militaires), sans quoi cela reviendrait à lui accorder un soutien général. En fait, ce dilemme n’est que de leur propre invention ». Tentant de trouver la quadrature du cercle, Matgamna ajoute ensuite que : « Bien entendu, les socialistes n’accordent aucun soutien aux gouvernements et aux capitalistes au pouvoir au Royaume-Uni, en France et aux États-Unis, ni aux Nations-Unies, ni en Libye, ni nulle part ailleurs ».

    Même un enfant de dix ans se rendrait compte que le fait de soutenir la moindre forme d’action militaire est une forme de “soutien politique actif”. L’AWL prétend pouvoir nettement séparer le soutien pour ce type d’action des perspectives plus globales concernant les puissances qui entreprennent ce type d’action. Mais elle agit dans la pratique comme un défenseur de la France et du Royaume-Uni : « L’ONU, se servant du Royaume-Uni et de la France, a fixé des objectifs très limités en Libye. Il n’y a aucune raison de croire que les “Grandes Puissances” veulent occuper la Libye ou sont occupées à quoi que ce soit d’autre que d’effectuer une opération de police internationale limitée sur ce qu’elles perçoivent comme constituant la “frontière sud” de l’Europe ». L’AWL ajoute même gratuitement que : « Les âpres leçons du bourbier iraqien sont encore très vives dans la mémoire de ces puissances ». Et poursuit avec ceci : « Au nom de quelle alternative devrions-nous leur dire de ne pas utiliser leur force aérienne pour empêcher Kadhafi de massacrer un nombre incalculable de ses propres sujets ? Voilà quelle est la question décisive dans de telles situations ». Et quiconque ne s’aligne pas sur ce non-sens est selon l’AWL un pacifiste incorrigible.

    Pour montrer à quel point ces annonciateurs “trotskistes” sont éloignés de la réelle position de Trotsky par rapport à la guerre, regardons sa position au cours de la guerre civile espagnole concernant la question du budget militaire du gouvernement républicain. Max Shachtman, qui était en ce temps un de ses partisans, s’est opposé à Trotsky qui défendait en 1937 le fait que : « Si nous avions un membre dans le Cortes [le parlement espagnol], nous voterions contre le budget militaire de Negrin ». Trotsky a écrit que l’opposition de Shachtman à sa position « m’a étonné. Shachtman était prêt à exprimer sa confiance dans le perfide gouvernement Negrin ».

    Il a plus tard expliqué que : « Le fait de voter en faveur du budget militaire du gouvernement Negrin revient à lui donner un vote de confiance politique… Le faire serait un crime. Comment expliquer notre vote aux travailleurs anarchistes ? Très simplement : Nous n’accordons pas la moindre confiance en la capacité de ce gouvernement à diriger la guerre et à assurer la victoire. Nous accusons ce gouvernement de protéger les riches et d’affamer les pauvres. Ce gouvernement doit être broyé. Tant que nous ne serons pas assez forts que pour le remplacer, nous nous battrons sous son commandement. Mais en toute occasion, nous exprimerons ouvertement notre méfiance à son égard : voici la seule possibilité de mobiliser les masses politiquement contre ce gouvernement et de préparer son renversement. Toute autre politique constituerait une trahison de la révolution » (Trotsky, D’une égratignure au risque de gangrène, 24 janvier 1940). Imaginons maintenant à quel point Trotsky dénoncerait le soutien honteux de l’AWL à l’intervention impérialiste en Libye aujourd’hui.

    Une position de classe indépendante

    On reste sans voix devant le fait que l’AWL, avec son apologie de l’intervention impérialiste, prétende défendre par-là une “politique ouvrière indépendante”. Mais il n’y a pas le moindre atome de position indépendante de classe dans son approche. Nous nous opposons à l’intervention militaire, tout comme s’y sont opposées les masses de Benghazi au cours de la première période. Les slogans sur les murs proclamaient en anglais : « Non à l’intervention étrangère, les Libyens peuvent se débrouiller par eux-mêmes ». En d’autres termes, les masse avaient un instinct de classe bien plus solide, une suspicion par rapport à toute intervention militaire extérieure, en particulier par les puissances qui dominaient autrefois la région – le Royaume-Uni et la France. Elles craignaient à juste titre que la zone d’exclusion aérienne, malgré les grands discours proclamant le contraire, ne mènent à une invasion, comme cela a été le cas en Irak.

    Cela signifie-t-il que nous nous contentons de rester au niveau de slogans généraux, que nous restons passifs face à l’éventuelle attaque de Kadhafi sur Benghazi ? Non. Mais dans une telle situation, nous insistons sur la nécessité d’une politique de classe indépendante, sur le fait que les masses ne doivent avoir confiance qu’en leur propre force, et ne pas accorder le moindre crédit à l’idée que l’impérialisme agit pour le bien des masses. Il est tout à fait vrai que nous ne pouvons en aucun cas répondre à l’argument du massacre potentiel par des affirmations du style : “La triste réalité est que les massacres sont une caractéristique chronique du capitalisme. La gauche révolutionnaire est, hélas trop faible pour les empêcher » (Alex Callinicos, un des dirigeants du SWP britannique).

    Les forces du marxisme peuvent être physiquement trop faibles pour empêcher des massacres – comme dans le cas du Rwanda par exemple. Nous sommes néanmoins obligés de défendre le fait que le mouvement ouvrier large adopte la position la plus efficace afin de défendre et de renforcer le pouvoir et l’influence de la classe ouvrière dans toute situation donnée. Par exempe, en Irlande du Nord en 1969, les partisans de Militant (prédécesseur du Socialist Party) se sont opposés à l’arrivée des troupes britanniques pour “défendre” les zones catholiques nationalistes de Belfast et de Derry contre l’attaque meurtrière des milices B-specials à prédominance loyaliste. Le SWP, bien qu’il l’ait plus tard nié, soutenait le débarquement des troupes britanniques. Lorsque les troupes sont arrivées, elles ont protégé ces zones des attaques loyalistes et ont été accueillies en tant que “défenseurs”. Mais, comme nous l’avions prédit, à partir d’un certain point ces troupes se transformeraient en leur contraire et commenceraient à être perçues comme une force de répression contre la minorité catholique nationaliste. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

    Toutefois, confrontés au massacre potentiel de la population catholique, nous n’avons pas adopté une position “neutre” ou passive. Dans notre journal Militant de septembre 1969, nous appelions à la création d’une force de défense unitaire ouvrière, au retrait des troupes britanniques, au démantèlement de la milice B-specials, à la fin des discriminations, à la création d’emplois, de logements, d’écoles, etc. pour tous les travailleurs. En d’autres termes, nous étions donc en faveur d’une unité de classe et pour que les travailleurs se basent sur leurs propres forces et non pas sur celles de l’État capitaliste. Une approche similaire, basée sur l’indépendance de classe la plus complète, et adaptée au contexte concret de la Libye et du reste de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, est la seule capable de mener à la victoire de la lutte des travailleurs dans une situation aussi compliquée.

    Nous ne pouvons suivre Achar non plus, lorsqu’il dit : « Selon ma conception de la gauche, quiconque prétend appartenir à la gauche ne peut tout bonnement ignorer la demande de protection émanant d’un mouvement populaire, même de la part des ripoux impérialistes, lorsque le type de protection demandé n’en est pas un par lequel le contrôle sur leur pays peut être exercé. Aucune force progressiste ne peut se contenter d’ignorer la demande de protection provenant des rangs des insurgés ».

    Il est erroné d’identifier “les insurgés”, qui provenaient au départ d’un authentique mouvement de masse – comme nous l’avons fait observer – à leur direction actuelle, bourrée d’éléments bourgeois et pro-bourgeois, y compris de renégats en provenance du régime de Kadhafi. Qui plus est, il est entièrement faux – comme certains l’ont fait – de comparer l’acceptation de la part de Lénine de nourriture et d’armes fournies par une puissance impérialiste pour en repousser une autre, sans aucune condition militaire ou politique liée, à un soutien à la zone d’exclusion aérienne. La question pour les marxistes n’est pas de ce qui est fait, mais de qui le fait, comment et pourquoi.

    Défendre la révolution

    Au final, l’objectif de l’intervention impérialiste est de sauvegarder sa puissance, son prestige et son revenu de la menace de la révolution qui se développe dans la région. Comme l’a bien expliqué un porte-parole de l’administration Obama, la principale source d’inquiétude n’est pas ce qui se passe en Libye, mais bien les conséquences que cela pourrait avoir en Arabie saoudite et dans les États du Golfe, où sont concentrées la plupart des réserves pétrolières desquelles dépend le capitalisme mondial. Les impérialistes considèrent une intervention victorieuse en Libye comme étant un rempart contre toute menace de révolution dans ces États et dans l’ensemble de la région. Ils sont aussi inquiets de l’influence régionale de l’Iran, qui s’est énormément accrue en conséquence de la guerre d’Irak.

    La situation en Libye est extrêmement fluide. La manière dont se résoudra le conflit actuel est incertaine. En ce moment, il semble que cela se termine par une impasse, dans laquelle ni Kadhafi ni les rebelles ne sont capables de porter un coup décisif pour s’assurer la victoire dans ce qui est à présent une guerre civile prolongée. Ceci pourrait mener à une réelle partition du pays, ce qui est déjà le cas dans les faits. Dans cette situation, toutes les divisions tribales latentes – qui étaient en partie tenues en échec par la terreur du régime Kadhafi – pourraient remonter à la surface, créant une nouvelle Somalie au beau milieu de l’Afrique du Nord, avec toute l’instabilité que cela signifie, en particulier en ce qui concerne la lutte pour les réserves de pétrole de la Libye. D’un autre côté, l’impérialisme cherche désespérément à éviter de donner l’impression que Kadhafi ait obtenu une victoire partielle dans cette lutte, ce qui renforcerait la perception d’impuissance des puissances impérialistes à pouvoir décider de l’issue des événements.

    Mais la responsabilité du mouvement ouvrier au Royaume-Uni et dans le monde est claire : opposition absolue à toute intervention impérialiste ! Que le peuple libyen décide de son propre destin ! Soutien maximum de la part de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier mondial aux véritables forces de libération nationale et sociale en Libye et ailleurs dans la région, y compris sous la forme d’un approvisionnement en nourriture et en armes !

    L’impérialisme ne sera pas capable d’arrêter la marche en avant de la révolution en Afrique du Nord et dans le Moyen-Orient. Certes, comme le CIO l’avait prédit, il existe une grande déception parmi les masses, qui estiment que les fruits de leurs victoires contre Moubarak et Ben Ali ont jusqu’ici été volées par les régimes qui les ont remplacés. L’appareil de sécurité et la machine d’État tant haïs qui existaient auparavant demeurent largement intacts, malgré les puissantes convulsions de la révolution. Mais ceux-ci sont en train d’être combattus par des mouvements de masse.

    Les révolutions tiennent bon, et des millions de gens ont appris énormément de choses au cours du mouvement. Espérons que leurs conclusions mèneront à un renforcement de la classe ouvrière et au développement d’une politique de classe indépendant. Un tel renforcement serait symbolisé par le développement par les travailleurs de leurs propres organisations, de nouveaux et puissants syndicats et partis ouvriers, avec l’objectif de la transformation socialiste de la société, accompagnée par la démocratie en Libye et dans l’ensemble de la région.

  • Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier

    Cédric Gérôme

    Ce 23 octobre 2006, cela faisait exactement 50 ans que s’est déclenchée la révolution hongroise de 1956. Cet anniversaire, ainsi que les violentes émeutes qui l’ont accompagné, ont remis la Hongrie et le souvenir de la révolution au centre de l’actualité. L’ensemble de la presse et des politiciens se rejoignent tous pour saluer au passage « la première révolution dirigée contre la tyrannie communiste ». Contre la tyrannie ? Très certainement. Mais de là à faire l’amalgame stalinisme = communisme, il n’y a qu’un pas que la majorité des commentateurs bourgeois franchissent allègrement. Lors de la commémoration du soulèvement de 1956, organisé ce mardi en grande pompe par le gouvernement hongrois, José Manuel Barroso, président de la Commission Européenne, n’hésitait pas à dire que « les Hongrois, par leur sacrifice, ont préparé la réunification de l’Europe ». Les groupes d’extrême-droite hongrois, quant à eux, revendiquent la paternité de la « révolution contre les communistes, qui sont d’ailleurs toujours au pouvoir. » Face à cet amas d’hypocrisie et de confusion idéologique, il ne nous semble pas superflu de revenir sur les événements de ‘56, ses acteurs, son caractère et ses implications…

    Hongrie 1956 : quand les conseils ouvriers ont fait trembler la bureaucratie soviétique et la bourgeoisie du monde entier

    « Comment les dirigeants pourraient-ils savoir ce qui se passe ? Ils ne se mêlent jamais aux travailleurs et aux gens ordinaires, ils ne les rencontrent pas dans les bus, parce qu’ils ont tous leurs autos, ils ne les rencontrent pas dans les boutiques ou au marché, car ils ont leurs magasins spéciaux, ils ne les rencontrent pas dans les hôpitaux, car ils ont leurs sanas à eux. »

    « La honte n’est pas dans le fait de parler de ces magasins de luxe et de ces maisons entourées de barbelés. Elle est dans l’existence même de ces magasins et de ces villas. Supprimons les privilèges et on n’en parlera plus. » (Gyula Hajdu et Judith Mariássy, respectivement militant communiste et journaliste hongrois en 1956)

    1) La Hongrie au sortir de la guerre

    Après la deuxième guerre mondiale, les Partis Communistes et l’URSS avaient acquis une grande autorité suite à la résistance héroïque de la population russe contre l’invasion du pays par l’armée nazie. L’URSS sortit renforcée de la guerre : ayant repoussé l’armée allemande jusqu’aux frontières de l’Elbe, elle avait conquis la moitié d’un continent. La conférence de Yalta en février 1945 consacra cette nouvelle situation : les parties de l’Europe qui avaient été « libérées » par l’Armée Rouge resteraient sous la sphère d’influence russe.

    La fin de la seconde guerre mondiale était allée de pair avec une radicalisation des masses et des événements révolutionnaires dans toute une série de pays. En effet, les masses ne voulaient pas seulement en finir avec le fascisme ; elles voulaient aussi extirper la racine sociale et économique qui l’avait fait naître : le capitalisme. Dans la plupart des pays européens, la bourgeoisie devait faire face à des insurrections de masse. Mais s’il y avait bien un point sur lequel les Partis Communistes stalinisés et les capitalistes s’entendaient parfaitement, c’était sur le fait qu’une révolution ouvrière devait être évitée à tout prix. Dans les pays capitalistes, les PC –tout comme les partis sociaux-démocrates- usèrent de leur autorité pour venir en aide aux classes dominantes, en ordonnant aux partisans de rendre les armes et en participant à des gouvernements d’ « union nationale » avec les partis bourgeois (en France, en Italie, et en Belgique notamment). En vérité, il s’agissait bien là d’une contre-révolution, mais sous un visage « démocratique ». En France, pour ne citer qu’un seul exemple, les groupes de résistance, sous l’instruction des dirigeants staliniens, durent rendre leurs armes au prétendu « gouvernement de Libération Nationale ». Maurice Thorez, secrétaire général du PCF de l’époque, déclarait : « Les Milices Patriotiques ont très bien servi dans la lutte contre les nazis. Mais maintenant, la situation a changé. La sécurité publique doit être assurée par la police régulière. Les comités locaux de libération ne peuvent pas se substituer au pouvoir du gouvernement. »

    Dans les pays de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, etc), si l’entrée de l’Armée Rouge avait souvent été perçue comme une libération, la bureaucratie du Kremlin était pourtant déterminée à maintenir la situation sous son contrôle et à empêcher que la classe ouvrière entre en mouvement de manière autonome. Petite anecdote illustrative : en Bulgarie, lorsque la machine militaire nazie s’effondra durant les mois d’automne 1944, les milices ouvrières, à Sofia puis dans d’autres villes, désarmèrent et arrêtèrent les fascistes, élirent des tribunaux populaires, organisèrent des manifestations de masse. Sentant le danger, le Haut Commandement russe ordonna tout de suite à ses troupes stationnées dans le pays : « Faites tout pour revenir à la discipline antérieure. Abolissez les comités et les conseils. Nous ne voulons plus voir un seul drapeau rouge dans la ville. »

    Après la guerre, dans des pays comme l’Italie ou l’Allemagne, la bourgeoisie avait sciemment maintenu dans l’appareil d’Etat du personnel politique ou militaire ayant occupé des fonctions importantes sous le fascisme ; les staliniens, quant à eux, firent exactement la même chose à l’Est. A cette époque, gagner les masses à un programme révolutionnaire n’aurait été que trop facile ; mais c’était là précisément ce que la bureaucratie stalinienne voulait éviter à tout prix. Dans les pays occupés par l’Armée Rouge, nombre de communistes et de travailleurs actifs dans la résistance seront liquidés, car jugés peu fiables. Qualifiés pendant la guerre de « braves combattants », ils devenaient à présent des « bandits », des « forces ennemies », voire même des « éléments pro-hitlériens », et étaient soumis en conséquence à la plus sévère répression. Plusieurs milliers d’entre eux seront torturés ou exécutés, pour la simple raison d’avoir voulu contester la toute-puissance de la bureaucratie. Pour mener à bien ce travail peu reluisant, les meilleurs alliés que les staliniens pouvaient trouver étaient…les vermines de l’ancien régime, convertis en « communistes » pour l’occasion. En Roumanie, le vice-Premier ministre du gouvernement nouvellement formé, un certain Tatarescu, avait par exemple dirigé en 1911 la répression contre un soulèvement dans les campagnes qui avait causé la mort de 11.000 paysans. En Bulgarie, le premier ministre, le Colonel Georgiev, et le ministre de la guerre, le Colonel Velchev, avaient tous deux été membres de la Ligue Militaire, une organisation fasciste sponsorisée par Mussolini. En Hongrie enfin, en décembre 1944, un gouvernement de « libération » fut formé ; son premier ministre était Bela Miklos, à savoir le tout premier Hongrois à avoir reçu personnellement des mains d’Hitler la plus grande décoration de l’ordre nazi !

    La population hongroise avait connu la défaite d’une première révolution en 1919. Ensuite elle dût subir les conséquences de cette défaite par l’instauration du régime fasciste de l’Amiral Horthy. Celui-ci liquida avec zèle les syndicats, tortura et massacra les communistes et les socialistes par milliers. Pendant la guerre, le pays fut occupé par les troupes nazies, accompagnées d’une nouvelle vague de terreur. Compte tenu de ces antécédents, il est clair que pour la population hongroise, le fait de constater qu’un régime qui portait sur son drapeau les acquis de la révolution russe d’octobre 1917 reconstruise l’appareil d’Etat avec les pires crapules de l’ancien régime n’en était que plus insupportable.

    Après la guerre, la Hongrie, comme tous les pays tombés sous l’égide de l’Armée Rouge, s’intégra au modèle économique russe et nationalisa son économie. A la fin de 1949, le processus de nationalisation de tous les principaux secteurs de l’économie hongroise était achevé. Bien évidemment, cela ne se faisait pas à l’initiative ni sous le contrôle des masses ouvrières : dès le début, celles-ci furent placés sous le joug d’une bureaucratie parasitaire calquée sur le modèle de l’URSS, qui disposait en outre d’une des polices secrètes les plus brutales de tout le bloc de l’Est, et s’accaparait, de par ses positions politiques, des privilèges exorbitants : en 1956, le salaire moyen d’un travailleur hongrois était de 1.000 forints par mois. Celui d’un membre de base de l’A.V.O. (=la police politique) était de 3.000 forints, tandis que le salaire d’un officier ou d’un bureaucrate de haut rang pouvait varier entre 9.000 et 16.000 forints par mois.

    Sur papier, beaucoup de travailleurs hongrois restaient encore membres du Parti Communiste. Cependant, cela était davantage lié au climat de terreur régnant tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du parti, plutôt qu’à des considérations politiques. Pour preuve, en octobre 1948, l’éditeur principal du « Szabad Nep » -le journal officiel du parti- se plaignait lui-même du fait que seuls 12% des membres du parti lisait le journal. Autre chiffre particulièrement révélateur de la répression politique qui sévissait en Hongrie à cette époque : entre 1948 et 1950, le PC hongrois expulsa de ses rangs pas moins de 483.000 membres !

    2) La rupture

    Le bureaucratisme stalinien constituait un système de gouvernement et de direction économique de moins en moins adapté aux nécessités de son temps, et de plus en plus en contradiction avec la situation réelle, tant en URSS que dans les pays dits « satellitaires » d’Europe de l’Est. L’annonce de la mort de Staline par le Kremlin en mars 1953 fut perçue comme un signal par les populations ouvrières du bloc de l’Est et ouvrit une période de résistance dans ces pays contre les méthodes de terreur et de despotisme qui devenaient chaque jour plus intolérables. En juin de la même année, les travailleurs de Plzen, un des principaux centres industriels de Tchécoslovaquie, démarrèrent spontanément une manifestation de masse demandant une plus grande participation de leur part aux décisions dans les usines et sur les lieux de travail, la démission du gouvernement ainsi que la tenue d’élections libres. Deux semaines plus tard, le 17 juin 1953, les travailleurs de Berlin-Est se rebellaient à leur tour par des manifestations et des grèves, mouvement qui culminera dans une grève générale se répandant comme une traînée de poudre dans toute l’Allemagne de l’Est. Il sera réprimé sans ménagement par les troupes russes, au prix de 270 morts.

    Les dirigeants de l’URSS comme des pays « satellitaires » commençaient à s’inquiéter. Il fallait trouver les moyens de calmer les esprits, les voix de plus en plus nombreuses qui s’élevaient contre le régime d’oppression politique imposé à la population. Effrayée par la possibilité d’explosions plus importantes encore, la bureaucratie décida d’adopter un « cours nouveau » : une certaine relaxation politique consistant en réformes et concessions venues d’en-haut (=initiées par la bureaucratie elle-même) afin d’éviter une révolution d’en-bas (=une révolution politique initiée par la classe ouvrière). Ainsi, en Hongrie, les tribunaux de police spéciaux furent abolis, beaucoup de prisonniers politiques furent libérés, il fut permis de critiquer plus ouvertement la politique du gouvernement. Sur le plan économique, on accorda plus d’importance à la production de biens de consommation et moins à l’industrie lourde. Dans les campagnes, on mit un frein aux méthodes de collectivisation forcée. Cependant, cela ne fit qu’ouvrir l’appétit aux travailleurs et aux paysans ; car ce que ceux-ci désiraient en définitive, c’était chasser pour de bon la clique dirigeante du pouvoir.

    Historiquement, l’année 1956 fut incontestablement une année cruciale dans la crise du stalinisme. Car si 1956 fut l’année de la révolution hongroise, cette dernière n’était elle-même qu’une composante d’une crise générale traversée par les régimes staliniens. La révolution de 1956 marquait un point tournant : elle indiquait la fin d’une époque et le début d’une ère nouvelle. Précurseur d’autres mouvements contre la bureaucratie stalinienne, tels que le Printemps de Prague de 1968, elle était la première véritable révolution dirigée contre ceux-là même qui continuaient à se proclamer les héritiers de la révolution russe de 1917. Or, comme Trotsky l’avait expliqué déjà 20ans auparavant, ceux qui se trouvaient au Kremlin n’étaient plus les héritiers de la révolution, mais bien ses fossoyeurs.

    Déjà, en février 1956, au 20ème congrès du PC russe, et trois ans après la mort de Staline, Nikita Kroutchev, premier secrétaire du parti, avait lancé une véritable bombe politique dans le mouvement communiste mondial en exposant son fameux « rapport secret », qui détruisait le mythe du « Petit Père des Peuples » et dévoilait publiquement la terreur de masse, les crimes abominables et la répression politique menée méthodiquement par le régime de Staline pendant des années. Auparavant, ne pas avoir la photo de Staline chez soi était considéré comme un acte de défiance au régime. A présent, on transformait en diable celui qui avait été mystifié des années durant comme un dieu vivant ! Les raisons de ce revirement peuvent en être trouvées dans cet extrait d’un article de la « Pravda » -organe de presse du PC russe- : « Le culte de la personnalité est un abcès superficiel sur l’organe parfaitement sain du parti. » Il s’agissait de donner l’illusion que maintenant que le « Petit Père des Peuples » avait trépassé, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

    Mais les travailleurs n’étaient pas dupes. En outre, il est difficile de continuer à pratiquer une religion à partir du moment où l’on a détruit son dieu. Car si Kroutchev et ses supporters tendaient à rompre avec les aspects les plus tyranniques du stalinisme, ils étaient bien incapables, de par leur propre position, à s’attaquer à la racine même de cette tyrannie : c’est pourquoi Kroutchev se verra obligé d’écraser dans le sang la révolution hongroise en utilisant les mêmes méthodes que celles qu’il avait dénoncées quelques mois plus tôt.

    3) L’explosion

    De juin à octobre 1956, un mouvement important des travailleurs polonais oblige la bureaucratie polonaise à faire d’importantes concessions. Des postes dans le parti sont attribués à des anti-staliniens et fin octobre, le poste de 1er secrétaire du parti est attribué à Gomulka, un vieux communiste relativement populaire qui avait été jeté en prison par Staline. Si Gomulka restait un homme de l’appareil, sa nomination à la tête du parti était malgré tout perçue comme une victoire importante. Un responsable haut-placé du régime commente ces événements en affirmant qu’ « il faut voir ces incidents comme un signal alarmant marquant un point de rupture sérieux entre le parti et de larges couches de la classe ouvrière. » Toutefois, en Pologne, la bureaucratie sera capable de maintenir le mouvement sous contrôle. Mais en Hongrie …

    En Hongrie, depuis quelques mois, l’agitation s’était accentuée, essentiellement parmi les intellectuels et dans la jeunesse, autour du cercle « Petöfi », formé fin ‘55 par l’organisation officielle des jeunesses communistes (DISZ). Celle-ci prend des positions de plus en plus virulentes par rapport au régime : « Il est temps d’en finir avec cet Etat de gendarmes et de bureaucrates » est le type de déclarations que l’on peut lire dans leurs publications. La « déstalinisation » leur permet à présent d’exprimer au grand jour ce qu’ils pensaient depuis longtemps tout bas.

    A partir de septembre et de début octobre, les travailleurs commencent à leur tour à s’activer. En octobre, lorsque les travailleurs et les jeunes apprennent la nouvelle de ce qui s’est passé en Pologne, il se sentent pousser des ailes. Le 21 octobre, les étudiants de l’Université Polytechnique de Budapest tiennent une assemblée, où ils réclament la liberté de la presse, de parole, d’opinion, la suppression du régime du parti unique, l’abolition de la peine de mort, l’abolition des cours obligatoires de « marxisme ». Ils menacent d’appuyer leur programme par des manifestations de rue s’ils n’obtiennent pas satisfaction. Le 22 octobre, le cercle Petöfi lance pour le lendemain le mot d’ordre d’une grande manifestation publique en solidarité avec leurs frères polonais.

    L’interdiction initiale de la manifestation, plusieurs fois répétée à la radio, puis la décision soudaine de l’autoriser, produisent un effet de choc. La population tout entière a pu constater les hésitations des dirigeants, et elle voit la décision finale des autorités comme une capitulation devant la force potentielle du mouvement. La manifestation est un succès, rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes. En tête, des jeunes portent d’immenses portraits de Lénine. On peut lire des slogans tels que « nous ne nous arrêterons pas en chemin : liquidons le stalinisme », « indépendance et liberté » etc. Vers 18h, les bureaux et les usines se vident, et les ouvriers et employés qui sortent du boulot rejoignent les étudiants. Le mouvement gagne en ampleur, les transports publics s’arrêtent de fonctionner ; on dénombre bientôt plus de 300.000 manifestants dans les rues de Budapest.

    Un groupe de plusieurs centaines de personnes issues de la foule décident de se rendre à la Place où se dresse une statue géante en bronze de Staline et la déboulonnent. Une délégation de 16 personnes se rend à l’immeuble où est localisé le centre de radio de Budapest, afin de tenter de diffuser leur appel sur les ondes. Comme la délégation tarde à sortir de l’immeuble, la foule s’impatiente. C’est dans la confusion générale qu’éclatent les premiers coups de feu dans la foule, tirés par des membres de l’A.V.O. Il y a trois morts. Ensuite, les premiers tanks et camions arrivent en renfort. Cette échauffourée met le feu aux poudres : la révolution hongroise a commencé.

    4) La force des travailleurs en action

    Les travailleurs commencent à s’armer pour riposter : certains s’emparent d’armes dans les armureries, d’autres se rendent vers les casernes. Comme à Barcelone en 1936, certains soldats leur ouvrent les portes, leur lancent des fusils et des mitraillettes par les fenêtres, ou amènent carrément dans la rue des camions chargés d’armes et de munitions et les distribuent à la population. Beaucoup rejoignent les rangs des manifestants. Dès le 24 au soir, il n’y aura pratiquement plus aucune unité de l’armée hongroise qui obéisse au gouvernement. Seule la police politique combat les insurgés. Des barricades commencent à se dresser ; dans certains quartiers de Budapest, même des enfants apportent leurs jouets pour aider à la construction des barricades.

    Les batailles de rue durent toute la nuit. A une heure du matin déjà, la plupart des grosses artères de la ville sont occupés par des travailleurs armés. Vers 8h du matin, le gouvernement hongrois annonce qu’il a fait appel à l’aide militaire russe pour écraser ce qu’il appelle « des petites bandes de contre-révolutionnaires armés qui pillent la ville. » Les bureaucrates du Kremlin et leurs agents de l’appareil hongrois sont décidés à conserver à tout prix le contrôle de la situation, quitte à noyer dans le sang la révolution naissante. Cette décision ne fait que renforcer la détermination des révolutionnaires et radicalise encore davantage le mouvement. Le premier conseil de travailleurs et d’étudiants est formé à Budapest.

    Les chars russes commencent à entrer dans la ville dans la matinée du 24 octobre. Au début, certains soldats russes envoyés pour écraser l’insurrection ne savent même pas qu’ils sont en Hongrie : on leur a raconté qu’ils ont été envoyés à Berlin pour « combattre des fascistes allemands appuyés par des troupes occidentales. »

    Les combats de rue se prolongent pendant plusieurs jours. Rapidement, les quartiers prolétariens deviennent les bastions de l’insurrection. Un correspondant de « The Observer » explique: « Ce sont les étudiants qui ont commencé l’insurrection, mais, quand elle s’est développée, ils n’avaient ni le nombre ni la capacité de se battre aussi durement que les jeunes ouvriers. ».

    Dès l’annonce de l’envoi de troupes russes, la grève générale insurrectionnelle est déclarée ; elle se répand rapidement dans tout le pays. Elle se traduit immédiatement par la constitution de centaines de comités et conseils ouvriers qui s’arrogent le pouvoir. Avant le 1er novembre, dans tout le pays, dans toutes les localités, se sont constitués, par les travailleurs et dans le feu de la grève générale, ces conseils qui assurent le maintien de l’ordre, la lutte contre les troupes russes et contre celles de l’A.V.O. par des milices d’ouvriers et d’étudiants armés ; ils dissolvent les organismes du PC, épurent les administrations qu’ils ont soumises à leur autorité, assurent le ravitaillement de la capitale en lutte.

    Un journal aussi réactionnaire que « La Libre Belgique » publiait le lundi 23 octobre l’interview d’un certain Nicolas Bardos, docteur en sciences-économiques, qui a fui la Hongrie en 1956. Celui-ci relate : « A la sortie d’une pause de nuit, je suis tombé dans la rue sur une manifestation où ouvriers et employés étaient accompagnés d’étudiants derrière un drapeau troué. Deux jours plus tard, je me suis rendu compte de la décomposition de l’Etat. Tout s’est arrêté et réorganisé très vite. Des conseils ouvriers se sont mis en place… ». Ces conseils renouent spontanément avec les formes d’organisation caractéristiques de la démocratie ouvrière : ils sont élus par la base, avec des délégués révocables à tout moment et responsables devant leurs mandats. Leurs revendications politiques diffèrent, mais tous comprennent : l’abolition de l’A.V.O., le retrait des troupes russes, la liberté d’expression pour tous les partis politiques, l’indépendance des syndicats, l’amnistie générale pour les insurgés emprisonnés, mais aussi et surtout la gestion par les travailleurs eux-mêmes des entreprises et des usines.

    Ce dernier point apporte un démenti flagrant à la version prétendant que cette révolution était dirigée contre le « communisme » en général. Le 2 novembre 1956, un article paraît dans « Le Figaro » affirmant ceci : « Les militants hongrois sont soucieux de restaurer une démocratie à l’occidentale, respectueuse des lois du capitalisme. » Cette affirmation est pourtant contredite par les militants révolutionnaires eux-mêmes. La fédération de la jeunesse proclame fièrement : « Nous ne rendrons pas la terre aux gros propriétaires fonciers ni les usines aux capitalistes » ! Dans le même registre, le Conseil Ouvrier Central de Budapest déclare : « Nous défendrons nos usines et nos terres contre la restauration capitaliste et féodale, et ce jusqu’à la mort s’il le faut. » Certes, dans l’atmosphère générale, des réactionnaires ont pu s’infiltrer et pointer le bout de leur nez. Pas plus. Un seul journal réactionnaire a paru. Il n’a publié qu’un seul numéro, car les ouvriers ont refusé de l’imprimer dès le lendemain. Cela n’a pas empêché les journaux bourgeois en Occident de parler de « floraison de journaux anti-communistes ».

    5) Les chars russes

    Au fur et à mesure que les soldats russes restent sur place, ils comprennent de mieux en mieux pourquoi on les a envoyés : ils n’ont pas vu de troupes occidentales, ils n’ont pas vu de fascistes ni de contre-révolutionnaires ; ils ont surtout vu tout un peuple dressé, ouvriers, étudiants, soldats. Certains soldats russes doivent être désarmés et renvoyés vers la Russie, du fait qu’ils refusent d’appliquer les ordres. D’autres fraternisent avec les révolutionnaires et rejoignent carrément le camp des insurgés. Dès le second jour de l’insurrection, un correspondant anglais signale que certains équipages de tanks ont arraché de leur drapeau l’emblème soviétique et qu’ils se battent aux côtés des révolutionnaires hongrois « sous le drapeau rouge du communisme ».

    L’utilisation de l’armée russe à des fins répressives devient de plus en plus difficile. Après un premier repli stratégique pour s’assurer des troupes plus fraîches et plus sûres, le 4 novembre, le Kremlin lance une seconde intervention, armée de 150.000 hommes et de 6.000 tanks pour en finir avec la révolution. Une bonne partie des nouvelles troupes viennent d’Asie soviétique, dans l’espoir que la barrière linguistique puisse empêcher la fraternisation des soldats avec les révolutionnaires hongrois.

    Pendant quatre jours, Budapest est sous le feu des bombardements. Le bilan de la deuxième intervention soviétique à Budapest est lourd : entre 25.000 et 50.000 morts hongrois, et 720 morts du côté des soldats russes. La répression par les troupes de l’A.V.O., qui « nettoient » les rues après le passage des tanks, est extrêmement féroce : des révolutionnaires attrapés dans les combats de rue sont parfois pendus par groupes sur les ponts du Danube ; des pancartes sont accrochées sur leurs cadavres expliquant : « Voilà comment nous traitons les contre-révolutionnaires ». Tout cela se fait bien entendu dans l’indifférence totale des soi-disant « démocraties » occidentales. Le secrétaire d’Etat des USA affirme dans un speech à Washington : « D’un point de vue de la loi internationale sur la violation des traités, je ne pense pas que nous puissions dire que cette intervention est illégale ». Ce positionnement de l’impérialisme américain permet d’apprécier à sa juste valeur l’ «hommage » rendu aux insurgés de ’56 par George W.Bush lors de sa visite en Hongrie en juillet dernier !

    Les combats durent pendant huit jours dans tout le pays. Si l’intervention des chars russes leur a assénés un sérieux coup, les travailleurs ne sont pourtant pas encore complètement battus. Une semaine après le déclenchement de la seconde intervention russe, la majorité des conseils ouvriers sont encore debout. Une nouvelle grève générale, assez bien suivie, aura même encore lieu les 11 et 12 décembre ! Pourtant, le répit obtenue par la réaction à travers cette deuxième intervention militaire–nettement plus efficace que la première-, combinée au manque d’un parti ouvrier révolutionnaire avec une stratégie claire visant à destituer la bureaucratie de ses fonctions, permet à la terreur contre-révolutionnaire de déclencher une offensive sans précédent. Le 20 novembre, les derniers foyers de résistance commencent à s’éteindre. Début décembre, le gouvernement lance la police contre les dirigeants des conseils ouvriers ; plus d’une centaine d’entre eux sont arrêtés dans la nuit du 6 décembre. Sous les coups de la répression, les conseils ouvriers nés de la révolution disparaissent les uns après les autres. La révolution hongroise recule.

    Le 26 décembre 1956, la force des conseils ouvriers hante encore la bureaucratie. Un ministre hongrois, un certain Gyorgy Marosan, déclare que « si nécessaire, le gouvernement exécutera 10.000 personnes pour prouver que c’est lui le vrai gouvernement, et non plus les conseils ouvriers. »

    Le 5 janvier 1957, en visite à Budapest, Kroutchev, rassuré, affirme qu’ « en Hongrie, tout est maintenant rentré dans l’ordre. »

    Le 13 janvier de la même année, la radio diffuse une annonce officielle déclarant qu’ « en raison de la persistance d’activités contre –révolutionnaires dans l’industrie, les Tribunaux ont désormais le pouvoir d’imposer la peine de mort à quiconque perpétuera la moindre action contre le gouvernement. » Cela implique le simple fait de prononcer le mot « grève » ou de distribuer un tract.

    6) Conclusion

    La version que la bourgeoisie présente de ces événements est sans ambiguïté : le peuple hongrois a démontré sa haine du communisme et sa volonté de revenir au bon vieux paradis capitaliste. Pour des raisons quelque peu différentes, la version des staliniens s’en rapproche étrangement : les révolutionnaires sont sans vergogne qualifiés par la bureaucratie de « contre-révolutionnaires », de « fascistes », d’ « agents de la Gestapo ». Dans un cas comme dans l’autre, les insurgés sont présentés comme des éléments pro-capitalistes. Or il n’en est rien : tout le développement de la révolution hongroise dément une telle analyse.

    En 1956, le programme qu’exprimaient des millions de travailleurs de Hongrie à travers les résolutions de leurs conseils et comités, reprenait dans les grandes lignes le programme tracé vingt ans plus tôt dans « La révolution trahie » par Trotsky, où celui-ci prônait pour la Russie une révolution politique contre la caste bureaucratique au pouvoir, comme seule issue afin d’empêcher un retour au capitalisme qui renverrait l’Etat ouvrier des décennies en arrière.

    Trotsky disait : « L’économie planifiée a besoin de démocratie comme l’homme a besoin d’oxygène pour respirer ». Les travailleurs ne refusaient pas la production socialisée ; ce qu’ils refusaient, c’était que cette dernière se fasse au-dessus de leurs têtes. Ils se battaient pour le véritable socialisme, c’est-à-dire un socialisme démocratique. C’est pour cette raison que la victoire des conseils ouvriers était apparue comme un péril mortel à la bureaucratie de l’URSS. De plus, son exemple était un danger direct pour toute la hiérarchie de bureaucrates de que l’on appelait hypocritement les « démocraties populaires ». Mao, Tito, et tous les autres, sans exception, supportèrent sans hésiter la ligne suivie par Moscou. Le Parti Communiste Chinois alla même jusqu’à reprocher aux Russes de ne pas avoir réagi assez vigoureusement pour écraser la révolution hongroise. Dans les pays occidentaux, les PC estimaient que l’intervention soviétique était inévitable et nécessaire si l’on voulait « sauver le socialisme » : il leur en coûtera des dizaines de milliers de membres, le PC anglais perdant plus du quart de ses effectifs.

    Malheureusement, les travailleurs hongrois se sont lancés dans la révolution sans disposer d’une direction révolutionnaire permettant de faire aboutir le mouvement jusqu’à sa conclusion : là était le gage d’une possible victoire. Il est regrettable que certains commentateurs de gauche tirent des conclusions complètement opposées. C’est le cas de Thomas Feixa, journaliste au « Monde Diplomatique », qui écrit : « La grève générale et la création de conseils autonomes opérant sur la base d’une démocratie directe bat en brèche la formule du parti révolutionnaire défendue par Lénine et Trotsky, celle d’une organisation autoritaire et centralisatrice qui réserve les décisions à une élite savante et restreinte. » La contradiction qui est ici posée entre les conseils ouvriers d’un côté, et le parti révolutionnaire de l’autre, n’a pas de sens. Les conseils ouvriers existaient également en Russie : les soviets, qui permettaient précisément que les décisions ne soient pas « réservées à une élite savante et restreinte », mais impliquaient au contraire la masse de la population dans les prises de décision. Que les soviets aient finalement perdu leur substance et furent sapés par la montée d’une bureaucratie totalitaire qui a fini par gangréner tous les rouages de l’appareil d’Etat, c’est une autre histoire que nous n’avons pas l’espace d’aborder ici. Mais une chose est certaine : la victoire des soviets russes a été permise parce qu’ils disposaient d’une direction révolutionnaire à leur tête, représentée par le Parti Bolchévik. Si l’héroïsme des travailleurs hongrois avait pu être complété par l’existence d’un parti tel celui des Bolchéviks en 1917, le dénouement de la révolution hongroise aurait été tout autre, et la face du monde en aurait peut-être été changée.

    Andy Anderson, auteur anglais d’un livre appelé « Hungary ‘56 », explique quant à lui : « Les travailleurs hongrois ont instinctivement, spontanément, créé leurs propres organes, embryon de la société qu’ils voulaient, et n’ont pas eu besoin d’une quelconque forme organisationnelle distincte pour les diriger ; c’était ça leur force. » Encore une fois, ce qui constituait la faiblesse principale du mouvement –sa spontanéité- est ici transformée en son contraire, et présentée comme sa force principale. Il est d’ailleurs assez révélateur de constater qu’aucun de ces deux auteurs n’aborde la question de savoir pourquoi la révolution hongroise a échoué. Elle a échoué car il manquait aux travailleurs hongrois la direction capable de coordonner leur action, de construire un soutien solide dans les populations ouvrières des autres pays de l’Est par une stratégie consciente visant à étendre la révolution à l’extérieur et ainsi desserrer l’étau qui pesait sur les révolutionnaires hongrois, de déjouer les pièges de la bureaucratie et, surtout, de balayer définitivement celle-ci du pouvoir. C’est bien à cause de cela que les conseils ouvriers sont restés en Hongrie à l’état d’ « embryons de la nouvelle société » et ne sont jamais devenus des organes de pouvoir effectifs.

    Sources :

    • « La révolution hongroise des conseils ouvriers », Pierre Broué.
    • « Hungary ‘56 », Andy Anderson
    • « Le Monde Diplomatique » (octobre 2006)
    • « La Libre Belgique » (23 et 24 octobre 2006)
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